AN3 Mihalevschi Les Dysfonctionnements Metaphoriques

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1 MIRCEA MIHALEVSCHI LES DYSFONCTIONNEMENTS MÉTAPHORIQUES

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MIRCEA MIHALEVSCHI

LES DYSFONCTIONNEMENTS MÉTAPHORIQUES

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© Editura Fundaţiei România de Mâine, 2002 ISBN 973-582-395-0

Redactor: Janeta LUPU Tehnoredactor: Brînduşa DINESCU

Coperta: Stan Ioan BUNEA

Bun de tipar: 8.01.2002; Coli de tipar: 9,5 Format: 16/61x86

Editura şi Tipografia Fundaţiei România de Mâine

Splaiul Independenţei, nr. 313, Bucureşti, sector 6, O.P. 78 Tel.: 410.43.80, Fax: 411.33.84; www.SpiruHaret.ro

UNIVERSITATEA SPIRU HARET FACULTATEA DE LIMBI ŞI LITERATURI STRĂINE

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MIRCEA MIHALEVSCHI

LES DYSFONCTIONNEMENTS MÉTAPHORIQUES

– Étude monographique –

Editura Fundaţiei România de Mâine Bucureşti, 2002

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TABLE DES MATIÈRES

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Avant-propos…………………………………….... 7Argument ………………………………………… 9

1. Dysfonctionements métaphoriques et „voyance” (A. Rimbaud) ………………….. 17

2. M.Proust: dysfonctionements textuels et phénoménologie ……………………………. 23

3. Dysfonctionements propres au cubisme et au surréalisme. G. Apollinaire …………… 45

4. Le dysfonctionement explicitement solidaire avec une nouvelle vision sur l’écriture poé- tique: Mallarmé, Valéry, le groupe „tel-quel” ... 75

5. Dysfonctionements métaphoriques dans les macrostructures textuelles narratives et théâtrales ………………………………………. 103En guise de conclusion ……………………… 149Bibliographie …………………………….………. 151

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AVANT-PROPOS

La présente étude monographique se prête

à trois niveaux de lecture: ♦ Elle se veut une contribution aux re-

cherches théoriques de pointe consacrées à l’étude des formes d’expression du discours littéraire sous l’incidence des modifications subies au cadre de l’actuel carrefour épisté-mologique.

♦ Procédant à un repérage des dysfonc-tionnements en étude dans des textes repré-sentatifs pour le discours littéraire français depuis la deuxième moitié du XIXème siècle jusqu’à nos jours elle peut constituer un instrument de travail à la fois ponctuel et exemplaire au cadre des cours pratiques d’approche textuelle et des seminaires de littérature.

♦ Le contre-point des démarches des-criptives et évaluatives maintenu tout au long du présent ouvrage le rend accessible à tout lecteur intéressé par les coordonnées de la création littéraire contemporaine.

L’auteur

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ARGUMENT

Le discours littéraire vise, en général, à pré-senter dans une lumière nouvelle, insolite, révéla-trice, divers aspects des relations entre l’homme et le monde, ayant la vocation de promouvoir une em-prise supérieure, plénière, sur les pulsions de la vie et sur les forces qui regissent notre existence; com-me on le dit souvent, il vise à situer poétiquement l’homme dans le monde.

Dans l’économie de ce discours l’on reconnaît l’emploi de certaines figures, parmi lesquelles la métaphore occupe une place de choix.

Parfois ces figures sont délibérémment utilisés d’une manière „défectueuse”, les licences poétiques acquérant de la sorte des valeurs expressives à part.

Dans un article publié dans la revue Poétique

sous le titre Figures impossibles, le professeur Pierre Force s’occupe de certains dysfonctionnements méta-phoriques, nés d’une confusion entre le „comparé” et le „comparant”1. L’auteur remarque, pour com-mencer, que „le dysfonctionnement consiste en l’exis-tence, dans un texte donné, de cohérences partielles qui ne peuvent sans contradiction s’additionner en une cohérence globale […]”.

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Pierre Force développe son analyse concernant les dysfonctionnements textuels en postulant leur appartenance à la catégorie des „figures impos-sibles”, tout en s’appuyant, dans sa démarche, sur les écrits d’Aristote ayant trait sur la question (celle de la confusion engendrant une énigme):

Dans un dysfonctionnement, ce que dit le texte est littéralement impossible, c’est-à-dire qu’on ne peut sans contradiction projeter le signifiant du texte sur son signifié. Pour une réflexion sur l’impossible dans le discours, il est utile de se référer à Aristote, qui dans la Poétique2 et la Rhétorique3 donne deux ana-lyses différentes de la même phrase (qu’il ap-pelle une énigme): «J’ai vu un homme souder du bronze sur un homme avec du feu»4. Dans la Rhétorique, Aristote insiste sur la nature de la métaphore, qui ne peut exister qu’entre choses «voisines et de même famille»5, et explique que l’absence d’un mot propre pour «application d’une ventouse» autorise le poète à parler à la place de «soudure»6. La traduction de l’énigme est donc: «J’ai vu un homme appliquer une ventouse (de bronze) sur un homme avec du feu». Aristote ajoute qu’on trouvera des métaphores justes parmi les bonnes énigmes «car la métaphore est une sorte d’énigme»7. Assurément, toute métaphore est une énigme, mais une énigme que la lecture résout immédiatement, tandis que la phrase

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citée plus haut résiste véritablement à la com-préhension. C’est dans la Poétique qu’Aristote offre une analyse de l’énigme en tant que telle. La raison pour laquelle la phrase est incom-préhensible est que, au lieu de comporter une seule métaphore, elle en associe deux:

Une énigme consiste à décrire un fait par une impossible combinaison de mots. Ce résultat ne peut être obtenu par la simple combinaison de mots propres, mais il peut l’être si l’on combine des méta-phores. Par exemple: «J’ai vu un homme souder du bronze sur un homme avec du feu, etc.»8.

Les deux métaphores sont «souder» pour «appliquer une ventouse» et «bronze» pour «ventouse de bronze» (la seconde figure n’est en fait pas une métaphore au sens strict, mais, si l’on suit Fontanier, une synecdoque de la matière). Pourquoi la phrase est-elle énigma-tique? Parce que le lecteur ne peut pas distin-guer les mots à entendre au sens propre des mots à entendre au sens figuré. Dans une phrase non énigmatique, le mot figuré saute aux yeux du lecteur parce qu’il rompt la continuité du sens propre, et la réduction du figuré au propre a lieu par automatisme de lecture. Dans l’exemple d’Aristote, le lecteur hésite devant des expressions qui ont chacune un sens propre satisfaisant pour l’ensemble de la phrase. La phrase se présente donc comme «impossible combinaison des mots» (to legonta hyparchonta adynata synapsai9). «Souder du

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bronze» est une expression qui a un sens; «J’ai vu un homme [effectuer quelque chose] sur un homme» a aussi un sens. Si «souder du bronze» est à entendre au sens propre, la deuxième occurrence de «homme» est-elle une méta-phore pour «statue»? Mais si les deux oc-curences de «homme» sont à entendre au sens propre, «souder du bronze» ne peut assuré-ment être entendu que métaphoriquement. Le lecteur se trouve en présence de deux blocs de signification A et B. S’il porte d’abord son attention sur A, il part naturellement de l’hy-pothèse que A est à entendre au sens propre (puisque A possède un sens propre satisfai-sant). Cela étant posé, B est nécessairement métaphorique. Si le lecteur part de B, il effec-tue le chemin en sens inverse et arrive à la conclusion opposée. Rien dans la phrase n’in-dique au lecteur par où il faut commencer; il est donc impossible de savoir lequel les deux blocs, A ou B, est métaphorique.

La cause de l’aporie se trouve, on l’a vu, dans la combinaison des deux métaphores: «souder» pour «appliquer une ventouse» et «bronze» pour «ventouse de bronze». Le sens propre de chacune de ces deux métaphores appartient au même champ sémantique (métal, souder …). Une fois conjointes, les deux métaphores forment une expression dont le sens métaphorique disparaît derrière l’émergence d’un sens propre beaucoup plus évident. Le lecteur est donc pour ainsi dire aveuglé par ce

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sens obvie qu’il prend pour un sens propre alors qu’un sens figuré est caché derrière. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce phéno-mène que l’expression apparemment lisse et homogène «souder du bronze» soit le produit de la combinaison de deux figures hétéro-gènes: une métaphore et une synecdoque de la matière10. Telle est la clé de l’énigme: le figuré a pris l’apparence du propre.

Cette énigme d’Aristote peut donc être analysée comme un dysfonctionnement textuel. Deux blocs de signification coexistent sans pouvoir s’unir en un sens global satisfaisant, et seule l’interprétation permet de résoudre l’é-nigme. Il s’agit bien ici d’interprétation et non pas de compréhension. Lorsqu’un lecteur tra-duit une métaphore au fil de sa lecture, il ne l’interprète pas, il ne fait que la comprendre. Mais, lorsqu’il résout l’énigme ici proposée, il doit examiner plusieurs hypothèses (homme = statue? Bronze = ventouse de bronze?) et tran-cher en faveur de la plus vraisemblable. En tout état de cause, il lui faut, pour comprendre, postuler des choses que le texte ne dit pas – donc, à proprement parler, interpréter le texte. S’il se limite au champ rhétorique, le lecteur ne peut que constater l’aporie de la compré-hension. Pour résoudre l’énigme, il faut sortir du champ rhétorique pour entrer dans celui de l’herméneutique.

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Herméneutique: Théorie de l’interprétation des signes comme éléments symboliques d’une culture (dict. Larousse); dans l’exemple mentionné le groupe nominal „un homme en bronze” pouvait être facile-ment décodé au cadre de l’épistemée de la Grèce antique comme „reproduction en bronze d’un être humain” et le substantif „bronze” comme désignant un objet utilitaire en bronze (de la même manière, dans la littérature classique française l’on utilisait le substantif „fer” pour designer une épée ou un poignard).

Un dysfonctionnement métaphorique comme celui mentionné peut être utilisé pour obliger le lecteur à une réflexion herméneutique et, de par cela, jouer un rôle important dans l’économie d’un texte poétique. P.Force en cite quelques exemples tirées de l’écriture proustienne. Proust compare, à un mo-ment donné, un massif floral avec un groupe de jeunes filles ayant des fleurs à la main: les fleurs deviennent métaphores des jeunes filles et les éta-mines des fleurs métaphores des fleurs. Le moment d’arrêt, d’hésitation, pour saisir le sens métapho-rique de l’image ne fait qu’enrichir les termes de la comparaison par une projection réciproque d’at-tributs (jeunes filles/ fleurs) dans une reverberation prolongée par l’ambiguïté de la figure (les jeunes filles aussi bien que les fleurs, sont à la fois comparé et comparant).

Le fonctionnement „herméneutique” des figures d’un texte, capable d’enrichir sa portée poétique, peut être décelé tout au long de l’histoire du discours littéraire; son usage c’est amplifié vers la fin du

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XIXème et au XXème siècle (chose explicable par le caractère relativiste du carrefour épistémique con-temporain).

En prenant comme point de départ l’article de Pierre Force nous nous sommes proposé d’entre-prendre une étude monographique des dysfonction-nements textuels dans le discours littéraire de la fin du XIXème siècle et du XXème siècle, autrement dit dans des textes portant la marque de l’actuelle crise épistémologique. Mentionnons, à seul titre d’exemple, quelques-uns des effets d’ordre gnoséologique qui en découlent: l’on ne se limite plus à rendre l’inconnu au connu, l’on s’interroge surtout aux facettes se déro-bant à notre emprise du prétendu „connu”; il n’y a pas d’objet commun pour tous les points de vue, ni de point de vue comme pour tous les objets; l’homme n’est plus placé (théoriquement) au centre de l’uni-vers (univers posé, d’ailleurs, comme décentré) etc.

Notre démarche sera à la fois inductive et dé-ductive (grâce à une sorte de contre-point entretenu en permanence). Nous nous proposons de déduire des données de l’actuel carrefour épistémologique la montée pour ainsi dire nécessaire de ces „figures impossibles” (et leur rôle dans l’économie des oeuvres) tout en procédant à un repérage des dys-fonctionnements dans les textes littéraires repré-sentatifs de l’époque. Elle sera, d’autre part, descrip-tive – évaluative: parfois la nature des dysfonction-nements repérés (et notamment leur caractère de dysfonctionnements métaphoriques) est difficile à identifier, les textes analysés se prêtant à des approches

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descriptives multiples; l’approche évaluative (ayant trait au message global) vise à souligner le caractère révélateur de la description dans les termes proposés par nous quant au poids des figures repérées dans la réalisation de ce que l’on désigne par le terme vague de „valeur intrinséque de l’oeuvre” (concept impos-sible à définir mais aproximé, cependant, par le con-sensus critique).

Les étapes successives de notre démarche vont démontrer, croyons-nous, la montée des dysfonction-nements métaphoriques comme trait caractéristique distinctif du discours littéraire contemporain.

Notes

1. Poétique, nr. 85, février 1991, Paris, pp. 111-112. 2. Aristote, Poétique, 1458 a. 3. Aristote, Rhétorique, 1405 b. 4. «Andr’eidon pyri chalkon op’aneri kollêsanta». 5. Aristote, Rhétorique, 1405 a. 6. Ibid., 1405 b. 7. Ibid. 8. Poétique, 1458 a. 9. Ibid. 10. Voir l’énigme baroque expliquée par Genette: «L’or

tombe sous le fer». Le procédé est exactement le même. Métaphore: «or» pour «blé». Synecdoque de la matière: «fer» pour «faux» (Gérard Genette, «L’or tombe sous le fer», Figures I, Éd. du Seuil, 1966, p. 29-38).

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DYSFONCTIONNEMENTS MÉTAPHORIQUES ET „VOYANCE”

(A. RIMBAUD) En ce qui s’ensuit nous allons aborder dans la

perspective herméneutique un texte d’Arthur Rimbaud (1854 - 1891):

Marine Les chars d’argent et de cuivre – Les proues d’acier et d’argent – Battent l’écume, – Soulèvent les souches des ronces. Les courants de la lande, Et les ornières immenses du reflux, Filent circulairement vers l’est, Vers les piliers de la forêt, – Vers les fûts de la jetée, Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

(Les Iluminations, XXV) Dans les quatre premiers vers les proues qui

„battent l’écume” semblent renvoyer à des bateaux et les chars qui „soulèvent les souches des ronces” à des charrues qui labourent la lande (terrain sablon-neux au bord de la mer). Plusieurs éléments nous

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empèchent cependant de décoder la signification de ce texte:

– La virgule placée à la fin du troisième vers nous oblige à la lecture suivante: les deux groupes nominaux (les charrues et les bateaux) se rattachent tous les deux, à tour de rôle, aux deux groupes ver-baux (autrement dit les proues des bateaux battent l’écume et soulèvent les souches des ronces tandis que les charrues font, elles-aussi, ces deux actions).

– La confusion est accentuée par le fait que le cuivre aurait dû être associé plutôt aux bateaux et l’acier plutôt aux charrues.

À la fin nous nous voyons dans l’obligation de conclure que le mot „proue” fonctionne à la fois au sens propre et comme métaphore des éléments en acier de la charrue (le coutre et le soc) qui fendent la lande et que, d’autre part, les charrues évoquées par l’action de soulever „les souches des ronces”, font cette action au sens propre du terme mais, en même temps, renvoient, métaphoriquement, aux proues qui „battent l’écume”. L’ensemble crée une vision uni-taire où la dynamique des bateaux et des charrues se confond dans une image irréelle ou plutôt surréelle, fusion des éléments terrestres et marins. Le reste de la poésie ne fait qu’amplifier cet effet:

Les courants (comportant comme trait séman-tique distinctif la fluidité) sont asociés à un élément terrestre (la lande) tandis que les ornières (participant, en tant qu’empreinte durables de la matérialité ter-restre) sont associés au reflux, élément marin.

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Cette confusion débouche de nouveau sur une vision intégratice: leur fusion dans un mouvement cir-culaire donnant l’impression de filer vers l’Est (donc, du côté de l’océan vers le continent), exprime l’im-mixtion de l’élément marin dans celui terrestre.

Du heurt du mouvement circulaire (propre à la fluidité) contre les lignes angulaires des éléments terrestres résultent des tourbillons de lumière. Rimbaud réalise ici, par „l’alchimie du verbe”, un des objectifs primordiaux de la poésie symboliste: peindre non pas l’objet mais l’effet que l’objet doit produire sur le récepteur. Il semble suggérer (par une sorte de mimétisme) les procédés des peintres impressionnistes: lorsqu’on s’approche de leurs toiles, les contours semblent se dissoudre sous forme de tourbillons de couleurs, décomposant et recompo-sant le spectre de la lumière (inutile de rappeler au lecteur avisé que l’impressionnisme représente la réplique – picturale ou musicale – du symbolisme).

Arrivés à ce point de la démarche nous devons nous interroger sur le degré de pertinence du modèle utilisé, aussi bien que sur son caractère révélateur.

Il faut, à ce propos, rappeler que, par définition, la démarche descriptive ne saura jamais, dans le domaine de la création littéraire ou artistique, faire coïncider ses résultats avec ceux d’une démarche évaluative. C’est une vérité généralement acceptée par le consensus critique. (Le professeur Anca Măgureanu de l’Université de Bucarest a même soutenu – lors d’une remarquable communication – que cette assertion pourrait être énoncée, partant des résultats de l’École analytique anglaise, sous forme de théorème).

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À mentionner, toujours en ce sens, le point de vue exprimé par Jacques Derrida1 sur la possibilité – de principe – d’étayer une théorie des oeuvres lit-téraires et artistiques étant donné que le trait distinctif de ces créations (condition sine qua non de leur valeur) le constitue l’unicité. Le philosophe démontre que l’unicité n’exclut pas l’exemplarité (condition de toute démarche théorique): l’oeuvre manifeste son unicité par sa manière de transgresser les limites du système de valeurs établi (ou réalisé) en y pratiquant une brèche, une ouverture. Cette performance est donc exem-plaire justement par ce qui constitue son unicité. Dans le sens qui nous préoccupe ceci nous conduit à dire que la démarche descriptive ne fait que situer, localiser, identifier cette brèche, cette fenêtre ouverte; autrement dit elle tend à établir les conditions de production de la valeur, sans pour autant la mesurer, l’évaluer.

Pour éviter l’écueil d’un débat sur le terrain glissant de l’axiologie, contentons-nous de faire appel à la (confortable) réduction à l’absurde: si la démarche descriptive pouvait se substituer – dans le domaine de la création artistique et littéraire – à celle évalua-tive, cette création pourrait se réduire à de simples formules et cesserait d’exister comme telle.

Ce „distinguo” une fois établi il n’en résulte pas moins qu’une démarche descriptive (telle la grille utilisée par nous, celle des dysfonctionnements méta-phoriques à visées herméneutiques) doit remplir deux conditions majeures: présenter, d’une part, un assez grand niveau d’adéquation à l’objet (à l’instar des propositions avec lesquelles opèrent les sciences exactes) et, d’autre part, un assez important côté révé-lateur (incidence sur les conditions de la production

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de la valeur); dans les termes du jargon souvent uti-lisé par la critique, cette démarche doit être à la fois pertinente et opérante.

Examinons donc dans cette perspective les ré-sultats de l’approche du texte rimbaldien.

Pour les quatre premiers vers l’adéquation de notre modèle nous semble évidente: nous avons constaté que la confusion comparé/ comparant qui bloque la saisie du sens métaphorique ne peut être tranchée qu’à cette condition près d’admettre la fu-sion des éléments marin et terrestre dans une seule réalité synesthésique: ces figures impossibles (terme employé par Pierre Force) réussissent à exprimer ce qui serait inexprimable dans les termes d’un langage discursif dénotatif – performance dont seule l’al-chimie du verbe (pour utiliser le terme rendu célèbre par Rimbaud) est à même de réaliser.

Dans le reste de la poésie cette ambiguïté n’est plus entretenue par le jeu des dysfonctionnements cano-niques (bien que décélable à la rigueur, sous une forme atténuée ou dissimulée). On peut tout simplement constater que les termes utilisés sont plutôt impropres: l’on dit d’habitude „les piliers de la jetée” et les „fûts de la forêt” et non pas inversement. Cependant, une lecture d’ensemble (tabulaire) du texte nous révèle que le choix des termes s’organise de telle sorte qu’il accentue de façon systématique et délibérée l’ambiguïté éléments terrestres /vs/ éléments marins instituée par les dys-fonctionnements repérés dans les quatre premiers vers.

On réalise de la sorte le message global de la poésie qui nous offre sous une forme concrètement perceptible et vécue le contact avec l’univers marin, au niveau d’une vision synthétique irréductible.

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L’approche textuelle entreprise se révèle opé-rante par ceci: elle vient d’établir le rapport intime, dans l’économie du texte, entre les dysfonctions métaphoriques décelées et le message global, lequel converge avec les exigences théoriques exposées par le poète dans sa lettre à Démeny: tel qu’il résulte de notre démarche, ce message global pose la poésie Marine comme un exercice de la „voyance”.

Au fait, les dysfonctionnements qui nous préoc-cupent avaient été mis en vedette par le poète dès les premiers vers, de sorte que ce texte semble être créé pour illustrer leur rôle dans l’économie de l’oeuvre.

Notre but étant d’identifier ces figures et d’en mesurer le poids dans la production littéraire tout au long de plus d’un siècle, nous serons obligés de raf-finer notre modèle et d’avancer à petits pas, du simple vers le complexe, des formes manifestes à d’autres, plus ou moins dissimulées.

Pour commencer, l’analyse suivante aura com-me objet un texte proustien qui présente des affinités visibles avec celui que nous venons de discuter. Ce qui le distingue (du point de vue de notre démarche) c’est que l’appel à l’herméneutique y est lancé au nom d’une perspective spécifique, solidaire avec le caractère glissant des données de notre cadre épisté-mique en train de se métamorphoser: la perspective phénoménologique.

Notes

1. À consulter Jacques Derrida: L’écriture et la dif-

férence, Paris, Éd. du Seuil, 1967.

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M. PROUST: DYSFONCTIONNEMENTS TEXTUELS ET PHÉNOMÉNOLOGIE Un procédé comparable a celui utilisé par

Rimbaud pour créer une confusion délibérément entretenue sur toute l’étendue de la poésie Marine (que nous avons commentée dans le chapitre précé-dent) entre les éléments appartenant à la terre et ceux appartenant à la mer est attribuée par M.Proust (1871 - 1922) au peintre Elstir (personnage ima-ginaire de son roman À la recherche du temps perdu), personnage derrière lequel l’exégèse critique a cru identifier tel ou tel peintre impressionniste (Rapelons de nouveau que l’impressionnisme cons-titue, en quelque sorte, le correspondant dans la peinture – et dans la musique – du symbolisme; or, Rimbaud a brilliamment illustré, par certains traits distinctifs de son oeuvre, le potentiel expressif de ce courant littéraire).

Le narrateur, Marcel (narrateur intra-diégétique, c’est-à-dire se présentant lui-même comme partici-pant aux événements narrés), s’évertue à déceler les procédés utilisés par le peintre en vue d’entretenir la confusion éléments terrestres/ aériens/ marins:

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C’est par exemple à une métaphore de ce genre – dans un tableau représentant le port de Carquethuit, tableau qu’il avait terminé depuis peu de jours et que je regardai longuement – qu’Elstir avait préparé l’esprit du spectateur en n’employant pour la petite ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les maisons cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou peut-être la mer même s’enfonçant en golfe dans les terres, ainsi que cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de l’autre côté de la pointe avancée où était construite la ville, les toits étaient dépassés (comme ils l’eussent été par des cheminées ou par des clochers) par des mâts lesquels avaient l’air de faire des vais-seaux auxquels ils appartenaient, quelque chose de citadin, de construit sur terre, impres-sion qu’augmentaient d’autres bâteaux, demeu-rés le long de la jetée, mais en rangs si pressés que les hommes y causaient d’un bâtiment à l’autre sans qu’on pût distinguer leur sépara-tion et l’interstice de l’eau, et ainsi cette flotille de pêche avait moins l’air d’appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d’eau de tous côtés parce qu’on les voyait sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, sem-blaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans la ceinture d’un arc-en-ciel versicolore, former un tableau

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irréel et mystique. Dans le premier plan de la plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de demar-cation absolue, entre la terre et l’océan. Des hommes qui poussaient des bâteaux à la mer, courraient aussi bien dans les flots que sur le sable, lequel, mouillé, refléchissant déjà les coques comme s’il avait été de l’eau. La mer elle-même ne montait pas régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la perspective déchi-quetait encore davantage, si bien qu’un navire en pleine mer, à demi caché par les ouvrages avancés de l’arsenal, semblait voguer au milieu de la ville; des femmes qui ramassaient des crevettes dans les rochers, avaient l’air, parce qu’elles étaient entourées d’eau et à cause de la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait la plage (des deux côtés les plus rapprochés de terre) au niveau de la mer, d’être dans une grotte marine surplombée de barques et de vagues, ouverte et protégée au milieu des flots écartés miraculeusement. Si tout le tableau donnait cette impression des ports ou la mer entre dans la terre, ou la terre est déjà marine et la population amphibie, la force de l’élément marin éclatait partout; et, près des rochers, à l’entrée de la jetée, ou la mer était agitée, on sentait aux efforts des matelots et à l’obliquite des barques couchées à angle aigu devant la calme verticalité de l’entrepôt, de l’église, des maisons de la ville,

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où les uns rentraient, d’où les autres partaient pour la pêche, qu’ils trottaient rudement sur l’eau comme sur un animal fougueux et rapide dont les soubresauts, sans leur adresse, les eussent jetés à terre. Une bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme un carriole; un matelot joyeux, mais attentif aussi, la governait comme avec des guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa place pour ne pas faire des poids d’un côté et ne pas verser, et on courait ainsi par les champs ensoleillés, dans les sites om-breux, dégringolant les pentes. C’était une belle matinée malgré l’orage qu’il avait fait. Et même on sentait encore les puissantes actions qu’avait à neutraliser le bel équilibre des barques immobiles, jouissant du soleil et de la fraîcheur, dans les parties où la mer était si calme que les reflêts avaient presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la perspective faisait s’enjamber les unes les autres. Ou plutôt on n’aurait pas dit d’autres parties de la mer. Car entre ces parties, il y avait autant de différence qu’entre l’une d’elles et l’église sortant des eaux, et les bâteaux derrière la ville. L’intelligence faisait ensuite un même élément de ce qui était, ici noir dans un effet d’orage, plus loin tout d’une couleur avec le ciel et aussi verni que lui, et là si blanc de soleil, de brume et d’écume, si compact, si

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terrien, si circonvenu de maisons, qu’on pen-sait à quelque chausée de pierres ou à un champ de neige, sur lequel on était éffrayé de voir un navire s’élever en pente raide et à sec comme une voiture qui s’ébroue en sortant d’un gué, mais qu’au bout d’un moment, en y voyant sur l’étendue haute et inégale du pla-teau solide des bateaux titubants, on compre-nait, identique en tous ces aspects divers, être encore la mer.

(Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur)

Il est interresant de remarquer le fait que le nar-

rateur utilise, au niveau de la trame textuelle, les procédés attribués au peintre. Notons, par exemple, que les matelots (dans leur barque, comparée à un véhicule tiré par un animal fougueux) étaient atten-tifs aux soubressauts qui risquaient de les „jeter à terre”, tandis qu’un peu plus loin, des occupants d’une barque sont comparés à une bande joyeuse de promeneurs dans une carriole dans laquelle ils devaient se tenir bien à leur place pour ne pas „verser” (Être „versé” d’une carriole vs être „jeté à terre” d’une barque).

Le narrateur justifie théoriquement l’impor-tance de ce procédé partant d’une perspective phéno-ménologique. Une pareille perspective est, sans doute, solidaire du relativisme définitoire pour le carrefour épistémique contemporain.

Au fait, les progrès spectaculaires des sciences exactes, dont la montée s’était faite de plus en plus

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ressentie surtout depuis le XVIIème siècle, avaient induit un cadre épistémique caractérisé par l’idée directrice d’un progrès linéaire du savoir humain, procédant par la réduction de l’inconnu au connu.

Une pareille conversion est concevable seule-ment si l’on admet un système de référence unique (jouant le rôle de dénominateur commun) – en l’oc-currence le système de coordonnées cartésiennes.

Les résultats de la science du XXème siècle (comme la théorie de la relativité dans la physique, ou bien les relations d’incertitude dans la dynamique des particules élémentaires) ont ébranlé les fonde-ments de ce cadre épistémique et le mythe d’un possible code de référence unique.

Ceci a constitué un coup décissif porté au réductionnisme scientiste, écueil de l’épistèmé men-tionnée, qui conduisait sur le plan de l’imaginaire, à une réduction de l’inépuisable richesse et variété des perceptions immédiates du monde à des construc-tions froides et abstraites de l’intellect.

Proust dénonce ce genre de réductionnisme dans le passage qui précède le fragment que nous venons de reproduire:

Parfois à ma fenêtre, dans l’hôtel de

Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand j’attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m’était arrivé, grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de

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la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie. C’est ainsi qu’il m’arrivait à Paris, dans ma chambre, d’entendre une dispute, presque une émeute, jusqu’à ce que j’eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture dont j’éliminais alors les vociférations aigues et discordantes que mon oreille avait réellement entendues, mais que mon intelligence savait que les roues ne produisaient pas. Mais les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poéti-quement, c’était de ceux-là qu’était faite l’oeu-vre d’Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C’était cette compa-raison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile, qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de l’enthou-siasme qu’excitait chez certains amateurs la peinture d’Elstir. À remarquer le signe d’égalité établi par l’écri-

vain entre voir le monde „tel qu’il est” et le voir „poé-tiquement”, ce qui pose l’approche „poétique” du

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monde comme acte gnoséologique irréductible et, par voie de conséquence, restitue la place poétique de l’homme dans le monde.

* * *

Les similitudes entre le tableau d’Elstir com-menté par Marcel et celui évoqué par le texte de Rimbaud (Marine) nous semblent évidentes. Cepen-dant les différences, surtout au niveau textuel, sont plus importantes qu’on ne le remarque au premier moment: c’est plutôt l’effet global produit par les deux textes qui est similaire. Au fait, chez Rimbaud, ce sont les moyens propres au discours poétique qui produisent le même effet que celui décelé par une analyse des moyens picturaux attribués à Elstir.

Comme le remarque le narrateur, les procédés utilisés par le peintre induisent chez le recepteur des instants d’indécision, d’hésitation, avant qu’il cons-tate, à travers des zones suggérant, par exemple, une partie vernie du ciel, „être toujours la mer”.

Avant de décider si ces moments d’hésitation sont ou non produits par le mécanisme des dysfonc-tionnements métaphoriques identifiés chez Rimbaud, constatons qu’il s’agit de toute évidence de dysfonc-tionnements du texte marquées par une perturbation ayant trait sur l’axe temporel du processus de déco-dage; il s’agit, plus précisément, d’un axe temporel quantifiable non pas sous forme de secondes ou de minutes, mais par unités de rythme et d’ordre dans la succession des composantes de ce processus.

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Cette dimension temporelle des figures est souvent évoquée dans les recherches actuelles de poétique (l’on parle de „vitesse de la figure” – à ne pas con-fondre avec les figures de la vitesse –, de lectures tabulaires ou rétroactives, etc.).

Dans un des livres de référence pour la pensée philosophique de notre temps, Logique du sens1, le philosophe Gilles Deleuze établit une distinction (par-ticipant de sa perspective „tel-queliste”) entre la signi-fication et le sens.

À ce propos il commente le couple de proposi-tions: „les arbres sont verts” et „les arbres verdoient”. Leur signification est pratiquement identique. Si le sens de la première coïncide avec sa signification (l’on constate que la couleur des arbres est verte – à cause de la chlorophille, signification implicite –), celui de la seconde s’en détache, pour insister sur l’ir-ruption de la verdure sur notre rétine, la signification mentionnée restant, dirons-nous, en second plan:

„Comme dit Émile Bréhier dans sa belle recons-

titution de la pensée stoïcienne: «Lorsque le scalpel tranche la chair, le premier corps produit sur le second non pas une propriété nouvelle, mais un attribut nouveau, celui d’être coupé. L’attribut ne désigne aucune qualité réelle…, (il) est toujours au contraire exprimé par un verbe, ce qui veut dire qu’il est non un être, mais une manière d’être…. Cette manière d’être se trouve en quelque sorte à la limite, à la superficie de l’être, et elle ne peut en changer la nature: elle n’est à vrai dire ni active ni passive, car

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la passivité supposerait une nature corporelle qui subit une action. Elle est purement et simplement un résultat, un effet qui n’est pas à classer parmi les êtres… (Les Stoïciens distinguent) radicalement, ce que personne n’avait fait avant eux, deux plans d’être: d’une part l’être profond et réel, la force; d’autre part le plan des faits, qui se jouent à la surface de l’être, et qui constituent une multiplicité sans fin d’êtres incorporels».2

Pourtant quoi de plus intime, quoi de plus es-sentiel au corps que des événements comme grandir, rapetisser, être tranché? Que veulent dire les Stoïciens lorsqu’ils opposent à l’épaisseur des coprs ces événements incorporels qui se joueraient seulement à la surface, comme une vapeur dans la prairie (moins même qu’une vapeur, puisqu’une vapeur est un corps)? Ce qu’il y a dans les corps, dans la pro-fondeur des corps, ce sont des mélanges: un corps en pénètre un autre et coexiste avec lui dans toutes ses parties, comme la goutte de vin dans la mer ou le feu dans le fer. Un corps se retire d’un autre, comme le liquide d’un vase. Les mélanges en général déter-minent des états de choses quantitatifs etr qualitatifs: les dimensions d’un ensemble, ou bien le rouge du fer, le vert d’un arbre. Mais ce que nous voulons dire pas «grandir», «diminuer», «rougir», «verdoyer», «trancher», «être tranché», etc., est d’une tout autre sorte: non plus du tout des états de choses ou des mélanges au fond des corps, mais des événements incorporels à la surface, qui résultent de ces mélanges. L’arbre verdoie…3. Le génie d’une philosophie se

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mesure d’abord aux nouvelles distributions qu’elle impose aux êtres et aux concepts. Les Stoïciens sont en train de tracer, de faire passer une frontière là où on n’en avait jamais vue: en ce sens ils déplacent toute une réflexion.

Ce qu’ils sont en train d’opérer, c’est d’abord un clivage tout nouveau de la relation causale. Ils démembrent cette relation, quitte à refaire une unité de chaque côté. Ils renvoient les causes aux causes, et affirment une liaison des cause entre elles (destin). Ils renvoient les effets aux effets, et posent certains liens des effets entre eux. Mais ce n’est pas du tout de la même manière: les effets incorporels ne sont jamais causes les uns par rapport aux autres, mais seulement «quasi-causes», suivant des lois qui ex-priment peut-être dans chaque cas l’unité relative ou le mélange des corps dont ils dépendent comme de leurs causes réelles. Si bien que la liberté est sauvée de deux façons complémentaires: une fois dans l’inté-riorité du destin comme liaison des causes, une autre fois dans l’extériorité des événements comme lien des effets. Ce pourquoi les Stoïciens peuvent opposer destin et nécessité4. Les Epicuriens opèrent un autre clivage de la causalité, qui fonde aussi la liberté: ils conservent l’homogénité de la cause et de l’effet, mais découpent la causalité d’après des séries ato-miques dont l’indépendance respective est garantie par le clinamen – non plus destin sans nécessité, mais causalité sans destin5. Dans les deux cas on commence par dissocier la relation causale, au lieu de distinguer des types de causalité, comme faisait

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Aristote ou comme fera Kant. Et cette dissociation nous renvoie toujours au langage, soit à l’existence d’une déclination des causes, soit, nous le verrons, à l’existence d’une conjugaison des effets.

Cette dualité nouvelle entre les corps ou états de choses, et les effets ou événements incorporels, entraîne un bouleversement de la philosophie. Par exemple, chez Aristote, toutes les catégories se disent en fonction de l’Être; et la différence passe dans l’être entre la substance comme sens premier, et les autres catégories qui lui sont rapportées comme ac-cidents. Pour les Stoïciens au contraire, les états de choses, quantités et qualités, ne sont pas moins des êtres (ou de corps) que la substance; ils font partie de la substance; et à ce titre ils s’opposent à un extra-être qui constitue l’incorporel comme entité non existante. Le terme le plus haut n’est donc pas Être, mais Quelque chose, aliquid, en tant qu’il sub-sume l’être et le non-être, les existences et les insis-tances6. Mais plus encore, les Stoïciens procèdent au premier grand renversement du platonisme, au ren-versement radical. Car si le corps, avec leurs états, qualités et quantités, assument tous les caractères de la substance et de la cause, inversement les carac-tères de l’Idée tombent de l’autre côté, dans cet extra-être impassible, stérile, inefficace, à la surface des choses: l’idéel, l’incorporel ne peut plus être qu’un «effet».

La conséquence est d’une importance extrême. Car, chez Platon, un obscur débat se poursuivait

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dans la profondeur des choses, dans la profondeur de la terre, entre ce qui se soumettait à l’action de l’Idée et ce qui se dérobait à cette action (les copies et les simulacres). Un écho de ce débat résonne lorsque Socrate demande: y a-t-il Idée de tout, même du poil, de la crasse et de la boue – ou bien y a-t-il quelque chose qui, toujours et obstinément, esquive l’Idée? Seulement, chez Platon, ce quelque chose n’était jamais assez enfoui, refoulé, repoussé dans la pro-fondeur des corps, noyé dans l’océan. Voilà main-tenant que tout remonte à la surface. C’est le résultat de l’opération stoïcienne: l’illimité remonte. Le devenir-fou, le devenir-illimité n’est plus un fond qui gronde, il monte à la surface des choses, et devient impassible. Il ne s’agit plus de simulacres qui se dérobent au fond et s’insinuent partout, mais d’effets qui se manifestent et jouent en leur lieu. Effets au sens causal, mais aussi «effets» sonores, optiques ou de langage – et moins encore, ou beau-coup plus, puisqu’ils n’ont plus rien de corporel et sont maintenant toute l’idée”.7

Sans trop nous préoccuper des développements

et des conclusions que le philosophe y rattache, constatons tout simplement que dans la première proposition du couple l’arbre est vert/vs/l’arbre ver-doie l’instance perceptive et celle conceptuelle coïn-cident: je constate l’effet tout en identifiant la cause (j’identifie simultanément la nature de l’objet – la couleur propre à la végétation – et son effet sur moi – sensation visuelle de „vert” –).

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Dans la seconde les deux instances ne coïn-cident pas: l’on constate d’abord l’effet sensoriel (perception de la couleur) et ce n’est qu’en un second temps que „notre intelligence va identifier sa cause” (nous venons d’utiliser ici les termes du narrateur proustien dans le texte analysé plus haut). C’est en effet sur des pareils décalages que Marcel insiste: il regarde (avec joie) „une zone bleue et fluide”, ou bien il entend des bruits comme ceux „d’une dispute”, avant que „l’intelligence rétablisse entre les éléments la séparation que l’impression avait abolie”.

Il insiste sur la qualité des moments (de grâce) lorsqu’on voit le monde „tel qu’il est, poétique-ment”, et attribue à Elstir la recherche intention-nelle, par des procédés picturaux, de pareils déca-lages dans l’instance perceptive. Il s’agit donc juste-ment de ce que nous avons constaté dans la seconde proposition citée par Deleuze: les deux instances ne coïncident plus, elles se succèdent.

Tandis que „les arbres verdoient” marque une succession à peine perceptible – décalage minimal – les exemples fournis par le narrateur proustien pren-nent une forme plus marquée (sur l’axe temporel): leur durée est suffisante pour susciter la „joie” du narrateur ou celle, esthétique, des amateurs d’art, devant le tableau d’Elstir (dans lequel le peintre s’évertue, par des procédés redondants, de prolonger les moments d’incertitude).

Ajoutons à ceci que les dysfonctionnements métaphoriques étudiés par P.Force (termes ayant en même temps statut de comparé et de comparant)

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présentent la forme „maximum” du décalage men-tionné: l’incertitude y est figée, impossible à tran-cher au niveau linguistique, obligeant au recours à l’herméneutique.

Dans toutes les situations mentionnées les hiatus entre les deux instances réceptives peuvent être définis comme lieux privilégiés d’une réflexion poétique.

C’est leur étude monographique qui constitue l’objet du présent ouvrage.

Du point de vue formel ce décalage pourrait être décrit comme dysfonctionnement dans le déco-dage textuel.

Suivant un critère purement quantitatif, les déca-lages de ce genre repérés au cours de notre démarche pourraient s’ordonner de la manière suivante:

a) Décalage minimal: – „Les arbres verdoient”/vs/“les arbres sont verts” b) Décalage plus accusé (prolongé). (Dans des

propositions utilisant des termes quasi-impropres, entretenant une ambiguïté):

– „les fûts de la jétée” – „les piliers de la forêt” (Rimbaud) – „être versé d’une carriole” – „être jété à terre d’une barque” (Proust) c) Décalage majeur (Forçant le recours à l’her-

méneutique): – Dans la phrase „énigmatique” mentionnée

par Aristote (cf. Argument). – Dans les premier vers de Marine (Rimbaud).

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Les décalages inscrits au point c) de notre ta-bleau découlent, comme nous l’avons montré, de l’incompatibilité des deux fonctions (de comparé et de comparant) assignées simultanément au même terme d’une phrase. Puisqu’il servira de modèle de référence au cours de notre étude nous allons l’ap-peler (pour des raisons de commodité de l’exposé) dysfonctionnement métaphorique canonique (cano-nique uniquement suivant le critère formel établi plus haut, sans autres connotations).

La question d’ordre taxinomique que pose le tableau dressé plus haut se résume à ceci: Est-ce que l’on peut inscrire, sur le même axe, à titre de figures équivalantes, la diversité des situations où l’on peut repérer les décalages dans l’instance réceptive qui nous préoccupent? Le plus commode serait sans doute de pouvoir les inscrire toutes (grâce à des transformations d’équivalence) sur l’axe métapho-rique (bénéficiant de la sorte du statut privilégié de la métaphore, comme figure poétique centrale).

Les soucis d’ordre méthodologique nous invitent à ne pas essayer de donner dès maintenant réponse à la question. Il serait plus profitable d’opérer, dans un premier temps, un repérage de ces dysfonction-nements dans un nombre assez important et varié de textes représentatifs pour la création littéraire de la période étudiée. Nous pourrions ensuite, en un second temps, nous interroger sur leur possible inscription sur un axe typologique commun. Pour l’instant nous allons continuer à opérer avec le concepte, assez vague, avouons-le, de dysfonctionnements textuels

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ayant effet sur l’instance réceptive (sous forme de décalage entre le moment perceptif et celui conceptuel). Nous nous proposons en échange d’offrir au lecteur, après l’analyse de ces résultats, un tableau cohérent et unitaire d’où le rôle majeur de ces figures dans la création littéraire de nos temps se détache avec net-teté et rigueur.

La présente paranthèse méthodologique impose encore une précision. Notre repérage des dysfonc-tionnements textuels présente des analogies frap-pantes avec un sentier déjà battu dans les approches textuelles, celui des „écarts à la norme”. Malgré certains points communs (plutôt de surface), notre perspective en est nettement différente; sans trop y creuser, nous dirons que le repérage des „écarts à la norme” localise en dernière instance les éléments de désordre (s’inscrivant sur l’axe de l’entropie), tandis que le nôtre, destiné à localiser les instants d’incer-titude dans l’attribution du sens, participe d’une mise en discution des grilles du décodage des rapports – poétiques – de l’homme avec le monde (le hiatus repéré entre le moment perceptif et celui conceptuel constituant le lieu privilégié d’une pareille réflexion).

* * *

Suite à ces considérations théoriques jetons un dernier coup d’oeil au premier texte proustien commenté.

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Nous avons constaté que la difficulté d’y déce-ler, dans ses formes „canoniques” les dysfonction-nements en étude est lié au fait que ce texte constitue un commentaire explicite de ces figures, repérées dans une oeuvre picturale représentant elle-même, en partie au moins, le produit de l’imagination proustienne.

Nous venons de décider de laisser pour un deu-xième moment de la démarche la tâche de situer en termes rigoureux ces figures par rapport à l’axe métaphorique. Il serait cependant intéressant d’en-treprendre, ne fût-ce que sous forme de simple expé-rience, une première tentative de rapporter les dys-fonctionnements repérés au modèle canonique choisi.

Essayons, par exemple, de reformuler la des-cription de la toile d’Elstir dans un texte isomorphe avec la structure de la phrase commentée par Aristote. L’on obtiendrait à peu près ceci: „J’ai vu derrière des maisons les cheminées d’autres maisons qui flot-taient sur la mer” ((Marcel remarquait que sur la toile représentant le port de Carquethuit les maisons „étaient dépassées (comme elles l’eussent été par des cheminées ou par des clochers) par des mâts”)).

Ou bien, plus loin: „J’ai vu une plaine couverte de neige et parsemée de voitures sortant du gué qui flottaient au milieu de la mer” (sur la toile d’Elstir il y avait moins de différence entre la terre et la mer qu’entre diverses parties de la mer).

Si, dans le premier texte que nous venons de produire le même terme (maisons) a le double statut de comparé et de comparant, comme celui du „bronze”

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dans l’exemple fourni par Aristote, dans le seconde il y a présence, dans la même phrase, du comparé et du comparant d’un même objet, semblant désigner des choses distinctes. Le second dysfonctionnement n’est que la forme symétrique, renversée, du premier: les deux produisent le même bloccage communication-nel. Or, c’est justement ce genre de confusion qui est exalté par le narrateur proustien :

Une des métaphores les plus fréquentes

dans les marines qu’il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C’était cette comparaison, tacite-ment et inlassablement répétée dans une même toile, qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de l’enthousiasme qu’excitait chez certains amateurs la peinture d’Elstir.

(Suite du seconde texte proustien cité) Le jeu expérimental entrepris plus haut nous a

permis, sinon de démontrer, au moins de suggérer la possibilité d’inscrire tous les dysfonctionnements dont nous fait part le narrateur proustien sur l’axe métaphorique et de les rapporter, par des transforma-tions d’équivalence, au dysfonctionnement posé comme canonique.

Il ne serait peut-être pas sans intérêt, d’associer au jeu des productions textuelles entrepris plus haut un fait anecdotique révélateur:

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Dans un dessin humoristique (paru il y a quel-ques décennies dans une revue de large circulation) un personnage de dessins animés représenté par un petit cochon veut briser à l’aide d’un marteau sa tire-lire en porcelaine représentant, elle-même, un petit cochon; celui-ci regarde avec reproche son semblable sur le point de le frapper; la pointe humoristique réside dans le fait que les deux font à leur tour partie d’un bibelot en porcelaine.

Ayant montré cette image à un metteur en scène réputé (Liviu Ciulei), celui-ci a déclaré à son équipe d’acteurs que c’était ainsi qu’il voyait la mise en scène moderne de la pièce qu’ils préparaient (La Tempête de Shakespeare). Le fait nous semble révé-lateur comme exemple de la montée de l’intérêt (dans l’horizon d’attente littéraire et artistique) pour des figures marquées par le genre de dysfonc-tionements qui nous préoccupe. Cette solidarité d’éléments incompatibles entre en resonnance avec ce que certains philosophes contemporains (notam-ment G.Vattimo) appellent „le temps des opposi-tions molles” pour définir la post-modernité.

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Notes

1. Gilles Deleuze, Logique du sens, ch. II: Des effets de surface, p. 15, Éditions de Minuit, Paris, 1971.

2. Émile Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, pp. 11-13, Vrin, 1928.

3. Cf. les commentaires de Bréhier sur cet exemple, p. 20. 4. Sur la distinction des causes réelles internes, et des

causes extérieures qui entrent dans des rapports limités de «confatalité», cf. Cicéron, De fato, 9, 13, 15 et 16.

5. Les Epicuriens ont aussi une idée de l’événement très proche de celle des Stoïciens: Epicure, lettre à Hérodote, 39-40, 68-73; et Lucrèce, I, 449 sq. Lucrèce analyse l’événement: «la fille de Tyndare est enlevée…». Il oppose les eventa (servitude-liberté, pauvreté-richesse, guerre-concorde) aux conjuncta (qualités réelles inséparables des corps). Les événements ne semblent pas exactement des incorporels, mais sont pourtant présentés comme n’existant pas par eux-mêmes, impassibles, purs résultats des mouvements de la matière, des actions et passions des corps. Néanmoins il ne semble pas que les epicuriens aient développé cette théorie de l’événement; peut-être parce qu’ils la pliaient aux exigences d’une causalité homogène, et la faisaient dépendre de leur propre conception du simulacre. Cf. Appendice II.

6. Cf. Plotin, VI, I, 25: l’exposé des catégories stoïcien-nes (Et Bréhier, p. 43).

7. G.Deleuze, op. cit., pp. 14-17. Nous venons de repro-duire ici, en fin de chapitre, les notes de Deleuze.

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papier) sont celles de fillettes à peine sorties de la puberté.

Ce qui rend „impossible” l’espace où s’inscrit

cette image c’est une violation flagrante des lois de la perspective. Tandis que deux jeunes filles, assises tout près du bord de la mer jouent avec le petit bateau, la tête de la troisième, au cou allongé par la curiosité, surgit d’au-delà de la ligne – nettement marquée – de l’horizon. Or, d’une part, tous les élé-ments picturaux confèrent aux trois fillettes des dimensions humaines normales (autrement, par exemple, la tête de la troisième, à cause de la dis-tance, aurait pris des tons estompés, bleuâtres), tandis que, d’autre part, la mer est peinte de telle façon qu’elle nous suggère une immense étendue fluide. Ce jeu nous oblige à une double lecture: les jeunes filles apparaissent d’une part comme des chimères issues des temps mythologiques évoquant la genèse cosmique de la mer, de la terre et du ciel,

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d’autre part nous les percevons comme occurences de la fragilité et de la nature éphémère de l’existence humaine dans ses formes biologiques (instantané pris des gestes des fillettes à un âge délicat de tran-sition – à la fois enfants et femmes). Il nous semble évident que l’effet „magique” attribuée par la critiqu d’art à ce tableau est le produit d’une interférence révélatrice pour la coexistance de deux univers à iso-topies nettement distantes, dont la rupture infran-chissable et la paradoxale solidarité sont étalées, mises à nu: celui, inanimé, du monde matériel, dans son infinie étendue (qui faisait peur à Pascal) et celui du miracle de la vie, dont la réalité concrète est soulignée par la candeur et l’insouciance du jeu des fillettes. La figure „impossible” qui soutient ce „court-circuit” d’éléments distants (pour utiliser la termino-logie chère à A.Breton) facilite l’accès à une „sur-réalité”. Ce qui nous intéresse ici c’est le fait que l’impact d’univers à structures pour ainsi dire irrécon-ciliables (ne supportant pas de dénominateur com-mun) repose en dernière instance sur le dysfonction-nement métaphorique qui nous préoccupe: la tête de la jeune fille surgissant au-delà de la ligne de l’hori-zon est à la fois comparant (métaphore du miracle de la vie biologique surgissant de l’insondable passé de la genèse du Cosmos – figurée par la ligne de l’ho-rizon –) et de comparé, c’est-à-dire l’actualisation concrète, individualisée, de cette vie (filette en train de jouer).

Le rôle herméneutique de ce dysfonctionnement dans l’économie de l’oeuvre est celui de catalyser la

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perception du message global: révéler, sous l’espèce d’une „ironie magique”, au-delà des images du réel quotidien, le mystère, demeuré intact, de la présence humaine dans le cosmos.

Le double statut de l’image construite par Apollinaire dans la strophe analysée un peu plus haut invite au même processus de lecture simultanée. Comme nous l’avons déjà remarqué, l’image emblé-matique des mains réunies du couple figurant un pont au-dessus du fleuve (force, solidité, pérennité de l’amour) et celle d’un geste spécifique d’amou-reux reflété, parmi tant d’autres, par la surface glissante des eaux (fragilité, caractère éphémère) se superposent: le syntagme „les mains dans les mains” renvoie à l’image symbolique d’un pont (sens méta-phorique de comparant) et en même temps à un geste concret des amoureux (sens littéral, valeur de comparé). Le dysfonctionnement que les deux images superposées cautionne renvoie, par sa ligne de clivage, au message global de la strophe: la paradoxale solidarité des deux traits distinctifs de l’amour (péré-nité /vs/ fragilité). Qu’il en est ainsi le confirme le témoignage d’un texte de Louis Aragon (la poésie Un air embaumé) consacré à la mémoire d’Apollinaire, dans lequel l’on évoque „le beau ravisseur de secrets” qui chante „l’amour nu mais incassable”. (Nous sou-lignons). Le reste de la poésie en étude apporte des éléments qui entrent en résonnance avec le même jeu de paradoxes (images-surprise, dont on fait souvent mention à propos de l’écriture poétique d’Apollinaire).

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Les incursions entreprises au cours du présent chapitre dans des zones plus ou moins apparentées au surréalisme nous ont permis de constater l’omni-présence de la figure en étude, souvent difficile à décéler au niveau de surface. Nous avons laissé de façon expresse pour la fin du présent chapitre l’iden-tification du dysfonctionnement métaphorique dans le premier texte approché (la poésie Zone) où cette figure n’est perceptible qu’à la fin du trajet imposé par le texte: celui d’une lecture rétroactive.

Comme nous l’avons déjà constaté, après le moment de perplexité causé par l’insolite de la com-paraison (la Tour = bergère) celle-ci acquiert un pre-mier justificatif lorsqu’on reconnaît comme partici-pants du même faisceau isotopique (produits de la technologie moderne) le „bêlement” des avertisseurs sur les ponts et la forme architecturale, choquante par sa nouveauté, de la Tour. Le poète dénonce toute tenta-tive d’atténuer la rupture entre le monde ancien et le nouveau (il reproche aux automobiles leur ressem-blance avec les anciennes voitures tirées par des chevaux). Qu’est-ce qu’il nous reste après ce refus radical des formes périmées? Il nous reste notre soif de poésie, la projection de nos nécessités affectives (de nos aspirations d’ordre métaphysique, en fin de compte) sur le nouveau cadre de vie (univers fonc-tionnel des produits issu du progrès industriel). Ces besoins spirituels exigent des formes nouvelles d’expression. Car l’authenticité de la vie affective (symbolisée ici par la religion) sera toujours simple, fraîche, excluant les ornements stériles, caduques.

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(„La religion seule est restée toute neuve, la religion est restée simple comme les hangars de Port-Aviation”). Le rapprochement insolite qui souligne cette idée préfigure celui, surréaliste, „d’éléments distants”. Comme nous l’avons déjà dit, par une lec-ture rétroactive l’image de la Tour Eiffel concrétise la fusion de ces deux exigences: la simplicité pure-ment fonctionnelle de sa ligne et la gratuité de sa destination: symbole de la technologie nouvelle et des formes nouvelles d’expression dans l’art. Malgré les apparences nous n’avons pas à faire avec une synecdoque: la Tour n’appartient pas à l’univers technologique qu’elle symbolise car il lui manque le trait distinctif définitoire: le caractère utilitaire. Ce „distinguo” est essentiel (il est marqué par le clivage qui sépare, malgré leur solidarité, le couple reli-gion/vs/hangars de Port-Aviation). C’est à ce titre que la Tour est „bergère” du monde nouveau: elle le représente en qualité de produit culturel exemplaire par la nouveauté de sa forme. Cependant, elle est, effectivement, un produit industriel fonctionnel mais non-utilitaire.

C’est le lieu de préciser avec un plus de rigueur formelle le mécanisme complexe du dysfonction-nement qui déclanche la riche réverbération signi-fiante du vers analysé.

En un premier temps nous identifions l’image métaphorique selon laquelle la Tour se dresse au milieu des „bêlements” de la circulation comme une bergère au milieu de son troupeau. Cette comparai-son resterait pauvre (voire médiocre) sans l’ivestis-

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sement rétroactif déjà commenté. Il justifie un second trajet de lecture: Les automobiles (éléments du monde nouveau) „bêlent” sous le patronnage (bergère) d’une charpante métalique qui a pris la forme traditionnelle d’une tour (dont elle garde la seule verticalité). Les deux circuits de lecture se superposent, tout en se niant réciproquement: le bêlement aurait du renvoyer à la bergère mais sa signification le rattache plutôt à la Tour (le même faisceau isotopique: technologie moderne). Les ponts auraient du renvoyer à la Tour (éléments d’archi-tecture) mais, par le truchement du terme collectif „troupeau” renvoient au terme „bergère”.

Les deux circuits au sens inverse s’excluant réciproquement constitue une „figure impossible” comme celle du graveur Escher commenté par Pierre Force comme il s’en suit:

Cette figure est réversible: son sens dé-pend du point de départ du regard, tout com-me, dans les exemples précédents, le propre et le figuré, le comparé et le comparant l’étaient que par rapport à un membre de phrase donné.9

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Dans le texte d’Apollinaire la Tour est simulta-nément comparant (valeur métaphorique suggérant le nouveau cadre de la vie) et comparé (produit concret, effectif, de la technologie nouvelle). C’est sur cette figure que reposera toute une direction créative de l’art contemporain, celle qui se sert d’ob-jets utilitaires pour les instituer en objets d’art (les ready-mades). Son précurseur a été le dadaïste Duchamp dont la célèbre „création” intitulée Jet d’eau, n’est qu’un urinoir promu ironiquement objet d’art. Exposé, le médiocre produit de la société de consommation change de statut et devient objet de réflexion sur la médiocrité.

L’enthousiasme d’Apollinaire face au cadre nouveau de vie est, lui-aussi, empreint d’ironie. La suite de la poésie Zone en fait l’étalage dans la manière paradoxale propre au poète:

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Cristianisme L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aven- tures policières Portraits des grands homes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon

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Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dac- tylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’ave- nue des Ternes

Ce qui en résulte, dans la perspective de notre

approche, c’est l’accent mis par le poète non pas sur une admiration sans réserves du progrès technolo-gique ayant transformé le cadre de vie mais sur sa poésie latente, sur le besoin de poésie de l’habitant des nouvelles Zones industrielles et sur la nécessité de trouver des formes nouvelles d’expression qui correspondent à sa sensibilité. Or, de ce point de vue, l’image de la Tour Eiffel comme bergère (à la fois produit industriel et culturel) ne peut révéler sa vraie fonction dans le message global de la poésie que grâce à son statut de dysfonctionnement méta-phorique (à la fois comparé et comparant). C’est tou-jours grâce à ce statut qu’elle est autoréférentielle: évocation d’un produit culturel nouveau et en même temps exemple d’une forme d’expression poétique nouvelle (l’audace de la comparaison fondée sur un dysfonctionnement).

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Notes

1. Pâlnia şi Stamate în Pagini bizare, Ed. Minerva, Bucureşti, 1970.

2. George Călinescu, Istoria literaturii române, Ed. Minerva, Bucureşti, 1982, pp. 889-890.

3. Samuel Beckett, Le monde et le pantalon, Éditions de Minuit, Paris, 1988, p. 31.

4. Ileana Mălăncioiu, Vina tragică, Ed. Cartea Românească, Bucureşti, 1978.

5. Bernard Sarrazin, Le rire et le sacré, Desclée de Brouwer, 1991.

6. Samuel Beckett, op. cit., p. 9. 7. À consulter aussi: Romul Munteanu, Farsa tragică, Ed.

Univers, Bucureşti, 1969. 8. À consulter B.Barthes: Mythologies, Éd. du Seuil, 1957. 9. P.Force, op. cit., p. 116.

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3

DYSFONCTIONNEMENTS PROPRES AU CUBISME ET AU SURRÉALISME. G.

APOLLINAIRE Guillaume Apollinaire (1880 - 1918) est l’un de

plus remarquables novateurs de la poésie du XXème siècle. En 1913 paraissaient en volume ses articles consacrés aux peintres cubistes. Théoricien des formes nouvelles d’expression picturale, il va s’inspirer des principes qui les justifient dans sa propre création poétique, notamment dans le volume Alcools publié la même année.

La poésie Zone, la plus représentative de ce volume, est consacrée au cadre de la vie dans la cité industrielle moderne, cadre nouveau qui exige des formes d’expression poétique nouvelles.

Dans un des vers les plus célèbres de sa créa-tion il compare la Tour Eiffel à une bergère et les ponts de la Seine à un troupeau qui bêle. Cette com-paraison est assez choquante par son caractère inso-lite et elle nous semble, à première vue, assez forcée; pour accéder à sa vraie signification et portée le recepteur est obligé, après un instant de déroute, de perplexité, à une reflexion extra-linguistique; la mé-taphore „le troupeau des ponts” va se révéler, par cette voie herméneutique, comme une image-clef de la vision poétique nouvelle.

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Examinons, sous cet angle, le texte d’Apollinaire: „À la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La religion seule est restée toute neuve la religion Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation […]”

Le premier vers exprime une idée centrale du

poème: dans le cadre nouveau de vie de la cité industrielle moderne les formes artistiques anciennes deviennent anachroniques; la manière directe et familière de s’adresser (le „tu” renvoie ausi bien au lecteur qu’à un double, singularisé, du moi intime du poète) pose au centre de l’intérêt les aspirations profondes, non exprimées, de notre moi affectif, tout en nous préparant pour le deuxième vers lequel exalte la poésie latente du nouveau cadre de la vie au pied d’un edifice/symbole de la nouveauté: la Tour Eiffel.

Cette construction, simple charpante métallique, avait été bâtie à l’occasion de l’Exposition Univer-selle de 1889. Ensuite, l’opinion publique s’est divi-sée en deux champs: ceux qui espéraient sa démoli-tion, car elle contrastait avec la ligne architecturale de la ville et ceux qui, au contraire, lui rendaient hom-mage comme symbole de l’ouverture vers l’avenir, du perpetuel renouvellement. Des artistes de la nou-velle génération (et, nottament, des peintres cubistes) lui ont consacré des toiles célèbres.

Pour revenir aux vers d’Apollinaire, il y a, dans sa comparaison, quelque chose de déroutant, de

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déconcertant. D’une part, cette association d’images semble contredire l’idée de nouveauté, l’image idyl-lique de la bergère constituant un cliché déjà trop usé du „monde ancien”; d’autre part ce rapprochement entre la Tour et la bergère semble s’appuyer sur un seul élément – la verticalité –, trop faible pour le justifier. En plus, cette verticalité étant posée en contraste avec la disposition horizontale du trou-peau, aux pieds de la bergère, toute la comparaison repose en fin de compte, sur la métaphore „le trou-peau des ponts”. Or, cette métaphore semble avoir une signification nulle: aucun rapport, au niveau sémantique, entre les ponts et les moutons. Le texte nous propose une justification, assez solide, il est vraie, à savoir que les ponts bêlent ce matin; mais il n’y a pas d’explication apparente à cette assertion. Le texte nous a conduit donc à une impasse d’où il faudra s’en sortir en faisant appel à des éléments extra-linguistiques c’est-à-dire à une démarche her-méneutique. C’est l’élément circonstanciel qui nous suggère la solution, en nous forçant à nous demander pourquoi „le troupeau des ponts bêle ce matin” et à quelle instance termporelle renvoie „ce matin”. Les données du texte nous envoie au spectacle offert par les ponts parisiens au début du XXème siècle et nottament aux aspects de la vie moderne (en rupture avec le monde ancien et en resonnance avec l’image-choque de la Tour Eiffel). Or, l’élément discordant dans le flux de la circulation des carrosses et des fiacres le constituait, sans doute, la présence des pre-mières automobiles. Dans le vers suivant le poète en

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fait mention, en précisant toutefois que „même les automobiles ont l’air ancien”, sans doute par la forme de la carrosserie, copie fidèle des élégantes voitures tirées par les chevaux. Ce qui choquait chez les auto-mobiles (tout en effrayant les chevaux des élégants équipages et même les piétons), c’était le bruit du moteur (à explosion) – très fort à l’époque – et celui des avertisseurs sonores. Ces avertisseurs étaient alors constitués d’une poire en cautchouc prolongée par une petite trompette: le bruit qu’ils produisaient était com-parable à celui d’un puissant bêlement de mouton.

Tout l’enchaînement que nous avons analysé ici en détail a lieu (dans l’imaginaire du récepteur) instantanément après un bref moment de déroute, provoqué par l’insolite de la métaphore: il s’agit du moment necessaire pour passer du niveau linguis-tique à celui herméneutique. Une fois établi le point d’appui de la métaphore, sa vraie portée jaillit avec une force et une richesse signifiante surprenantes. L’on oppose la fraîcheur, la nouveauté et la simpli-cité aux clichés culturels usés et aux ornements inutiles; de la sorte, la ligne de clivage ne va plus séparer l’image de la bergère de celle, moderne, de la Tour Eiffel; elle va distinguer, simultanément, deux visions possibles sur le signifié „bergère” et deux sur le signifié „tour”. L’image idylique, bucolique, de la bergère s’associait à celle d’un troupeau épuré de ses possibles attributs désagréables, laids, discor-dants. L’image sonore que l’on y associait le plus souvent était celle des grelots. Rappelons en ce sens la très suggéstive image de paix et d’harmonie évo-quée dans les vers de V.Hugo:

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„Les grelots des troupeau palpitaient vaguement Une immense bonté tombait du firmament […]”

(La Légende des siècles – Booz endormi)

Apollinaire dissocie l’image de la bergère de cette connotation culturelle idylique qui la trans-forme en cliché ornamental, en harmonie avec le cadre architectural de „l’antiquité grecque et ro-maine”. Les sons discordants du troupeau des ponts qui bêle renvoie à une image de la bergère dans sa fraîcheur primordiale, avant d’être prise en charge par les codes des valeurs cuturelles; elle est simple, fruste, neuve, à l’instar de la Tour Eiffel qui s’élève en rupture, par sa simplicité purement fonction-nelle, sans ornements, avec l’idée architecturale traditionelle d’une tour. De la sorte le rythme nou-veau de la vie moderne suggéré par le bêlement des automobiles entre en résonance avec la ligne archi-tecturale choquante de celle-ci: elles font front com-mun pour associer au rythme et au cadre nouveau de l’activité humaine des formes d’expression artis-tiques nouvelles.

Les deux derniers vers du texte cité plus haut précisent cette idée: Par la „religion”, au sens large du mot, il faut comprendre le besoin d’une méta-physique, d’une vie spirituelle, affective, le besoin d’aller au-délà du prosaïsme et du pragmatisme terre-à-terre de l’existence quotidienne, aspiration se trouvant aux sources de la poésie et de l’art. Sur le cadre nouveau de la vie, fait d’objets et de réalités

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purement fonctionnels et utilitaires (tels les „hangars de port-aviation”), éléments constituant un trait dis-tinctif des faubourgs industriles (zone marginale de Paris désignée par le titre du poème: Zone) est proje-tée l’aspiration de ses habitants de s’y situer poéti-quement; d’ici, le besoin impérieux d’une poésie nouvelle, fruste, épurée d’ornements stérils, passion-née, brûlante comme l’alcool bu dans le bistro, com-me la vie empreinte d’une nostalgie tragique sug-gérée, à fin du poème, par l’image-choque du soleil couchant: „soleil coup-coupé”. „Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil coup coupé”

En un sens, la poésie Zone a une visée autoré-

férentielle: d’une part, la Tour Eiffel est posée com-me réponse à l’exigence du renouvellement simul-tané des formes d’expression et du contenu (elle a la forme des constructions strictement utilitaires mais sa destination est purement symbolique – voire esthé-tique – comme échantillon d’architecture nouvelle); d’autre part, elle est posée comme élément d’une figure littéraire emblématique pour le tournant dans

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l’expression et la sensibilité poétique: comparer la Tour Eiffel à la bergère d’un troupeau de ponts qui bêlent ouvre, par l’insolite de la métaphore, une nouvelle vision sur la fonction poétique et sur ses formes d’expression.

Dans l’économie du texte commenté la figure centrale repose sur un appel à l’herméneutique: sans l’identification du „bêlement des ponts” avec l’effet sonore des premières voitures automobiles elle n’y aurait joué aucun rôle. Comme dans l’exemple four-ni par Pierre Force le sens de la phrase aurait été bloqué par l’incompréhension, car le syntagme „les ponts bêlent” n’a pas de signification au niveau purement linguistique – son sens métaphorique nous échappe. Mais, d’autre part, peut-on parler d’un dys-fonctionnement métaphorique au sens canonique dé-fini par nous (le même terme étant posé simultané-ment comme comparé et comme comparant)? De toute évidence, au niveau de surface l’on ne peut pas déceler cette figure. Il n’est pas exclu cependant qu’un pareil dysfonctionnement – que notre intuition critique nous pousse à déceler – se manifeste seule-ment au niveau de la structure profonde.

Avant d’aborder cette question il serait profita-ble d’approcher un autre texte poétique très repré-sentatif pour la sensibilité d’Apollinaire, texte qui présente, sous une forme rappelant les vieilles chan-sons, des procédés propres au cubisme ou préfigu-rant le surréalisme:

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Le pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous

Le pont de nos bras passe Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va Comme la vie est lente

Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

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La première strophe présente un dysfonction-nement (syllepse) qui passe presque inaperçu, car le parrallèle établi entre l’écoulement de l’eau d’un fleuve, la fuite du temps et celle, toujours irréver-sible, de l’amour, constitue un lieu commun suffisam-ment usité pour que le sens métaphorique s’en dé-gage de façon immédiate. Cependant la structure métrique de la strophe tend à localiser et à mettre en évidence ce dysfonctionnement: le second vers, dont la brièveté contraste avec la longueur du premier et commence (licence choquante) avec la conjonction et apparait sous forme d’enjambement. Cette viola-tion des normes classiques est doublée par une vio-lation des lois sémantiques: la conjonction confère un statut identique à un objet concret et à une abs-traction: au fait, au comparé et au comparant.

Ce genre de licence évoque les figures chères aux surréalistes (à la quête de „rapprocher deux réa-lités distantes”):

„Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium que l’homme n’évoque plus, mais qui «s’offrent à lui, spontanément, despo-tiquement. Il ne peut pas les congédier; car la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés» (Baudelaire). Reste à savoir si l’on a ja-mais «évoqué» les images. Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas posible de rapprocher volontairement ce qu’il ap-pelle «deux réalités distantes». Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. Je nie, pour ma part,

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de la façon la plus formelle, que chez Reverdy des images telles que: Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule ou: Le jour s’est déplié comme une nappe blanche ou: Le monde rentre dans un sac, offrent le moindre degré de préméditation. Il est faux, selon moi, de prétendre que «l’esprit a saisi les rapports» des deux réalités en présence. Il n’a, pour commencer, rien saisi consciemment. C’est du rap-prochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles”.

(André Breton, Premier manifeste du Surréalisme, 1924)

Le vers de Reverdy Dans le ruisseau il y a une

chanson qui coule dont fait mention Breton marque une licence (dysfonctionnement dirons-nous) qui évoque de manière frappante celle de la première strophe du Pont Mirabeau. De nombreuses pareilles licences sont répérables dans le poésie de Breton dédié à Reverdy:

Tournesol

à Pierre Reverdy

La voyageuse qui traversa les halles à la tombée de l’été Marchait sur la pointe des pieds Le désespoir roulait au ciel ses grands arums si beaux Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce flacon de sels Que seule a respirés la marraine de Dieu Les torpeurs se déployaient comme la buée Au chien qui fume

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Où venaient d’entrer le pour et le contre La jeune femme ne pouvait être vue d’eux que mal et de biais Avais-je affaire à l’ambassadrice du salpètre Ou de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée Le bal des innocents battait son plein Les lampions prenaient feu lentement dans les marroniers La dame sans ombre s’agenouilla sur le Pont au Change Rue Gît-le-Coeur les timbres n’étaient plus les mêmes Les promesses des nuits étaient enfin tenues Les pigeons voyageurs les baisers de secours Se joignaient aux seins de la belle inconnue Dardés sous le crêpe des significations parfaites Une ferme prospérait en plein Paris Et ses fenêtres donnaient sur la voie lactée Mais personne ne l’habitait encore à cause des survenants Des survenants qu’on sait plus dévoués que les revenants Les uns comme cette femme ont l’air de nager Et dans l’amour il entre un peu de leur substance Elle les intériorise Je ne suis le jouet d’aucune puissance sensorielle Et pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux de cendre Un soir près la statue d’Etienne Marcel M’a jété un coup d’oeil d’intelligence André Breton a-t-il dit passe

(Clair de terre, 1923) L’image de la ferme dont les fenêtres donnent

sur … la voie lactée fait usage d’un dysfonction-nement marqué, comme chez Apolinnaire, par la violation d’une loi sémantique.

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Le même genre de violation des règles séman-tiques prend des formes encore plus choquantes chez l’écrivain roumain Urmuz, lequel, dans Pâlnia şi Stamate1, met son personnage à regarder deux hom-mes en train de descendre du …. singe. George Călinescu a démontré – à juste titre – que, dans le cas d’Urmuz il ne s’agit pas, malgré les similitudes de surface, d’une écriture surréaliste2. L’illustre critique laisse entendre que, de par cela, les textes d’Urmuz seraient d’une facture inférieure à ceux du sur-réalisme. Cependant Eugène Ionesco a exprimé des éloges sans réserves à l’adresse de ce grand écrivain, le plaçant, à côté de Caragiale, parmi ses maîtres. D’autre part, dans un de ses rares textes théoriques S.Beckett situe l’avenir de la création (artistique et littéraire) au délà des „bambochades surréalistes”3, en annulant implicitement les réserves de Călinescu et nous suggérant (toujours implicitement), par la trame textuelle de son oeuvre, et nottament par l’hu-mour noir qui s’en dégage (évoquant, par sa classe et par ses traits distinctifs celui d’Urmuz) que la dif-férence de nature entre l’écriture surréaliste et celle d’Urmuz (qui avait précédé le surréalisme de plus d’une décennie), joue, en fin de compte en faveur de ce dernier: Urmuz nous apparait comme faux pré-curseur du surréalisme et authentique précurseur de certains représentants du Nouveau Théâtre (et, partiel-lement, du Nouveau Roman). Nous tenons à montrer que l’écriture d’Urmuz, loin d’être pur simulacre du surréalisme, s’inscrit, à titre égal comme valeur et intérêt, dans le grand renouvellement des formes

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d’expression qui marque le carrefour épistémique de notre époque (carrefour que les dommaines des sciences de l’homme aussi bien que ceux des sciences exactes sont en train de traverser depuis plus d’un siècle).

Le présent ouvrage tente à en fornir de nou-veaux arguments. Il essaie de mettre en évidence un dénominateur commun des figures (dans les formes d’expression littéraires et artistiques) ayant marqué ce renouvellement (qu’il ait revêtu la forme du cubisme, du surréalisme, du dadaïsme ou d’autres voies dans la création): le dysfonctionnement méta-phorique.

Nous allons fermer cette paranthèse théorique en rebroussant chemin, c’est-à-dire en commençant par le statut économique (fonction dans l’économie de l’oeu-vre) du syntagme précité appartenant à Urmuz: regar-der deux homes en train de descendre du singe.

Le dysfonctionnement métaphorique canonique y est facile à décéler: la descente de l’homme du singe y est posée à la fois au sens métaphorique et au sens propre du terme (l’on peut la voir au sens phy-sique, concret du mot). En apparence, ce „rappro-chement d’éléments distants” (descendre d’un arbre généalogique/vs/descendre d’un arbre tout court), tout en rappelant des figures comme celle des sur-réalistes (fenêtre donnant sur une artère impor-tante/vs/donnant sur la voie lactée) semble remplir chez Urmuz le simple rôle d’amuser (par un jeu de mots insolite) loin de viser à accéder, par la magie poétique, à une surréalité. Mais Urmuz ne se

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contente pas d’écrire pour divertir. Son personnage Stamate (à statut fictionnel, comme ceux de Ionesco et Beckett) associe la dérision (donnée fatale de la condition humaine) à l’angoisse existentielle. Plus proche de l’écriture de Beckett que de celle des sur-réalistes (et même que de celle de Ionesco qui s’en réclame) celle de Urmuz cultive la férocité de l’hu-mour noir propre à l’écrivain d’origine irlandaise. La figure centrale pour produire cet effet la constitue justement le dysfonctionnement métaphorique faisant l’objet de notre étude. Le personnage de Stamate est une fiction qui constitue le lieu non seulement à la fois tragique et dérisoire mais surtout tragique parce que dérisoire. Précisons, à ce propos, notre point de vue dans une dispute théorique encore non-tranchée: est-ce que l’on peut parler de vrai tragisme dans une littérature centrée sur la dérision? Non, répond, par-mi d’autres, Ileana Mălăncioiu dans son livre Vina tragică 4, car, remarque-t-elle, le propre du person-nage tragique c’est de s’assumer le destin, forme supérieure de lucidité et de force de caractère, ce dont les personnage marqués par la dérision ne sont pas (par définition) capables. Oui, repond Bernard Sarrazin dans le Rire et le sacré 5, en fournissant l’argument (indirecte) que la dérision présuppose toujours le sacré (elle n’aurait pas autrement d’objet et de sens).6

Comme nous le disions plus haut, nous recon-naissons dans les créations du Nouveau Théâtre la dérision comme donnée fatale de la condition hu-maine. Les traits distinctifs de ce nouveau type de

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discours dramatique confèrent à la réalité scénique un statut fictionnel, elle ne renvoie plus à un ailleurs et à un jadis, elle constitue le lieu d’un événement vécu ici et maintenant, impliquant le spectateur (qui reconnaît dans la fiction scénique comme dans un jeu de miroirs déformants des occurences de sa propre condition). Dans un pareil type de discours le destin tragique est reconnu et assumé non pas par le protagoniste, mais par le spectateur lui-même. Sans nous éloigner de l’objet de notre étude (tout en anticipant un peu les chapitres suivants) nous avons fait ces remarques pour arriver au constat que c’est justemment le rôle des dysfonctionements métapho-riques en étude de catalyser et de médier la prise de conscience et la prise en charge par le spectateur de cette donnée fatale de notre condition que semble constituer la dérision (l’assumer avec courrage et lucidité, l’affronter, donc la transgresser: marquer de la sorte une victoire paradoxale faisant écho, sur un autre régistre épistémologique, à celle des person-nages antiques face au destin). Tout en promettant de revenir plus amplement sur ce sujet dans un des chapitres suivant, essayons de déceler dès mainte-nant la manière dans laquelle les dysfonction-nements métaphoriques de l’écriture d’Urmuz cata-lysent cette prise de conscience tragique.

Stamate est une fiction reunissant les oc-curences de l’homme dans son aspiration vers la pléni-tude. Il vise à accorder le savoir et la vie affective. Il y a chez lui une table qui s’appuie sur …. des calculs

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et un trou permettant de regarder l’homme „en train de descendre du singe” aussi bien qu’un entonnoir, à la fois métaphore et forme trivialement concrète de l’amour. Mettre en accord tout ces éléments serait chose possible à cette condition près qu’ils parti-cipent d’un univers harmonieux et cohérant. Or, comme va plus tard le souligner Beckett par un leit-motif de son humour noir, le monde est un pantalon mal taillé par le Créateur 7. Ceci correspond à un trait distinctif de la crise épistémologique que nous traversons: le hiatus entre le monde et les démarches rationnelles (l’homme n’est plus situé au centre du monde, les représentations qu’il s’en fait racontent non pas les articulations d’une „nature”, mais celle de son histoire sur la Terre – pour faire mention des opinions d’un célèbre représentant des recherches interdisciplinaire, Roland Barthes).8

Chez Urmuz, l’impossibilité de l’accord entre la condition humaine et le monde, entre notre savoir et le réel dans sa contingence est dénoncée par la réduction à l’absurde.

Dans l’univers fictif de Stamate le savoir reus-sit à s’identifier avec la contingence du monde réel, le sens métaphorique s’identifie avec celui litéral, l’abstrait avec le concret, le comparé avec le compa-rant: les calculs constituent un support réel pour la table, la descendance de l’homme du singe peut être réellement vue, la physicalité triviale de l’entonnoir installé dans sa cave s’identifie avec un possible sens métaphorique (trivial et participant de l’humour noir) de lieu de la vie sexuelle et affective.

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Touche finale de ce simulacre d’harmonie uni-verselle, Stamate met en parrallèle (donc en harmo-nie) l’entonnoir (le vécu sensible, émotionnel) avec la direction du trou orienté vers le savoir.

Comme dans la structure anticipative d’une trame dramatique tragique (signes avant-coureurs de la ca-tastrophe fatale) les dysfonctionnements métapho-riques frappants mentionnés réduisent à l’absurde (de par leur statut de „figures impossibles”) l’accord entre la condition humaine et le monde dans sa contingence.

La catastrophe viendra du côté de l’entonnoir. En anticipant une pratique courrante du Nouveau Théâtre, celle de réactualiser sous l’espèce de la dérision les thèmes de la dramaturgie antique, le coup fatal du destin qui conduira Stamate au deses-poir et à une disparition „accélérée” est de facture „oedipienne”. L’entonnoir se refusera à lui, sa place étant prise par son fils; or, ce coup du destin, comme dans la tragédie de Sophocle, était impossible à prévoir, car son fils avait l’âge auquel d’autres enfants viennent tout juste d’apprendre à marcher.

En revenant au texte d’Apollinaire (Sous le Pont Mirabeau) nous essaierons de montrer que le même dysfonctionnement (que nous avons cru iden-tifier dans la première strophe), tout en jouant un rôle différent (comme portée et effets visés) que dans l’écriture d’Urmuz ou bien chez les surréalistes, occupe toujours une place centrale dans l’économie du texte (réalisation d’une composante esentielle du

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message global). Une approche textuelle entreprise sous cet angle donnera ceci:

Pour la compréhension de la phrase le lecteur est obligé de décoder la syllepse „coulle la Seine et nos amours” dans le sens de: „Coule la Seine comme nos amours” où, le comparé est la Seine (suite à une inversion de topique). Le rôle de toute métaphore étant d’enrichir certains traits distinctifs du comparé en lui transférant ceux similaires du comparant, le décodage selon le sens impose d’inverser l’ordre des mots: coule(nt) nos amours comme coule la Seine. Au fait, la force et la fraîcheur de cette comparaison provient du fait qu’à l’identification du trait distinctif commun (la fluidité) s’ajoutent d’autres éléments, circonstantiels: la dérobade de l’amour est comparée à l’image concrète de l’eau du fleuve disparaissant à jamais sous le pont, le trouble émotionnel face au caractère fragile et périssable de l’amour s’associe au vertige physique ressenti par l’amoureux penché du haut du pont à regarder l’irréversible et per-manente fuite des ondes du fleuve. Pour réaliser cet effet, la banale comparaison: „nos amours coulent comme les eaux du fleuve” subit des transformations par „écarts aux règles”: licence métrique, inversion topique, violation d’une loi sémantique auxquelles s’ajoute la circonstancielle concrète „sous le Pont Mirabeau”. Il en résulte la superposition de deux comparaisons utilisant les mêmes termes mais en leur attribuant, selon le décodage choisi, le statut permutable de comparé/vs/comparant.

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Rapelons que les termes d’une comparaison ne sont permutables qu’à titre accidentel (L’on peut dire de l’ensemble d’un pré parsemé de moutons en train de paître, s’il est vu de très haut: „quel joli pré fleuri” – en comparant les moutons à des fleurs – mais l’on ne saura pas dire: „quels jolis moutons” devant l’image d’un pré fleuri). Logiquement, les termes de la comparaison entre l’amour (substantif abstrait) et le fleuve (substantif concret) ne sont pas permutables: l’on opère en conséquence le décodage d’une syllepse. Mais l’expérience affective peut prendre, elle aussi, des formes d’un trouble physique, concret: celles d’un vertige comparable à celui mentionné plus haut, à la fascination exercée par la disparition ininterrompue et irréversible des eaux sous un pont; à ce titre, elle peut devenir le comparant de celles-ci. Devenus permutables, en suivant la topique, le premier sera accepté comme comparé et le second comme comparant, ce qui confère, dans la littéralité du texte qui nous préoccupe, le statut de comparé à la Seine et celui de comparant à „nos amours”. C’est comme nous l’avons vu, cette fusion d’éléments concrets et abstraits qui donne force singulière et réalise le choque émotionnel de l’image créée.

Nous pouvons affirmer, en conclusion, que le message global de cette célèbre strophe repose sur la figure qui fait l’objet de notre étude: le dysfonction-nement métaphorique marqué par la conjonction et qui associe le comparé et le comparant leur accordant un double statut permutable.

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Dans la deuxième strophe l’ineffable mélange de tendresse, d’amertume et de foi dans la pérennité de l’amour, évoquant simultanément sa force et sa fragilité repose sur une superposition encore plus subtile et complexe d’images fondée sur ce genre de dysfonctionnement.

Les mains réunies des amoureux constituent un pont (symbolisant l’intention solidaire du couple de conserver la durabilité de l’amour) sous lequel pas-sent les ondes du fleuve. C’est „une image impos-sible” au sens que la critique contemporaine attribue à ce genre d’images surréalistes: ce ne sont pas les éléments qui la constituent, c’est l’espace de leur coexistence qui est impossible. Le groupe statutaire des deux amoureux domine le fleuve à l’instar d’un générique (à images superposées) de film. Les élé-ments de cette image (les amoureux et le fleuve) gardent leurs dimensions normales: les personnages humains ne sont pas vus comme de géants, le fleuve ne se réduit pas aux dimensions d’un ruisseau. Ce qui est „impossible” c’est l’espace qui permet aux amoureux situés sur des rives opposées (“restons face à face”) de reunir leurs mains pour constituer „le pont” au-dessus du fleuve. À cette image emblé-matique se superpose une autre, participant, cette fois du réel quotidien. Elle est enclenchée par la mise en position privilégiée de l’adverbe sous en fin de vers (licence choquante) qui nous oblige à nous pencher vers la surface de l’eau dont la fonction de miroir nous est suggérée par l’évocation des in-nombrables couples d’amoureux, lesquels, le long

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des siècles, y avaient reflété leurs regards. Cette seconde image suppose un autre décodage du texte: les bras réunis sont tout simplement reflétés par l’onde. La beauté surprenante de l’image est pro-duite par le paradoxe du double statut de la surface du fleuve: comme miroir elle reste immuable, im-mobile, lasse de refléter les „eternels regards”, l’inombrable succession des couples le long du temps (pérénité de l’amour); comme onde du fleuve elle coule sous l’ombre projétée par le pont des bras réunis (éternelle dérobade de l’amour). Dans le mes-sage global de la strophe la première image (groupe statuaire dominant – comme un pont – le fleuve) et la seconde (qui surprend un geste, banalisé par la répétition, des amoureux se trouvant sur le Pont Mirabeaux) se superposent. Il serait utile pour la compréhension de ce mécanisme subtil de nous rap-porter à une oeuvre picturale de Picasso, illustrative, croyons-nous, pour notre démarche. Parmi les nombreuses créations picturales illustrant ce que nous avions appelé (en citant Pierre Force) des „figures impossibles” (figures qui occupent, chez certains, comme chez Magritte, par exemple, une place centrale, comme trait distinctif de leur oeuvre), se situe une des toiles les mieux côtées de Picasso: „Jeunes filles au bord de la mer” (1937). Les trois jeunes filles sont des figures construites à partir d’éléments plastiques à la manière d’une sculpture. Leurs corps sont des corps nus de femmes ac-complies, leur têtes, à peine ébauchées, aussi bien que leurs gestes (jouant avec un petit bateau en

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LE DYSFONCTIONNEMENT EXPLICITEMENT SOLIDAIRE

AVEC UNE NOUVELLE VISION SUR L’ÉCRITURE POÉTIQUE: MALLARMÉ,

VALÉRY, LE GROUPE „TEL-QUEL” Les années ’60 ont marqué, en France, des

mutations spectaculaires dans les domaines de la littérature, des arts, des sciences de l’homme. Une nouvelle direction dans la réflexion philosophique s’est située au centre de l’intérêt: celle du groupe „tel-quel”, représenté par des philosophes comme Gilles Deleuze et Jacques Derrida et des écrivains comme Hélène Cixous.

Ayant trouvé leurs sources dans la pensée présocratique, chez Hégel et Nietzsche, chez des mathématiciens-logiciens comme Lewis Carroll et Kurt Gödel ils se sont inspirés également des idées sur l’écriture des poètes comme Stépane Mallarmé (1842-1898) et Paul Valéry (1871-1945).

Sans nous proposer de procéder à une présen-tation de ce courant philosophique, nous trouvons utile pour notre démarche d’en rappeler quelques idées directrices, telles qu’elles se dégagent surtout de la Logique du Sens 1.

Si notre pensée logique traditionnelle qui dis-tingue trois temps dans la description d’un phénomène

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ou d’un évènement (présent, passé et futur) est à même de permettre une description du monde en termes d’identités fixes et d’attributs stables, elle n’a pas de prise sur l’évènement „en train de se faire” c’est-à-dire sur le devenir. Le présent devient une sorte de „noed glissant”, lieu de la coïncidence d’un passé insondable qui „subsiste” et d’un avenir il-limité qui „insiste”. L’évènement en train de se faire ne suppose pas un sens précis (celui-ci pourrait être établi seulement après l’accomplissement de l’évè-nement, ouvert, au moment du devenir, à l’incer-titude de l’indéterminisme), il représente seulement une „condition du sens”.

Conçue comme un „renversement du plato-nisme”, la pensée „tel-queliste” célèbre „la montée du simulacre”:

„Que le Même et le Semblable soient simulés

ne signifie pas qu’ils soient des apparences ou des illusions. La simulation désigne la puissamce de produire un effet. Mais ce n’est pas seulement au sens causal, puisque la causalité resterait tout à fait hypothétique et indéterminée sans l’intervention d’autres significations. C’est au sens de «signe», issu d’un processus de signalisation; et c’est au sens de «costume», ou plûtot de masque, exprimant un processus de déguisement où, derrière chaque masque, un autre encore…. La simulation ainsi comprise n’est pas séparable de l’éternel retour; car c’est dans l’éternel retour que se décident le ren-versement des icônes ou la subversion du monde

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représentatif. Là, tout se passe comme si un contenu latent s’opposait au contenu manifeste. Le contenu manifeste de l’éternel retour peut être déterminé conformément au platonisme en général: il repré-sente alors la manière dont le chaos est organisé sous l’action du démiurge, et sur le modèle de l’Idée qui lui impose le même et le semblable. L’éternel retour en ce sens est le devenir-fou maîtrisé, monocentré, déterminé à copier l’éternel. Et c’est de cette façon qu’il apparaît dans le mythe fondateur. Il instaure la copie dans l’image, il subordonne l’image à la res-semblance. Mais, loin de représenter la vérité de l’éternel retour, ce contenu manifeste en marque plutôt l’utilisation et la survivance mythiques dans une idéologie qui ne le supporte plus, et qui en a perdu le secret. Il est juste de rappeler combien l’âme grecque en général et le platonisme en par-ticulier répugnent à l’éternel retour pris dans sa signification latente2. Il faut donner raison à Nietzsche quand il traite l’éternel retour comme son idée vertigineuse à lui, qui ne s’alimente qu’à des sources dionysiaques ésotériques, ignorées ou refou-lées par le platonisme. Certes les rares exposés que Nietzsche fait en restent au contenu manifeste: l’éternel retour comme le Même qui fait revenir le Semblable. Mais comment ne pas voir la dispropor-tion entre cette plate vérité naturelle, qui ne dépasse pas un ordre généralisé des saisons, et l’émotion de Zarathoustra? Bien plus, l’exposé manifeste n’existe que pour être réfuté sèchement par Zarathoustra: une

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fois au nain, une autre fois à ses animaux, Zarathoustra reproche de transformer en platitude ce qui est autrement profond, en «rengaine» ce qui est d’une autre musique, en simplicité circulaire ce qui est autrement tortueux. Dans l’éternel retour il faut passer par le contenu manifeste, mais seulement pour atteindre au contenu latent situé mille pieds en dessous (caverne derrière toute caverne…). Alors, ce qui paraissait à Platon n’être qu’un effet stérile révèle en soi l’inaltérabilité des masques, l’impas-sibilité des signes.

Le secret de l’éternel retour, c’est qu’il n’ex-prime nullement un ordre qui s’oppose au chaos, et qui le soumette. Au contraire, il n’est pas autre chose que le chaos, la puissance d’affirmer le chaos. Il y a un point par lequel Joyce est nietzschéen: quand il montre que le vicus of recirculation ne peut affecter et faire tourner un «chaosmos». À la cohérence de la représentation, l’éternel retour substitue tout autre chose, sa propre chao-errance. C’est que, entre l’éternel retour et le simulacre, il y a un lien si profond que l’un n’est compris que par l’autre. Ce qui revient, ce sont les séries divergentes en tant que divergentes, c’est-à-dire chacune en tant qu’elle déplace sa différence avec toutes les autres, et toutes en tant qu’elles compliquent leur différence dans le chaos sans commencement ni fin. Le cercle de l’éternel retour est un cercle toujours excentrique pour un centre toujours décentré”.3

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Si, dans un système de référence donné la copie et l’original présentent une petite différence extério-risée (réductible, à la limite), ils peuvent manifester, d’un autre point de vue, leur différence „incluse”, accusant une solution de continuité qui pose la copie comme „fausse-copie”, c’est-à-dire comme simulacre. La réciproque étant, de toute évidence, valable, la distinction entre la copie et le simulacre s’efface, tous les deux étant le lieu d’une fatale dérobade, d’une fatale subversion de la logique de l’original et de la copie (repérable sous la forme des paradoxes tels ceux formulés par les présocratiques – Zénon). Mais l’original lui-même est sujet à une pareille subversion, car dans les termes d’une logique „du devenir” l’identique se définit comme premier pou-voir du différent (cf. en ce sens le terme de différance écrit par J.Derrida avec a, pour décrire le processus de se différer par rapport à soi-même4). Innutile d’insister sur les rapports de solidarité pro-fonde entre ces points de vue et la dialectique de la négation hegelienne (thèse, antithèse, synthèse) adoptée par la pensée tel-queliste ou bien sur ceux concernant les conséquences des théorèmes de Gödel (conduisant à la conclusion que l’on ne peut pas épuiser les paramètres d’un système donné de l’intérieur de ce même système). Ce qui nous interesse c’est le justificatif (explicite) que la pensée tel-queliste offre à ce que nous avons nommé „la montée des dysfonctionnements métaphoriques”: le lieu d’incidence (d’interférence) de deux possibles systèmes de référence constitue, dans le cas de

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l’écriture, celui d’un double décodage, le même terme ayant une valeur littérale et métaphorique (ayant simultanément statut de comparé et de com-parant); cette confusion invite souvent à une ré-flexion herméneutique. La conception tel-queliste sur l’écriture (et celle de Mallarmé et de Valéry l’ayant, en partie, inspirée) offre, donc, une justifi-cation explicite à la figure qui nous préoccupe. Cf. en ce sens la célèbre poésie de Mallarmé Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, où le mot-clef cygne est pris simultanément au sens littéral mais aussi comme métaphore du signe, son homophone.

La majorité des points de vue tel-quelistes ex-posés plus haut sont d’ailleurs présents (d’une façon plus au moins explicite) dans les textes de Mallarmé. Nous nous proposons d’analyser de ce point de vue une de ses poésies les plus connues, consacré à la mémoire d’Edgar Allan Poe, à la mort duquel la municipalité de Baltimore a dressé un monument funéraire sous la forme d’un simple bloc de granit:

Le tombeau d’Edgar Poe Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change, Le Poète suscite avec un glaive nu Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange! Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange Donner un sens plus pur aux mots de la tribu Proclamèrent très haut le sortillège bu Dans le flot dans honneur de quelque noir mélange.

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Du sol et de la nue hostiles, ô grief! Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, Que ce granit du noins montre à jamis sa borne Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

Le premier vers propose au lecteur un appel à l’herménéutique pour trancher le paradoxe de son énoncé: qu’est-ce que cela veut dire changer quel-qu’un en lui-même? (présupposé qui rend perplexe: le poète n’était pas lui-même de son vivant). Le texte de la poésie nous conduit, à petits pas, à force de révélations progressives (lectures rétroactives et plurielles) à la solution de l’énigme posé par ce vers célèbre. Lu dans cette perspective, le vers précité donne, comme présupposition: Tant qu’il était vivant, le poète, en train de créer, était tout le temps en train de devenir un autre – de manifester sa différance –. (Selon cette logique du devenir, Shakespeare, par exemple, en train d’écrire Hamlet, n’était pas encore le Shakespeare – auteur de cette célèbre pièce et, après l’avoir écrite, il n’était pas encore l’auteur de la Tempête et ainsi de suite, jusqu’à sa mort l’ayant – enfin – transformé en lui-même). Le fait que „la mort triomphait dans cette voix étrange” renvoie à la fois à la présence, dans l’oeuvre de Poe, de la pul-sion de la mort, et à la dialectique de la négation hégellienne. Pour Hégel cette dialectique est le mo-teur de l’autodévéloppement de l’idée.

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Une fois ce point élucidé, l’on se demande pourquoi cette dialectique de la négation avait épou-vanté ses contemporains. En principe, la victoire de cette dialectique représente le principe même du dynamisme de la vie. Il est évident que Mallarmé réserve cette qualité à l’incandescence créative du poète qui remplit sa vraie mission. Par opposition à cette vertu du créateur le médiocre reste égal à lui-même et n’est pas perméable à une autre forme de représentation de l’existence que celle que cette médiocrité justifie et institue. Pour nuancer ce que nous venons de dire nous nous permettrons un bref écart pour discuter le statut paradoxal de la célèbre la- palissade: „il a été vivant jusqu’au moment de sa mort”.

Monsieur de La Palice, auquel l’on attribue souvent (à tort) cet énoncé, avait été un illustre général, aimé et estimé par ses soldats pour son courrage. Il est mort en plein combat, sur le champ de bataille et ses soldats ont composé en sa mé-moire une chanson comprenant, sous cette forme naïve et mal inspirée, l’idée qu’il avait été plein d’énergie combative et de courrage jusqu’au mo-ment de sa mort. Cette formule malheureuse voulait attribuer au héros un excès de vitalité. L’on pourrait affirmer, avec ironie, que tous les gens ne sont pas vivants jusqu’au moment de leur mort. C’est ce constat qu’Eugène Ionesco va mettre dans la bouche d’un de ces personnages (Cf. le dialogue entre Bérenger et le logicien dans Rhinocéros), qui dit que les morts sont plus nombreux, les vivants étant „rares”. C’est toujours par un dysfonctionnement

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métaphorique que le terme de „vivants” renvoie, simultanément (au sens littéral du terme) au nombre réduit des êtres humains en vie par rapport à celui des générations successive de nos ancêtres morts, mais aussi, métaphoriquement, aux humains dont l’existence médiocre, faite de stéréotypies, de cli-chés, n’a pas l’authenticité de la vie.

Pour revenir à Mallarmé, il suggère que „le triomphe de la mort” dans la voix „étrange” d’Edgar Poe suscite chez ses contemporains, comme la pro-vocation d’un „glaive nu”, une crise de conscience sur leur médiocrité (ils avaient critiqué le scandale de l’existence et de l’oeuvre „impures” du poète, in-compatibles avec l’institution culturelle du temps, marquée, à l’époque, surtout dans La Nouvelle Angleterre, par un puritanisme aristocratique étroit et rigide).

Nous avons établi que ce triomphe de la mort signifie, métaphoriquement, le triomphe de la dialec-tique de la négation hégellienne (“la négation de la négation” fonde l’autodeveloppement de l’idée). Ce-pendant, si le discours du poète confirme cette vic-toire sur le plan idéatique, la question reste ouverte: en quoi cette perspective gnoséologique nouvelle était-elle censée „épouvanter” son siècle? La réponse est fournie par le contexte. Comme nous le savons l’écriture mallarméenne invite à une lecture plurielle et rétroactive. Ce parcours complexe crée des fais-ceaux isotopiques qui dégagent, par un jeu infini de réverbérations, une richesse significative qui ne nom-me jamais, mais suggère (cette suggestion correspond,

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en dernière instance, au développement dialectique de l’Idée). Ce que le texte mallarméen en étude nous suggère, c’est que l’acte du Poète n’avait pas une simple visée théorique: comme allait l’exiger ensuite A.Artaud5, l’oeuvre d’Edgar Poe ne s’inscrit pas dans une conception sur la culture comme spectacle de la vie mais comme manière efficace de s’emparer des forces qui la régissent. Ainsi conçue, l’action du poète dénonce la médiocrité et la suffisance aristo-cratique des institutions culturelles du temps, dont les clichées et les formes asséptisées et sclérosées se substituaient à ce que devrait être la vraie culture (À se rappeler, en ce sens, la provocation similaire lan-cée par Tanhauser au concours des trouvers – geste lequel, à travers la création wagnérienne que les symbolistes français portaient aux nues, exprime la transgression nietzschéenne de la valeur réalisée). C’est en ce sens que le poète épouvante son siècle. L’on constate que le même terme – la mort – ren-voie, d’une part, sur le plan idéatique, à la dialec-tique de la négation (sens innocenté par son carac-tère de pure réflexion gnoséologique) et, d’autre part, au sens littéral du terme, au coup mortel porté à la médiocrité des institutions culturelles sur les-quelles reposaient la quiétude suffisante des con-temporains. Cette figure a un caractère auto-réfé-rentiel: c’est justement le fait de ne pas saisir le dou-ble sens du terme qui constitue le test de la médiocrité (épouvanté de n’avoir pas connu que la mort triomphait ….). Tout ceci nous conduit à cons-tater que la mission du poète de „donner un sens

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plus pur aux mots de la tribu” n’est pas une simple opération d’enrichir leurs connotations par leur sens métaphorique mais de constituer, par le contre-point savant de leur ambiguïté, le lieu d’une confrontation, d’un impacte entre des systèmes de références ir-réductibles, impacte marqué par une solution de con-tinuité, autre occurrence de la dialectique de la néga-tion (c’est le lieu où l’on peut saisir ce que Gilles Déleuze allait appeler la différence „incluse” ou intériorisée). Cette brèche devient pour Mallarmé fenêtre ouverte vers l’illimité, posant l’oeuvre poé-tique comme partie organique de l’Oeuvre au sens que lui donnaient les alchimistes.

Est-ce que l’on peut identifier, dans le jeu men-tionné plus haut, la figure centrale du dysfonction-nement métaphorique? Le simple fait qu’un terme soit accompagné par son double métaphorique ne constitue pas, de toute évidence, un dysfonction-nement. Nous pouvons, comme dans l’Angélus de Millet, constater, au-délà du sens concret et pour ainsi dire littéral de l’image des paysans qui prient Dieu en plein air, sur le champ qu’ils avaient labouré, la dimension métaphysique de l’image sans que ce double métaphorique constitue un dysfonc-tionnement; mais lorsque la toile de Picasso renvoie à la fois à la représentation réaliste d’un groupe de jeunes filles et à leur double mythologique, la ligne de l’ horizon qui révèle la démesure de leurs dimen-sions (cf. le chapitre précédent) marque le dysfonc-tionnement métaphorique. Nous pouvons accepter la métaphore de la „descendence” de l’homme du singe,

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mais nous ne pouvons pas voir littéralement (comme le personnage d’Urmuz) un homme descendre du singe; le sens d’une pareille assertion est bloquée par un dysfonctionnement.

Dans le texte de Mallarmé l’on peut envisager la mort comme métaphore de la négation dialec-tique. Mais la loi de la négation hégellienne la pose comme affirmation; son sens littéral constitue donc le contraire de son sens métaphorique. Au niveau purement linguistique il y a donc dysfonctionnement: donner à un terme la valeur métaphorique de son contraire dans la même phrase oblige au recours à la réflexion herméneutique. L’ensemble de la trame textuelle mallarméenne invite à ce recours: donner un sens plus pur au mots de la tribu par „le triomphe de la mort” (par le jeu dialectique de la solidarité des contraires). Rapellons-nous, en ce sens, le célèbre mot d’Héraclite qui affirmait que lui seul savait ce que c’était le jour et ce que c’était la nuit: les deux entités ne font qu’une (les deux termes se définissant réciproquement et renvoyant à la même chose: le concept actualisé ou seulement évoqué – par la né-gative – de la lumière). Le Poète a cette même mis-sion herméneutique: il donne un sens plus pur aux mots de la tribu par la dialectique des contraires, donc, autrement dit, à force de dysfonctionnements métaphoriques. Pour le lecteur qui ne saisit pas ce jeu contredictoire, qui n’est pas ouvert à la reflexion herméneutique qu’il suscite (“avec son glaive nu”) l’Oeuvre (au sens que Mallarmé donne à l’écriture

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poétique) reste hermétiquement clos (Ce qui justifie, disons-le en passant, l’apparent hermétisme du texte mallarméen). La fin de la poésie le souligne: le calme bloc de granit (la pierre funéraire du poète), dont le decriptage reste inaccessible à la médiocrité de ses contemporains, va marquer, par son hermétisme, une borne infranchissable au vol de leur blasphème.

Comme nous le disions plus haut, l’ensemble de la trame textuelle du sonnet est redondante en ce sens. Les deux tercets constituent une seule phrase dont l’ampleur est doublée par une syntaxe tension-née au maximum afin de multiplier les possibles trajets de lecture et les réverbérations des sens déga-gés par leur contrepoint et par leur projection rétro-active. L’effort de les ordonner dans une succession conforme à la logique discursive commune don-nerait à peu près le résultat suivant:

Si notre idée ne sculpte avec le grief du sol et de la nue hostiles un bas-relief dont s’orne, de façon éblouissante, la tombe de Poe qui est un calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, que ce granit du moins montre à jamais sa borne [….].

À remarquer une nouvelle occurrence de la né-gation hégelienne: le grief des ennemis (valeur néga-tive) aurait pu lui sculpter un bas-relief éblouissant (valeur positive, affirmation). Ce qui nous semble important dans l’économie de l’ensemble du texte (message global) c’est que les distorsions syntaxiques

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ont conduit à la mise en vedette (premier vers du dernier tercet) de l’image du calme bloc chu d’un désastre obscur, image-clef car elle justifie le titre (la pierre funéraire du poète). Par sa position, ce vers fait pendant à celui qui ouvre le poème. Or, par sa signification, il s’y rattache dans l’immédiat, ce qui nous impose la lecture rétroactive suivante:

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change, Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, Le Poète suscite [etc.]

Ceci représente sans doute un trajet-clef de lec-ture. La signification qui en jaillit résume (en l’an-ticipant) une des idées directrice mentionnée plus haut de la pensée tel-queliste: L’événement en train de se faire (dans les termes d’une logique du devenir) n’est qu'une simple condition du sens – virtualité échappant au déterminisme étroit – (La dernière créa-tion de Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard souligne, par la pluralité des possibilités comprises dans le moment ou les dès sont lancés, c’est-à-dire en train de voler, la dérobade au déter-minisme, l’incertitude quant à leur devenir). C’est le cas de l’aérolithe suggéré (métaphoriquement) par la pierre tombale du poète. Lorsqu’il traversait le ciel il représentait l’incandescence d’un événement cos-mique insondable en train de se consommer, échap-pant à la logique fondée sur les identités fixes et les attributs stables (Le poète, de son vivant, en train de

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créer, de transgresser sa propre valeur, n’était pas égal à Lui-même). Une fois chu sur la terre (la mort du poète), ce calme bloc de granit cache, sous l’im-muabilité de l’Oeuvre dans sa littéralité, une richesse de sens dont le décodage s’ouvre vers l’illimité (de l’Éternité). Pour le décripter il faut reconnaître en lui la métaphore de l’événement cosmique en fusion. La littéralité calme du texte renvoie, métaphoriquement, à l’acte de l’écriture. Elle est à la fois elle-même et métaphore de l’événement l’ayant engendré: l’acte de création. Enfin changée en elle-même, elle acquiert le statut métaphorique de son contraire dialectique: dans sa fixité, métaphore du mouvement (Telle la sculpture brancusienne qui ne se voulait pas repré-sentation de l’aile, mais du vol).

Dans le faisceau isotopique de significations paradoxales repérées plus haut, le dysfonctionnement métaphorique nous apparaît comme figure centrale. Le caractère diffus de la multitude des trajets de lec-tures nous en rend l’identification formelle difficile, aussi bien que le caractère auto-référentiel du texte qui invite à un permanent appel à l’herméneutique, prêt à prendre en charge l’ambiguïté suscitée par les dysfonctionnements que le texte pose d’emblée comme programmatiques.

L’approche d’une poésie célèbre d’un autre grand écrivain dont se réclame la pensée tel-queliste, Paul Valéry, nous aidera à mieux saisir le justificatif expli-cite que cette direction de pensée offre à la montée de la figure que nous étudions:

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Le cimetière marin

„O ma chère âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible”.

Pindare, Pythiques, III Ce toit tranquille, où marchent des colombes, Entre les pins palpite, entre les tombes; Midi le juste y compose de feux La mer, la mer, toujours recommencée! O récompense après une pensée Qu’un long regard sur le calme des dieux! Quel pur travail de fins éclairs consume Maint diamant d’imperceptible écume, Et quelle paix semble se concevoir! Quand sur l’abîme un soleil se repose, Ouvrages purs d’une éternelle cause, Le Temps scintille et le Songe est savoir. Stable trésor, temple simple à Minerve, Masse de calme, et visible réserve, Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi Tant de sommeil sous un voile de flamme, O mon silence! …. Edifice dans l’âme, Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit! Temple du temps, qu’un seul soupir résume, À ce point pur je monte et je m’accoutume, Tout entouré de mon regard marin; Et comme aux dieux mon offrande suprême, La scintillation sereine sème Sur l’altitude un dédain souverain.

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Comme le fruit se fond en jouissance, Comme un délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt, Je hume ici ma future fumée, Et le ciel chante à l’âme consumée Le changement des rives en rumeur. Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change ! Après tant d’orgueil, après tant d’étrange Oisiveté, mais pleine de pouvoir, Je m’abandonne à ce brillant espace, Sur les maisons des morts mon ombre passe Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir. L’âme exposée aux torches du solstice, Je te soutiens, admirable justice De la lumière aux armes sans pitié ! Je te rends pure à ta place première: Regarde-toi !… Mais rendre la lumière Suppose d’ombre une morne moitié. O pour moi seul, à moi seul, en moi-même, Auprès d’un coeur, aux sources du poème, Entre le vide et l’événement pur, J’attends l’écho de ma grandeur interne, Amère, sombre et sonore citerne, Sonnant dans l’âme un creux toujours futur! Sais-tu, fausse captive des feuillages, Golfe mangeur de ces maigres grillages, Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,

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Quel front l’attire à cette terre osseuse? Une étincelle y pense à mes absents. Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière, Fragment terrestre offert à la lumière, Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres, Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres; La mer fidèle y dort sur mes tombeaux ! Chienne splendide, écarte l’idolâtre ! Quand solitaire au sourire de pâtre, Je pais longtemps, moutons mystérieux, Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes, Éloignes-en les prudentes colombes, Les songes vains, les anges curieux ! Ici venu, l’avenir est paresse. L’insecte net gratte la sécheresse; Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air À je ne sais quelle sévère essence…. La vie est vaste, étant ivre d’absence, Et l’amertume est douce, et l’esprit clair. Les morts cachés sont bien dans cette terre Qui les réchauffe et sèche leur mystère. Midi là-haut, Midi sans mouvement En soi se pense et convient à soi-même…. Tête complète et parfait diadème, Je suis en toi le secret changement. Tu n’as que moi pour contenir tes craintes! Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes

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Sont les défaut de ton grand diamant…. Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, Un peuple vague aux racines des arbres A pris déjà ton parti lentement. Ils ont fondu dans une absence épaisse, L’argile rouge a bu la blanche espèce, Le don de vivre a passé dans les fleurs ! Où sont des morts les phrases familières, L’art personnel, les âmes singulières? La larve file où se formaient des pleurs. Les cris des filles chatouillées, Les yeux, les dents, les paupières mouillées, Le sein charmant qui joue avec le feu, Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent, Les derniers dons, les doigts qui les défendent, Tout va sous terre et rentre dans le jeu ! Pour Paul Valéry le premier vers est un „don

des dieux”. Il comprend par cela un certain état d’âme, source d’une idée poétique (à ne pas confon-dre avec l’acception du terme au sens de la logique discursive).

L’idée poétique n’est que le point de départ pour un développement dialectique constituant „une longue hésitation entre le son et le sens”, qui repré-sente, pour Valéry, la substance et la raison d’être de la poésie.

La conception de Paul Valéry sur l’écriture poétique est solidaire avec les données de la crise épistémologique du XXème siècle. Les tel-quelistes

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ont mis en vedette le mot du poète: „le plus profond c’est la peau”. Lorsqu’on accepte la pluralité et le caractère relatif des systèmes de référence aussi bien que les solutions de continuité qui les séparent, la surface (qui n’a d’autre réalité que celle d’être le lieu d’une séparation et d’une possible médiation) pré-sente des vertus topologiques que ce mot de Valéry exalte, nottament dans l’une de ses occurences les plus fécondes pour l’homme: le langage.

Rappelons-nous à ce propos, un beau texte poé-tique de Francis Ponge: Le Mollusque. En évoquant le statut paradoxal de cet „être-presque-une-qualité” le poète constate, par un biais de surprise, que „la moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force (celle qui tient le coquillage renfer-mé tant que le mollusque est vivant) à la parole (nous soulignons) – et réciproquement” (Le parti pris de choses, 1942).

„La peau” du poème, sa littéralité, c’est le lieu où, chez Paul Valéry, se joue le contre-point du son (forme d’expression, sonorité, images qui s’en dé-gagent) et du sens (l’idée poétique en marche, tra-versant les étapes successives de sa genèse et de son développement).

L’état de grâce qui constitue le point du départ du C.M. le constitue le charme particulier du site. Le cimetière de la ville de Sète (port situé dans un petit golfe de la Méditerranée) est situé sur une pente abrupte, couverte de pins, qui descend jusqu’à la mer; la ville n’est pas visible de là, de sorte que l’on y éprouve le sentiment de solitude qui invite à la

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méditation et au récueillement, stimulés par l’im-mensité de la mer et du ciel, par l’éternel bercement de la rumeur des vagues, par la majesté silencieuse des pierres tombales en marbre entrevues à travers les arbres. Le premier vers, né de ce „don du ciel”, opère déjà un choix: la première image est celle du „toit tranquille”, métaphore de la surface de la mer. Expression de ce que Valéry conçoit comme poésie pure (purifiée, au sens „chimique” du terme, de tout élément étranger – prosaïsme, discursivité narrative, etc.), le noyau narratif du poème est réduit à la suc-cession de deux moments: celui d’un „long regard sur le calme des dieux” qui réalise le rare et précieux équilibre entre l’infini petit et l’infini grand, image de l’harmonie universelle (beauté apollinienne) et celui, lui succèdant fatalement, du déséquilibre, du mouvement, de la dynamique du devenir (beauté dionysiaque).

Le toit tranquille – surface de la mer qui palpite –, comme image de cet équilibre, est le lieu privilégié des virtualités repos /vs /agitation, continuité /vs/ rup-ture. L’idée poétique se développe de la manière suivante: pour que les rayons du soleil soient reflétés dans nos yeux il faut qu’une petite partie de cette surface réalise l’angle „juste” (à l’instar du petit miroir que l’on utilise, par jeu, pour projeter les rayons du soleil sur le visage de quelqu’un). Une pareille „justesse” de l’angle de la surface de l’eau ne peut être que partielle, accidentelle et éphémère. Mais l’immensité de la mer convertit cet infini petit en durée et en étendue illimités, en multipliant à

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l’infini ce „pur travail de fins éclairs” „consummé” par „maint diamant d’imperceptible écume”. Le vers qui clôt cette image de la mer en feu („Et quelle paix semble se concevoir!”) trahit l’„hésitation entre le son et le sens”: cette paix n’est pas la simple im-pression qui s’en dégage; elle se conçoit, terme qui suggère la genèse (la „conception”) du nouveau sens poétique (que l’image engendre): cette perfection dans l’équilibre permet au poète de s’intégrer dans l’harmonie universelle et d’envisager sa propre mort avec un sentiment de paix, de séreinité, de l’envi-sager comme forme de conversion. La surface de la mer, lieu de la médiation, finira par suggérer, comme formes particulières de celle-ci, diverses occurrences de la conversion.

Au vers suggérant la médiation: „Quand sur l’abîme un soleil se repose”

ou bien: „[….] Oeil qui garde en toi Tant de sommeil sous un voile de flamme”

se succèdent ceux de la conversion: „Comme en délice il change son absence”

culminant avec la belle image du „Changement des rives en rumeur”.

Cette dernière conversion peut être vue éga-lement comme signe avant-coureur d’une possible conversion subversive, inquiétante, celle du dernier vers de la poésie, où „les eaux réjouies” vont rompre

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„ce toit tranquille”. Pour l’instant, cette conversion paisible permet au poète de humer „ici” sa „propre fumée”. Petit à petit, la trame de l’écriture poétique laisse percer (dans les strophes suivantes), à travers les réflexions sur l’intégration dans l’harmonie uni-verselle, la perspective critique d’inspiration nietz-schéenne suggérant la possible stérilité de l’équilibre contemplatif apollinien. (Idée qui se dégage tout na-turellement de l’enchaînement équilibre – paix – mort).

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici? Chanterez-vous quand serez vaporeuse? Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse, La sainte impatience meurt aussi! Maigre immortalité noire et dorée, Consolatrice affreusement laurée Qui de la mort fais un sein maternel, Le beau mensonge et la pieuse ruse! Qui ne connaît, et qui ne les refuse, Ce crâne vide et ce rire éternel!

Pères profonds, têtes inhabitées, Qui sous le poids de tant de pelletées, Êtes la terre et confondez nos pas, Le vrai rougeur, le ver irréfutable N’est point pour vous qui dormez sous la table, Il vit de vie, il ne me quitte pas! Amour, peut-être, ou de moi-même haine? Sa dent secrète est de moi si prochaine

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Que tous les noms lui peuvent convenir! Qu’importe! Il voit, il veut, il songe, il touche! Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche, À ce vivant je vis d’appartenir! Zénon! Cruel Zénon! Zénon d’Élée! M’as-tu percé de cette flèche ailée Qui vibre, vole, et qui ne vole pas! Le son m’enfante et la flèche me tue! Ah! le soleil …. Quelle ombre de tortue Pour l’âme, Achille immobile à grands pas! Non, non!…. Debout! Dans l’ère successive! Brisez, mon corps, cette forme pensive! Buvez, mon sein, la naissance du vent! Une fraîcheur, de la mer exhalée, Me rend mon âme …. O puissance salée! Courons à l’onde en reajillir vivant! Oui! Grande mer de délires douée, Peau de panthère et chlamyde trouée De mille et mille idoles de soleil, Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, Qui te remords l’étincelante queue Dans un tumulte au silence pareil, Le vent se lève…. Il faut tenter de vivre! L’air immense ouvre et referme mon livre, La vague en poudre ose jaillir des rocs! Envolez-vous, pages tout éblouies! Rompez, vagues! Rompez d’eaux réjouies Ce toit tranquille où picoraient des focs!

(Charmes, 1920)

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La strophe dans laquelle tout bascule, où cette subversion devient explicite et se transforme en pro-vocation, est celle consacrée aux paradoxes de Zénon. (Malgré les réserves des exégètes nous trouvons que les images de cette strophe controversée, telles l’om-bre de la tortue et Achille immobile à grands pas sont d’une rare beauté).

L’on y quitte la contemplation apollinienne pour participer à la dynamique dionysiaque: „le vent se lève, il faut tenter de vivre”. À mentionner, en passant, l’ex-trême beauté (à la fois sous forme d’harmonie im-mitative sur laquelle nous n’insistons pas) du vers:

„La vague en poudre (nous soulignons) ose jaillir des rocs!”

Il y a ici une conversion qui fait pendant à celle du „changement des rives en rumeur”, mentionnée plus haut. L’association, par lecture rétroactive, des deux images, renvoie à une paradoxale solidarité (au niveau de la médiation poétique) de l’apollinien et du dionysiaque.

Le dernier vers clôt le poème au sens fort d’un terme: la longue hésitation entre le son et le sens ar-rive à une coïncidence: le son (la forme de l’expres-sion poétique) s’identifie au sens par le fait que les „vagues réjouies” rompent simultanément la surface de l’eau et la cohérence du texte dans sa littéralité (par un dysfonctionnement métaphorique choquant):

„[….] Rompez, d’eau réjouies, Ce toit tranquille où picoraient des focs”

(nous soulignons).

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Ce dysfonctionnement qui marque le dernier vers réactualise le premier pour en compromettre la portée métaphorique. La place privilégiée de cette figure (constituant un trait d’union entre l’ouverture et la clôture du texte poétique) lui assigne un rôle déterminant pour la signification globale. Analysons les faits de langue de ce point de vue: dans le premier vers l’on reconnaît dans „ce toit tranquille où marchent les colombes” (grâce aux connotations contextuelles de la première strophe) la surface calme de la mer où les voiles des barques des pê-cheurs sont comparés à des colombes. Le dernier vers de la poésie réactualise cette image tout en rem-plaçant le verbe marcher par picorer. Cette substi-tution continue à évoquer l’image des colombes (comparant) annulée au dernier moment par celle des focs (comparé). C’est un dysfonctionnement mé-taphorique caractérisé (canonique) car la significa-tion de la phrase est bloquée par la violation d’une loi sémantique (les focs ne picorent pas).

Le sens métaphorique est simultanément an-noncé et annulée. À cette annulation s’associe un autre, plus subtile, induite d’une réflexion hermé-neutique: le toit lui-même n’a pas de réalité en soi, n’étant fait que des eaux qui, par leur mouvement, révèlent sa réalité comme illusoire. Puisque pour Valéry la surface évoque l’écriture, la littéralité du texte, l’on constate que le vent rompe la surface de la mer et que, simultanément, le poète rompe la cohérence du texte par le dysfonctionnement „ce toit tranquille ou picoraient les focs”. De par cela le dys-fonctionnement métaphorique acquiert un nouveau

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statut: il n’est pas seulement forme d’expression (manière de susciter la réflexion herméneutique) mais également forme du contenu – résultat de cette réflexion – (forme exemplaire de la rupture, de la dynamique contradictoire du devenir). Pour mieux nuancer cette assertion, rappelons, par analogie que la physique des particules élémentaires pose l’im-possibilité (par définition) d’une représentation „pla-nétaire” de celles-ci. Autrement dit elle pose l’impos-sibilité d’un comparant ayant des attributs stables et une identité fixe.

Le dysfonctionnement métaphorique y devient inévitable: il n’est pas le produit d’un usage défec-tueux des formes d’expression (comme dans l’exem-ple fourni par Aristote – cf. le chapitre Argument) il est imposé par la forme du contenu. Le dernier vers du poème aurait pu être une manière „métaphorique” de nier la métaphore initiale (les colombes = le com-parant, les voiles des bateaux = le comparé) par un dysfonctionnement canonique. Mais l’emploi du terme focs (renvoyant à la fonctionnalité technologique des voiles) supprime le plan (visuel) de la possible com-paraison. Il s’agit donc d’une subversion (à force de relativiser les codes de référence) du principe fon-dateur du langage métaphorique: les focs ne sau-raient pas être comparés aux colombes (instance contemplative, apollinienne), car ils participent de l’isotopie „stratégie humaine dans la navigation” (impliquant le dynamisme du vent et l’agitation des vagues), autrement dit de la dynamique de l’action (instance dionysiaque).

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L’écriture poétique conçue dans la perspective de la pensée tel-queliste vise à transgresser les li-mites de la logique discursive. Elle vise à exprimer ce qui échappe à la logique platonicienne de la copie et de l’original (en accordant statut égal à la copie et au simulacre). Or, il nous semble évident que la méta-phore est une figure fondée justement sur ce jeu de la copie et de l’original. La subversion de sa logique constitutive conduit aux dysfonctionnements. Pour la pensée tel-queliste la réalité à exprimer étant celle de l’événement en train de se faire, le dysfonction-nement métaphorique n’est plus dans ce cas une manière défectueuse de représenter ce qui est repré-sentable, mais une manière adéquate pour saisir ce qui n’est pas représentable. Par son caractère auto-référentiel, l’écriture tel-queliste ne fait qu’expliciter le rôle de cette figure (l’autoréférentialité étant d’ail-leurs, forme de dysfonctionnement). C’est justement dans cette perspective que les termes de notre analyse deviennent opérants et révélateurs.

Notes

1. Gilles Deleuze, op. cit. 2. Sur la réticence des Grecs, et nottament de Platon, à

l’égard de l’éternel retour, cf. Charles Mugler, Deux thèmes de la cosmologie grecque, Éd. Klincksieck, Paris, 1953.

3. Gilles Deleuze, op. cit., pp. 304-305. 4. Jacques Derrida, op. cit. 5. À consulter: A. Artaud, Le Théâtre et son double in

Oeuvres complètes, Gallimard, Paris, 1966.

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DYSFONCTIONNEMENTS MÉTAPHORIQUES DANS LES

MACROSTRUCTURES TEXTUELLES NARRATIVES ET THÉÂTRALES

Nous avons déjà constaté la présence des dysfonctionnements métaphoriques dans le roman proustien (cf. le IIème chapitre). Ils étaient relevants pour certaines dimensions poétiques du texte nar-ratif. L’on peut, d’autre part, identifier cette figure au niveau des structures narratives elles-mêmes, comme trait distinctif de marque pour l’évolution de ce type de discours. Nous comprenons par ceci le possible repérage des mécanismes similaires dans le fonctionnement des macrostructures textuelles. Un des exemples fournis par Pierre Force dans l’article de la revue Poétique que nous avons commenté était celui du dysfonctionnement métaphorique dans les pages descriptives du roman proustien consacrés par le narrateur à l’église de Combray; parmi les images évoquées par ses vitraux il y avait des représen-tations naïves d’un roi, analogue à celles des cartes de jeux, qui tenait à la main une carte représentant un roi figuré d’une manière identique. De la sorte, l’on ne pouvait pas établir une différence entre le roi réel qui jouait aux cartes et celui symbolique figuré

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sur la carte qu’il tenait à la main. Le dysfonction-nement n’y réside pas dans le fait que le même terme joue tantôt le rôle de comparé et tantôt celui de comparant, mais dans le fait qu’il les joue simul-tanément. Ceci bloque la signification car nous som-mes obligés à hésiter entre deux lectures (imposées toutes les deux, à titre égal) de l’image du vitrail: le roi y est simultanément représentation (comme sur le jeu des cartes) d’un personnage réel et représen-tation de l’image de ce personnage réel reproduite sur une carte de jeu. Or, le roi posé comme réel est nié comme tel, à cause de sa similitude avec la représentation naïve sur la carte de jeu et le roi de la carte se trouve, du même coup, participant d’un effet du réel. Il y a, donc, dysfonctionnement métaphorique.

Ce mécanisme est reconnaissable dans des ma-crostructures romanesques comme celles constru-ites et théorisées par A.Gide (1869-1951), structures appelées par lui „en abyme”; identifiable dans plusi-eurs oeuvres de l’écrivain, cette figure occupe une place de choix dans Les faux monnayeurs (1925). Dans un passage devenu anthologique l’écrivain expose, par la bouche d’un de ses personnages (Édouard) le rôle de cette structure narrative dans l’économie de l’oeuvre:

«Je voudrais un roman qui serait à la fois

aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu’Athalie, que Tartuffe ou que Cinna.

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– Et … le sujet de ce roman? – Il n’en a pas, repartit Édouard brusque-

ment; et c’est là ce qu’il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n’a pas de sujet. Oui, je sais bien; ça a l’air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet… «Une tranche de vie», disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens; dans le sens du temps, en longueur. Pour-quoi pas en largeur? ou en profondeur? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Com-prenez-moi: je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis plus d’un an que j’y travaille, il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je n’y veuille faire entrer: ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne….

– Et tout cela stylisé?» dit Sophroniska, feignant l’attention la plus vive, mais sans doute avec un peu d’ironie. Laura ne put répri-mer un sourire. Édouard haussa légèrement les épaules et reprit:

«Et ce n’est même pas cela que je veux faire. Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure.

– Mon pauvre ami, vous ferez mourir d’ennui vos lecteurs», dit Laura; ne pouvant plus cacher son sourire, elle avait pris le parti de rire vraiment.

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«Pas du tout. Pour obtenir cet effet, sui-vez-moi, j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire.» Le personnage-écrivain envisagé par Édouard

aura donc le statut du roi des vitraux de l’église de Combray analysé plus haut. Édouard s’évertue à jus-tifier l’intérêt d’une pareille construction: rendu ex-plicite par les propos d’Édouard, le procédé de la „mise en abyme” justifie le recours du Nouveau Roman aux formes du „récit spéculaire”1, solidaire (à notre avis) avec le relativisme qui marque l’actu-elle crise épistémologique. Le personnage-écrivain envisagé par Édouard aura le statut d’auteur réel d’un récit; de même, les évènements réellement vécus par ce personnage-écrivain seront sources réelles d’un récit. D’autre part cet écrivain, aussi bien que les réalités qui l’inspirent auront le statut fictionnel d’éléments du roman ainsi conçu par Édouard.

L’importance de ce procédé dans la création lit-téraire de Gide est liée au fait que ce jeu de „mir-roirs” ne s’arrête pas là. Pour mieux nuancer la vraie portée de ses effets, rapportons-nous, de nouveaux, aux remarques de Pierre Force sur les figures qu’il définit comme antinomies herméneutiques:

„Proust ou Dante doivent produire un texte qui

soit à la fois l’objet du commentaire, la démonstration de la nécessité d’interpréter et le commentaire lui-

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même. Ce n’est qu’à ce prix qu’ils justifieront l’exis-tence de leur texte profane à côté du texte sacré que constitue la Bible (cela est vrai littéralement pour Dante; pour Proust, ce sont les livres modèles qui tiennent le rôle du texte sacré). C’est ici qu’inter-vient l’antinomie herméneutique: ce que Proust, en tant qu’auteur, doit justifier, ce sont les symboles qu’il utilise; cette justification est le résultat d’une sorte de tour de passe-passe littéraire qui fait ap-paraître un instant le comparant comme s’il était le comparé, c’est-à-dire le véritable objet du discours. De même, Dante, en prenant au pied de la lettre l’expression «le chemin de la vie», impose au lecteur l’équation symbolique «notre vie est un chemin» – et peut ainsi décrire en détail un chemin que le lecteur est chargé d’interpréter symboliquement.

L’antinomie herméneutique a donc un rôle nécessaire dans la mise en place du symbolisme de L’Enfer ou de la Recherche. Une fois l’antinomie résolue par l’interprétation, tout se remet en place: comparants et comparés retrouvent leur ordre d’ori-gine, la vie est supérieure à l’art, et l’objet du dis-cours est plus important que ses ornements. Il reste que, pour arriver là, nos auteurs nous ont fait passer par un chemin dans lequel les mots n’indiquaient rien d’autre que d’autres mots. À cet égard, Proust comme Dante manifestent une symptomatique an-goiss de la réversibilité lorsqu’ils condamnent en termes aussi religieux l’un que l’autre le renver-sement des rapports de la chose et du signe, de l’art et de la vie. C’est ainsi qu’il faut comprendre la

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référence de Dante à Aristote, que nous avons citée plus haut. La hiérarchie établie au chant XI entre Dieu, la nature et l’art est destinée à expliquer au poète pourquoi l’usure est un péché si grave: étant donné l’irréversibilité du rapport entre le signe et la chose, si l’on prête à l’intérêt, on établit entre deux signes (argent et argent) le rapport de signification – c’est-à-dire que, de façon sacrilège, on tend à donner à un des deux signes la dignité d’une chose. L’ana-lyse vaut aussi naturellement pour l’usage des mots: dans une antinomie herméneutique, les mots ne renvoient qu’aux mots, et non aux choses2. Pour pro-duire du sens, nos auteurs doivent d’abord fabriquer du non-sens.

Quel est donc le rôle de l’herméneutique vis-à-vis d’un dysfonctionnement? On peut considérer l’herméneutique comme une sorte d’arme de dernier recours que la critique n’utilise que lorsqu’elle se trouve face à des dysfonctionnements dont elle n’arrive pas à rendre compte. De ce point de vue, l’herméneutique serait un palliatif qui ne pourrait donner comme excuse au caractère arbitraire de ses hypothèses que le fait qu’«on ne peut pas faire autrement». L’herméneutique serait donc la disci-pline à laquelle le commentateur se résigne à faire appel lorsqu’il touche aux limites du pouvoir expli-catif de la rhétorique.

La réponse des herméneutes consiste à montrer que les dysfonctionnements constituent des sortes de signaux qui, montrant l’impossibilité d’une réduc-tion du texte à un texte littéral, mettent en évidence

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la nécessité d’une interprétation symbolique. Et, puisque nous en sommes aux interprétations, nous émettrons l’hypothèse que les dysfonctionnements sont la pièce maîtresse d’un complot des commenta-teurs tendant à justifier leur activité auprès du pu-blic. De ce point de vue, la rhétorique et l’hermé-neutique ne seraient pour le commentateur le moyen de susciter des questions que seule l’herméneutique peut résoudre car, comme le remarque Michel Charles, la «démonstration de la nécessité de l’interprétation est sans doute le désir de tout commentateur3». Il n’y a rien d’étonnant à cela: on sait par exemple que l’exégèse rabbinique manifeste au moins autant d’ingéniosité à rechercher dans l’Écriture des contra-dictions internes qu’à résoudre celles-ci4.

Les antinomies analysées jusqu’ici concernaient

les rapports entre propre et figuré, comparé et com-parant. Le phénomène est cependant de plus vastes proportions, et on peut analyser en des termes sem-blables chacun des éléments qui constituent la signi-fication d’un texte. Il est par exemple tout à fait pos-sible de parler d’antinomie herméneutique à propos du rapport entre énoncé et énonciation dans certains textes romanesques. L’exemple canonique à cet égard est le début de la deuxième partie de Don Quichotte, où les deux héros rencontrent le bachelier Samson Carrasco qui a lu la première partie du livre. En tant que personnage du roman, Samson Carrasco est bien entendu un être de fiction, mais puisque Samson Carrasco a lu la première partie du livre il se trouve

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bizarrement à la même place que le lecteur (le présupposé étant que, pour lire un livre, il faut être extérieur à ce livre). On se trouve ici devant une mise en abyme du troisième type, la plus complexe dans la classification de Dällenbach5. L’illusion produite par le dysfonctionnement est que Samson Carrasco n’est pas un personnage de fiction et que, par conséquent, ses interlocuteurs, Don Quichotte et Sancho Pança, ne sont pas non plus des personnages de fiction:

– Taisez-vous, Sancho, dit Don Quichotte, et n’interrompez pas Monsieur le bachelier à qui je saurais gré de continuer et de dire ce que l’on dit de moi dans cette histoire. – Et de moi, dit Sancho; car on dit aussi que j’en suis un des principaux personnages. – Personnages? Ne dites pas personnages, cher Sancho, répondit Samson. – En voilà encore un qui pinaille sur les mots, dit Sancho. Mais si on vous suit, on n’en finira jamais. – Que Dieu me damne, Sancho, répondit le bachelier, si vous n’êtes pas la deuxième personne de l’histoire; et certains préfèrent vous entendre plutôt que celui qui y est dépeint avec le plus des détails, étant entendu que d’autres disent que vous avez été trop crédule lorsque vous avez cru à la réalité du gouvernement de cette île que vous a offert le seigneur Don Quichotte ici présent6.

Dans la logique du roman, ce procédé illusion-niste remplit plusieurs fonctions essentielles. Pre-mièrement, il renforce la vraisemblance des person-

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nages de la fiction: Sancho et Don Quichotte ne sont plus des «personnages», mais des «personnes». Deu-xièmement (et d’une façon qui n’est contradictoire qu’en apparence), il marque le début de l’éducation du héros qui va apprendre à distinguer entre fiction et réalité: personnage pour ainsi dire sorti du monde réel, Samson Carrasco peut dire avec autorité que l’île dont Sancho a reçu le gouvernement est une fiction.

Telle est la lecture traditionnelle de l’oeuvre: l’illusionnisme a pour rôle de dissiper l’illusion. N’oublions cependant pas que, comme toute antino-mie herméneutique, la mise en abyme du Quichotte est réversible. Si un personnage du roman peut venir, comme Samson Carrasco, lire par-dessus notre épaule et donc devenir réel, rien n’empêche que nous puissions à notre tour, selon l’hypothèse inquiétante de Borges, devenir des personnages de fiction:

Qu’est-ce qui nous inquiète dans le fait que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur de Hamlet? Je crois avoir trouvé la raison: de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une oeuvre de fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous pouvons, nous lecteurs ou spectateurs, être fictifs7.”

(Fin de citation P.F.) Dans le texte de Gide que nous venons de com-

menter, une fois accepté le double statut du person-nage inventé par Édouard nous constatons qu’Édouard lui-même est posé à la fois comme auteur réel d’une fiction et comme personnage du roman gidien. Ce qui

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nous semble essentiel c’est que ce jeu s’ouvre sur une interrogation concernant le statut du narrateur gidien lui-même – et notamment dans les pages de sa création ayant un caractère d’aveu autobiographique. Tout au long de la première moitié du XXème siècle l’oeuvre gidienne était apprécié surtout pour certaines qualités de son écriture, lieu d’une quête troublante de la pureté, d’un effort de sincérité induisant chez le lecteur des interrogations sur ses propres vérités, sur les zones troubles, obscures de son moi profond.

Or, entre Gide l’„inquiéteur”, et celui apprécié, au cours de la seconde moitié du siècle surtout com-me précurseur du Nouveau Roman l’on peut établir un trait d’union exprimant l’unité organique de sa con-ception sur l’écriture romanesque et sur sa mission (malgré la diversité de l’oeuvre). Ce trait d’union le constitue justement le dysfonctionnement métapho-rique qui nous préoccupe, repérable au niveau ma-cro-textuel. Grâce à lui nous sommes induits à nous interroger sur le statut (réalité/vs/fiction) des évène-ments vécus, de nos relations avec ce qui nous en-toure, de l’identité des autres et de notre propre identité (qui est sujette à caution malgré nos efforts de sincérité).

Des dysfonctionnements analogues (et ayant le même rôle) sont repérables dans la trame dramatique des créations de ce que l’on appelle Le Nouveau Théâtre. Nous tenterons de prouver qu’ils occupent une place centrale au niveau des macrostructures de la nouvelle dramaturgie.

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Pour une approche correcte des textes drama-tiques quelques précisions sur les traits distinctifs de ce type de discours sont indispensables.

Une des plus pertinentes définitions du discours dramatique est celle formulée par Anne Ubersfeld dans son livre Lire le Théâtre 8. Nous la trouvons parfaitement opérante dans la perspective de notre démarche: elle peut constituer un point de départ pour une description des métamorphoses radicales subies par ce type de discours dans les créations de ce que l’on appelle Le Nouveau Théâtre; nous avons déjà conçu un pareil modèle descriptif – modèle que nous allons présenter un peu plus loin et utiliser aux fins du présent travail de recherche.

Il faut préciser tout d’abord que le terme de „type de discours” est utilisé dans son acception structuraliste: il est défini par des traits distinctifs qui l’identifie dans le conglomérat que constitue tout genre littéraire; de la sorte, dans le genre dramatique, par exemple, qui comprend fatalement des éléments de discours narratif ou poétiques, l’on reconnaît com-me dominant le discours théâtral. D’après A.Ubersfeld, les traits distinctifs du théâtre (comme type de dis-cours littéraire) peuvent se formuler de la manière suivante: Le texte théâtral a une double référence; il renvoie au réel tout court et à la réalité scénique qui est elle-même un langage.

Le caractère révélateur et la vraie portée de cette assertion qui risque d’échapper au lecteur

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moins habitué avec les travaux de sémiotique (thé-orie de la communication par signes, utilisant des méthodes structuralistes) pourrait se résumer de la façon suivante:

La mention concernant la double référence du texte dramatique porte sur le concept fondamental de „mimésis” (dans les termes de la Poétique d’Aristote); le propre de la réalité scénique de constituer elle-même un langage crée, d’autre part, le lieu privilégié pour la réalisation de la fonction essentielle du théâtre (associée, pour Aristote, au concept de „catharsis”, pour Nietzsche à l’état d’allégresse qui accompagne la transgression des formes de la „valeur réalisée”, pour Artaud à une manière supérieure de s’emparer des „forces qui régissent la vie”); enfin, les rapports entre les deux références constituent le lieu d’une interrogation théorique sur la place de la création artistique et littéraire dans le système des valeurs humaines.

Le modèle proposé permet une description for-melle du texte dramatique (statut et fonction des di-dascalies, statut et fonction du discours des per-sonnages; leurs rapports réciproques, leur contribu-tion conjugué à l’expression du message global); définie comme invariante de la réalisation scénique, l’oeuvre dramatique n’en conserve pas moins le sta-tut de création littéraire.

Dans ses formes réalisées, le discours théâtral plus ou moins rattaché à la tradition théâtrale de l’antiquité grecque (théorisée par Aristote), observe à travers ses métamorphoses successives (clas-

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sicisme français, drame shakespearien, drame roman-tique, théâtre réaliste et naturaliste, théâtre symbo-liste, théâtre poétique de la première moitié du XXème siècle) comme norme générale, le principe du parallélisme entre la réalité scénique et le réel tout court, conduisant à l’illusion scénique qui transporte le spectateur „jadis et ailleurs”. Les tentatives de transgresser ce principe de la représentation n’ont pas manqué mais, en fin de compte, elles n’ont pas réussi à vaincre pour de bon la „pression du sys-tème”, c’est-à-dire cette exigence du parallélisme des deux références, principe qui semblait constituer les fondements mêmes de la théâtralité.

Ce ne fut que vers les années 1950 que plusi-eurs dramaturges, travaillant de façon indépendante, ont abouti, épaulés par une génération de metteurs en scène audacieux, à briser cette clôture et, par une „volée spectaculaire des formes”9, par une métamor-phose radicale des fondements mêmes du discours théâtral, ont créé une nouvelle dramaturgie, connue d’abord sous l’appellation assez équivoque de „théâtre de l’absurde”.

Ce n’est pas le lieu ici de trancher la confusion née entre le concept de l’absurde dans son accep-tion existentialiste (terme justifié par la teinte exis-tentialiste du message de cette dramaturgie) et dans celle commune de sentiment de perplexité devant les formes insolites d’expression de cette dramaturgie. Désigné sous des appellations diverses, dont les plus usitées sont celles de Nouveau Théâtre (terme assez vague) et celle de Théâtre de la dérision, appartenant

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à E.Jacquart4 (que nous trouvons très pertinente mais difficile à rendre opérante dans une description des innovations formelles de ce type de discours), ce théâtre peut se définir, dans les termes du modèle général d’Anne Ubersfeld proposé plus haut, com-me participant d’une divergence entre les deux réfé-rences du texte, c’est-à-dire entre le réel tout court et la réalité scénique. Les effets de cette divergence sont validées par le consensus des descriptions de l’exégèse consacrée à la nouvelle dramaturgie:

La réalité scénique y est posée comme fiction, le spectateur n’est plus transporté „ailleurs et jadis”, il est invité à participer „ici et maintenant” à une „partie grave” (selon les exigences d’Antonin Artaud) qui le concerne. Au fait l’on pourrait parler plutôt d’une divergence – convergence des deux réfé-rences. Le spectateur se retrouve, devant l’insolite de ces réalités scéniques, tantôt directement impliqué et même agressé, tantôt en situation de se reconnaître dans sa „différence” par rapport à soi-même, c’est-à-dire de se voir dans une possible occurrence insoupçon-née jusqu’alors, révélatrice cependant pour ses véri-tés profondes.

La manière de formaliser le Nouveau Théâtre que nous proposons ici présente l’inconvénient d’être trop vague: échappant à la norme du parallélisme, les deux références du texte dramatique doivent, cependant, pour remplir leur fonction dans l’écono-mie de l’oeuvre, articuler leur contre-point suivant certaines règles d’agencement.

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Nous proposons, comme hypothèse de travail dans ce dernier chapitre de notre étude, que la figure qui articule les rapports réalité scénique/vs/réel tout court dans le Nouveau Théâtre c’est le dysfonction-nement métaphorique repérable au niveau de ses macrostructures.

Cette hypothèse a été induite de la vocation herméneutique de la nouvelle dramaturgie, de sa so-lidarité avec le statut nouveau de l’homme.

Nous nous proposons, par quelques approches textuelles, après un repérage au niveau de l'écriture, de déduire la portée de ces dysfonctionnements dans la réalisation du message global des oeuvres représentatives du Nouveau Théâtre.

La pièce d’Eugène Ionesco Amédée ou Comment s’en débarrasser, écrite en 1954, réunit plusieurs éléments caractéristiques pour sa dramaturgie en ce qu’elle apporte de nouveau sur le plan du langage scénique: objets insolites (un cadavre mystérieux qui pousse „atteint de progression géométrique” et finit par occuper tout l’espace de l’appartement d’un cou-ple), actions, pour ainsi dire, „surréelles” des person-nages (le protagoniste finit par s’envoler vers le ciel), clins d’oeil complices au public, etc.

Le fragment qui s’ensuit se prête à un repérage sans difficulté des dysfonctionnements métaphoriques:

/…/ (Amédée reste seul. Tête triste, il revient

lentement à sa table, enlève ses gants, son chapeau. C’est Amédée vieux. L’atmosphère du début du deuxième acte. Madeleine réapparaît par le fond, va tricoter, bougonne, parle à sa place).

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AMÉDÉE (dans son fauteuil): Est-ce l’heure? MADELEINE (dans la même attitude): Non. Ce n’est pas encore l’heure. AMÉDÉE (dans la même attitude): L’heure approche? MADELEINE (dans la même attitude): À peine. Pa-tience. AMÉDÉE (à Madeleine): – Madeleine, pauvre chose endolorie. (A l’air de se diriger vers Madeleine). Sais-tu, Madeleine, si nous nous aimions en vérité, si nous nous aimions, tout cela n’aurait plus aucune importance. (Joignant les mains). Aimons-nous, Madeleine, je t’en supplie. Tu sais, l’amour arrange tout, il change la vie. Me crois-tu, me comprends-tu? MADELEINE: – Laisse-moi donc! AMÉDÉE (balbutiant): – J’en suis certain! …. L’amour peut tout racheter. MADELEINE: – Ne dis pas de sottises. Ce n’est pas l’amour qui va nous débarasser de ce cadavre. La haine non plus, d’ailleurs. Ce n’est pas une affaire de sentiment. AMÉDÉE: – Je t’en débarasserai…. MADELEINE: – Tout cela ne veut rien dire! Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’amour? Des sottises! Ce n’est pas l’amour qui peut débarasser les gens des soucis de l’existence! Ce ne sont pas de vrais personnages! Quand donc feras-tu une pièce comme tout le monde! AMÉDÉE (dans la même attitude): – Ça sort comme ça. J’ai pourtant voulu faire une pièce sociologique. MADELEINE: – Quand tu as de l’inspiration, elle est morbide. Il n’y a rien de vrai là-dedans…. Ce n’est pas ça la réalité.

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AMÉDÉE (dans la même attitude): – C’est pourtant dans l’air. MADELEINE: – Cela ne te représente pas. Tu n’est pas toi-même! (Elle montre le cadavre). C’est sa faute. C’est lui tout cela. C’est lui qui a dû te dicter cela. C’est son monde, pas le nôtre. AMÉDÉE (dans la même attitude): – Peut-être pas … MADELEINE: – Il se mêle de tout, t’en rends-tu compte? AMÉDÉE (même attitude): – Peut-être. MADELEINE: – Il n’y a pas de doute! (Elle glise sur le plancher). Ça glisse…. Il y a des germes de cham-pignons partout sur le plancher…. Ce n’est pas l’amour qui va nettoyer le parquet… (Regard vers la porte ouverte de la chambre). Et on ne peut plus fermer la porte. Il a tout envahi! Au moins, ne laisse pas ses yeux ouverts…. Tu n’as toujours pas fermé ses paupières…. AMÉDÉE (même attitude): – Je vais y aller…. (Il ne bouge pas).

Amédée ou comment s’en débarasser (1954), Acte II

Rien que de ce fragment (chose confirmée par

l’ensemble de l’action de la pièce) se dégage la signification métaphorique du cadavre: il nous offre l’image concrète du vide creusé dans l’existence du couple par l’absence de l’amour, de l’authenticité (poétique) des liens qui devraient le fonder. La place de ces liens a été prise par la routine quotidienne et par la mesquinerie d’un pragmatisme terre-à-terre. Aux timides appels de „s’aimer” lancés par Amédée,

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sa femme lui répond, au nom de ce réalisme décou-lant du bon sens pratique dans la solution des problèmes concrets du quotidien: „ce n’est pas l’amour qui va nous débarasser de ce cadavre”. L’humour qui se dégage – pour le spectateur – de cette ré-plique, est enclenché par le paradoxe de la fiction scénique: le cadavre qui pousse ne se justifie comme réalité scénique qu’à titre de comparant pour le vide réel dans l’existence du couple. Madeleine brise le code métaphorique du langage scénique et attribue au comparant le statut de comparé. Cette „figure impossible” pourrait être interprétée comme une simple astuce dans l’invention scénique, comme une charge satyrique visant la médiocrité d’une certaine mentalité sur la vie conjugale. Mais le message de la pièce vise beaucoup plus loin. Un autre dysfonction-nement (en dernière instance d’une essence toujours métaphorique) le constitue le glissement du dialogue sur un commentaire consacré au sujet de la pièce-même dont le protagoniste se révèle être l’auteur (et dont sa femme s’institue en critique sévère). Madeleine semble, en conséquence, reconnaître dans le cadavre une simple invention scénique de son mari; cependant elle accorde à cette fiction scénique le statut de réalité: elle montre le cadavre tout en soutenant que „c’est sa faute”. L’on y reconnaît facilement le propre du dysfonctionnement métapho-rique par lequel l’on attribue au même terme et en même temps le statut de comparé et de comparant. Quelle est, dans l’économie de la pièce, le rôle de cette figure utilisée ici de façon récurrente? Du point

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de vue formel, elle exprime une conséquence de la divergence entre le réel tout court et la réalité scénique, propre au Nouveau Théâtre: leur non-parallélisme est souligné par leur interférence, lieu de l’indécidable, des signifiants à signification indé-terminable, imposant l’appel à l’herméneutique. En l’occurrence, la question à trancher est un doute sur les couples d’opposition matérialité /vs/ spiritualité, absence /vs/ présence, trop plein /vs/ vide.

Le message global de la pièce est centrée sur cette interrogation. Un commentaire de l’écrivain lui-même consacré à la création de ses pièces (et notamment à Amédée), confirme ce résultat de notre approche textuel:

MES PIÈCES ET MOI

(Début d’une causerie faite à Lausanne, novembre 1954) Deux états de conscience fondamentaux

sont à l’origine de toutes mes pièces: tantôt l’un, tantôt l’autre prédomine, tantôt ils s’entremêlent. Ces deux prises de conscience originelles sont celles de l’évanescence ou de la lourdeur; du vide et du trop de présence; de la transparence irréelle du monde et de son opacité; de la lumière et des ténèbres épaisses. Chacun de nous a pu sentir, à certains mo-ments, que le monde a une substance de rêve, que les murs n’ont plus d’épaisseur, qu’il nous semble voir à travers tout, dans un univers sans espace, uniquement fait de clartés et de cou-leurs; toute l’existence, toute l’histoire du

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monde devient, à ce moment, inutile, insensée, impossible. Lorsqu’on ne parvient pas à dépas-ser cette première étape du dépaysement (car on a bien l’impression de se réveiller dans un monde inconnu) la sensation de l’évanescence vous donne une angoisse, une sorte de vertige. Mais tout cela peut, tout aussi bien, devenir euphorique: l’angoisse se transforme soudain en liberté; plus rien n’a pas de l’importance en dehors de l’émerveillement d’être, de la nou-velle, surprenante conscience de notre exis-tence dans une lumière d’aurore, dans la liberté retrouvée; nous sommes étonnés d’être, dans ce monde qui apparaît illusoire, fictif, et le comportement révèle son ridicule, toute histoire, son inutilité absolue; toute réalité, tout langage semble se désarticuler, se désa-gréger, se vider, si bien que tout étant dénué d’importance, que peut-on faire d’autre que d’en rire? Pour moi, à un de ces instants, je me suis senti tellement libre, ou libéré, que j’avais le sentiment de pouvoir faire ce que je voulais avec les mots, avec les personnages d’un monde qui ne me paraissait plus d’être qu’une apparence dérisoire, sans fondement.

Certainement, cet état de conscience est très rare, ce bonheur, cet émerveillement d’être dans un univers qui ne me gêne plus, qui n’est plus, ne tient guère; je suis, le plus souvent, sous la domination du sentiment opposé: la légèreté se mue en lourdeur; la transparence

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en épaisseur; le monde pèse; l’univers m’écrase. Un rideau, un mur infranchissable s’interpose entre moi et le monde, la matière remplit tout, prend toute la place, anéantit toute la liberté sous son poids, l’horizon se rétrécit, le monde devient un cachot étouffant [...].

C’est là, certainement, le point de départ de quelques-unes de mes pièces que l’on consi-dère dramatiques: Comment s’en débarrasser ou Victimes du devoir. À partir d’un tel état, les mots, évidemment, dénués de magie, sont remplacés par les accessoires, les objets: des champignons innombrables poussent dans l’appartement des personnages, Amédée et Madeleine; un cadavre, atteint de „progression géométrique”, y pousse également, déloge les locataires; dans Victimes du devoir des cen-taines de tasses s’amoncellent pour servir du café à trois personnages; les meubles, dans Le Nouveau locataire, après avoir bloqué les escaliers de l’immeuble, la scène, ensevelissent le personnage qui voulait s’installer dans la maison; dans les Chaises, des dizaines de chaises, avec des invités invisibles, occupent tout le plateau; dans Jacques plusieurs nez poussent sur le visage d’une jeune fille. Lorsque la parole est usée, c’est que l’esprit est usé. L’univers, encombré par la matière, est vide, alors, de présence: le „trop” rejoint ainsi le „pas assez” et les objets sont la concréti-sation de la solitude, de la victoire des forces

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antispirituelles, de tout ce contre quoi nous nous débattons. Mais je n’abandonne pas tout à fait la partie dans ce grand malaise et si, comme je l’espère, je réussis dans l’angoisse et malgré l’angoisse à introduire l’humour, – symptôme heureux de l’autre présence, – l’humour est ma décharge, ma libération, mon salut.

(Notes et Contre-notes, 1962)

Un rapport de solidarité organique encore plus étroite entre le dysfonctionnement métaphorique com-me forme d’expression et l’économie d’ensemble de l’oeuvre peut être révélé chez Samuel Beckett (1906-1989).

La publication en volume, en 1989, des articles consacrés par l’écrivain (en 1945 et 1948) aux peintres Abraham et Gérard van Velde11 vient de fournir des nouveaux éclaircissements sur la con-ception du dramaturge lui-même concernant les lignes de force de la création artistique et littéraire contemporaine. S.Beckett y montre que les frères Van Velde ont continué dans une direction déjà adoptée par quelques peintres des plus représentatifs ayant illustré la période de l’entre-deux-guerres, celle qui consiste à ne plus s’occuper à peindre des objets mais de s’évertuer à saisir l’objet tout court.

Or, dit l’écrivain, l’objet se dérobe (aussi bien dans le temps que dans l’espace) de façon inévitable.

Ce qu’il reste à faire c’est de peindre les „con-ditions de cette dérobade”. Par cette voie, grâce au „monopole du crâne humain” dont peuvent faire

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usage les artistes l’on arrive à transgresser en quelque sorte les limites de „l’empêchement”12, car „dans l’économie de l’art le tu est la lumière du dit et toute présence, absence” (nous soulignons)13.

Tout en postulant l’impossibilité de saisir l’ob-jet suivant les principes de la représentation „réa-liste” il suggère sa possible saisie par l’abolition (voire violation) de ceux-ci. D’une part il souligne la stéri-lité des efforts des paysagistes de reproduire l’objet malgré sa dérobade:

Le „réaliste”, suant devant sa cascade, et pestant contre les nuages, n’a pas cessé de nous enchanter. Mais qu’il ne vienne plus nous emmerder avec ses histoires d’objectivité et de choses vues. De toutes les choses que personne n’a jamais vues, ses cascades sont assurément les plus énormes. Et, s’il existe un milieu où l’on ferait mieux de ne pas parler d’objectivité, c’est bien celui qu’il sillonne, sous son cha-peau parasol.14 D’autre part, il exalte le tour de force des frères

Van Velde. L’un (Abraham) réussit à figer l’objet, enfin isolé à l’intérieur de la „machine à temps”, dans le silence „assourdissant” d’un espace lunaire (“La peinture d’Abraham van Velde serait donc pre-mièrement une peinture de la chose en suspens” 15), l’autre (Gérard) décrit son éparpillement centrifuge (“Que dire de ces plans qui glissent, ces contours qui vibrent, ces corps comme toilés dans la brume, ces

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équilibres qu’un rien va rompre/…./ Ici tout bouge, nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans cesse. On dirait l’insurrection des molécules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège”16).

Le dramaturge usera lui-même de ce qu’il ap-pelle le „monopole de la boîte crânienne”: dans l’uni-vers fictionnel de sa trame dramatique le personnage sera tantôt immobilisé, suspendu dans une sorte de vide métaphysique, tantôt aspiré dans le tourbillon de l’indéterminisme spatio-temporel.

Le consensus de la critique reconnaît chez Beckett la richesse (le trop-plein même) des réfé-rences à significations culturelles (philosophiques, religieuses, littéraires, anthropologiques, cabalis-tiques même) auxquelles renvoie la trame textuelle de ses pièces. Dans une étude consacrée aux étapes de l’élaboration de la pièce Fin de partie Emannuel Jacquart 17 mentionne la suggestion faite par l’écri-vain au metteur en scène inquiété par le trop-plein de significations à mettre en valeur: elles prendront la forme d’un murmure continu.

Il nous semble, à nous aussi, que cette indica-tion, loin de se résumer à trancher une question ponctuelle de la mise en scène constitue un jalon essentiel pour la saisie du message global beckettien. Il s’institue en „bilan” de la lutte millénaire de l’homme pour mettre de l’ordre dans le désordre, pour arriver à s’intégrer au monde conçu comme un tout harmonieux. Si la chose s’avère impossible (le monde étant un „pantalon” mal taillé par le créateur)

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– et par cela la vision de Beckett se montre solidaire avec les données de l’actuelle crise épistémologique – cette conclusion n’est pas nécessairement pessimiste (voire nihiliste), comme se sont hâté de l’affirmer bon nombre de critiques: si nous ne pouvons pas réduire le désordre il nous reste, suggère le dramaturge, à nous en accomoder. Ce que Beckett rejette c’est la solution facile, expression d’un conformisme rassurant (cf. en ce sens la pièce „Oh, les beaux jours!”). Si tout au long de ses trames dramatiques nous assistons à l’échec des tentatives humaines (tournées en dérision sous l’espèce de l’humour noir) d’accéder à une emprise cohérente sur les données existentielles de sa présence dans le monde nous sommes touchés, lorsque le rideau tombe, par un état de grâce comparable à celui induit par l’exercice de la mémoire affective proustienne; le fait de contempler l’universel „gâchis” avec une lucidité supérieure, empreinte de générosité et de compréhension, nous permet de saisir toute la noblesse et tout le pathétisme des aspirations humaines qui nous apparaissent comme purifiées, détachés du contingent, c’est-à-dire de la fatale dégradation due à leur condition d’être „médiates” à travers l’impact avec les données du monde dans leur contingence.

C’est dans cette perspective que s’inscrit, croyons-nous, l’humanisme de la création becket-tienne, c’est ainsi qu’il use du „monopole du crâne humain” comme adjuvant efficace dans le combat qui nous confronte avec l’universelle dérobade.

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Ce qui nous intéresse dans la présente étude c’est d’identifier le rôle des dysfonctionnements métaphoriques dans la réalisation du message global inscrit dans la perspective esquissée plus haut.

Examinons de ce point de vue la trame drama-tique de la pièce En attendant Godot.

ACTE PREMIER

Route à la campagne, avec arbre. Soir. Estragon, assis par terre, essaie d’enlever sa

chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.

Entre Vladimir. ESTRAGON (renonçant à nouveau). – Rien à faire. VLADIMIR (s’approchant à petits pas raides, les jambes écartées). – Je commence à le croire. (Il s’immobilise). J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable, tu n’a pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. À Estragon.) – Alors, te revoilà, toi. ESTRAGON. – Tu crois? VLADIMIR. – Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours. ESTRAGON. – Moi aussi. VLADIMIR. – Que faire pour fêter cette réunion? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t’embrasse. (Il tend la main à Estragon.)

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ESTRAGON (avec irritation). – Tout à l’heure, tout à l’heure.

Silence. VLADIMIR (froissé, froidement). – Peut-on savoir où Monsieur a passé la nuit? ESTRAGON. – Dans un fossé. VLADIMIR (épaté). – Un fossé! Où ça? ESTRAGON (sans geste). – Par là. VLADIMIR. – Et on ne t’a pas battu? ESTRAGON. – Si …. Pas trop. VLADIMIR. – Toujours les mêmes? ESTRAGON. – Les mêmes? Je ne sais pas.

Silence. VLADIMIR. – Quand j’y pense… depuis le temps… je me demande… ce que tu serais devenu… sans moi… (Avec décision.) Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est, pas d’erreur. ESTRAGON (piqué au vif). – Et après? VLADIMIR (accablé). – C’est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D’un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait penser il y a une éternité, vers 1900. ESTRAGON. – Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie. VLADIMIR. – La main dans la main on se serait jeté en bas de la Tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s’acharne sur sa chaussure.) Qu’est-ce que tu fais? ESTRAGON. – Je me déchausse. Ça ne t’est jamais arrivé, à toi?

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VLADIMIR. – Depuis le temps que je te dis qu’il faut les enlever tout les jours. Tu ferais mieux de m’écouter. ESTRAGON (faiblement). – Aide-moi! VLADIMIR. – Tu as mal? ESTRAGON. – Mal! Il me demande si j’ai mal! VLADIMIR (avec emportement). – Il n’y a jamais que toi qui souffres! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles. ESTRAGON. – Tu as eu mal? VLADIMIR. – Mal! Il me demande si j’ai eu mal! ESTRAGON (pointant l’index). – Ce n’est pas une raison pour ne pas te boutonner. VLADIMIR (se penchant). –C’est vrai. (Il se bouton-ne.) pas de laisser-aller dans les petites choses. ESTRAGON. – Qu’est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment. VLADIMIR (rêveusement). – Le dernier moment… (Il médite.) C’est long, mais ce sera bon. Qui disait ça? ESTRAGON. – Tu ne veux pas m’aider? VLADIMIR. – Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son cha-peau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire? Soulagé et en même temps…. (il cherche) … épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TÉ. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ça alors! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin… (Estragon, au prix d’un suprême effort, parvient à enlever sa

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chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s’il n’en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues). – Alors? ESTRAGON. – Rien. VLADIMIR. – Fais voir. ESTRAGON. – Il n’y a rien à voir. VLADIMIR. – Essaie de la remettre. ESTRAGON (ayant examiné son pied). – Je vais le laisser respirer un peu. VLADIMIR. – Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable. (Il enlève encore une fois son chapeau, regarde dedans, y passe la main, le secoue, tape dessus, souffle dedans, le remet.) Ça devient inquiétant.

Tout au début nous assistons, en parallèle, à un double combat: Estragon cherche désespérément à enlever sa chaussure tandis que Vladimir mène un combat mystérieux (de facture métaphysique – tout laisse à le supposer –) contre une adversité sans nom. Les deux personnages semblent dialoguer, en se confiant réciproquement leur désespoir quant à l’is-sue du combat.

Ce dialogue s’avère n’être qu’un double mono-logue: ce n’est qu’après avoir échangé plusieurs ré-pliques que Vladimir se rend compte de la présence d’Estragon. Dans cette scène (microstructure de la trame dramatique) le combat de l’un c’est la réplique métaphorique de celui de l’autre. Le combat méta-physique de Vladimir est figuré, dans une forme

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concrète, triviale et dérisoire, par celui d’Estragon. Le combat imaginaire de Vladimir s’institue donc en métaphore de celui d’Estragon. Or, selon le message de la pièce la dérobade des objets à nos agissements (celle de la chaussure, en l’occurrence) constitue la donnée fatale de notre condition; dans cette pers-pective c’est le combat d’Estragon qui devient méta-phorique, symbole de celui figuré par les gestes et les paroles de Vladimir, de sorte que l’on hésite à décider auquel des deux revient le rôle de comparant et auquel celui de comparé. Cette indécision, sou-lignée par la confusion (monologue/ dialogue) ren-voie à une interrogation portant sur la condition hu-maine (appel à l’herméneutique suscité par un dys-fonctionnement métaphorique, dirons-nous, tout en précisant que ce que nous venons d’avancer reste, pour l’instant, sujet à caution).

Tout le long de la pièce les références culturelles dont nous avons fait mention un peu plus haut apparaissent sous la forme du même contre-point:

La scène de l’éventuelle pendaison à une branche (qui risque de résister au poids de l’un et de se casser sous le poids de l’autre), entreprise à laquelle l’on renonce par „prudence”, rappelle le célèbre mono-logue hamlétien:

ESTRAGON. – On attend. VLADIMIR. – Oui, mais en attendant. ESTRAGON. – Si on se pendait? VLADIMIR. – Ce serait un moyen de bander. ESTRAGON (aguiché.) – On bande?

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VLADIMIR. – Avec tout ce qui s’en suit. Là où ça tombe il pousse des mandragores. C’est pour ça qu’elles crient quand on les arrache. Tu ne savais pas ça? ESTRAGON. – Pendons-nous tout de suite. VLADIMIR. – À une branche? (Ils s’approchent de l’arbre et le regardent.) Je n’aurais pas confiance. ESTRAGON. – On peut toujours essayer. VLADIMIR. – Essaie. ESTRAGON. – Après toi. VLADIMIR. – Mais non, toi d’abord. ESTRAGON. – Justement. VLADIMIR. – Je ne comprends pas. ESTRAGON. – Mais réfléchis un peu, voyons.

Vladimir réfléchit. VLADIMIR (finalement). – Je ne comprends pas. ESTRAGON. – Je vais t’expliquer. (Il réfléchit.) La branche… la branche… (Avec colère.) Mais essaie donc de comprendre! VLADIMIR. – Je ne compte plus que sur toi. ESTRAGON (avec effort). – Gogo léger – branche pas casser – Gogo mort. Didi lourd – branche casser – Didi seul. (Un temps.) Tandis que… (Il cherche l’expression juste.) VLADIMIR. – Je n’avais pas pensé à ça. ESTRAGON (ayant trouvé). – Qui peut le plus peut le moins. VLADIMIR. – Mais est-ce que je pèse plus lourd que toi? ESTRAGON. – C’est toi qui le dis. Moi je n’en sais rien. Il y a une chance sur deux. Ou presque.

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VLADIMIR. – Alors quoi faire? ESTRAGON. – Ne faisons rien. C’est plus prudent.

La scène où l’on débat l’opportunité de „se repen-tir d’être né” évoque le débat existentiel de Camus.

/…/ (Silence. Estragon agite son pied, en faisant jouer les orteils, afin que l’air y circule mieux.) Un des larrons fut sauvé. (Un temps.) C’est un pourcen-tage honnête. (Un temps.) Gogo… ESTRAGON. – Quoi? VLADIMIR. – Si on se repentait? ESTRAGON. – De quoi? VLADIMIR. – Eh bien… (Il cherche.) on n’aurait pas besoin d’entrer dans les détails. ESTRAGON. – D’être né? Vladimir part d’un bon rire qu’il réprime aussitôt, en portant sa main au pubis, le visage crispé. VLADIMIR. – On n’ose même plus rire. ESTRAGON. – Tu parles d’une privation. VLADIMIR. – Seulement sourire. (Son visage se fend dans un sourire maximum qui se fige, dure un bon moment, puis subitement s’éteint.) Ce n’est pas la même chose. Enfin… (Un temps.) Gogo…

Le doute sur sa propre identité, voire sur sa

propre réalité, révélé par le surprenant échange de répliques:

VLADIMIR: – Alors, te revoilà, toi! ESTRAGON: – Tu crois?

évoque de façon carricaturale l’interrogation philo-sophique de Descartes ayant conduit à sa fameuse conclusion etc.

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Au cours de ces permanentes références aux moments-clefs ayant marqué l’histoire de la culture le moment évoqué et sa réplique clownesque, tour-née en dérision par la fiction théâtrale, se confondent (selon l’indication scénique explicitement formulée par l’auteur) dans le continu d’un murmure. De la sorte, le doute existentiel des grands penseurs et celui ressenti dans l’immédiat de leur misère par des personnages en un état avancé de déréliction se con-fondent (ou, pour ainsi dire, reviennent au même).

Nous sommes donc à même de nous interroger laquelle des deux réalités (celle, manifestement fic-tive et anachronique de la trame scénique ou celle des moments de l’histoire culturelle qu’elle évoque) fait état de notre condition réelle. Cette interrogation qui confère, d’après nous, la vraie force (en exprimant sa vraie portée) au message beckettien ne peut se maintenir „suspendue” dans l’économie de l’oeuvre que grâce à l’indécision née du dysfonctionnement métaphorique. Avant de fournir des arguments à l’ap-pui de ce que nous venons d’avancer nous procéderons à une analyse du statut du mystérieux Godot qui justifie le titre de la pièce.

Son existence confirmé par la présence scé-nique (dans les deux actes de la pièce) du Garçon qui est son porte-parole est cependant nié par le con-tenu du message transmis (le perpétuel ajournement le pose comme symbole d’une absence).

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ACTE PREMIER

/…./ GARÇON. – Monsieur Albert? VLADIMIR. – C’est moi. ESTRAGON. – Qu’est-ce que tu veux? VLADIMIR. – Avance.

Le garçon ne bouge pas. ESTRAGON (avec force). – Avance, on te dit!

Le garçon avance craintivement, s’arrête. VLADIMIR. – Qu’est-ce que c’est? GARÇON. – C’est monsieur Godot – (Il se tait.) VLADIMIR. – Évidemment. (Un temps.) Approche.

Le garçon ne bouge pas. ESTRAGON (avec force). – Approche, on te dit! (Le garçon avance craintivement, s’arrête.) Pourquoi tu viens si tard? VLADIMIR. – Tu as un message de Monsieur Godot? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Eh bien, dis-le. ESTRAGON. – Pourquoi tu viens si tard? Le garçon les regarde l’un après l’autre, ne sachant à qui répondre. VLADIMIR (à Estragon). – Laisse-le tranquille. ESTRAGON (à Vladimir). – Fous-moi la paix toi. (Avançant, au garçon.) Tu sais l’heure qu’il est? GARÇON (reculant). – Ce n’est pas ma faute, Monsieur! ESTRAGON. – C’est la mienne peut-être. GARÇON. – J’avais peur, Monsieur. ESTRAGON. – Peur de quoi? De nous? (Un temps.) Réponds! VLADIMIR. – Je vois ce que c’est, ce sont les autres qui lui ont fait peur.

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ESTRAGON. – Il y a combien de temps que tu es là? GARÇON. – Il y a un moment, Monsieur. VLADIMIR. – Tu as eu peur du fouet? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Des cris? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Des deux messieurs? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Tu les connais. GARÇON. – Non Monsieur. VLADIMIR. – Tu es d’ici? GARÇON. – Oui Monsieur. ESTRAGON. – Tout ça c’est des mensonges! (Il prend le garçon par le bras, le secoue.) Dis-nous la vérité! GARÇON (tremblant). – Mais c’est la vérité, Monsieur. VLADIMIR. – Mais laisse-le donc tranquille! Qu’est-ce que tu as? (Estragon lâche le garçon, recule, porte ses mains au visage. Vladimir et le garçon le re-gardent. Estragon découvre son visage, décomposé.) Qu’est-ce que tu as? ESTRAGON. – Je suis malheureux. VLADIMIR. – Sans blague! Depuis quand? VLADIMIR. – La mémoire nous joue de ces tours. (Estragon veut parler, y renonce, va en boitillant s’asseoir et commence à se déchausser. Au garçon.) Eh bien? GARÇON. – Monsieur Godot…. VLADIMIR (l’interrompant). – Je t’ai déjà vu, n’est-ce pas? GARÇON. – Je ne sais pas, Monsieur. VLADIMIR. – Tu ne me connais pas?

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GARÇON. – Non Monsieur. VLADIMIR. – Tu n’est pas venu hier? GARÇON. – Non Monsieur. VLADIMIR. – C’est la première fois que tu viens? GARÇON. – Oui Monsieur.

Silence. VLADIMIR. – On dit ça. (Un temps.) Eh bien, continue. GARÇON (d’un trait). – Monsieur Godot m’a dit de vous dire qu’il ne viendra pas ce soir mais sûrement demain. VLADIMIR. – C’est tout? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Tu travailles pour Monsieur Godot? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Qu’est-ce que tu fais? GARÇON. – Je garde les chèvres, Monsieur. VLADIMIR. – Il est gentil avec toi? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Il ne te bat pas? GARÇON. – Non Monsieur, pas moi. VLADIMIR. – Qui est-ce qu’il bat? GARÇON. – Il bat mon frère, Monsieur. VLADIMIR. – Ah! tu as un frère? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Qu-est-ce qu’il fait? GARÇON. – Il garde les brebis, Monsieur. VLADIMIR. – Et pourquoi il ne te bat pas, toi? GARÇON. – Je ne sais pas, Monsieur. VLADIMIR. – Il doit t’aimer. GARÇON. – Je ne sais pas, Monsieur. VLADIMIR. – Il te donne assez à manger? (Le garçon hésite.) Est-ce qu’il te donne bien à manger?

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GARÇON. – Assez bien, Monsieur. VLADIMIR. – Tu n’est pas malheureux? (Le garçon hésite.) Tu entends? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Et alors? GARÇON. – Je ne sais pas, Monsieur. VLADIMIR. – Tu ne sais pas si tu es malheureux ou non? GARÇON. – Non Monsieur. VLADIMIR. – C’est comme moi. (Un temps.) Où c’est que tu couches? GARÇON. – Dans le grenier, Monsieur. VLADIMIR. – Avec ton frère? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Dans le foin? GARÇON. – Oui Monsieur.

Un temps. VLADIMIR. – Bon, va-t-en. GARÇON. – Qu’est-ce que je dois dire à Monsieur Godot, Monsieur? VLADIMIR. – Dis lui… (Il hésite.) Dis-lui que tu nous a vus. (Un temps.) Tu nous a bien vus, n’est-ce pas? GARÇON. – Oui Monsieur. (Il recule, hésite, se re-tourne et sort en courant.)

L’arrivée du Garçon envoyé par Godot en cette fin du premier acte, loin de dissiper le doute exis-tentiel quant à la possible arrivée de Godot ne fait que l’accentuer. L’ajournement (il viendra le len-demain) devient autrement inquiétant: ce n’est pas seulement l’arrivée de Godot qui reste improbable

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mais – chose terrible, angoissante – le fait qu’il existe. Dans l’univers où la pratique quotidienne à instruit les personnages (V et E) sur l’impossibilité d’une emprise cohérente sur ce qui les entoure et sur leur propre réalité, dans l’état de déréliction dans lequel ils se trouvent, le paradoxe de l’existence en chair et en os du Garçon comme émissaire d’un Godot inexistant n’est qu’une anomalie parmi les autres. Quant au spectateur, un autre doute, concer-nant son propre statut existentiel, s’ajoute à celui ressenti obscurément par les personnages: ou bien Godot existe et alors il devrait correspondre aux paramètres du monde réel (dans sa trivialité, son incohérence et sa dérision), autrement dit il devrait prendre l’apparence de Pozzo (avec lequel V et E l’avaient déjà confondu) ou bien (ce qui constituerait sa cruauté supprème) il n’existe pas.

Cette seconde hypothèse semble se confirmer au second acte, lorsque le Garçon revient auprès du même arbre sur lequel ont poussé déjà quelques feuilles (après combien de temps?!) pour transmettre le même message.

ACTE DEUXIÈME

/…/ Entre à droite le garçon de la veille. Il s’arrête. Silence. GARÇON. – Monsieur… (Vladimir se retourne.) Monsieur Albert… VLADIMIR. – Reprenons. (Un temps. Au garçon.) Tu ne me reconnais pas? GARÇON. – Non Monsieur.

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VLADIMIR. – C’est toi qui est venu hier? GARÇON. – Non Monsieur. VLADIMIR. – C’est la première fois que tu viens? GARÇON. – Oui Monsieur.

Silence. VLADIMIR. – C’est de la part de Monsieur Godot. GARÇON. – Oui monsieur. VLADIMIR. – Il ne viendra pas ce soir. GARÇON. – Non Monsieur. VLADIMIR. – Mais il viendra demain. GARÇON. – Oui Monsieur.

Silence. VLADIMIR. – Est-ce que tu as rencontré quelqu’un? GARÇON. – Non Monsieur. VLADIMIR. – Deux autres (il hésite) …. hommes. GARÇON. – Je n’ai vu personne, Monsieur.

Silence. VLADIMIR. – Qu’est-ce qu’il fait, Monsieur Godot? (Un temps.) Tu entends? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Et alors? GARÇON. – Il ne fait rien, Monsieur.

Silence. VLADIMIR. – Comment va ton frère? GARÇON. – Il est malade Monsieur. VLADIMIR. – C’est peut-être lui qui est venu hier. GARÇON. – Je ne sais pas Monsieur.

Silence. VLADIMIR. – Il a une barbe, Monsieur Godot? GARÇON. – Oui Monsieur. VLADIMIR. – Blonde ou…. (il hésite) …ou noire?

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GARÇON (hésitant). – Je crois qu’elle est blanche, Monsieur.

Silence. VLADIMIR. – Miséricorde.

Silence. GARÇON. – Qu’est-ce que je dois dire à Monsieur Godot, Monsieur? VLADIMIR. – Tu lui diras – (il s’interrompt) – tu lui diras que tu m’as vu et que – (il réfléchit) – que tu m’as vu. (Un temps. Vladimir s’avance, le garçon recule, Vladimir s’arrête, le garçon s’arrête.) Dis, tu es bien sûr de m’avoir vu, tu ne vas pas me dire demain que tu ne m’as pas jamais vu? Silence, Vladimir fait un soudain bond en avant, le garçon se sauve comme une flèche. Silence.

Le dysfonctionnement nous semble ici évident, car si Godot n’existe pas il n’aurait pas pu envoyer le Garçon (qui acquiert lui-aussi le statut de symbole d’une non-existence). En conséquence G a un autre statut que les personnages auquels il s’adresse (celui de symbole d’une absence) et cependant le même (par le fait qu’il échange avec eux des répliques). Les deux fonctions du même terme (élément scé-nique) sont remplies simultanément: c’est en com-muniquant son méssage que ce personnage revèle son inexistence. Evidemment, le dysfonctionnement ponctuel repéré ici est autrement flagrant que celui que nous avons cru identifier dans la macrostructure de la trame dramatique. Cependant, comme nous l’avons fait déjà remarquer, la réalité scénique, par

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son caractère nettement fictionnel, se pose comme le comparant de notre condition réelle (le comparé) et en même temps, par l’immédiateté concrète de ses éléments se révèle comme le comparé par rapport auquel l’image que nous nous étions forgée sur notre condition est rejétée au niveau des comparants fictionnels. Cette indécision devient ainsi un lieu privilégié de l’interrogation becketienne.

L’argument à l’appui de notre thèse (qui recon-naît dans le dysfonctionnement métaphorique la figure centrale sur laquelle repose l’ensemble de la trame becketienne) est fondé sur le refus, dans la vision de l’écrivain, de la logique binaire, cassante.

Dès le début de la pièce que nous venons de commenter, ce refus est suggéré par une réplique déroutante d’Estragon (qui est en train de manger une carotte):

E : – C’est curieux, plus on va, moins c’est bon. V : – Pour moi, c’est le contraire. E : – C’est-à-dire? V : – Je me fais au goût au four et à mesure. E (ayant longuement réfléchi) : – C’est ça, le

contraire? (nous soulignons)

Le doute sur le contraire est capital. Le con-naître signifierait mettre un terme à la déréliction. Sa dérobade renvoie à l’asymétrie, au désordre, à la divergence des plans, à l’absence de repères, à l’indéterminisme. L’être là dans un univers où le contraire est aboli est un être-là ayant perdu son „ombre” (à l’instar des particules élémentaires

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lesquelles, selon les physiciens, ne se prêtent pas à une représentation „planétaire”).

C’est ainsi que la réalité scénique du théâtre beckettien (et du Nouveau Théâtre en général) mani-feste sa divergence par rapport à ce que nous envisa-geons comme „le réel tout court”.

Il manifeste sa „différence” sous l’espèce du doute sur „le contraire”. (L’analogie entre ce que nous ve-nons d’avancer et le commentaire de Beckett consacré aux peintres Van Velde nous semble évidente).

L’inconnu se trouve pour Beckett au coeur de l’irréductible désordre: „Je parle de tout ce que cette peinture/ celle de A. van Velde, n.n./ présente d’ir-raisonné, de mal léché. Impossible de raisonner sur l’unique./…/ Impossible de vouloir autre l’inconnu, l’enfin vu, dont le centre est partout et la circonfé-rence nulle part /…/ Alors on la montre / cette chose qui se dérobe, n.n./ de la seule façon possible.

Impossible de mettre de l’ordre dans l’élémentaire. On la montre ou on ne la montre pas”.18

À l’instar de Witgenstein19 pour S.Beckett les propositions simples sont des arguments, elles montrent, ne démontrent pas:

„Avec les mots on ne fait que se raconter /…/

Chaque fois qu’on veut faire faire aux mots un véri-table travail de transbordement, chaque fois qu’on veut les faire exprimer autre chose que des mots, ils s’alignent de façon à s’annuler mutuellement” (de façon à engendrer des dysfonctionnements, dirons-nous). „C’est, sans doute, ce qui donne à la vie tout son charme”20.

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Le doute sur „le contraire” implique la subver-sion du discours métaphorique (fondé sur le paral-lélisme des plans). L’emportement avec lequel le dramaturge avait répondu à la question d’un metteur en scène américain si Godot est conçu comme méta-phore de Dieu („Si je l’avais su je l’aurais dit dans la pièce”) est révélateur en ce sens. De même, sa réplique spirituelle à la question s’il était Anglais: „Mais non, au contraire”.

C’est donc bien à titre d’un „dysfonctionnement métaphorique généralisée” que sa trame dramatique remplit sa tâche dans l’économie de son oeuvre et l’inscrit dans la problématique majeure concernant l’homme au carrefour épistémologique contempo-rain: assumer sa condition „médiate” par la fatale confrontation avec le „désordre” du monde. Au cours d’un entretien accordé à P.Mélèse S.Beckett lui avait fait part de la suivante profession de foi:

„Trouver une forme qui accomode le gâchis, telle est actuellement la tâche de l’artiste. Ce n’est pas un gâchis qu’on puisse comprendre! /…./ Ce que je dis ne signifie pas qu’il n’y aura désormais pas de forme en art. Cela signifie seulement qu’il y aura une forme nouvelle et que cette forme sera d’un genre qu’elle admette le désordre et n’essaye pas de dire que le désordre est au fond autre chose. La forme et le désordre démeurent séparés, celui-ci ne se réduit pas à celle-là”.21

Le refus d’une possible réduction du désordre à l’ordre constitue en soi une subversion du principe

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fondateur du langage métaphorique: celui reposant sur le dénominateur commun du même et du semblable.

Elle sera réalisée, au niveau des formes d’expres-sion, à coups de dysfonctionnements métaphoriques.

Notes

1. À consulter: Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, Éd. du Seuil, Paris, 1977.

2. Nemrod, celui qui énonce des phrases incompréhen-sibles, vit à la limite du dernier cercle de L’Enfer (XXXI, 58-72).

3. Michel Charles, Proust d’un côté d’autre part, in Poétique nr. 59, 1984.

4. «Une des préoccupations des rabbins, et une de leurs occupations les plus fréquentes, était de concilier les textes bibliques qui leur paraissaient opposés, sinon contradictoires: et cela, soit dans une intention apologétique, soit en vertu de leurs études person-nelles» (Joseph Bonsirven, Exégèse rabbinique et Exégèse paulienne, Paris, 1939, p. 200).

5. Mise en abyme par „réduplication aporétique”. Voir Lucien Dälenbach, op. cit., p. 142. Le caractère aporétique de la réduplication est ce que nous ana-lysons comme dysfonctionnement (note P.F.).

6. Don Quichotte de la Manche, t. II, 3. 7. Jorge Louis Borges, Magies partielles du „Quichotte”

in Prosa completa, Barcelone, 1979. 8. Anne Ubersfeld, Lire le Théâtre, Éditions Sociales,

Paris, 1978. 9. À consulter: Geneviève Serreau, Histoire du Nouveau

Théâtre, Gallimard, Paris, 1966.

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10. Emmanuel Jacquart, Le théâtre de dérision, Gallimard, Idées, Paris, 1974.

11. S.Beckett, Le monde et le pantalon, Éd. de Minuit, Paris, 1989.

12. Idem, ch. II, Les peintres de l’empêchement. 13. Idem, p. 22. 14. Idem, pp. 29-30. 15. Idem, p. 30. 16. Idem, p. 35. 17. Emmanuel Jacquart, L’Ancien et le Nouveau in Beckett,

Éd. Place, nr. hors série de la Revue Esthétique, pp. 135-146, Paris, 1990.

18. Nous avons retranscrit ce fragment de l’entretien accordé à P.Mélèse tel qu’il a été reproduit par E.Jacquart dans l’article cité.

19. S.Beckett, op. cit., pp. 32-33. 20. Ludwig Witgenstein, Tractatus logico-philosophicus,

Ed. Humanitas, Bucureşti, 1991. 21. S.Beckett, op. cit., pp. 11-22.

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EN GUISE DE CONCLUSION

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Le repérage du dysfonctionnement métapho-

rique nous semble avoir confirmé sa montée quanti-tative au XXème siècle.

Dans une perspective interprétative-qualitative nous avons constaté sa solidarité organique avec le message global des oeuvres analysées.

En un sens plus large nous l’avons reconnu comme figure sur laquelle reposent les macro-structures de la forme d’expression du discours narratif et surtout de celui dramatique actuels.

Nous l’avons reconnu comme solidaire des données du carrefour épistémologique contemporain.

Nous avons délibérément usé de ce terme dans le sens le plus large possible, sans nous impliquer dans les débats conceptuels comme ceux qui op-posent les partisans radicaux de l’idée de poste-modernité aux modérés ou bien à ceux qui parlent tout simplement des étapes de la modernité.

Ceci parce que nous croyons que la traversée de ce carrefour continuera, d’une manière specta-culaire, au cours du siècle au seuil duquel nous nous trouvons. Nous croyons que les interrogations sur la condition „médiate” de l’homme vont s’amplifier, comme poids et complexité.

Le discours littéraire y portera sans doute une contribution majeure, en faisant appel à des formes d’expression toujours renouvelées.

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Des voies nouvelles dans la création passeront par la brèche que la montée des dysfonctionnements métaphoriques vient d’ouvrir.

Bucarest, novembre 2001

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