Histoire de la littrature franaise XXe sicle (ILF an III semestru I)III-e anne semestre I lector dr. Alexandru Matei

Octombrie I Introducere (11 octombrie) Mutaii epistemologice si istorice. 1. Situaia Franei la nceputul secolului al XX-lea. Elemente de istorie si ideologie. Statul si Biserica. Literatura francez pn la primul rzboi mondial, recapitulare. 2. Trei idei de om: subiectul nietzschean, subiectul hegelian i subiectul husserlian pentru trei tipuri de literatur: avangarda, literatura etic i literatura fluxului contiinei. II. Marcel Proust: o epoc, o estetic, o gndire (18 octombrie) 1. La Belle Epoque: apariia societii industriale n Frana i a a burgheziei urbane. 2. Subiect i temporalitate la Marcel Proust, A la recherche du temps perdu. Bergson i durata. Fluxul contiinei. III. Andr Gide: o etic i o estetic (25 octombrie) 1. Protestantismul i modernitatea. 2. Subiect i moralitate la Andr Gide, Les Caves du Vatican, Les Nourritures terrestres. Tehnica mise en abyme n Pivniele Vaticanului, Fructele pmntului. Influena lui Nietzsche IV. Generaia etic. Etic i aciune (1 noiembrie) 1. Entre-les-deux-guerres. Anii nebuni i criza anilor 30. Angajamentul ideologic i politic. 2. Generaia etic. Noul umanism. Implicaii ideologice i estetice. Antoine de SaintExupry, Andr Malraux, Drieu la Rochelle. Condiia uman i Zbor de noapte. Condiia uman. V. Etica refuzului, n dou versiuni (8 noiembrie) 1. Louis-Ferdinand Cline, Voyage au bout de la nuit. Inventarea unui nou limbaj literar. 2. Samuel Beckett, Molloy. Minimalismul. VI. Existenialismul i epoca lui. Un concept, o gndire, o etic (15 noiembrie) 1. Al Doilea rzboi mondial n contiina literar. 2. Existenialismul. Origini i dezvoltri n Europa secolului XX. VII. Existenialismul n literatur (22 noiembrie) 1. Varianta sartrian a existenialismului: Greaa.

2. Existenialism i absurd. Varianta camusian a existenialismului: Strinul. VIII. Gradul zero al scriiturii. Apariia Noului Roman (29 noiembrie) 1. Structuralismul i subiectul. 2. De la existenialism la Noul roman. Alain Robbe-Grillet, Les Gommes Cursuri optionale (avid in vedere cele doua saptamani de practica) IX. Cei treizeci de ani glorioi (1947-1973) (6 decembrie) Intrarea n societatea de consum. Literatur de consum i literatur despre societatea de consum Franoise Sagan, Bonjour tristesse Georges Perec, Les Choses X. Literatura experimental i ludic (13 decembrie) Literatura mpotriva societii de consum. Ludic i ermetism. Georges Perec, W ou le souvenir denfance Pierre Guyotat: sfritul literaturii. XI. Literatura feminin (10 ianuarie) Ce nseamn scriitura feminin? Simone de Beauvoir, Le deuxieme sexe (feminism) Marie Darrieussecq, Truismes (autoficiune) XII. Tendine n proza francez a anilor 1980. Minimalism i realism (17 ianuarie) Ce este minimalismul? Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint Noul realism total: Michel Houellebecq

Bibliografie pentru gril: Mihalevschi, Mircea, Le renouvellement du discours littraire au XX-ime sicle, Editura Fundatiei Romnia de Mine, Bucuresti, 2002; Mihalevschi, Mircea, Les Dysfonctionnements mtaphoriques, Editura FRM, 2003 Ion, Angela (coord.), Histoire de littrature franaise, Bucureti, Editura Didactic i Pedagogic, 1983, vol. 2. Antoine Compagnon, XXe sicle, in J-Y Tadi, La Littrature franaise. Histoire et dynamique, Gallimard, 2007, pagini scanate aflate pe site Bibliografie texte: Constantinescu, Mariela (coord.), Valentina Popa-Bianchi, Alexandru Matei, Ana-Maria Murre, La Littrature franaise du XX-me sicle par ses textes, editura FRM, 2003; Texte literare, in orice ediie i n orice limb: Marcel Proust, A la recherche du temps perdu: Le Temps retrouv

Andr Gide, Les Faux-Monnayeurs Andr Malraux, La Condition humaine Louis-Ferdinand Cline, Voyage au bout de la nuit Antoine de Saint-Exupery, Vol de nuit Jean-Paul Sartre, La Nause Albert Camus, LEtranger, La Peste Alain Robbe-Grillet, Les Gommes sau Dans le labyrinthe, fragments Simone de Beauvoir, Le Deuxime sexe

Bibliografie pentru referat: Materialul aflat pe site Tematic pentru dou lucrri obligatorii n timpul semestrului: O lucrare de maximum dou pagini (7-8000 semne cu spaii) pe una dintre una dintre urmtoarele teme: 1. Influene filozofice asupra constituiei morale a personajului din proza francez a primei jumti din secolul XX 2. Durat i timp cronologic n A la recherche du temps perdu de Marcel Proust 3. A la recherche du temps perdu ca fresc sociogic a nceputului de secol XX 4. Individ i societate la Andre Gide 5. Individ i societate la Andre Malraux 6. Individ i societate la Albert Camus 7. Via i valoare la scriitorii generaiei etice 8. Senzaia existenei la Jean-Paul Sartre 9. Nihilism i etic individual la Louis-Ferdinand Celine 10. Literatur i fenomenologie: Noul Roman francez Lucrarea valoreaz patru puncte. Termen: 12 decembrie 2010 Termenul depit nseamn nepredarea lucrrii. n paginile urmtoare avei materialele suplimentare pentru cursuri

Littrature franaise du XXe sicle Premire partie 1900-1940La littrature franaise du XXe sicle s'inscrit dans un sicle tumultueux marqu par deux guerres mondiales, par l'exprience des totalitarismes fascistes et communistes et par une dcolonisation difficile. La littrature verra aussi son statut voluer sous l'effet des transformation technologiques comme l'apparition et le dveloppement des ditions de poche ou la concurrence d'autres loisirs comme le cinma, la tlvision ou la pratique informatique. On assistera paralllement une dilution progressive des courants esthtiques et intellectuels aprs l'poque du Surralisme, de l'Existentialisme et du Nouveau Roman.

ContexteLe XXe sicle commence dans un esprit de libert qu'voque l'atmosphre des annes 1900 : les artistes novateurs sont nombreux dans le domaine de la peinture avec le fauvisme et le cubisme qui ouvre le chemin l'abstraction ou dans le domaine de la musique avec, en France, Erik Satie (1866 - 1925), Maurice Ravel (1875 1937) et plus tard Pierre Boulez, n en 1925 . C'est aussi le moment o s'installe l'art du cinma avec Mlis (qui ne deviendra parlant qu' partir de 1927) et o la modernit s'impose aussi dans le domaine littraire. La littrature franaise du XXe sicle va l'vidence tre traverse par les coups et contrecoups de l'Histoire que nous allons rappeler grands traits.

Lnine et Staline

Mussolini et Hitler Les antagonismes nationaux en Europe conduisent rapidement la saigne de la Guerre de 14-18 d'o sortiront le communisme sovitique avec Lnine puis Staline et les fascismes mussolinien puis nazi. L'aprs-guerre est en effet un temps de tensions internationales et sociales avec des crises conomiques graves (1929) et des choix politiques dterminants, c'est

ainsi que le Front populaire en France est peru comme une victoire sur la droite conservatrice et ses avances sociales (congs pays ...) sont salues par les classes populaires. Trs vite, le deuxime conflit mondial se prfigure avec la guerre d'Espagne (1936 - 1939), o les partis progressistes et l'URSS luttent contre le coup d'tat ractionnaire de Franco et les soutiens que lui apportent Benito Mussolini et Adolf Hitler. La dfaite des Rpublicains espagnols apparat comme le prologue de la dfaite de la France en 1940 face l'Allemagne nazie qui, ayant conquis l'Europe, entreprend bientt une extermination raciale des " sous-hommes ", et au premier chef, des Juifs . La Shoah reste comme la marque absolue de l'abomination nazie et rvle en mme temps toutes les compromissions et toutes les collaborations des individus et des pouvoirs en Europe comme l'illustre le ptainisme en France. Mais l'Occupation allemande fait natre des mouvements de Rsistance qui ont aussi l'ambition de transformer la France, ce qu'entreprend le gouvernement du gnral De Gaulle la Libration avec des nationalisations conomiques et une politique sociale (Scurit sociale ...).

Jean Moulin

De Gaulle Les allis Anglais, Amricains et Russes l'ont emport sur Hitler et sur son alli japonais la fin d'un conflit terrifiant par se destructions et ses morts (plus de 50 millions), mais trs vite les grandes puissances victorieuses, lances dans la course aux armements atomiques, entrent dans une " guerre froide " o s'affrontent l'URSS qui contrle les tats de l'Europe de lEst et les tats-Unis qui s'investissent du rle de dfenseur de l'Occident et de la libert. Cet affrontement trouvera son terme dans la dernire dcennie du sicle qui verra la chute du communisme dont la face totalitaire et l'chec conomique taient devenu patents.

Bombe atomique

Le Thtre du XXe sicle [modifier]Le genre du thtre montre des volutions reprables mme si les distinctions ont tendance se brouiller et si on assiste la prminence accentue des metteurs en scne (Louis Jouvet, Jean Vilar, Roger Planchon, Patrice Chreau) qui met en partie en crise le texte de thtre la fin du sicle.

Sacha Guitry La persistance du thtre de boulevard, populaire, amusant et satirique est assure par Jules Romains (Knock, 1928), Marcel Pagnol (Marius, 1929 - Topaze, 1933) puis par Sacha Guitry (Dsir, 1927 Quadrille, 1937), Marcel Achard (Jean de la Lune, 1929) - Patate, 1954), Andr Roussin (Les ufs de l'autruche, 1948) et d'autres, jusqu' Agns Jaoui /Jean-Pierre Bacri (Cuisine et dpendances, 1989) ou Yasmina Reza (Art, 1994) aujourd'hui. Une mention particulire doit tre faite pour Jean Anouilh qui approfondit dans une uvre abondante et varie une approche " moraliste " de l'humanit avec des sujets souriants et grinants la fois (Pices roses) comme Le voyageur sans bagage (1937), L'Invitation au chteau (1947), Cher Antoine (1969), ou des sujets historiques, graves et tragiques, (pices noires) comme Antigone (1944), L'Alouette (1952) ou encore Becket ou l'honneur de Dieu (1959). La premire moiti du XXe sicle est en mme temps un moment de renouvellement du thtre littraire avec les compositions dramaturgiques totalisantes et foisonnantes de Paul Claudel marques par la foi chrtienne, le lyrisme et l'vocation historique (Le Soulier de satin, crit en 1929 mais mont en 1943, d'une dure de cinq heures). Un peu plus tard, c'est par la reprise des mythes antiques que va s'exprimer le tragique de l'homme et de l'histoire peru avec acuit dans la monte des prils de l'Entre-deux-guerres et qu'illustrent Jean Cocteau (Orphe, 1926 - La Machine infernale, 1934), Jean Giraudoux (La Guerre de Troie n'aura pas lieu, 1935 - Electre 1937), Albert Camus (Caligula, crit en 1939 mais cr en 1945) et Jean-Paul Sartre (Les Mouches, 1943). On peut associer cette approche certaines pices d'Henry de Montherlant comme La Reine morte (1942) ou Le Matre de Santiago (1947), nourries d'une mditation sur l'Histoire.

Albert Camus

Cette interrogation sur la marche du monde et l'influence de Brecht et de Pirandello vont dboucher sur des pices plus engage politiquement et se nourrissant de rflexion philosophique sur l'action, la rvolution et la responsabilit individuelle ou sociale. En tmoignent les uvres d'Albert Camus (L'tat de sige, 1948 , Les Justes, 1949), de Jean-Paul Sartre (Les mains Sales, 1948) ou de Jean Genet (Les Bonnes, 1947). L'Existentialisme sartrien s'exprime aussi au thtre comme avec Huis clos, en 1945.

Les Romans du XXe sicle [modifier]

Anatole France

Jules Romains Ce genre trs large voit la continuation du roman traditionnel mais aussi des innovations et des remises en cause comme celles du statut du narrateur, de la notion de personnage ou de l'intrigue, souvent clate et parfois rejete. La prsentation grands traits du roman du XXe sicle (qu'il faudrait peut-tre appeler "rcit") est videmment une gageure mais on peut dfinir quelques lignes de force en suivant l'avance du sicle. Accompagnant la forme classique et les ides progressistes d'Anatole France (L'le des pingouins, 1908), des romanciers crivent de grands cycles romanesques constituant des fresques sociales et historiques marquent l'poque, que ce soit Les Thibaut (1922-1929) de Roger Martin du Gard, Les Hommes de Bonne Volont (1932-1946) de Jules Romains, la Chronique des Pasquier (1933-1945)de Georges Duhamel ou encore des uvres plus complexes comme Les Chemins de la libert de Jean-Paul Sartre(1945) ou Les Communistes (1949-1951)de Louis Aragon.

Henri Barbusse

Raymond Radiguet

Colette

Ch. F. Ramuz Paralllement le roman va se nourrir des diffrentes expriences de la vie de chacun en mettent au jour des itinraires singuliers, que ce soit travers la guerre avec Henri Barbusse (Le feu, 1916) ou Roland Dorgels (Les croix de bois, 1919), ladolescence avec AlainFournier (Le Grand Meaulnes, 1913), Romain Rolland (Jean-Christophe, 1903-1912) ou Raymond Radiguet (Le diable au corps, 1923), la condition fminine avec Colette et la srie des Claudineou La Chatte (1933), la nature et le rgionalisme avec Louis Pergaud (La guerre des boutons, 1912), Charles-Ferdinand Ramuz (La grande peur dans la montagne, 1926), Jean Giono (Colline, 1928 - Regain, 1930), Henri Bosco (L'ne Culotte, 1937) ou linterrogation morale et mtaphysique avec Georges Bernanos (Sous le soleil de Satan, 1926) ou Franois Mauriac (Thrse Desqueyroux, 1927)).

Andr Gide Le roman d'approfondissement psychologique initi par Maurice Barrs ou Paul Bourget, va trouver deux matres avec Marcel Proust et son uvre fondatrice sur la fonction du roman et le jeu de la mmoire (A la Recherche du temps perdu, 1913-1927), et Andr Gide, galement pote (Les Nourritures terrestres, 1895) et autobiographe (Si le grain ne meurt, 1920-1924) qui met en scne l'acte libre (Les caves du Vatican, 1914) et qui transforme la structure narrative dans Les Faux-Monnayeurs (1925). Ce questionnement psychologique va dboucher la gnration suivante sur le sentiment de l'absurde avec le personnage de Meursault dans L'tranger (1942) d'Albert Camus ou le Roquentin de La Nause (1938) existentialiste de Jean-Paul Sartre. Des auteurs moins prestigieux peuvent leur tre associs comme Valry Larbaud (Fermina Marquez, 1911) ou Paul Morand (L'homme press, 1940).

Malraux Le poids des vnements historiques va aussi orienter certains romanciers vers l'engagement en exaltant les hros politiques et guerriers comme Andr Malraux dans La Condition humaine (1933) ou L'Espoir (1937), Antoine de Saint-Exupry (qui est aussi l'auteur d'un joli conte mondialement clbre Le Petit Prince, publi en 1943) dans Vol de nuit (1931)ou Terre des hommes (1939) ou Albert Camus dans La Peste (1947). l'oppos apparat le type du antihros la manire du Bardamu de Louis-Ferdinand Cline ballott par les vnements et confront au non-sens du monde oppresseur des faibles sur tous les continents dans Voyage au bout de la nuit (1932). Ces orientations thmatiques particulires sont accompagnes d'un certain renouveau formel : Marcel Proust renouvelle la prose romanesque avec sa phrase-rosace et cultive l'ambigut quant l'auteur/narrateur, Louis-Ferdinand Cline invente une langue oralisante, Andr Malraux applique le dcoupage cinmatographique, Andr Breton (Nadja, 1928 - L'Amour fou, 1937) et aprs lui Raymond Queneau]] (Pierrot mon ami, 1942 Zazie dans le mtro, 1959), Boris Vian (L'cume des jours, 1947 - L'herbe rouge, 1950) et Julien Gracq (Le rivage des Syrtes, 1951) introduisent une potisation surraliste, Albert Camus joue, sous l'influence du roman amricain, avec le monologue intrieur et le rejet de la focalisation omnisciente dans Ltranger(1942), Jean Giono donne un souffle puissant ses mtaphores cratrices dans Regain (1930) ou dans Le Chant du monde (1934), Francis Carco (L'homme traqu, 1922 ) et Marcel Aym (La jument verte, 1933) ou plus tard Albert Simonin (Touchez pas au grisbi ! 1953) exploiteront la verdeur des parlers populaires ...

La loi de sparation des glises et de l'tat est un vnement fondateur de la socit franaise du XXe sicle. Adopte l'initiative du dput socialiste Aristide Briand le 9 dcembre 1905, qui prend parti en faveur dune lacit sans excs, elle est avant tout lachvement dun affrontement violent qui a dur presque vingt-cinq ans et qui a oppos deux visions de la France : la France clricale favorable au concordat et la France rpublicaine et laque.

Contexte : une sparation douloureuseLe cabinet de Dfense rpublicaine de Waldeck-RousseauAprs Jules Ferry (annes 1880), il se passe prs de vingt ans sans vritable avance dans les domaines de la lacisation. Avec l'Affaire Dreyfus qui explose en 1898, la France se divise en deux camps : la gauche rpublicaine, laque et anticlricale d'un ct ; la droite clricale et militariste de l'autre. Les Rpublicains dnoncent l'alliance du sabre et du goupillon contre Dreyfus et le droit chacun de bnficier d'un procs dans des conditions justes. La grce prsidentielle accorde Dreyfus en septembre 1899 n'est qu'un compromis. L'Affaire, qui a vu l'explosion de l'antismitisme et la polarisation de la socit, conduit un regain d'anticlricalisme gauche. En juin 1899, Pierre Waldeck-Rousseau forme le cabinet de Dfense rpublicaine, qualifi par le camp nationaliste de cabinet Dreyfus . Waldeck-Rousseau s'abstient toutefois de prendre des mesures sur le plan religieux, mais promulgue la loi 1901 sur les associations. Celle-ci prvoit dune part un rgime de libert pour la cration des associations ; dautre part que chaque congrgation devra tre autorise par une loi et quelles pourront tre dissoutes par un simple dcret selon l'article 14 de la loi. La plupart des congrgations (environ quatre sur cinq) se conforment la procdure. Celles qui sy refusent sont dissoutes en octobre 1901, mais la loi reste applique dans un premier temps de manire relativement librale, dailleurs Waldeck-Rousseau informe le Vatican que les demandes dautorisation seront examines avec mesure. En janvier 1902, le Conseil d'tat dclare que lautorisation pralable ncessaire aux congrgations simposera dsormais toute cole dans laquelle enseignent des congrgationnistes, quel que soit leur nombre. Aux lgislatives de 1902, le Bloc des gauches, coalition rpublicaine, l'emporte et reprend luvre entame par Ferry. Emile Combes forme un nouveau gouvernement.

Caricature parue dans Le Rire, 20 mai 1905. L'homme au milieu est Jean-Baptiste BienvenuMartin, ministre de l'ducation du cabinet Rouvier. Son premier passage au gouvernement en 1895 comme ministre de l'instruction publique et des cultes lui permet de mettre en pratique ses convictions laques. En 1902, mile Combes, ex-sminariste devenu adversaire dtermin du clricalisme, est port au gouvernement par une pousse radicale au terme d'lections qui se sont faites sur le thme pour ou contre le fait d'appliquer la loi de 1901 avec une vigueur accrue. Combes ne cache pas ds son investiture sa volont de mener une politique nergique de lacit . Cette dclaration est suivie dun durcissement des dispositions prises prcdemment par Waldeck-Rousseau : les demandes d'autorisations sont refuses en bloc pour assurer dfinitivement la victoire de la socit laque sur l'obissance monacale. Ainsi en juillet 1902, les tablissements scolaires non autoriss (environ 3000) des congrgations autorises sont ferms : cette mesure donne lieu de nombreux incidents, toutefois principalement limits aux rgions catholiques (l'Ouest de la France, une partie du Massif central) et 74 vques signent une protestation . Le gouvernement rplique en suspendant le traitement (salaire) de deux vques. Une nouvelle tape est franchie en mars 1903 : toutes les demandes dautorisation des congrgations masculines sont rejetes. En juillet 1903, les congrgations fminines subissent le mme sort, ce qui provoque des dsaccords au sein mme de la majorit rpublicaine, Waldeck-Rousseau reprochant mme Combes davoir transform une loi de contrle en loi dexclusion. En fait, en 1902, huit propositions avaient t dposes, et mile Combes, pour touffer ces tentatives, cre le 11 mars 1903 une commission charge d'examiner ces propositions et rdiger un projet de loi. Sourd aux critiques manant de la droite, indiffrent aux appels radicaux de Clemenceau qui rclame la suppression pure et simple des congrgations, considres comme prolongements du gouvernement romain , en France, mile Combes interdit l'enseignement aux congrgations, le 7 juillet 1904, et ainsi leur enlve galement la possibilit de prcher, de commercer, tant entendu que les congrgations enseignantes doivent disparaitre sous un dlai de dix ans. Combes prpare ainsi la lacisation complte de l'ducation publique.

Laction dcisive du rapporteur Aristide BriandLe nouveau projet de loi dpos ds la formation du gouvernement Rouvier sinspire beaucoup plus du travail de la commission dirige par Aristide Briand, dont le rapport a t dpos le 4 mars 1905. Demble, Briand dclare la sparation loyale et complte des glises et de ltat comme rponse indispensable aux difficults politiques qui divisent la France. La tche dAristide Briand sannonce complexe : il va devoir convaincre une partie de la droite catholique que cette loi nest pas une loi de perscution de l'Eglise, sans toutefois se montrer trop conciliant aux yeux dune gauche radicale ou dune extrme-gauche qui voudrait radiquer le bloc romain .

Les intrts et les enjeux sont compliqus, provoquant des dbats houleux et passionns : gauche et droite sont diviss, et il faut tout le talent dorateur dAristide Briand pour runir tout le monde autour dun texte, au prix de quelques compromis. La chance dAristide Briand est que beaucoup dans lhmicycle semblent avoir compris que la sparation tait devenue inluctable, et sa premire victoire est due au fait quune partie de la droite catholique accepte de faire avancer le dbat, non pas en tant que partisans de la sparation, mais pour obtenir des concessions qui rendront la sparation moins douloureuse pour les catholiques. Aristide Briand a en effet bien conscience que si faire voter la loi est une chose, la faire appliquer en sera une autre, et quune loi de sparation, vote par la gauche et refuse par les catholiques serait inapplicable sur le terrain. Cest pourquoi il tient montrer quon ne doit pas faire une loi braque sur lglise comme un rvolver , mais prenant en compte les remarques acceptables des catholiques.

La loi de sparation et ses consquences

Premire page du projet de loi de 1905

Le contenu de la loi [modifier]La nouvelle loi met fin au Concordat napolonien de 1801, qui rgissait les rapports entre le gouvernement franais et l'glise catholique. Inventant la lacit la franaise, elle proclame la libert de conscience et garantit le libre exercice des cultes. Article 1er : La Rpublique assure la libert de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes [...] . Le premier article cre un large consensus. Le texte ne laisse que peu de marge pour son application, par les mots assure et garantit . Article 2 : La Rpublique ne reconnat, ne salarie ni ne subventionne aucun culte [...]

Par cette loi, l'tat manifeste sa volont de neutralit religieuse mais ne s'exonre pas de ses responsabilits. Il veut garantir chacun les moyens d'exercer librement sa religion dans le respect de celles d'autrui. C'est dans cet esprit que sont institues des aumneries dans les milieux ferms (casernes, lyces, prisons, hpitaux...) et, plus tard, des missions religieuses sur les chanes publiques de tlvision. L'tat n'entend en aucune faon limiter la libert de conscience. La loi du 17 avril 1906 et le dcret du 4 juillet 1912 ont confi la charge des 87 cathdrales au secrtariat d'tat aux Beaux-Arts, devenu ministre de la Culture et de la communication. Cette proprit s'tend l'ensemble des dpendances immobilires et la totalit des immeubles par destination et des meubles les garnissant. Le cadre juridique de lamnagement intrieur des cathdrales a t analys par Pierre-Laurent Frier, Professeur lUniversit de Paris I (Panthon-Sorbonne), ancien directeur des tudes de lcole nationale du patrimoine[3] ; et la comptence du conseil municipal quant aux glises et aux biens qui y ont t installs a t traite par Marie-Christine Rouault, doyen de la facult des Sciences juridiques, politiques et sociales de Lille II[4] partir de larrt du 4 novembre 1994 du Conseil dtat. Les difices postrieurs 1905 demeurent gnralement proprits des associations cultuelles, matres d'ouvrage lors des constructions. Institues par la loi de 1905, ces associations dont l'objet est l'exercice exclusif du culte sont de type 1901. Elles ne doivent pas avoir d'autres buts, notamment commerciaux. En revanche, elles disposent d'un avantage fiscal important, levier financier trs apprciable. Elles peuvent recevoir des donations et des legs qui sont exonrs de droits de mutation. Ce sont les Prfets qui accordent, pour cinq ans, le statut d'association cultuelle. Il en existe un nombre important dans l'Hexagone. La religion catholique ne dispose volontairement que d'une association diocsaine, assimile en droit franais une association cultuelle, par diocse (correspondant un dpartement). L'vque y joue un rle prpondrant. Les associations diocsaines ont vu le jour dans les annes 20 lors de la normalisation des relations entre les autorits catholiques et de l'tat [5].

Une France divise avant lapaisement

Manifestation devant Notre-Dame des Champs. Lpisode des inventaires a t le dernier pic de tension importante entre catholiques et rpublicains, bien que le conflit ait perdur, sur d'autres aspects, jusqu' l'entre-deux-guerres, apais seulement par le compromis trouv entre Pie XI et la Rpublique via la cration des associations diocsaines, le Pape se refusant toujours accepter le principe des associations cultuelles.

On comprend alors que les cicatrices rsultantes de ce douloureux divorce entre glise et tat ont mis quelques annes se refermer : ce fut en quelque sorte la mission du gouvernement suivant, men par Armand Fallires (prsident de la Rpublique), Georges Clemenceau (prsident du Conseil de 1906 1909) et Aristide Briand (ministre de l'Instruction publique et des Cultes). Le vote et lapplication de la loi de sparation ont t les dernires tapes du mouvement de lacisation et de scularisation engag en 1789. Le 9 dcembre 1905 est une date capitale qui met fin au concordat napolonien, mais aussi et surtout lantique union entre lglise catholique de France et le pouvoir politique : cette loi de sparation invente la lacit la franaise. Afin de grer le patrimoine mobilier des lieux de culte, les conservations des antiquits et objets d'art ont t cres dans chaque dpartement, par le dcret du 11 avril 1908. L'Alsace et la Moselle ntant pas franaises au moment de la promulgation de la loi, celles-ci ont encore aujourdhui un statut spcial, sorte de dernier hritage du concordat, les vques, les prtres, les rabbins et les pasteurs tant toujours assimils des fonctionnaires et l'entretien des btiments pays par l'tat. 37 millions d'euros y auraient t consacrs en 2004.[rf. ncessaire]

Notes et rfrences [modifier]1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Michel Winock, Clemenceau, ditions Perrin, 2007, p.317 a, b et c Michel Winock, Clemenceau, ditions Perrin, 2007, p.318-319 Les Petites Affiches n 111, 16 septembre 1994 in : Les Petites Affiches n 11 du 25 janvier 1995 Les chos, 8 septembre 1998 Michel Winock, Clemenceau, 2007, p. 346 a, b et c Winock, 2007, op. cit., p. 346 sq.

Jean Sevilla, Quand les catholiques taient hors la loi, Perrin, France, fvrier 2005, 332 p. (ISBN 2-262-02196-1)

Nietzsche Test du Surhomme Connais-toi toi-mme ! Faites ce test et vous saurez o vous vous situez dans lchelle de lvolution. Prparez un papier et un stylo. Il y a dix questions. Notez vos rponses aux questions : A, B ou C. 1) Le bonheur pour vous cest : A Possder. B Jouir. C Crer. 2) Les gots et les couleurs : A Se valent.

B Se discutent. C Se combattent. 3) La vrit est : A Une, indivisible et indiscutable. B Relative. C La ralit. 4) La religion cest : A Lopium du peuple. B Une boussole. C La Nature. 5) La vie cest : A Une valle de larmes. B Une nigme. C Un jeu. 6) La guerre est : A Une calamit. B Un mal ncessaire. C La libert. 7) Dieu est : A Tout puissant. B Une possibilit. C Une licence potique. 8 ) La libert : A Commence l o sarrte celle des autres. B Se ngocie. C Se prend. 9) Le sexe cest : A Tabou. B Naturel. C Une ivresse. 10) Le bien et le mal : A Sont seuls connus de Dieu. B Se discutent. C Se crent. Comptez prsent vos rponses : le nombre de A, B et C. Vous avez une majorit de A : Lhomme est une corde tendue entre lanimal et le Surhomme. Vous tes du mauvais ct de la corde. Plutt du genre bte cornes bien au chaud au milieu du troupeau. Pour remonter la pente va falloir mettre les bouches doubles. Une lecture intensive de Nietzsche simpose pour tenter une transmutation du plomb de votre cervelle en or.

Vous avez une majorit de B : Vous tes un honnte homme, ptri dhumanisme et de Lumires. Intentions louables mais lenfer est pav de bonnes intentions. Vous vous croyez modr mais y regarder de plus prs vous tes moyen. Encore un pas et vous voil mdiocre. Attention, le danger est proche de rgresser et glisser dans linvolution. Une cure de Nietzsche simpose. Pensez grand pour vivre grand. Vous avez une majorit de C : Bravo, vous tes un pont vers le Surhomme. Vous tes de la race des hommes libres qui donnent un sens la vie, celui de la hauteur et de la grande sant, manifestations du triomphe de la volont. Votre mission si vous lacceptez : clairer par votre exemple vos contemporains et leur ouvrir les yeux en leur transmettant ce test. Test conu par Olivier Meyer auteur du Guide des citations : Nietzsche aux ditions Pards. Toutes les questions souleves par ce test trouvent leur rponse dans le Guide des citations : Nietzsche , en vente dans toutes les bonnes librairies ou commander ladresse suivante : Editions Pards

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De nietzsche Husserl. La phnomnologie comme accomplissement systmatique du projet philosophique nietzschen par Jean VIOULAC| Presses Universitaires de France | Les tudes philosophiques 2005/2 - n 73ISSN 0014-2166 | ISBN 2130551610 | pages 203 227

Pour citer cet article : Vioulac J., De nietzsche Husserl. La phnomnologie comme accomplissement systmatique du projet philosophique nietzschen, Les tudes philosophiques 2005/2, n 73, p. 203-227. Distribution lectronique Cairn pour Presses Universitaires de France . Presses Universitaires de France . Tous droits rservs pour tous pays. La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites des conditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votre tablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire que ce soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur en France. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

DE NIETZSCHE HUSSERLLa phnomnologie comme accomplissement systmatique du projet philosophique nietzschenIl y a un pont invisible de gnie gnie cest l la vritable histoire relle dun peuple, toute autre est variation innombrable et fantomatique dans une matire plus mauvaise, copie de mains malhabiles. Nietzsche, Nachla, 1869-1874, 19 [1], KSA, 7, p. 418.

Le 24 octobre 1887, le jeune Privatdozent Edmund Husserl prononce lUniversit de Halle sa confrence inaugurale Les buts et les tches de la mtaphysique : cest lacte fondateur dun travail denseignement et de recherche qui aboutit en 1900 la publication des Recherches logiques. Le mme jour, Nietzsche est Nice o il est arriv le 22 octobre au soir aprs un voyage trs prouvant depuis Venise ; il sinstalle dans la vritable chambre de travail tapisse neuf quil loue la Pension de Genve avec pour seul dessein celui quil confie Peter Gast : Travailler pour le grand pensum de ma vie dont il faut prsent que je macquitte 1 cest--dire rdiger La volont de puissance. Essai dune transvaluation de toutes les valeurs quil a annonc en conclusion de la Gnalogie de la morale2. Cet ultime sjour Nice est tout entier consacr cette laboration, et les deux cahiers de lautomne 1887 et de lhiver 1888 constituent le seul recueil quelque peu ordonn et unitaire de notes en vue de loeuvre projete. Ds le 13 fvrier pourtant se manifestent les premiers signes du renoncement. Nietzsche crit Peter Gast : Ctait une torture, et je nen ai absolument pas le courage ncessaire. Je ferai mieux dans dix ans. 3 Mais ce temps ne lui fut pas donn et sa philosophie est reste ltat de chantier. Husserl a ainsi inaugur son itinraire au moment mme o Nietzsche se dcidait rdiger le grand pensum de [s]a vie si longtemps diffr ; il a travaill son premier livre, Philosophie de larithmtique, alors que Nietzsche renonait celui qui devait couronner son oeuvre. Cette concomitance ne se rduit pas lanecdote. Le travail quengage Nietzsche en octobre 1887 se situe en effet dans le droit fil de la Gnalogie de la morale dont il1. Nietzsche, Lettre Franz Overbeck du 12 novembre 1887, et Peter Gast du 18 juillet 1887.

2. Gnalogie de la morale, IIIe dissertation, 27, dans Smtliche Werke, Kritische Studienausgabe in 15 Einzelbnden, Herausgegeben von Giorgio Colli und Mazzino Montinari, Mnchen - Berlin New York, dtv / De Gruyter, 1980 (dsormais abrg KSA), Bd 5, p. 409. 3. Lettre Peter Gast du 13 fvrier 1888.Les tudes philosophiques, no 2/2005

vient juste de corriger les preuves : il sagit en premier lieu dentreprendre une vritable gnalogie de la mtaphysique, sous les titres de psychologie de la mtaphysique ou de drivation psychologique de notre croyance la raison 1. Aux premiers jours de son sjour Nice, il formule ainsi le projet dinstituer la place de la thorie de la connaissance une doctrine des perspectives des affects 2 : cest--dire de rduire la science et la mtaphysique une psychologie comprise comme affectivit. Cest alors la logique elle-mme qui se voit fonde sur une production de lactivit psychologique : La logique (telle que la gomtrie et larithmtique) nest valable que pour des vrits fictives que nous avons cres. La logique est la tentative pour comprendre le monde rel selon un schme de ltre (Seins-Schema) pos par nousmmes. 3 Au-del des concidences chronologiques, le travail de Nietzsche lautomne 1887 recle ainsi une secrte affinit avec celui de Husserl. Dans sa thse dhabilitation, Sur le concept de nombre, qui parat au mme moment, Husserl oppose en effet la psychologie gntique de Franz Brentano la thse dune autonomie du systme formel logico-mathmatique dfendue par son matre Weierstrass : si Husserl se veut philosophe des mathmatiques et non pas simple mathmaticien, cest quil reconnat que la question de la fondation des mathmatiques nest pas un problme mathmatique, mais relve dune philosophie que Husserl comprend alors comme psychologie : Lanalyse du concept de nombre , crit-il, appartient intrinsquement la psychologie. La gnalogie des mathmatiques quentreprend Husserl le mne alors fonder les idalits sur lactivit du sujet : Les nombres sont des crations de lesprit dans la mesure o ils constituent des rsultats dactivits que nous exerons lgard de contenus concrets. 4 Cest donc la mme tche qui choit, au mme moment, Nietzsche et Husserl : contre la thse mtaphysique dune autonomie de la rationalit qui a trouv son achvement dans le systme hglien, engager un travail gnalogique visant la refonder sur la vie du sujet. Un pont invisible relie Nietzsche Husserl, et la vritable histoire relle (die wahrhaft reale Geschichte ) de la pense fait de cette arche le lieu dcisif de la modernit. Que Husserl nait jamais lu Nietzsche, quil ne lait mme jamais pris au srieux, et quil soit par consquent impossible dtablir une influence directe des crits de Nietzsche sur lmergence du mouvement phnomnologique importe peu ici. Heidegger le prcise : Senqurir des dpendances et influences entre penseurs, voil bien msentendre la pense. Tout penseur est dpendant, savoir de ladresse de ltre. 5 Un penseur nest pas un rudit, ses sources ne sont pas livresques : le penseur est celui qui investit le 204 Jean Vioulac1. Fragments posthumes (1885-1887), 8 [2], p. 318 et (1887-1888), 9 [98], p. 59 ; KSA, 12, p. 327 et p. 391. 2. (1887-1888), 9 [8], p. 22 ; KSA, 12, p. 342. 3. (1887-1888), 9 [97], p. 59 ; KSA, 12, p. 391. 4. Husserl, Philosophie der Arithmetik, Hua XII, trad. fran. par J. Englisch, p. 360 et p. 357. 5. Heidegger, La parole dAnaximandre , Holzwege, G.A.5, p. 370, trad. fran., p. 445.

domaine de la vrit qui configure son poque et rpond lappel de ltre qui rsonne en elle. La vritable histoire de la pense est lhistoire de la vrit, son destin ou sa fatalit, toute autre est variation innombrable et fantomatique dans une matire plus mauvaise, copie de mains malhabiles . Nietzsche et Husserl ne disent pas pareil, mais ils pensent le Mme, et par leur attention au Mme habitent le mme site historial et pensent ce quil

donne penser. Cest cela seul qui fait deux des penseurs : Penser cet Unique et ce Mme et parler de ce Mme de faon convenable. 1 Dans une note du printemps 1888 au moment o il pressent leffondrement final et linachvement fatal de sa tche Nietzsche, comme sil voulait rgler sa succession, prcise comment lon reconnatra ceux qui appartiennent au Mme quil lui fut donn de penser. Le texte est prcisment intitul quoi je reconnais mes pairs (meines Gleichen) ; il dfinit sa pense comme une philosophie vcue (erlebt) , une philosophie exprimentale qui rvle lhistoire cache de la philosophie 2. Avec Jean-Luc Marion3, il faut souligner la proximit avec Husserl, qui voyait dans la phnomnologie la nostalgie secrte de toute la philosophie moderne 4. La rvlation du vcu qui fonde toute prestation idalisante est en effet le coeur la fois de la tche de Nietzsche et de celle de Husserl : la phnomnologie constitue ce titre laccomplissement systmatique du projet philosophique nietzschen. Labme qui spare la scientificit et laustrit de la phnomnologie transcendantale des prophties et dithyrambes du disciple de Dionysos semble de prime abord rendre inconcevable leur simple mise en relation. Ltat de chantier dans lequel Nietzsche et Husserl ont laiss leur philosophie, la forme fragmentaire et posthume qui est dsormais la leur imposent pourtant demble un rapprochement : lchec constituer une oeuvre nest pas en effet un trait biographique contingent, mais fait signe vers un caractre essentiel de leur pense savoir un projet, une tche indfinie, voire une exigence et un devoir qui ne saurait en aucun cas se constituer en doctrine. Mais ce nest videmment pas dans le dtail de leur mise en oeuvre que ces deux projets se rapprochent : cest par leur appartenance un mme site de lhistoire de la pense, une mme poque du destin de ltre, qui ne leur laissait le choix ni des questions traiter ni des solutions envisager. Nietzsche et Husserl rpondent en effet un mme problme, auquel ils attribuent la mme origine, et lui apportent la mme solution en suivant les mmes voies. De Nietzsche Husserl 2051. Quappelle-t-on penser ?, I, V, p. 20 ; trad. fran., p. 48. 2. Nietzsche, Fragments posthumes (1888-1889), 16 [32], p. 244 ; KSA, 13, p. 492. 3. J.-L. Marion, Rduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phnomnologie, Paris, PUF, 1989, p. 31-33. 4. Husserl, Ideen... I, 62, Hua III, p. 148.

Le nihilisme comme crise de lhumanit europenne La crise des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale, vritable testament de Husserl, constitue sans aucun doute le texte le plus important, et le plus lucide, sur le statut de la phnomnologie dans lhistoire, sur sa fonction et sa porte. Le problme le plus constant auquel Husserl sest confront, depuis ses premires recherches sur la validit des idalits mathmatiques, est celui du scepticisme, du relativisme et du positivisme, menaces permanentes qui psent sur lidal de la science, auxquelles il tente de rpondre par une refondation du sens. Son itinraire le conduit alors largir sans cesse le domaine de cette crise du sens, pour finalement, dans les annes 1930, laborder comme une crise de la civilisation europenne dans sa totalit, saisie en son fond comme une crise radicale de la vie . Cette catastrophe du sens, qui prend sous ses propres yeux la forme de ltat national-socialiste, impose alors Husserl la prise en charge de notre dtresse vitale (Lebensnot), de notre poque malheureuse : les questions quaborde la Krisis sont les questions qui portent sur le sens ou sur labsence de sens de toute cette existence humaine 1. Lorsquun regard rtrospectif lui permet de situer la phnomnologie dans la tlologie de lhistoire europenne, Husserl la dfinit ainsi comme une raction lavnement du nihilisme. La confrence de Vienne de mai 1935, La crise de

lhumanit europenne et la philosophie, identifie trs prcisment le danger des dangers (Gefahr der Gefahren) qui pse sur lEurope comme la grande lassitude (grosse Mdigkeit), et donne expressment pour tche la phnomnologie de sortir du brasier nihiliste (... aus dem Vernichtungsbrand des Unglaubens), du feu roulant du dsespoir qui doute de la vocation spirituelle de lOccident lgard de lhumanit, des cendres de la grande lassitude 2. Le parallle est ici frappant avec la premire dissertation de la Gnalogie de la morale, dans laquelle Nietzsche dfinit le nihilisme comme la grande lassitude et y voit notre plus grand danger... la fatalit de lEurope . La grande lassitude (grosse Mdigkeit), la fatigue, le dgot de la vie , la profonde dpression (tiefe Depression)3 constituent en effet la premire dfinition nietzschenne du nihilisme : cest celle quil emprunte aux Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget qui dfinissait le nihilisme comme une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanit de tout effort , comme la philosophie dgote de luniversel nant 4. Si 206 Jean Vioulac1. Husserl, Die Krisis der europischen Wissenschaften und die tranzendantale Phnomenologie. Eine Einleitung in die Phnomenologische Philosophie, Hua VI, 2, p. 4 ; trad. fran. par G. Granel, p. 10. 2. Krisis..., Complment III, p. 348 ; trad. fran., p. 382. 3. Nietzsche, Gnalogie de la morale, Ire dissertation, 12 et IIIe dissertation, 13, 17 et 20 ; KSA, 5, p. 278, p. 364, p. 377 et p. 390 (et passim). 4. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, 1883, et Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Paris, 1885 ; Avant-propos, p. XIX, et article Stendhal , p. 207.

Nietzsche ne reste pas cependant prisonnier de la perspective psychologique de Paul Bourget, cest quil devine immdiatement dans cette fatigue le symptme dune crise du sens : Le grand danger (die grosse Gefahr), ce nest pas le pessimisme, mais labsurdit de tout ce qui arrive ! (die Sinnlosigkeit alles Geschehens !). La vritable, la grande angoisse, cest celle-ci : le monde na plus de sens. 1 Cest le problme de fond qui simpose alors la pense : celui dun avnement inluctable du nihilisme, caractris par une grande lassitude , saisi avec effroi comme l effondrement de la foi en un sens de lhistoire et en un sens de lhumanit 2, et dfini comme lavnement de labsurde. Ce nest pourtant pas le point de rencontre essentiel entre Nietzsche et Husserl. Le constat du nihilisme est en effet, aux Temps modernes, le point de dpart de toute pense lucide, et lurgence de tout effort spirituel est de se confronter cet empire du non-sens. Toute la littrature europenne du XIXe sicle, dans le sillage de Schopenhauer, se situe dans cette thmatique fondamentale3. Mais l o Schopenhauer constituait une ontologie de labsurde, en faisant de labsurdit et de la Grundlosigkeit une dtermination positive de la ralit4, Nietzsche et Husserl rpondent en voyant dans labsurdit la dception dune intention de sens. Cest dans la VIe Recherche logique que labsurdit (Absurditt) reoit sa signification phnomnologique fondamentale de dception : elle est le vcu dun conflit radical entre intention et quasi-remplissement , auquel correspondent les concepts corrlatifs de fausset et de non-tre : elle est lidal ngatif de la dception ultime 5. Dans la Krisis, cette structure phnomnologique est largie jusqu dfinir lvnement mme de lhistoire occidentale, et ds les premires pages lpoque du non-sens se voit caractrise par la dcouverte que lvnement historique nest rien dautre quun enchanement incessant dlans illusoires et damres dceptions 6. Or telle est bien la caractristique fondamentale du nihilisme pour Nietzsche. Contre le nihilisme dogmatique de Schopenhauer, il prcise que la grande lassitude na pas sa source dans lessence dernire de la ralit, mais dans les idalits partir desquelles elle est value : Le nihilisme apparat aujourdhui non parce que le dgot

de lexistence serait plus grand quautrefois, mais parce quon est devenu mfiant en gnral lgard dun sens du mal ou mme de lexistence. Une interprtation sest effondre, il semble quil ny ait plus aucun sens dans lexistence, que tout soit vain. 7 Schopenhauer qui considrait labjection De Nietzsche Husserl 2071. Nietzsche, Fragments posthumes (1884-1885), 39 [15], p. 359-360 ; KSA, 11, p. 625-626. 2. Husserl, Krisis..., 5, trad. fran., p. 18. 3. Voir Anne Henry, Schopenhauer et la cration littraire en Europe, Paris, 1989. 4. Schopenhauer, Le monde comme volont et comme reprsentation, I, 23, trad. de A. Burdeau revue et corrige par R. Roos ; p. 155 et passim. 5. Husserl, Logische Untersuchungen, VI, 39, p. 126, et Ideen... I, 52, p. 98 : Ce qui rpugne ce sens (Sinn) est prcisment absurde (widersinnig) dans lacception la plus stricte de ce terme. 6. Krisis..., 2, p. 4 ; trad. fran., p. 11. 7. Nietzsche, Fragments posthumes (1885-1887), 5 [71], p. 213 ; KSA, 12, p. 212.

de la vie comme un fait la vie porte lempreinte si nette dun caractre propre nous inspirer le dgot que lon a peine concevoir comment on a pu le mconnatre 1 , Nietzsche rpond directement que seule la dception de lidal au nom duquel on jugeait la vie peut expliquer ce dgot : Dsormais il ne reste plus que le monde abject et on met cette dception (Enttuschung) sur le compte de son abjection. De ce fait, le nihilisme est l : on na gard que les valeurs jugeantes (die richtenden Werthe) et rien de plus ! 2 La cause du nihilisme est alors clairement dfinie par la dception vis--vis de cette interprtation qui sest effondre : Le dclin de linterprtation morale du monde, qui na plus de sanction, finit dans le nihilisme : Rien na de sens (le caractre inutilisable dune interprtation du monde laquelle on a consacr une force norme veille le soupon que toutes les interprtations du monde pourraient tre fausses). 3 La grande lassitude se rvle ainsi comme le vcu subjectif l tat psychologique , dit Nietzsche du conflit entre une recherche de sens et un vnement. Un fragment de fin 1887 - dbut 1888 dit en toute clart : Le nihilisme en tant qutat psychologique devra survenir quand nous aurons cherch dans tout vnement un sens qui ne sy trouve pas : en sorte que celui qui cherche finira par perdre courage. Le nihilisme sera alors la conscience progressive du long gaspillage de force, le tourment du en vain... La dception , doit-il conclure, est la cause du nihilisme (also die Enttuschung als Ursache des Nihilismus) 4. Le point de dpart de Nietzsche et de Husserl, dans la prise en charge du problme du nihilisme, consiste donc pareillement dfinir lavnement du non-sens par un divorce entre des idaux jusqualors prvalents et la ralit. La cause du nihilisme europen est donc cette antinomie entre valeurs et vie : Le nihilisme radical est la conviction du caractre absolument insoutenable de lexistence (Dasein), si on la compare aux valeurs les plus hautes que nous connaissons (...). Cest l lantinomie (dies ist die Antinomie) : pour autant que nous croyons la morale, nous condamnons lexistence (verurtheilen wir das Dasein). 5 Or le simple constat de ce divorce installe la pense dans un tat durgence et lui indique sa tche : lantinomie entre les vcus intuitifs et les sens qui y sont viss est une crise qui appelle son dnouement, dans une alternative stricte reconnue par Nietzsche ds les annes 18851886 : On commence entrevoir le contraste entre le monde que nous vnrons et le monde que nous vivons : le monde que nous sommes. Un choix nous reste : dtruire soit notre vnration, soit nous-mmes. En ce dernier cas, cest le nihilisme. 6 Si cette opposition est suprme danger, cest prcisment quelle ne peut se rsoudre que dans un choix en faveur de lune ou lautre branche de lalternative ; le penseur est ainsi confront 208 Jean Vioulac1. Schopenhauer, op. cit., Supplments, chap. XLVI, p. 1334-1335. 2. Nietzsche, Fragments posthumes (1887-1888), 9 [107], p. 64 ; KSA, 12, p. 397.

3. (1885-1887), 2 [127], p. 129 ; KSA, 12, p. 125. 4. (1887-1888), 11 [99], p. 242 ; KSA, 13, p. 46. 5. (1887-1888), 10 [192], p. 20 ; KSA, 12, p. 571. 6. (1885-1887), 2 [131], p. 132-133 ; KSA, 12, p. 129.

abruptement la possibilit vertigineuse dun suicide de lhumanit, dun sacrifice [de la vie] au Moloch de labstraction 1. Par cette rvlation il se voit alors investi dune indicible responsabilit , il porte sur [s]es paules le destin de lhumanit 2 : il devient en effet dpositaire de lhumanit et doit accomplir la mission, propre au philosophe, de la rforme des valeurs, de la destruction de lidoltrie et de la mentalit grossirement ftichiste 3 qui caractrisent la mtaphysique. O placerons-nous notre esprance ? dans de nouveaux philosophes, nous navons pas le choix ; dans des esprits assez vigoureux et intacts pour amorcer lavnement de valeurs opposes, pour rvaluer et renverser les valeurs ternelles 4. Le philosophe na pas le choix parce quil sait lautre branche de lalternative, et doit par l mme assumer une responsabilit crasante : viter lhumanit son autodestruction sur lautel de ses idaux nants ou, comme le dit Husserl Vienne en 1935, faire chapper lhumanit au brasier dannihilation de lincroyance (Vernichtungsbrand des Unglaubens) 5 autant dire : conjurer lholocauste. Le nihilisme comme destin de la Grce Ce diagnostic initial sur la nature du nihilisme impose de lui-mme leur tche aux philosophes : mais il impose aussi un traitement semblable du problme, qui consiste interroger la lgitimit des idaux contredits par le vcu. Contre lontologie pessimiste de Schopenhauer, Husserl et Nietzsche oprent un mme mouvement qui consiste dporter la critique du dcevant au du : le nihilisme apparat comme la rvlation dun antagonisme structurel entre les idaux et la ralit. Mais ce qui caractrise le nihilisme contemporain nest pas ce contraste entre les idaux et la ralit, cest la rvlation de ce contraste, rvlation permise par son extrme accentuation et par la menace de rupture. Dans cette rvlation, le nihilisme contemporain apparat comme rsultat et consquence de la vise originelle de significations fictives. Labord du problme du nihilisme partir de la structure phnomnologique de la dception impose la reconnaissance de son statut historial : il est la crise dans laquelle se rvle la vrit constitutive du destin de lEurope. Pourquoi lavnement du nihilisme est-il dsormais ncessaire (notwendig) ? Parce que ce sont nos valeurs elles-mmes qui, en lui, tirent leur dernire consquence ; parce que le nihilisme est la logique poursuivie jusqu son terme de nos grandes valeurs et de nos idaux (die zu Ende gedachte Logik unserer groen Werthe und Ideale). 6 Lavnement du nihilisme contemporain est ainsi lvnement terminal de lhistoire dans lequel son sens et sa De Nietzsche Husserl 2091. LAntchrist, 11 ; KSA, 6, p. 177. 2. Ecce Homo, Le Cas Wagner , 4 ; KSA, 6, p. 364. 3. Crpuscule des idoles, La raison dans la philosophie , 5, KSA, 6, p. 77. 4. Par-del bien et mal, 203 ; KSA, 5, p. 126. 5. Husserl, Krisis..., Complment III, p. 348. 6. Nietzsche, Fragments posthumes (1887-1888), 11 [411], p. 363 ; KSA, 13, p. 190.

logique deviennent visibles : en cela, il en constitue la crise. Ce sont les premiers mots qucrit Nietzsche son arrive Nice en octobre 1887 : Pour lhistoire du nihilisme europen. En tant que consquence ncessaire des idaux prvalents jusqualors : absence absolue de valeur (Als notwendige Consequenz der bisherigen Ideale : absolute Werthlosigkeit)... le nihilisme accompli en tant que crise (als Krisis). 1 Lenqute sur la lgitimit des idaux qui menacent le monde que nous vivons est donc gnalogique et historique : cest ce qui fonde toute lentreprise de la Krisis. La Confrence de Vienne en fournit un condens saisissant : il sagit trs clairement pour Husserl

de renouveler lintrt du thme si souvent trait de la crise europenne en dveloppant lide historico-philosophique (ou encore le sens tlologique) de lhumanit europenne 2. Lampleur de la crise impose alors que soit formule lhypothse que tout le mode de pense [occidental] repose sur de funestes prjugs, et quen dveloppant ses effets il ait luimme sa part de responsabilit dans la maladie de lEurope 3. Lhistoire de lEurope est la tlologie de la raison : mais la catastrophe nihiliste rvle que ces ides de la raison ne sont que de funestes prjugs . Le Ve appendice la Krisis constitue pour ce problme un texte crucial, dans lequel la tlologie de lhistoire europenne reoit son explicitation phnomnologique la plus radicale : elle est le mouvement par lequel lintention philosophie, lunique intention qui traverse les poques (...) cherche son remplissement travers les diffrentes formes quelle a tentes de prendre. Elle est au dbut trs indtermine, comme cest dailleurs gnralement le cas des intentions, puis elle se dtermine dans sa tentative de remplissement (...) et dans ce mouvement lintention est renouvele . Lhistoire occidentale est une vise intentionnelle qui cherche sa vrification : lpoque du nihilisme est sa dception ultime , dans laquelle il devient manifeste que cette vise de sens est invrifiable, cest--dire insense. Et puisque Husserl donne au Logos absolu le nom de Dieu , puisquil fait de lhistoire le processus de lautoralisation de la divinit (Selbstrealisierungs-prozess der Gottheit)4, il faut donner lavnement du nihilisme contemporain le nom qui lui revient : celui de la mort de Dieu. Tout le poids du nihilisme porte alors sur la vise inaugurale de ce sens insens. Lexplication avec le nihilisme consiste donc interroger les patriarches, les fondateurs originels de nos intentions de pense , cest-dire les fondateurs de l intention philosophie, du projet science . Le questionnement de Husserl atteint alors sa radicalit la plus extrme, en posant la question suivante : le projet science (philosophie) est-il un projet raisonnable, pourvu de sens, dont on puisse envisager quon 210 Jean Vioulac1. (1887-1888), 9 [1], p. 19 ; KSA, 12, p. 339. 2. Husserl, Krisis..., Complment III ; trad. fran., p. 347. 3. Ibid., p. 350. 4. Krisis..., Appendice V ; trad. fran., p. 434-435, et manuscrit indit des annes 1930 cit par R. Toulemont, dans Lessence de la socit selon Husserl, Paris, 1962, p. 278.

latteigne ? 1. Il convient de souligner ici la radicalit de la pense de Husserl, puisque cest lide de la science universelle 2, qui guidait les Mditations cartsiennes et qui tait le rve 3 de toute la phnomnologie, qui se retrouve mise en question. Ltude de cette intention inaugurale y dcle en effet un prjug : La tradition antique prjuge tacitement quil y a une vrit ultimement valable, quil y a un tre-en-soi ultimement valable, absolu (...) un monde vrai. Ici apparat ce qui est sans doute le signe le plus flagrant de lintimit entre la phnomnologie et la pense nietzschenne : la remise en cause de la valeur de la science et de son statut didal constitue en effet lacte le plus radical et le plus propre de Nietzsche. Les analyses dveloppes par Husserl dans la Krisis se rattachent ainsi celles de Nietzsche dans Par-del bien et mal, dans lequel le cauchemar de lEurope apparat comme la consquence de la pire, la plus invtre et la plus dangereuse de toutes les erreurs : linvention platonicienne de lesprit pur et du bien en soi 4. Lhistoire de lEurope, doit alors conclure Husserl, est le destin de ce prjug inaugural, elle consiste en une logicisation du monde de la vie qui oublie que celui-ci continue toujours rester en vigueur ontologiquement, il est le soubassement de validit pour tous les projets de connaissance 5. En pensant la tlologie europenne, la phnomnologie dcouvre ainsi la cause du nihilisme dans la fondation originaire (Urstiftung) de la rationalit

occidentale en Grce ancienne, fondation dans laquelle est occult et refoul le monde de la vie (Lebenswelt), seule source effective de la conscience et de la raison. Par son ultime avance, la phnomnologie retrouve ainsi lintuition la plus constante de la pense de Nietzsche : de La Naissance de la tragdie jusquau Crpuscule des idoles, Nietzsche voit en effet toujours dans linvention grecque de la rationalit lorigine du nihilisme occidental. La Krisis dcouvre dans l idal thorique dans lide que lhomme idal est lhomme thorique, idal formul en Grce et ractiv la Renaissance6 la cause de la crise europenne : Husserl reprend ainsi le diagnostic initial de Nietzsche, formul ds La Naissance de la tragdie et sur lequel il ne reviendra plus, qui voit dans la civilisation thorique ou civilisation alexandrine lorigine de langoisse moderne : Notre monde moderne est tout entier pris dans le filet de la civilisation alexandrine et se donne pour idal lhomme thorique (...) Le dsastre qui sommeille au sein de la civilisation thorique se met peu De Nietzsche Husserl 2111. Krisis..., Appendice V ; trad. fran., p. 434-435 et p. 440. 2. Mditations cartsiennes, 3, trad. fran. par E. Levinas et G. Peiffer, p. 6. 3. Krisis..., Appendice XXVIII ; trad. fran., p. 563 : La philosophie comme science, comme science srieuse, rigoureuse, et mme apodictiquement rigoureuse : ce rve est fini (der Traum ist ausgetrumt). 4. Nietzsche, Par-del bien et mal, Prface ; KSA, 5, p. 12 et lettre Overbeck du 9 janvier 1887 : Platon est coupable de tout ! Il reste le plus grand Malheur de lEurope ! (KSA, 15, p. 163). 5. Husserl, Krisis..., Appendice V, trad. fran., respectivement p. 433, p. 438 et p. 441. 6. Krisis..., 3, trad. fran., p. 12 : Selon lidal qui guide la Renaissance, lhomme antique est celui qui se forme lui-mme grce la pntration thorique de la libre raison.

peu envahir dangoisse lhomme moderne. 1 De cet idal mortifre, Socrate est larchtype et lanctre : il incarne si lon peut dire ce refus de la vie, il est celui qui, affect dune hypertrophie de la facult logique , a fait de la raison un tyran dress contre les instincts, qui a instaur une lumire perptuelle dirige contre labme de la nuit dionysiaque, et qui a fait de la dialectique une forme de vengeance contre linnocente jouissance de la vie. Bref, Socrate est responsable dune monstrueuse inversion des valeurs, qui a fait de la froide raison une valeur suprieure la vie, et il a emptr toute lhistoire europenne dans le prjug rationaliste (VernunftVorurtheil)2. Cest ce prjug, en dernire instance, qui constitue la cause effective du nihilisme : La croyance aux catgories de la raison est la cause du nihilisme (der Glaube an die Vernunft-Kategorien ist die Ursache des Nihilismus), nous avons mesur la valeur du monde des catgories qui relvent dun monde purement fictif. 3 Lhistoire europenne nest que la consquence fatale de la position inaugurale de cet idal, elle est la longue tentative pour vrifier cette intention de sens. Par la mise au jour du prjug rationaliste est ainsi rvle lhistoire cache de la philosophie , savoir un dnigrement du monde de la vie : Lhistoire de la philosophie est une rage secrte contre les conditions premires de la vie. 4 Les Grecs, peut rsumer Nietzsche en une formule paradoxale mais essentielle, se sont faits raisonnables jusqu labsurde (absurdvernnftig zu sein)5 : lre de labsurdit acheve est le rsultat inluctable du projet mme de la rationalit. La philosophie comme transvaluation La lucidit qui rvle au penseur lorigine du nihilisme lui fait dans le mme moment entrevoir le dnouement tragique auquel il peut aboutir celui dun sacrifice des vivants aux idoles glaciales de la rationalit. Le penseur ne peut donc pas en rester la mise au jour de la tlologie de lEurope ni se satisfaire de la pertinence de sa philosophie de lhistoire : la tche qui lui revient expressment est de surmonter cette fatalit par le renversement de cette rationalit exsangue et la restauration du sens. Tel est prcisment le

statut historial de la phnomnologie que dcouvre Husserl dans les annes de rdaction de la Krisis : en rponse au manquement de la vie dans lUrstiftung grecque, la phnomnologie se rvle comme lEndstiftung, la refondation finale de la rationalit europenne. Le projet le plus global de la phnomnologie consiste en effet faire la gense du sens en reconduisant les formations 212 Jean Vioulac1. Nietzsche, La Naissance de la tragdie, 18, p. 121 et p. 123 ; KSA, 1, p. 116-117. 2. Crpuscule des idoles, respectivement Le problme de Socrate , 4, 10, 7, et La raison dans la philosophie , 5 ; KSA, 6, respectivement p. 69, p. 72, p. 70 et p. 77. 3. Fragments posthumes (1887-1888), 11 [99], p. 242 ; KSA, 13, p. 49. 4. (1888-1889), 14 [134], p. 105 ; KSA, 13, p. 318. 5. Crpuscule des idoles, Le problme de Socrate , 10 ; KSA, 6, p. 72 soulign par Nietzsche.

thoriques aux vcus originaires dans lesquels elles ont puis leur sens, et finalement rduire la science au monde de la vie dont elle nest quune prestation . La mise en oeuvre de ce projet prend, sous les formes successives dun approfondissement continuel, toujours la mme voie, celle de luniverselle epoch. Contrairement ce que croient les phnomnologues dbutants qui pensent quil arrivera bien un moment tout de mme o il faudra lever lepoch phnomnologique, quil faudra bien que revienne le moment o lon aura nouveau une exprience naturelle 1 , lepoch ne spuise pas dans sa fonction mthodologique : elle est la phnomnologie, elle est dfinitive, elle est en elle-mme la refondation de la rationalit. Lepoch est la fois mthodique et dfinitive : elle est une mthode qui se rvle vrit, un moyen qui se dcouvre fin en soi. Le phnomnologue renonce toute position dobjectivit pour accder au sol des significations objectives : mais ce que rvle cette suspension de jugement, cest que lobjectivit est insense et que le sujet est la seule source de sens. Bref, la ngation du monde le fait apparatre comme constitu par les vises de sens, et manifeste sa structure phnomnale : Ce que javais l autrefois devant les yeux comme le monde tant et valant pour moi, cela est devenu un simple phnomne. 2 En cela, lepoch est le dnouement de la crise que constitue le nihilisme contemporain et ouvre une voie de dpassement pour lhumanit europenne : la phnomnologie, prcise en ce sens la Krisis, fonde la possibilit dun changement radical de lhumanit dans son ensemble par cette epoch qui latteint dans ses profondeurs philosophiques 3. En effet, lepoch consiste soumettre rellement toute chose au renversement (Umsturz), tout ce qui valait ou pourrait valoir pour moi 4 ; elle est une universelle transvaluation (Umwertung)5 des significations, qui les dleste de leur index mondain pour les rapatrier dans le pur vcu. Lepoch laisse ainsi subsister le monde dans son intgralit, mais libr de ses arriremondes : elle rvle que le monde nest rien au-del de sa prsence phnomnale, que le monde na pas dau-del mais consiste tout entier dans son immanence aux vcus et finalement que le sujet est le sens et lorigine du monde. Elle ouvre ainsi une manire de penser qui renonce la vise dun monde transcendant qui constituait la cause du nihilisme elle accomplit en ce sens la transvaluation de toutes les valeurs (Umwertung alles Werte) dans laquelle Nietzsche avait fini par reconnatre sa tche propre. On sinterdit tout accs la pense de Nietzsche si lon sobstine ravaler la transvaluation un libertinage au sens des XVIIe et XVIIIe sicles6 : la De Nietzsche Husserl 2131. Husserl, Erste Philosophie II (1923-1924), Hua VIII, 53e leon, p. 174. 2. Krisis..., 17, p. 79 ; trad. fran., p. 90. 3. Krisis..., 40 ; trad. fran., p. 171-172. 4. Erste Philosophie II, 52e leon, p. 166. 5. Ideen... I, Hua III, 31, p. 55 ; trad fran. P. Ricoeur, Ides directrices pour une phnomnologie, p. 99.

6. Je traite les philosophes connus jusquici comme de mprisables libertins , Fragments posthumes (1888-1889), 22 [24], p. 336 ; KSA, 13, p. 594 libertins , en franais dans le texte.

transvaluation, prcise systmatiquement Nietzsche, concerne toutes les valeurs, et leur fait subir toutes, quelles quelles soient, la mme mutation dessence. La tche de la transvaluation nietzschenne est parfaitement expose ds le premier sermon de Zarathoustra : elle consiste en une mtamorphose de lesprit (Verwandlung des Geistes) qui lui permet de se librer du fardeau de la transcendance figure de lesprit que symbolise le chameau , non pas simplement pour dtruire ce que symbolise le lion mais pour retrouver linnocence de lenfant, cest--dire de la vie en sa sainte affirmation . La mtamorphose de lesprit est sa conversion, par laquelle, ayant perdu le monde, il conquiert son propre monde , monde dans lequel lesprit trouve un commencement nouveau , et dans lequel il retrouve son premier mouvement 1. Ce monde propre conquis par lUmwertung est innocence et oubli, jeu, roue qui se meut delle-mme la vie absolue dans sa pure immanence. La transvaluation a ainsi pour fonction dliminer la rfrence la transcendance afin de refonder le sens sur la pure immanence de la vie : cest sa fonction mme, sa raison dtre constituer une rponse lobjectivisme absolu de la mtaphysique et au dsespoir quil gnre immanquablement chez les sujets : Il est dune importance capitale que lon abolisse le monde vrai. Il est la grande mise en doute et dvalorisation de ce monde que nous sommes : il a t jusquici notre attentat le plus dangereux contre la vie. 2 L abolition du monde vrai est son epoch par laquelle est rvl le monde total et plein de la vie subjective. Par cette transvaluation, la vie se rapproprie le sens du monde en dcouvrant son statut phnomnal ; Nietzsche le prcise en une formule : Ltant comme phnomne ; renversement des valeurs (Das Seiende als Schein ; Umkehrung der Werthe)3. La transvaluation apparat donc clairement comme la rponse au nihilisme que le fragment cit de 1885-1886 dfinissait comme contraste entre le monde que nous vnrons et le monde que nous vivons, le monde que nous sommes , elle consiste abolir ce contraste par la destruction du monde que nous vnrons au profit du seul monde de la vie. En ce sens, elle est le dpassement de la mtaphysique et ouvre un autre commencement pour la pense. Nietzsche note en 1887 : Dpassement des philosophes par lanantissement du monde de ltant (berwindung der Philosophen durch Vernichtung der Welt des Seienden) ; priode intermdiaire du nihilisme : avant quune force soit l, capable de retourner les valeurs et de diviniser, de bnir le devenant, le monde apparent en tant que lunique monde (die scheinbare Welt als die Einzige). 4 Il est clair ds lors que, bien loin douvrir la barbarie dun irrationalisme terroriste, la pense de Nietzsche est toute entire tendue vers une refondation de la rationalit sur le vcu. Un aphorisme du Gai Savoir dit 214 Jean Vioulac1. Ainsi parlait Zarathoustra, Des trois mtamorphoses , KSA, 4, p. 29-31. 2. Fragments posthumes (1888-1889), 14 [103], p. 75 ; KSA, 13, p. 281. 3. (1885-1887), 7 [54], p. 303 ; KSA, 12, p. 312. 4. (1887-1888), 9 [60], p. 40 ; KSA, 12, p. 367.

ainsi : Nous autres, assoiffs de raison (Vernunft-Durstigen), voulons regarder nos expriences vcues (Erlebnis) dans les yeux et avec autant de rigueur quune exprimentation scientifique. 1 La transvaluation a pour finalit une refondation du sens, une restauration de la raison au sens o, dans le Crpuscule des idoles, Nietzsche voque sa raison restaure (meine wiederhergestellte Vernunft)2 ou encore une libration de lesprit puisque dans Ecce Homo Nietzsche prcise qu il convient de prendre le mot esprit libre dans un sens et un seul : celui desprit libr (freigewordner Geist), qui a repris possession de lui-mme 3. De la mme manire que la rduction, dabord

purement ngative, rvle la plnitude constituante de la vie subjective, la transvaluation nietzschenne nen reste pas la destruction des idoles : elle rvle au contraire linfinie ressource crative de la vie. Le fragment de 1888 intitul quoi je reconnais mes pairs insiste sur cette fonction prparatoire de la destruction : Une philosophie exprimentale telle que celle que je vis anticipe mme titre dessai sur les possibilits du nihilisme radical : ce qui ne veut pas dire quelle en reste un non, une ngation, une volont de nier. Bien au contraire, elle veut parvenir linverse. 4 L inverse de la ngation de la vie doit tre compris en son sens le plus radical : le problme nest pas ici, superficiellement, de remplacer un jugement (ngatif) par un autre (positif), ce qui maintiendrait la transcendance de la valeur au nom de laquelle on juge la vie ; il sagit daccder une forme dacquiescement suprieur, ne de la plnitude et de la surabondance , cest--dire de simmerger dans la puissance daffirmation qui est propre la vie et qui la dfinit en son essence. L inversion dun jugement port sur la vie consiste donc reconnatre quil ny a de jugement que port par la vie : que la vie est la seule instance de valorisation, la seule source des valeurs. Or bien loin dune dfaite de la pense, ce refus de tout acte judicatif se rapportant des objets transcendants ouvre la forme de savoir la plus haute, la plus rigoureuse et la plus vraie. Cet ultime oui, le plus joyeux, le plus exalt, le plus exubrant , crit ainsi Nietzsche dans Ecce Homo, nest pas seulement la comprhension la plus haute (die hchste Einsicht), mais aussi la plus profonde, celle qui est le plus rigoureusement confirme et soutenue par la vrit et la science (die von Wahrheit und Wissenschaft am strengsten besttigte und aufrecht erhaltene). 5 Cest en effet la Sinngebung propre la vie qui est rvle par la transvaluation : Nos valeurs sont des interprtations projetes dans les choses. Y a-t-il un sens dans len-soi ? Le sens, prcisment, nest-il pas ncessairement un sens relationnel, une perspective ? Tout sens est volont de puissance , ... il ny a pas d tat de fait en soi, au contraire, il faut toujours projeter un sens au pralable pour quil puisse y avoir un tat de fait. Le quest ce De Nietzsche Husserl 2151. Le Gai Savoir, 319 ; KSA, 3, p. 551. 2. Crpuscule des idoles, Les quatre grandes erreurs , 2 ; KSA, 6, p. 89. 3. Ecce Homo, Humain, trop humain , 1 ; KSA, 6, p. 322. 4. Fragments posthumes (1888-1889), 16 [32], p. 244 ; KSA, 13, p. 492. 5. Ecce Homo, Naissance de la tragdie , 2 ; KSA, 6, p. 311.

que cela ? est une position de sens (eine Sinn-Setzung), envisage partir de quelque chose dautre 1. La transvaluation a ainsi pour fonction exclusive de restaurer la rationalit en lui donnant la source effective et profuse qui est la sienne, la vie ; elle vise librer lhomme du ftichisme de lobjectivit pour se reconnatre dtenteur de la vrit et du sens du monde. En cela, la ngation dun monde vridique, dun tre, pourrait tre une manire divine de penser... 2. Contre le dsespoir gnr par labsence de toute ontologie positive de la subjectivit 3 qui caractrise la mtaphysique hglienne, la transvaluation nietzschenne se veut une conversion de lesprit qui divinise lhomme : Toute la beaut, toute la sublimit que nous avons attribues aux choses relles et imaginaires, je les veux revendiquer comme la proprit et le produit de lhomme (will ich zurckfordern als Eigentum und Erzeugnis des Menschen) : comme sa plus belle apologie. Lhomme en tant que pote, penseur, dieu, amour, puissance. 4 La vrit du corps et le monde de la vie Un mme diagnostic sur lre du nihilisme achev conduit donc Nietzsche et Husserl une mme voie de dpassement, celle de la refondation de la rationalit occidentale par son Umwertung. Que ce soit sous la forme dune inversion du platonisme 5 ou dun renversement cartsien 6 de la philosophie, Nietzsche et Husserl cherchent remdier une

perversion congnitale de lesprit europen en le ressourant son origine perdue, la vie. Par l mme, ils mettent au jour lorigine de tout sens et de toute validit, et imposent toute pense son enracinement dans ce sol : la philosophie de lavenir que la transvaluation rend possible prend alors la figure dune ontologie de la vie. La phnomnologie sinaugure certes dans les Recherches logiques par une mise hors jeu de lontologie, mais lontologie qui est alors annule vise des dterminations aprioriques pour des objets dune conscience possible . La phnomnologie est pure, crit Husserl en 1901, en ce quelle neffectue aucun acte positionnel empirique ni judicatif se rapportant des objets transcendants la conscience. (...) Ainsi comprises, toutes les recherches du prsent ouvrage (...) ne comportaient pas de thmes ontologiques 7. Mais en radicalisant par lepoch ce refus de tout acte positionnel se rapportant des objets transcendants , la phno216 Jean Vioulac1. Fragments posthumes (1885-1887), 2 [77], p. 105 et 2 [149], p. 141 ; KSA, 12, p. 97 et p. 140. 2. Fragments posthumes (1887-1888), 9 [41], p. 30-31 ; KSA, 12, p. 354. 3. Michel Henry, Lessence de la manifestation, 2e d., Paris, 1990, p. 906. 4. Nietzsche, Fragments posthumes (1887-1888), 11 [87], p. 238 ; KSA, 13, p. 41. 5. La Naissance de la tragdie. Fragments posthumes (1870-1871), 7 [156], p. 308 ; KSA, 7, p. 198. 6. Husserl, Mditations cartsiennes, 2, trad. par G. Pfeiffer et E. Levinas, p. 5. 7. Logische Untersuchungen, VI, p. 236 objets , soulign par Husserl.

mnologie donne la direction dune refondation de lontologie dans limmanence du pur vcu subjectif. Sil faut attendre les annes 1930 pour que cette possibilit soit reconnue comme lavance ultime de la phnomnologie, cest prcisment parce que Husserl restait jusque-l tributaire de sa dfinition mtaphysique de lontologie exclusivement oriente sur la transcendance de lobjet ; cest ce quil est contraint de reconnatre dans les annes de rdaction de la Krisis : Nous autres qui sommes depuis lcole prisonniers de la mtaphysique traditionnelle objectiviste navons tout dabord aucun accs lide dun a priori universel relevant purement du monde de la vie. 1 Ds les annes 1920 pourtant, Husserl remet en cause le modle cartsien de rduction qui, dans linterprtation qui est la sienne2, ne donne quun sol vide , un esprit vide et loin des choses (Sachferne) : la radicalisation de la rduction quil opre dans le cours de philosophie premire consacr la Thorie de la rduction phnomnologique abandonne ce formalisme pour dcouvrir la richesse infinie de la vie transcendantale. La rduction nant de toute objectivit rvle en effet la singularit irrductible de la vie, qui est en soi ce quelle est. (...) La vie existe de telle manire qua priori elle na nul besoin de lexistence de ce qui en elle est pos comme existant. (...) Je puis la considrer dans une epoch lendroit de toute objectivit, qui quivaut sa rduction nant 3. Cette nouvelle dmarche a limmense avantage de nous ouvrir laccs la comprhension la plus large et la plus profonde des structures de la subjectivit ellemme : Loin que ce soit seulement un sol vide qui est postul dans cette mthode ou invoqu avec une unique proposition ego cogito dans un esprit vide et loin des ralits, il se prsente au contraire aussitt concrtement dans sa particularit dessence comme vie transcendantale infinie. (...) Le rsultat qui se fait jour en est grandiose et surprenant : jai dploy devant moi un champ infiniment ouvert dune exprience dun genre nouveau, disons mme que cest par l prcisment que jai prpar mon intention le champ dexprience de ma subjectivit transcendantale. 4 La rduction radicale de lobjectivit, le recentrement sur la subjectivit, se rvlent comme la donation intuitive du monde mme : Renoncer toute chose signifie gagner toute chose. Peut-tre le renoncement radical au monde est-il le chemin ncessaire permettant

de saisir dans lintuition la ralit vraie en dernire instance. 5 La sphre dtre purement subjective qui est atteinte ici et qui donne sa plnitude et sa vie la subjectivit transcendantale, cest ce que Husserl nomme la Chair, ou le Corps vivant (Leib) : elle constitue le gain propre de la De Nietzsche Husserl 2171. Krisis..., 36, trad. fran., p. 160. 2. Comme la montr Michel Henry, Husserl se fonde dans LIde de la phnomnologie sur une interprtation aberrante de Descartes qui fait du cogito une vidence formelle et vide. Voir La mthode phnomnologique , dans Phnomnologie matrielle, Paris, PUF, 1990, p. 66 sq. 3. Erste Philosophie II (1923-1924), 51e leon, p. 160. 4. Ibid., 52e leon, p. 164 et p. 166. 5. Ibid., p. 166 soulign par Husserl.

rduction, dont le sens ontologique est reconnu ds les Ideen avec lapparition d une distinction fondamentale : celle de ltre comme vcu et de ltre comme chose (Sein als Erlebnis und Sein als Ding) 1. Avec la Chair est atteint le sol originaire de donation du monde, un domaine dvidences concrtes qui se situe en de de la distinction entre intention et vrification, et qui constitue bien plutt le milieu de leur unit premire. Ds 1907, dans les leons sur Chose et espace, Husserl reconnat la signification transcendantale de la subjectivit incarne (Ichleib)2, et tout le dveloppement de la phnomnologie consiste thmatiser la vie transcendantale comme origine et sens du monde. La Krisis rcapitule alors toutes ces avances ontologiques. Lultime radicalisation de lepoch consiste en effet frapper de rduction lobjectivit en tant que telle et en totalit, oprer ce que Philosophie premire appelait une epoch lendroit de toute objectivit, qui quivaut sa rduction nant . Par cette annulation de la couche objectivo-logique se rvle ainsi la richesse et la plnitude de la couche primordiale : mais il se rvle aussi que lpreuve que la chair fait delle-mme est le sens dtre du monde donn davance dans la vie (der Seinssinn der vorgegebenen Lebenswelt) partir duquel devient possible une ontologie en tant que science apriorique 3. Cest l tout lenjeu de la Krisis : Apporter la comprhension fondamentale du fait que la priori universel de la couche objectivo-logique, celle des sciences mathmatiques et de toutes les autres sciences aprioriques au sens habituel du mot, se fonde dans un a priori universel en soi antrieur, celui justement du monde de la vie. 4 La radicalisation de la rduction transcendantale a expressment pour fonction de rduire non plus seulement le monde objectif lego constituant, mais de rduire cet ego la vie qui le fonde. Husserl reprend alors au 43 les analyses de 1924 et thmatise un nouveau chemin vers la rduction distinct du chemin cartsien , dont le gros dsavantage est de donner un ego transcendantal vide de contenu 5, ou plus prcisment de naccder qu la surface de la subjectivit : Les fonctions transcendantales (...) appartiennent une dimension de la vie de lesprit cache durant des millnaires. (...) Tout cet ensemble demeure la surface, laquelle est pourtant, mais de faon inaperue, la surface dune profondeur infiniment riche. 6 Le sens dernier de la rduction consiste ainsi dfinir la subjectivit par lpreuve que la vie fait dellemme : or cette preuve du vivre se rvle comme le sens mme du monde de la vie (Lebenswelt) ou monde primordial , qui, prcise Husserl, est le seul vrai monde (die einzig wahre Welt)7. Cest en effet la possibilit dtre prouv qui dcide en dernire instance , et qui fonde la rduction du 218 Jean Vioulac1. Ideen... I, 42, p. 142 ; trad. fran., p. 175. 2. Ding und Raum (1907), Hua XVI, 47, p. 162 ; trad. fran. par J.-F. Lavigne, p. 198. 3. Krisis..., 14, p. 70 ; trad fran., p. 80 et 51 ; trad. fran., p. 197. 4. Krisis..., 36 ; trad fran., p. 160. 5. Krisis..., 43 ; trad fran., p. 175-176.

6. Krisis..., 32 ; trad fran., p. 134-135. 7. Die Krisis... Ergnzungsband (1934-1937), Hua XXIX, no 11, p. 140.

monde thorique : Le contraste entre le subjectif du monde de la vie et le monde objectif, le monde vrai, consiste en ceci que ce dernier est une substruction thorico-logique, la substruction de ce qui par principe nest pas perceptible, de ce qui par principe, dans son tre-soi-mme propre, ne peut pas tre prouv, tandis que le subjectif du monde de la vie est caractris de part en part prcisment par ceci quil peut tre effectivement prouv (das lebensweltlich Subjektive in allem und jedem eben durch seine wirkliche Erfahrbarkeit ausgezeichnet ist). Par lpreuve du vivre, Husserl surmonte donc le vide de contenu auquel aboutissait son interprtation de lvidence : il dfinit dsormais l vidence-originaire (Urevidenz) comme la prestation dun vivre originel : Toute vidence des oprations objectivologiques (...) possde les sources caches de son fondement dans lopration ultime qui est celle de la vie. Le vivre est, ds lors, confirmation de ltre (Seinsbewhrung)1. Lpreuve de sa propre chair par un sujet fournit ainsi un domaine intuitif de fond en comble dans lequel est donn le sens dtre du vrai monde, par lequel devient possible le programme fix ds 1924 : Saisir dans lintuition la ralit vraie en dernire instance 2, cest-dire constituer une ontologie du monde de la vie : celle-ci aura alors pour tche d ouvrir systmatiquement lintentionnalit vivante qui rgne dans ce fondement 3. Husserl na pas eu le temps de dvelopper cette ontologie de la vie qui constitue le sens dernier de la phnomnologie. La Krisis reste essentiellement programmatique, et Husserl y rpte constamment ses doutes sur la scientificit de cette connaissance dun genre absolument nouveau : vrai dire, comment le monde de la vie doit-il devenir un thme indpendant, cela nous ne le savons pas encore. Nous sommes ici des dbutants absolument. 4 Certains manuscrits indits des annes 1930 permettent cependant de lui donner ses caractristiques essentielles. Le manuscrit de 1933 intitul Tlologie universelle5 est ce titre crucial : Husserl y tente en effet de dterminer la nature de la couche primordiale, et la dfinit en ces termes : La primordialit est un systme pulsionnel. Ce texte opre en ce sens la plus radicale des rductions, puisque cest lintentionnalit goque elle-mme qui se voit fonde sur larch-intentionnalit de la pulsion (Trieb). Pour dfinir le monde primordial ou monde de la vie, Husserl formule alors lhypothse d une intentionnalit pulsionnelle universelle . Un tel texte ne peut tre sous-estim, puisquil rpond la ncessit nonce dans la Krisis de dterminer lintentionnalit vivante qui rgne dans ce fondement : or il est clair quavec lhypothse dune intentionnalit pulsionnelle universelle , Husserl se rapproche de la pense nietzschenne de la De Nietzsche Husserl 2191. Krisis..., 34 d), p. 130 ; trad. fran., p. 144-145. 2. Erste Philosophie II (1923-1924), 52e leon, p. 166 soulign par Husserl. 3. Krisis..., 30, trad. fran., p. 132. 4. Krisis..., 34, trad. fran., p. 152. 5. Zur Phnomenologie der Intersubjektivitt (1928-1935), Hua XV, no 34, p. 593-597, trad. fran. par J. Benoist, dans Philosophie, no 21.

Volont de puissance. Par la formule de Volont de puissance, Nietzsche dsigne en effet la fois lessence du monde 1 et lessence de la vie 2 cest--dire lessence la plus intime de ltre (das innerste Wesen des Seins) 3. En dpit des divergences de style entre la formule nietzschenne et la science recherche par Husserl, cest bien la mme ralit dernire que cherchent penser Wille zur Macht et Lebenswelt. Nietzsche doit en effet insister sur la nouveaut de sa pense de la vie : Quest-ce que la vie ? Ici une dfinition nouvelle et plus prcise du concept de vie devient ncessaire. Ma

formule, la voici : la vie est Volont de puissance 4 si Nietzsche traduit la nouveaut de cette pense par le terme de volont , cest quil se situe sans quivoque dans la postrit de la distinction capitale tablie par Schopenhauer entre le monde comme volont et le monde comme reprsentation, et quil revendique lhritage de la rupture radicale reconnue par Michel Henry, savoir le rejet explicite et dcisif de linterprtation de ltre comme reprsentit 5. Or cest prcisment par ce rejet que la phnomnologie conquiert le monde de la vie : la fonction de lepoch consiste en dernire instance rduire nant toute objectivit, et la rvler comme la couche objectivo-logique ou substruction thorico-logique qui travestit (verkleidet) par un vtement dides (Ideenkleid) la couche primordiale. Par la reconnaissance de lhtrognit principielle de la vie et de la reprsentation, et par la thmatisation du vcu comme donation de la ralit vraie en dernire instance , la phnomnologie se tient la porte dentre de ce royaume des Mres de la connaissance, que nul encore na foul 6 et ce faisant, elle tente daccomplir le projet de Nietzsche nonc ds La Naissance de la tragdie : Frayer la voie qui mne jusquaux Mres de ltre. 7 Nietzsche a lui-mme tent de mener bien ce projet, et, par une mditation des questions de mthode, a dtermin la voie daccs ce domaine originaire la Chair. Le sermon que Zarathoustra adresse Ceux qui mprisent la Chair opre demble une distinction capitale entre le Moi (das Ich) et le Soi (das Selbst). Le Moi, caractris par toutes les oprations conscientes, apparat comme une fonction drive du Soi : Intelligence et esprit ne sont quinstrument et jouet ; le Soi se situe derrire. Le Soi sinforme aussi par les yeux des sens, il coute aussi par les oreilles de lesprit. Le Soi est sans cesse lafft, aux aguets ; il compare, il soumet, il conquiert, il dtruit. Il rgne, et il est aussi le matre du Moi. Or quand il faut dfinir positivement le Soi, Nietzsche le nomme Chair : Derrire tes penses et tes sentiments, mon frre, il y a un puissant Seigneur, un Sage 220 Jean Vioulac1. Nietzsche, Par-del bien et mal, 186 ; KSA, 5, p. 107. 2. Gnalogie de la morale, IIe dissertation, 12 ; KSA 5, p. 316. 3. Fragments posthumes (1888-1889), 14 [80], p. 58 ; KSA, 13, p. 260. 4. Fragments posthumes (1885-1887), 2 [190], p. 160 ; KSA, 12, p. 161. 5. Michel Henry, Gnalogie de la psychanalyse, chap. V, Paris, PUF, 1985, p. 159. 6. Husserl, Krisis..., 42 ; trad fran., p. 174. 7. Nietzsche, La Naissance de la tragdie, 16, p. 110 ; KSA, 1, p. 103.

inconnu qui sappelle le Soi. Il habite ta Chair, il est ta Chair (ein mchtiger Gebieter, ein unbekannter Weiser der heiszt Selbst. In deinem Leibe wohnt er, dein Leib ist er). 1 Il est clair ici que la pense nietzschenne du corps, loin de tout biologisme, relve de la pense phnomnologique de la chair : pas seulement parce que Nietzsche use expressment du vocable Leib, mais parce quil dfinit le corps comme un Soi, quil le dfinit donc comme corps subjectif, et non pas comme le corps objectif des sciences positives. La diffrence entre corps vcu et corps conu est ainsi explicite par Nietzsche : Quelle diffrence entre le corps (Leib) que nous prouvons, voyons, sentons, redoutons, admirons et le corps que nous enseigne lanatomiste ! 2 Cest donc sur cette Chair prouve dans la passivit et laffectivit que se dporte tout le poids de la subjectivit transcendantale et de sa fonction de constitution : Il ne faut pas demander : qui donc interprte ? ; cest linterprter lui-mme, en tant que forme de la Volont de puissance, qui existe (non cependant en tant qu tre, mais en tant que processus, que devenir) en tant quaffection (als ein Affekt) 3 ; Linterprtation dun vnement soit comme agir, soit comme souffrir tout agir tant donc un souffrir (ein Leiden). 4 En accdant ce domaine, la pense fraye la voie qui mne

jusquaux Mres de ltre , et la mthode impose de sen tenir lui. Nietzsche note ainsi pendant les annes de rdaction du Zarathoustra : Ce miracle des miracles (diesem Wunder der Wunder)... tout ce phnomne Chair (dieses ganze Phnomen Leib) est, au point de vue intellectuel, aussi suprieur notre conscience, notre esprit, nos faons conscientes de penser, de sentir et de vouloir, que lalgbre est suprieur la table de multiplication. L appareil neuro-crbral na pas t construit avec cette divine subtilit dans la seule intention de produire la pense, la sensation, la volont : il me semble tout au contraire que justement pour produire le penser, le sentir et le vouloir, il nest nul besoin dun appareil, mais que ces phnomnes, et eux seuls, sont la chose elle-mme (die Sache Selbst). 5 Nietzsche doit alors reconnatre et expliciter le statut mthodologique de la Chair : Le phnomne de la Chair (Das Phnomen des Leibes) est un phnomne plus riche, plus clair, plus saisissable [que la conscience] : placer au premier rang, pour des raisons de mthode, sans rien prjuger de sa signification ultime. 6 Cest donc guide par le fil conducteur de la Chair (am Leitfaden des Leibes) 7 quest labore l hypothse de la Volont de puissance. Et cest selon une approche identique celle de Husserl que Nietzsche fonde cette hypothse : partir dune vie immanente obtenue par rduction, il en vient De Nietzsche Husserl 2211. Ainsi parlait Zarathoustra, Von den Verchtern des Leibes ; KSA, 4, p. 40. 2. Fragments posthumes (1881-1882), 14 [2], p. 497 ; KSA, 9, p. 623. 3. (1885-1887), 2 [151], p. 142 ; KSA, 12, p. 140. 4. (1885-1887), 2 [145], p. 140 ; KSA, 12, p. 138. 5. (1884-1885), 37 [4], p. 311 ; KSA, 11, p. 577 nous soulignons. 6. (1885-1887), 5 [56], p. 206 ; KSA, 12, p. 205. 7. (1884-1885), 37 [4], p. 312 ; KSA, 11, p. 578.

caractriser le monde originaire selon les caractristiques videntes