FRANC An1 Le Classicisme Et Lepoque NZarnescu

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Narcis Zărnescu LE CLASSICISME ET L’ÉPOQUE DES LUMIÈRES Modèles et modules Deuxìème édition

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Narcis Zărnescu

LE CLASSICISME ET L’ÉPOQUE DES LUMIÈRES

Modèles et modules Deuxìème édition

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© Editura Fundaţiei România de Mâine, 2007

Editură acreditată de Ministerul Educaţiei şi Cercetării prin Consiliul Naţional al Cercetării Ştiinţifice

din Învăţământul Superior

Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României ZĂRNESCU, NARCIS Le classicisme et l’époque des lumières: modèles et modules /

Narcis Zărnescu. Ed. a 2.a. – Bucureşti, Editura Fundaţiei România de Mâine, 2007

Bibliogr. ISBN 978-973-725-861-8

821.133.1.09’’15/16’’(075.8)

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Redactor: Andreea DINU Tehnoredactor: Florentina STEMATE

Coperta: Stan BARON

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UNIVERSITATEA SPIRU HARET FACULTATEA DE LIMBI ŞI LITERATURI STRĂINE

Narcis Zărnescu

LE CLASSICISME ET L’ÉPOQUE DES LUMIÈRES

Modèles et modules

Deuxìème édition

EDITURA FUNDAŢIEI ROMÂNIA DE MÂINE Bucureşti, 2007

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A mes maîtres, A mes compagnons, A mes apprentis.

„Un honnête homme n'est pas obligé d'avoir lu tous les livres, ni d'avoir appris soigneusement tout ce qui s'enseigne dans les écoles; et même ce serait une espèce de défaut en son éducation, s'il avait trop employé son temps dans l'exercice des lettres. Il a beaucoup d'autres choses à faire pendant sa vie, le cours de laquelle doit être si bien mesuré qu'il lui en reste la meilleure partie pour pratiquer les bonnes actions, qui lui devraient être enseignées par sa propre raison, s'il n'apprenait rien que d'elle seule.(…). Je n'ai jamais eu le dessin de prescrire à qui que ce soit la méthode qu'il faut suivre dans la recherche de la vérité. J'ai voulu seulement exposer celle dont je me suis servi, afin que si on la juge mauvaise on la rejette, si au contraire bonne et utile d'autres s'en servent aussi.” (DESCARTES).

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TABLES DES MATIÈRES Avant-propos. De la littérature, mode d’emploi …………………………………… 9

I. Chronologies integrées ………………………………………………………….. 18 Les quatre Renaissances de l’esprit français ………………………………….. 18 La premiére Renaissance ou l’Humanisme ……………………………………. 19 La deuxième Renaissance ou le Baroque ……………………………………… 20 La troisième Renaissance ou le Grand Siècle …………………………………. 21 La quatrième Renaissance ou l’Epoque des Lumières ………………………… 24

II. Introduction dans l’histoire de la littérature du XVIIe et XVIIIe siècles. Modèles et modules ……………………………………………………………..

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III. Le grand siècle. Langue, littérature, culture, civilisation …………………... 43

IV. Le baroque, la préciosité, le burlesque. Modèles et modules ………………. 53

V. Classique et classicisme. Modèles et modules ………………………………... 60

VI. La comédie. Genre, typologie, dimensions mentales. Modèles et modules … 72

VII. Le XVIIe siècle. Corpus A. Modèles et modules …………………………… 86 Modèle 1. Louis XIV …………………………………………………………... 86 Modèle 2. L’Académie ………………………………………………………… 89 Modèle 3. Sous le signe de la raison et de la foi. Descartes et Pascal …………. 89

Module 1. Pour une esthétique cartésienne ………………………... 98 Module 2. Un Pascal post-cartésien ……………………………….. 99

Modèle 4. La Querelle des anciens et des modernes …………………………... 111 Modèle 5. Boileau ……………………………………………………………... 124 Modèle 6. La Grande Tragédie. Corneille et Racine ………………………….. 125

Module 1. Une histoire cachée des idées corneilliennes …………... 129 Module 2. La Nature ………………………………………………. 131 Module 3. La Féminité …………………………………………….. 137 Module 4. «La force du destin» ……………………………………. 139 Module 5. Le déclin du héros ……………………………………… 144 Module 6. La condition tragique du héros ………………………… 145 Module 7. La tragédie politique …………………………………… 146 Module 8. Racine ou le modèle absolu de la poésie classique …….. 149 Module 9. Étude de cas: Phèdre …………………………………… 153 Module 10. Le tragique. Esthétique et pratiques textuelles ……….. 155 Module 11. La morphologie de l’amour tragique …………………. 156

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Module 12. Une politique érotique ………………………………… 161 Module 13. Langage des bienséances ……………………………... 164 Module 14. Une poétique du texte ………………………………… 165 Module 15. Une poétique de la réception …………………………. 168

Modèle 7. Moliére ……………………………………………………………... 171 Module 1. Une esthétique du comique: la trilogie de l’imposture … 172 Module 2. Modes et modèles ……………………………………… 176 Module 3. Style d'époque ………………………………………….. 177 Module 4. (Re)lectures de Molière ………………………………… 178 Module 5. La querelle de la moralité du théâtre ……………………. 180 Module 6. L’affaire du Tartuffe …………………………………… 182 Module 7. Au-delà de la comédie. Repères socio-mentaux ……….. 184 Module 8. Une fausse rhétorique érotique et une pratique textuelle post-classique …………………………………………..

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Modèle 8. Du portrait au personnage. La Bruyère …………………………….. 188 Module 1. La satire sociale ………………………………………… 189 Module 2. La langue et le style ……………………………………. 189 Module 3. L’ironie ………………………………………………… 190

Modèle 9. Les Aventures de Fénelon, le précurseur des romantiques ………… 190 Modèle 10. Madame de La Fayette ……………………………………………. 191

Module 1. Société: espace public et espace privé …………………. 193 Module 2. Fictions du masque et du moi ………………………….. 195 Module 3. Un roman historique …………………………………… 197 Module 4. Dimensions stylistiques ………………………………... 198

VIII. L’époque des lumières. Langue, littérature, culture, civilisation ………… 200

IX. Le XVIIIe siècle. Corpus B. Modèles et modules …………………………… 213 Modèle 1. Montesquieu, précurseur de la politologie contemporaine ………… 213

Module 1. La raison et ses lois …………………………………….. 213 Module 2. La raison, la nature, la liberté et les lois ……………….. 215 Module 3. Théorie des climats …………………………………….. 220 Module 4. Lettres persanes ………………………………………... 230 Module 5. La dernière lettre ……………………………………….. 231

Modèle 2. Diderot. L’Encyclopédie, un nouveau discours de la méthode …….. 232 Module 1. L’anthropocentrisme de l’Encyclopédie ……………….. 234 Module 3. L’interprétation de la nature ……………………………. 237 Module 4. Politique du corps humain ……………………………... 238 Module 5. Une carte des idées …………………………………….. 240 Module 6. Les sources de l'Encyclopédie …………………………. 241 Module 7. L'Encyclopédie, emblème des Lumières ………………. 242 Module 8. L’Encyclopédie, retrospectives et perspectives ………... 243

Modèle 3. Rousseau et Voltaire. Repères pour une histoire contrastive des idées …………………………………………………………….

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Module 1. L’âme …………………………………………………... 246 Module 2. L’amour de soi …………………………………………. 246 Module 3. La confession …………………………………………... 247 Module 4. La conscience …………………………………………... 247 Module 5. Le contrat ………………………………………………. 247

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Module 6. Le droit naturel …………………………………………. 248 Module 7. L’éducation …………………………………………….. 248 Module 8. L’Encyclopédie ………………………………………… 249 Module 9. L’état de nature ………………………………………… 249 Module 10. Le gouvernement ……………………………………... 250 Module 11. L’homme ……………………………………………… 250 Module 12. L’imagination …………………………………………. 251 Module 13. L’inégalité …………………………………………….. 251 Module 14. La liberté ……………………………………………… 252 Module 15. La loi ………………………………………………….. 252 Module 16. La morale ……………………………………………... 253 Module 17. La nature ……………………………………………… 254 Module 18. La patrie ………………………………………………. 254 Module 19. La perfectibilité ……………………………………….. 254 Module 20. La religion …………………………………………….. 255 Module 21. La république …………………………………………. 256 Module 22. La sensibilité ………………………………………….. 256 Module 23. La solitude …………………………………………….. 258 Module 24. À l'état de nature ……………………………………… 261 Module 25. Transparence et aliénation ……………………………. 262 Module 26. Les grands mythes …………………………………….. 263 Module 27. La Nouvelle Héloïse ………………………………….. 265 Module 28. Emile et Le Contrat social …………………………….. 267 Module 29. Anthropologie, politique et religion …………………... 268 Module 30. Le narcissisme de l'œuvre autobiographique …………. 270 Module 31. Juge de soi-même ……………………………………... 271 Module 32. Entre le monde et le moi ……………………………… 272 Module 32. Etat de nature et état de société ……………………….. 274 Module 33. Variantes et perspectives complémentaires …………... 276

Sous – module 33-A ……………………………………………. 277 Sous – module 33-B …………………………………………….. 279 Sous – module 33-C ……………………………………………. 284 Sous – module 33-D …………………………………………… 285

Modèle 4. Voltaire ……………………………………………………………... 289 Module 1. Coordonnées de l’esprit voltairien ……………………… 292 Module 2. Histoire des idées voltairiennes ………………………... 293 Module 3. Axes du discours ……………………………………….. 296 Module 4. La méthode historique ………………………………….. 297 Module 5. Le siècle de Louis XIV ………………………………… 298 Module 6. Candide ou l’Optimisme ……………………………….. 299 Module 7. Critique de la justice et de la morale …………………… 299 Module 8. Nostalgie de la tragédie classique ……………………… 300 Module 9. Une lecture psychanalytique …………………………… 301 Module 10. L’épopée ……………………………………………… 302 Module 11. Variantes et perspectives complémentaires 302

Modèle 5. Beaumarchais 305 Module 1. Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile ………… 306 Module 2. (Proto)types du personnage comique …………………... 308

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Modèle 6. Marivaux …………………………………………………………… 310 Module 1. Contextes et mentalités ………………………………… 310 Module 2. Morphologie de l’oeuvre et structures textuelles ……….. 312 Module 3. Une nouvelle rhétorique dramatique ……………………. 316 Module 4. Des passions shakespeariennes sous des masques marivaldiens ……………………………………………

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Module 5. Un «remake». Qu’il soit notre contemporain? …………. 322 Modèle 7. Choderlos de Laclos ………………………………………………… 323

Module 1. Biographèmes ………………………………………….. 324 Module 2. Entre Crébillon-fils, Rousseau et Sade …………………. 324 Module 3. La Révolution et la Terreur ……………………………... 324 Module 4. Micro-analyse de la réception du roman ………………... 325 Module 5. Structures romanesques. Le discours épistolaire ……….. 327 Module 6. Un roman à interrogations ouvertes …………………….. 329 Module 7. Perspectives complémentaires. Le libertinage ………….. 329

Bibliographie modulaire ………………………………………………………….. 331 Dictionnaires, manuels, histoires littéraires, études générales ………………… 331

Le XVIIe siècle: A. Sources primaires. Œuvres et documents …………………………. 332 B. Sources secondaires. Etudes d’histoire et de critique littéraires …... 332

Le XVIIIe siècle: A. Sources primaires. Œuvres et documents ………………………… 338 B. Sources secondaires. Études d’histoire et de critique littéraires ….. 339

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AVANT-PROPOS

DE LA LITTÉRATURE, MODE D’EMPLOI

1. Notre cours d’histoire de littérature française, propose un (inter)net en

papier, sur lequel on pourra naviguer, faire du surfing, et même du windsurfing, évidemment, virtuellement, grâce aux fiches modulaires, aux modules et modèles, aux fiches-synthèses, fiches-résumés, fiches-bio, fiches-biblio, etc. (voir aussi notre livre Les grands siècles de la littérature française. Le Siècle du Roi Soleil et l’Epoque des Lumières. Révisions et synthèses modulaires. Instruments heuristiques et herméneutiques). A l’ère des réseaux virtuels planétaires, le discours traditionnel du cours universitaire devrait au moins aspirer, sinon se transformer réellement en un discours pluridimensionnel, dynamique, «ondoyant et divers», bref en un hyper-discours, même... en papier. Naviguer, c’est lire. La lecture n’est pas un acte unique, une constante toujours identique à elle-même, mais une pratique complexe mettant en jeu un ensemble important de variables, qui en déterminent la forme et les fonctions. Elle met en jeu des rapports de manipulation, de compréhension et d’interprétation. Les grands esprits du XXe siècle (se) posent des questions troublantes: quel en est le statut du texte littéraire sur Internet? Quel est le statut de tout texte, à l’heure de l’ordinateur ouvert sur un réseau? À quel type de matérialité sommes-nous conviés? À quelles formes de lecture? Sommes-nous vraiment en haute mer sur Internet, comme l’expression consacrée de la navigation le laisse présager? Naviguons-nous en cyberespace comme en plein océan, avec tout ce que cela suppose de dangers et de possibilités de naufrage?

1.1. L’imprimé et le livre rivalisent avec l’écran relié et le livre électronique (e-text; e-book; e-ink). Cliquer, surfer, zapper est la structure même de l’apprentissage sur le Web. La connaissance sur le Web ne s’acquiert donc pas dans le texte lui-même, mais bien dans l’acte de naviguer d’un site à l’autre, d’un texte à l’autre. Autant de questions et d’hypothèses qui donnent à penser! Ce ne sont là, évidemment, que quelques facteurs qui militent en faveur d’une réévaluation de nos expériences d’une textualité dont l’actuelle diversité apparaît d’emblée comme un important défi. Notre actuel contexte de surextension culturelle, issu de la convergence de deux transformations, l’une culturelle, l’autre technologique, demande en effet de reconfigurer la base de nos pratiques de lecture, de rétablir les rapports de manipulation essentiels à toute progression à travers les textes. C’est ce que nous avons essayé de faire.

2. Quatre siècles parmi les plus denses, les plus décisifs de la culture française délimitent les bornes du monde occidental moderne. Pour nous orienter dans ce beau voyage intellectuel dans lequel nous nous apprêtons à nous embarquer, nous avons choisi deux grands aspects sous lesquels aborder l'activité prodigieuse qui se déploie pendant ces quatre siècles dans les domaines de la réflexion, des oeuvres et des institutions philosophiques et politiques, artistiques et littéraires, scientifiques et techniques. Les très riches heures s'égrèneront ainsi en

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deux grands ensembles: le XVIIe siècle, le siècle de la Raison, et le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Mais avant de raisonner, l’esprit humain a dû s’égarer dans les aventures intellectuelles de la Renaissance: le mouvement des humanistes et la nouveauté de leurs apports; les conséquences de l'invention de l'imprimerie, de l'invention de la perspective qui s'accompagnent des débuts de la science moderne, anatomie, géométrie; la signification, sur le plan politique, des guerres religieuses qui fracturent la chrétienté; la nouvelle figure de l'État qui commence à se dessiner. C'est autour d'Érasme, de Léonard de Vinci, de Gutenberg, de Montaigne, de Machiavel, de Calvin et de Luther que s’articule la diffusion des idées, le retour à la nature, les réformes religieuses ou la nouvelle pensée de l'État. Le siècle de la Raison se prépare donc dans l’athanor du siècle de l’Aventure. Et c’est pour cela, peut-être, que le siècle de la Raison, le Grand siècle, c'est-à-dire le XVIIe, sera le siècle des crises et des révolutions. C'est sous ce signe dramatique mais fécond, en même temps, que nous étudierons comment se sont faites et de quoi sont faites les conquêtes de la liberté: liberté civile à travers les révolutions politiques de l'Angleterre et c'est avec Shakespeare, Hobbes et Locke que nous actualisons la conquête de la liberté politique. Liberté intellectuelle à travers la révolution scientifique et c'est autour de Galilée et de Newton que nous verrons comment et pourquoi la nature entre dans l'ère de la mesure. Révolution philosophique avec le toujours très actuel Descartes, le héros du libre examen qui nous invite à devenir comme maître et possesseur de la nature. Avec Descartes et Spinoza nous sommes invités à suivre les paradoxes de la quête de la sagesse et à entrer en état d'insurrection intellectuelle. Mais le XVIIe siècle c'est aussi et surtout le siècle de l'ordre classique, le siècle de Louis XIV et du modèle de la monarchie absolue qui s'impose à l'Europe jusqu'à susciter au siècle des Lumières un anti-modèle, celui de la liberté par les lois. C'est d'un bout du XVIIIe siècle à l'autre ce que soutiennent ces deux pôles de la pensée du politique, Montesquieu et Rousseau, pendant que Hume en Angleterre et Condillac en France renouvellent les modèles de la connaissance et que Voltaire combat le trône et l'autel, les piliers de l'ancien régime au nom de la tolérance et de la liberté de pensée. L'Encyclopédie, ce symbole général des Lumières, formidable machine à répandre l'esprit nouveau, change les façons de pensée et s'efforce de faire sauter partout les barrières que la raison n'aura point posées, comme le diagnostique Goethe, le dernier génie universel. Il ne faut surtout pas oublier Kant, Kant à qui rien n'arriva d'extraordinaire, dit-on, sauf du génie et qui récapitule tout son siècle tout en jetant les bases de notre contemporanéité. Nous suivrons, enfin, l'impulsion qu'imprime à l'Histoire le siècle des Lumières, l'Enlightenment, l'Aufklärung, bref le XVIIIe siècle, ce siècle plein d'allant et de résolution l’Europe est la descendante directe. Sous le rayonnement de ces véritables phares que sont Newton et Locke, on pourrait examiner de quelle manière s'accomplit et se parachève dans tous les domaines, scientifiques, politiques, philosophiques, institutionnels, la révolution qu'inaugurait le XVIIe siècle. Le XVIIIe siècle, siècle militant, par excellence, combat partout l'ignorance, le fanatisme et toutes les formes d'autorité. Armés du sceptre de la raison, le „parti de l'humanité” foudroie les ennemis de la liberté. Le siècle des Philosophes s'achève avec éclat pour ouvrir le destin des temps contemporains: la Révolution française, matrice de toutes les Révolutions, l'avènement de l'État de droit, la naissance du citoyen et celle de la nation.

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Lorsqu'on étudie l'histoire des civilisations, des institutions, des pratiques et des goûts, on constate que l'évolution ne s'est jamais effectuée dans l'harmonie: les étapes en furent souvent marquées, au contraire, par des conflits d'école ou des conflits entre générations, entre les „Anciens” et les „Modernes”. Nihil nove sub sole! C'est d'abord à la fin du Ve siècle que le terme «moderne» fut utilisé pour la première fois, aux fins de distinguer du passé romain et païen un passé chrétien qui venait d'accéder à la reconnaissance officielle. «Moderne», on pensait l'être du temps de Charlemagne, au XIIe siècle et à l'époque des Lumières, c'est-à-dire à chaque fois qu'un rapport renouvelé à l'Antiquité a fait naître en Europe la conscience d'une époque nouvelle. Ainsi l'antiquitas fut tenue pour un modèle normatif et dont on conseillait l'imitation jusqu'à la fameuse querelle des Modernes avec les Anciens, terme qui désignait alors les défenseurs du goût classique dans la France de la fin du XVIIe siècle. C'est seulement avec les idéaux de perfection prônés par les Lumières françaises, avec l'idée, inspirée par la science moderne, d'un progrès infini des connaissances et d'une progression vers une société meilleure et plus morale que le regard échappa progressivement à l'envoûtement qu'avaient exercé sur chacune des époques modernes successives les œuvres classiques de l'Antiquité. Si bien que la modernité, opposant le romantisme au classicisme, s'est enfin cherché un passé qui lui fût propre dans un Moyen Age idéalisé. Au cours du XIXe siècle, ce romantisme-là donna naissance à une conscience radicalisée de la modernité, dégagée de toute référence historique et ne conservant de son rapport à la tradition qu'une opposition abstraite à l'histoire dans son ensemble. Il existe donc bien une „pluralité des modernités”, d'autant plus manifeste que l'on s'attache à une analyse effectivement multidisciplinaire ou interdisciplinaire.

3. Si les œuvres littéraires sont des productions de langage, elles ont eu et elles ont encore pour fonction de représenter quelque chose pour quelqu’un. Elles renvoient à des configurations individuelles, sociales et langagières propres à une époque et à une société données. Les études littéraires, attentives à cette dimension, doivent permettre de comprendre l’historicité des œuvres et montrer ce qui les relie à l’ensemble de la culture où elles prennent place. L’enseignement d’histoire littéraire propose une initiation à ces questions, en présentant un tableau de la littérature française inscrit dans les mouvements politiques, artistiques et culturels de l’Europe moderne. A cette dimension historique et culturelle de la littérature s’en ajoute une autre, qu’on nommera anthropologique, au sens où les œuvres contribuent à modeler la vie des hommes. L’étude des imaginaires (individuels et collectifs), celle des fonctions symboliques des œuvres et des appropriations sociales auxquelles elles ont donné lieu, voilà autant d’aspects d’une anthropologie littéraire. Les démarches propres à cette étude sont diverses: elles invitent à un comparatisme généralisé entre les œuvres, les époques, les arts, les langues et les cultures. La démarche comparatiste consiste à placer le phénomène à étudier dans un contexte international et interculturel plus large en comparant les œuvres françaises à celles d’autres littératures. (Si nous prenons généralement d’autres littératures européennes ou occidentales pour termes de comparaison, ce n’est pas par eurocentrisme, mais plutôt parce que nous connaissons mal les langues non-européennes.). La comparaison produit un nouvel éclairage sur les œuvres littéraires étudiées et fait percevoir les liens et interactions complexes qui existent entre les littératures européennes et occidentales. Dans le but de mieux élucider ces

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interactions, l’enseignement de littérature comparée cherche en particulier à encourager les étudiants ayant choisi deux langues (anciennes et/ou modernes) à réfléchir sur les liens qui existent entre les deux littératures de leur choix et à mettre à profit les compétences qu’ils sont en train d’acquérir dans ces domaines.

4. Dès les années 60, l’approche des œuvres littéraires a été dominée par le structuralisme: on concevait le texte comme un système de relations clos sur lui-même. On redécouvre aujourd’hui la nécessité d’aborder la littérature dans une autre perspective, jalonnée de repères historiques utiles non seulement pour comprendre le passé, mais également le présent. La lecture rapprochée d’un texte, ou analyse de texte, héritière du principe structural de „clôture” des textes, fait apparaître la nature singulière d’une œuvre. Mais par là même, elle rend plus difficile le dialogue entre les œuvres, ce dialogue qui permet de les comparer entre elles. Elle engendre aussi le risque d’un manque de lectures et d’un manque de repères historiques. A cet égard, l’enseignement d’histoire littéraire se soucie de compléter l’analyse de texte, en rétablissant les contextes au sein desquels une œuvre se définit et se singularise. L’objectif est double. Premièrement, il s’agit d’inciter les étudiants à lire beaucoup et rapidement, afin de découvrir dans les textes le retour de motifs thématiques ou de soucis formels identiques. Ce rapprochement des œuvres et des écrivains permettra aussi d’interroger leurs différences. Deuxièmement, il s’agit de s’assurer que la répétition constatée dans les textes fait sens. Ainsi, des ouvertures vers les réalités politiques et sociales, mais aussi vers la science et la philosophie, ou encore vers l’imaginaire social, contribueront à établir dans quelle mesure les œuvres participent à l’idéologie de leur époque ou de leur nation. Car l’œuvre littéraire n’est pas complètement déterminée par ce qui l’entoure, n’est pas simplement un effet du contexte où elle se produit: partiellement, elle choisit. Elle ne se confond pas avec les réalités et les discours dont elle se sert, mais propose bien plutôt des représentations symboliques, des déterminations sociologiques, économiques, culturelles, religieuses, etc. Les écrivains transforment les réalités et les discours, les transfigurent dans un genre et une langue qu’ils se sont appropriés. Ainsi, l’histoire littéraire ne se contente pas d’établir les connexions qui installent les œuvres dans leur temps: elle met en lumière la manière dont la littérature prend ses libertés avec le motif idéologique qui la mobilise. L’histoire de la littérature suppose aussi une histoire des idées, en s’inspirant parfois de la foucaultienne «archéologie du savoir»: «Il n’est pas facile, écrivait Foucault, de caractériser une discipline comme l’histoire des idées: objet incertain, frontières mal dessinées, méthodes empruntées de droite et de gauche, démarche sans rectitude ni fixité. (...) Histoire de ces philosophies d’ombre qui hantent les littératures, l’art, les sciences, le droit, la morale et jusqu’à la vie quotidienne des hommes; histoire de ces thématiques séculaires qui ne se sont jamais cristallisées dans un système rigoureux et individuel, mais qui ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas. Histoire non de la littérature mais (...) analyse des sous-littératures, des almanachs, des revues et des journaux, des succès fugitifs, des auteurs inavouables. (...) C’est la discipline des langages flottants, des œuvres informes, des thèmes non liés. Analyse des opinions plus que du savoir, des erreurs plus que de la vérité, non des formes de pensée mais des types de mentalité. Mais d’autre part l’histoire des idées se donne pour tâche de traverser les disciplines existantes, de les traiter et de les réinterpréter. Elle

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constitue alors, plutôt qu’un domaine marginal, un style d’analyse, une mise en perspective. (...) Elle montre en revanche comment peu à peu ces grandes figures ainsi constituées se décomposent: comment les thèmes se dénouent, poursuivent leur vie isolée, tombent en désuétude ou se recomposent sur un mode nouveau. L’histoire des idées est alors la discipline des commencements et des fins, la description des continuités obscures et des retours, la reconstitution des développements dans la forme linéaire de l’histoire. Mais elle peut aussi et par là même décrire, d’un domaine à l’autre, tout le jeu des échanges et des intermédiaires: elle montre comment le savoir scientifique se diffuse, donne lieu à des concepts philosophiques, et prend forme éventuellement dans des œuvres littéraires; elle montre comment des problèmes, des notions, des thèmes peuvent émigrer du champ philosophique où ils ont été formulés vers des discours scientifiques ou politiques; elle met en rapport des œuvres avec des institutions, des habitudes ou des comportements sociaux, des techniques, des besoins et des pratiques muettes; elle essaie de faire revivre les formes les plus élaborées de discours dans le paysage concret, dans le milieu de croissance et de développement qui les a vues naître. Elle devient alors la discipline des interférences, la description des cercles concentriques qui entourent les œuvres, les soulignent, les relient entre elles et les insèrent dans tout ce qui n’est pas elles. On voit bien comment ces deux rôles de l’histoire des idées s’articulent l’un sur l’autre. Sous sa forme la plus générale, on peut dire qu’elle décrit sans cesse – et dans toutes les directions où il s’effectue – le passage de la non-philosophie à la philosophie, de la non-scientificité à la science, de la non-littérature à l’œuvre elle-même. Elle est l’analyse des naissances sourdes, des correspondances lointaines, des permanences qui s’obstinent au-dessous des changements apparents, des lentes formations qui profitent des mille complicités aveugles, de ces figures globales qui se nouent peu à peu et soudain se condensent dans la fine pointe de l’œuvre. Genèse, continuité, totalisation: ce sont là les grands thèmes de l’histoire des idées, et ce par quoi elle se rattache à une certaine forme, maintenant traditionnelle, d’analyse historique.» (M. Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.23-27). L’histoire des idées serait donc la discipline des commencements et des fins, la description des continuités obscures et des retours, la reconstitution des développements dans la forme linéaire de l’histoire. Car Foucault conçoit bien l’histoire des idées comme un système d’analyse: genèse, continuité, totalisation. Ce sont là les grands thèmes de l’histoire des idées, et ce par quoi elle se rattache à une certaine forme, maintenant traditionnelle, d’analyse historique. Dans un tel contexte où se mêlent étroitement idéologie et criticisme historique, on en vient à se poser finalement une question: est-ce que la critique de l’histoire des idées ne masque pas une autre forme de critique, celle de toutes les formes dites «mineures» de philosophie, celle de tous les courants qui ne sont pas dominants, celle du matérialisme, de l’athéisme, de la pensée qui ne revendique pas et ne se revendique pas de l’Idée, de la spiritualité, de l’universalité, mais au contraire du lieu et du temps, du groupe et de la société, du contexte culturel et religieux, bref d’une philosophie qui se veut «mondaine», comme on disait encore au début du XIXe siècle. Si l’idée dominante est toujours celle de la classe dominante, peut-on imaginer que l’idée littéraire ou philosophique échappe au mouvement idéologique? La philosophie française du XVIIe et du XVIIIe siècle peut-elle réellement se comprendre sans lien au temps,

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sans rapport avec l’ensemble des mouvements antireligieux qui naissent, sans toute cette forme de pensée subversive qui se diffuse clandestinement? À l’Âge classique et aux Lumières, la philosophie s’engage dans une voie qui non seulement est nouvelle du point de vue même de ses propres contenus, mais encore opère de façon radicalement neuve dans l’espace public. La spécificité de sa situation tient à ce que, pour la première fois dans l’histoire (sociale) de la philosophie, la philosophie comme discipline et comme activité échappe en partie aux facultés, à l’Université, à l’institution enseignante (Dinah Ribard, Raconter, Vivre, Penser, histoires de philosophes 1650-1766, Paris, Vrin-EHESS, 2003). Sommes-nous condamnés à jeter un regard sur l’âge classique et les Lumières qui relève d’une forme d’idéologie ou bien, au contraire, sommes-nous susceptibles de former des outils capables, malgré la rétrospection, d’éclairer notre vision de cette époque?

5. Pour organiser l'étude des grandes articulations du cours et lui donner une certaine unité, nous mettons l'accent sur les oeuvres et l'action des grandes figures de la pensée, de l'art et de la science du monde occidental moderne et de ses institutions. Nous aurons à les situer dans leur contexte historique et social en même temps que nous en apprécierons l'impact sur le développement de la culture et de la société. Autant de foyers, de centres de gravité autour desquels nous travaillerons les principales thématiques, les débats, les polémiques, les discours, les combats intellectuels et historiques ainsi que les auteurs ayant contribué à fonder la modernité et à la façonner. Afin de donner le fondement méthodologique nécessaire à une telle lecture et pratique comparatiste, des micro-dictionnaires et glossaires de termes littéraires, des fiches modulaires, des fiches bio-bibliographiques en présenteront les concepts cardinaux, les outils de travail et les problématiques centrales qui touchent aux données structurelles aussi bien qu’à l’histoire de l’œuvre littéraire. Dans la mesure du possible, ces dictionnaires et glossaires tiendront compte des notions critiques et des méthodes acquises par la consultation des bibliographies. Le but principal est donc la lecture de textes et d’œuvres, de façon à constituer progressivement des repères culturels forts qui permettent aux étudiants de comprendre le présent à la lumière du passé. Mais l’un des rôles spécifiques du cours est aussi de proposer une approche plus réflexive. L’histoire littéraire et culturelle est donc envisagée de plusieurs façons: (i) par la nécessaire mise en contexte de tous les textes et de toutes les œuvres étudiés; (ii) par l’étude méthodique de données historiques, esthétiques et sociales essentielles pour construire la notion de mouvement littéraire et culturel, autour de la lecture d’œuvres majeures; (iii) par l’étude des changements qui adviennent pour les principaux genres. En effet, pour faire comprendre que les scansions de l’histoire se font par des évolutions ou mutations dans les façons de penser et de sentir, inscrites dans les façons de s’exprimer, on amène les étudiants à étudier aussi bien les genres que des mouvements littéraires et culturels. Les façons de décrire et d’interpréter l’histoire littéraire et culturelle sont matière à diverses méthodes et à débats. Aussi est-il nécessaire de se garder de tout dogmatisme en ce domaine: c’est pourquoi, afin d’apporter aux étudiants une perception de l’évolution historique, il est souhaitable de leur donner à connaître les mouvements qui représentent des évolutions majeures, sans préjuger d’une interprétation de l’ensemble. D’autre part, il est bon qu’ils prennent conscience de ses dimensions internationales, notamment européennes. Compte tenu de ces préoccupations, il

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semble raisonnable de considérer comme les principales scansions de l’histoire littéraire et culturelle: l’humanisme, le classicisme, les Lumières. D’autres mouvements et écoles littéraires, comme le baroque, ou des courants comme la préciosité, le libertinage, ou enfin des phénomènes comme la querelle des Anciens et des Modernes, ou la revendication identitaire dans les anciennes colonies, constituent des objets riches et significatifs. Mais, pour être bien compris, ils supposent d’être mis en relation avec l’un au moins des mouvements ci-dessus, qui les précèdent et, souvent, constituent des modèles en face desquels – voire en réaction contre lesquels – ils ont pris forme.

Le rôle de l’histoire littéraire est, en premier lieu, de donner les éléments de contextualisation nécessaires à la compréhension des œuvres étudiées. Il importe en effet de faire discerner que le contexte ne consiste pas en un rapprochement arbitraire ou vague, que chacun pourrait opérer plus ou moins à sa guise, mais dans l’établissement de relations précises. Et, parmi ces relations, celles qu’un texte entretient avec d’autres textes, contemporains mais aussi antérieurs, sont à mettre au premier rang. La situation historique du texte, en particulier quand celui-ci présente une dimension argumentative importante ou dominante, constitue un second élément clé. Enfin, le contexte est aussi une connaissance à conquérir progressivement: celle des évolutions de sensibilités, d’idéologies, d’esthétiques. Les genres offrent un cadre d’identification et de classement des textes et des œuvres selon les principales catégories qui les caractérisent. Cependant, la notion présente aussi des difficultés théoriques. En effet, le terme de „genre” est appliqué parfois à des ensembles très vastes; parfois, au contraire, à des formes fixes de définition très strictes. Ce cadre d’ensemble appelle quatre observations complémentaires: (i) Les grands domaines – récit, théâtre, poésie, littérature d’idées – sont au premier plan; mais, historiquement, les écrits épistolaires, le portrait, le dialogue, les formes diverses de l’apologue et du biographique ont occupé des espaces considérables. On doit souligner en particulier que le genre biographique est un ensemble qui, des mémoires à l’autobiographie en passant par les biographies proprement dites, compte, de Plutarque à Chateaubriand, d’Agrippa d’Aubigné, Retz et Saint-Simon à Rousseau et Beauvoir, une foule d’œuvres majeures qui, en outre, représente aujourd’hui une part très importante des lectures. (ii) Pour autant, les genres énumérés ici n’épuisent pas le sujet. S’y ajouteraient aisément, parmi les genres dramatiques, la farce et le drame; l’épopée et la chanson de geste parmi les genres narratifs; la satire pour la poésie, etc. En relation avec les émotions fondamentales, on peut retenir comme principaux registres manifestes dans le langage et ayant donné lieu à des productions littéraires: le tragique, le comique, le polémique, l’épique, le lyrique, l’épidictique, le satirique (dont l’ironique), le pathétique, le fantastique. Pour une part, ils sont associés dans la tradition littéraire à des genres (la tragédie et le tragique, l’épique et l’épopée, etc.). Mais ils ne s’y enferment pas: le tragique se manifeste ailleurs que dans la tragédie et, réciproquement, il a existé à l’âge classique des „tragédies sans tragique”. De plus, les genres ont une histoire et peuvent n’être plus productifs dans la création littéraire sans que, pour autant, les registres correspondants aient disparu (ainsi, l’épopée).

6. Il existe diverses méthodes pour étudier l’histoire littéraire, qui peuvent avoir divers mérites. Donc, nous rappelons seulement ici quelques principes essentiels: (a) Le but étant la constitution d’une culture, il s’agit avant tout de lire

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des textes et de placer au centre du travail, le plus possible, l’étude d’une œuvre intégrale. (b) Il s’agit d’apprendre aux étudiants à tenir compte des contextes pour lire, comprendre et interpréter les textes; il convient donc de leur apporter les démarches nécessaires pour aborder ces contextes et non de figer l’histoire littéraire en un répertoire de formules toutes faites qui ne rendent pas compte de la particularité des œuvres. En revanche, la lecture de textes contemporains de l’œuvre étudiée, et la comparaison de ces textes entre eux, sont indispensables à la fois à la mise en contexte et à l’identification d’une période et d’un état de pensée et de sensibilité. Il est donc souhaitable d’accompagner l’étude d’une œuvre intégrale de lectures complémentaires, soit un groupement de textes, soit une autre œuvre ou des extraits lus en lecture cursive. (c) Si l’histoire littéraire est à aborder par des lectures, ces lectures doivent aussi mettre en relation les œuvres et les textes littéraires avec d’autres textes et des documents, y compris d’autres langages – images, musiques – qui donnent accès à l’idée des mouvements de sensibilité, donc qui ouvrent sur l’histoire culturelle, l’histoire des mentalités et de l’imaginaire. La formation d’une culture, la lecture de textes porteurs de références culturelles majeures, l’approche des genres, la maîtrise des formes de discours, constituent les contenus essentiels de notre cours de littérature française. À part les informations, à part la didactique, la dimension pédagogique est représentée par nos stratégies implicites qui visent à motiver la lecture (lecture cursive) autant qu’à approfondir le travail d’interprétation (lecture analytique). Elles entendent stimuler les interprétations et apprendre à contextualiser les textes. Pour cela, on met en avant: (i) une conception plus large de la littérature, qui associe des genres canoniques (poésie, roman, théâtre, essai) à d’autres genres qui constituent des références historiques majeures et des pratiques très fortement représentées aujourd’hui (le biographique, l’épistolaire, etc.); (ii) la lecture, à côté de textes littéraires, de textes non littéraires (presse, encyclopédies, ouvrages documentaires). Le but essentiel est donc de faire lire beaucoup. Donner des références, offrir à ceux qui en manquent un accès aussi large que possible à l’héritage culturel, exige des lectures nombreuses et diversifiées.

Le tableau qui suit résume les différentes stratégies de lecture: Démarches Extraits Œuvres complètes

Lecture analytique

* Analyse d’un texte (explication de texte ou lecture méthodique) * Etudes de passages d’une œuvre intégrale

* Analyse d’une œuvre intégrale (suivie d’un temps de synthèse)

Lecture cursive * Lectures d’accompagnement * Lectures d’approfondissement * Lectures libres * Lectures documentaires

* Lectures libres * Lectures d’œuvres intégrales (préalables) * Lectures d’accompagnement * Lectures d’approfondissement * Lectures documentaires

Selon la conception didactique qui régit notre cours, un objet d’étude peut être abordé à l’intérieur d’une ou plusieurs séquences, ou une séquence peut rassembler des éléments issus de plusieurs objets d’étude. Cela laisse une large liberté à l’étudiant en matière de progression, dès lors que les perspectives et les

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objets d’étude correspondant au niveau concerné sont effectivement pris en compte. On pourrait pratiquer aussi à l’étude d’un objet une perspective dominante et des perspectives complémentaires. Une dominante existe, mais n’est pas exclusive et n’oblige pas à considérer l’œuvre sous un angle unique. Les perspectives complémentaires peuvent être envisagées pour nourrir l’étude et elles permettent d’aborder l’œuvre dans sa complexité et sa singularité. Ainsi, étudier Tartuffe amène à se préoccuper tout à la fois de genre (la comédie), de registre (les formes de comique), d’argumentation (la préface, mais aussi les entreprises de séduction de Tartuffe auprès d’Elmire), de blâme (le faux dévot vu par Cléante) ou d’éloge (Tartuffe vu par Orgon), et bien sûr d’histoire littéraire et culturelle dans une pièce qu’on ne peut analyser qu’en la situant dans un cadre historique et idéologique précis.

7. On prétend aujourd’hui que l’ordinateur va tuer le livre et l’humanisme qui lui est associé, comme on affirmait que l’ouverture du canon allait tuer la culture lettrée. Notre cours sur du papier, métaphoriquement, virtuel, ne fera que contredire ces prognoses pessimistes. Enseigner est un mode de l'être; cela ne consiste pas simplement à effectuer une tâche, mais remplir une importante mission qui engage l'enseignant vis-à-vis de la communauté, mais aussi, de façon plus globale, de l'humanité tout entière. Cette responsabilité implique de chercher constamment à améliorer sa propre formation en termes de contenu comme de pédagogie, et de poursuivre une réflexion constante sur la pratique au quotidien, ainsi que sur la mission éducative elle-même. Par le «format» de notre cours, conçu comme un système de systèmes, un réseau de modules et modèles, de fiches modulaires, micro-synthèses, glossaires et lexiques, l’information reste ouverte; elle est intégrable, (re)structurable, dynamique et personnalisable, de façon que le maître pourra rédiger son «livre du maître» et l’étudiant son «livre de l’apprenti». Last but not least, notre cours par ses hypothèses, thèses et synthèses propose, d’une manière discrète mais ferme, quelques réponses à la crise contemporaine de l’enseignement, en général, et à celle des lettres (humaniores litterae), en particulier. La culture classique qui depuis plus de deux millénaires a défini et justifié l’identité de l’homo europaeus connaît un déclin dramatique. Si l’Ecole n’a pas aujourd’hui la volonté et l’imagination de pouvoir faire renaître dans les générations contemporaines la conscience des valeurs fondamentales, il est possible que demain la culture de l’Ancienne Europe ne devienne qu’une autre Atlantide, tandis que l’homme global, l’homme digital ou numerisé ne soit qu’un «cyborg», ignorant l’Antiquité gréco-romaine, la Renaissance, le Classicisme et l’Epoque des Lumières. La condition humaine est en danger, mais comme l’histoire l’a prouvé mille fois, l’homme a retrouvé presque toujours l’équilibre entre l’ange et la bête, même si parfois, selon Pascal, quand il voulait faire l’ange, il faisait la bête.

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I. CHRONOLOGIES INTÉGRÉES LES QUATRE RENAISSANCES DE L’ESPRIT FRANÇAIS 1. Les chronologies intégrées s’appliquent à toutes les coordonnées de la vie

matérielle et spirituelle d’un pays, d’un peuple, d’une époque, coordonnées qui sont, à leur tour, intégrables et intégrées dans des contextes de plus en plus généraux, tant au niveau spatial, tels que l’Europe, les deux Amériques, l’Asie, le Moyen-Orient qu’au niveau temporel du paradigme, tels que l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance ou la période moderne: relations inter-civilisationnelles, inter-culturelles, inter-spirituelles, inter-littéraires, inter-politiques, inter-économiques etc.; diachronèmes sociaux, politiques, religieux, économiques, culturels, litérraires, techniques, scientifiques. Ces séries d’intégrations successives et/ou simultanées pluralisent les modèles et les modules littéraires, notamment, les auteurs et les œuvres, les époques, les courants et les tendances, en modifiant les perspectives de la périodisation traditionnelle, proposée par la convention didactique. Un tel instrument investit donc l’acte de la lecture d’un plus de complexité. Les relations inter-civilisationnelles ou inter-culturelles, inter-spirituelles ou inter-littéraires, inter-politiques ou inter-économiques etc., que le lecteur peut établir grâce aux informations proposées par les chronologies, inaugurent de nouvelles perspectives, des paradigmes variables, des modèles lecturaux originaux. Ces chronologies proposent des chronotopes, des séquences paradigmatiques, des «unités de mesure» pour la culture européenne, pour la sensibilité, la mentalité d’une communauté; elle proposent des règles et instruments d’évaluation. D’autre part, les chrono-thèmes sont des formes de la pensée, de la mentalité qui rythment les temporalités, et sur lesquelles le temps laisse ses empreintes: l’amour, l’héroisme, la dignité, l’honneur. On pourrait déceler encore d’autres phénomènes ou syntagmes marqués temporellement: chrono-mythe, chrono-motifs, chrono-discours, qui révèle un discours du temps, sur le temps, sous le sceau du temps; la continuité, l’unité des flux temporels. Par exemple, Le Cid ou la Phedre ne sont apparemment que la production du génie de Corneille ou Racine, mais ces œuvres pourraient représenter aussi «l’effet secondaire» de la découverte scientifique ou géografique X, de la guerre Y ou de la crise économique Z.

2. L’étudiant ne pourrait avoir la conscience du texte, du discours romanesque, poétique, dramatique sans avoir accès à la macro- conscience de l’histoire. C’est la fonction des chronologies de générer, par la lecture active, interrogative, interactive, des chronotopies, des chrono-typologies, des chrono-thémathologies. Evidemment, on pourrait parler de la présence discrète sinon mystérieuse, à côté de la conscience historique, d’un inconscient historique, collectif, caché ou manifesté dans, par, à travers les réseaux mentaux, les œuvres conventionnelles ou révolutionnaires. Vu le fait que l’inconscient historique ou collectif dont la carte n’a été qu’esquissé par Freud, Jung ou la socio-psychanalyse

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postmoderne, nous proposons au lecteur le jeu de la quête d’un Graal imaginaire, et par cela si fascinant, des sous-sols, des underground, de la nuit, de l’ombre, de twinlights de la litterature, zones qui attendent encore d’être codifiées, redécouvertes, récupérées ou peut-être même réinventées.

3. Nous proposons une perspective nouvelle sur la chronologie de la littérature française qui est une suite, une série de renaissances –, interprétées comme tout autant de prises de conscience de soi-même, de ses valeurs, de ses missions européennes ou planétaires. D’ailleurs, le Grand Siècle ou l’Époque des Lumières ont leurs racines dans le sol du Moyen Âge ou de l’Humanisme. Chaque époque prépare l’avenir. Les semences du Cid ont été parsemées pendant le Moyen Âge. Candide voit le jour au cours du Carnaval. Le Neveu de Rameau ou Les Liaisons dangereuses sont vécus dans le mental, par les gens-acteurs, sans le savoir, du 1567 ou 1662. Tout comme l’Époque Classique est inaugurée par l’absolutisme royal. Henri IV (1553-1610) rétablit la paix et l'unité du royaume; il devint roi de France en 1589; avec lui, commença l'absolutisme royal. Imposé par les souverains de France, le français était dorénavant considéré à égalité avec ce qu'on croyait être alors comme les trois «langues du bon Dieu»: l'hébreu, le grec et le latin.

LA PREMIÈRE RENAISSANCE OU L’HUMANISME 1589 – Siège de Paris par Henri III et le futur Henri IV, alors protestant –

Assassinat de Henri III, fin de la dynastie capétienne des Valois – Règne de Henri IV (1589-1610) - Début de la dynastie capétienne des Bourbon - Rattachement de la Navarre

1590 – Henri IV bat la Ligue à Ivry-la-Bataille - Premier microscope de Jansen

1591 – Guillaume du Vair, Le Manuel d'Epictète 1592 – Galilée invente le thermomètre - Blaise de Monluc, Commentaires 1593 – Henri IV abjure le protestantisme - Satyre Ménippée de la vertu du

Catholicon d'Espagne 1594 – Henri IV entre dans Paris - Marie de Gournay, Le Promenoir de M. de

Montaigne par sa fille d'Alliance 1595 – Le pape absout Henri IV à qui se rallient la plupart des catholiques -

Montaigne, Les Essais (édìtion posthume) 1598 Sully surintendant des finances - Édit de Nantes conférant la liberté de

culte aux villes à majorité protestante - Paix de Vervins avec l'Espagne - Fin des guerres de Religion

1601 – Pierre Charron, De la Sagesse - Antoine de Montchestien, Sophonisbe 1602 – Achèvement de l'Histoire universelle d'Agrippa d'Aubigné - Pasquier,

Catéchisme des Jésuites 1604 – Création de la „Paulette”: les charges publiques vénales peuvent

devenir héréditaires 1605 – Construction du canal de Briare (1605-1612) 1606 – Nicot, Trésor de la langue française - Pierre Charron, Discours

chrétiens 1607 – Annexion du Béarn - Cercle de Malherbe (1607-1633) - Honoré

d'Urfé, L'Astrée (1607-1627)

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1608 – Réforme de Port-Royal - Mathurin Régnier, Satires - François de Sales, Introduction à la vie dévote

1609 – Kepler, Astronomia nova 1610 –Assassinat de Henri IV par Ravaillac - Règne de Louis XIII le Juste

(1610-1643) - Régence de Marie de Médicis 1611 – Disgrâce de Sully - Concini au pouvoir - Salon de l'Hotel de Rambouillet

(ca 1611-ca 1650) 1614 – Majorité de Louis XIII - Etats Généraux de Paris, le clergé y est invité

à dresser la liste de ses titres - Traduction de Cervantès, Don Quichotte par César Houdin (1ère partie)

1615 – Antoine de Montchrestien, Traité de l'Économie politique LA DEUXIÈME RENAISSANCE OU LE BAROQUE 1616 – Révolte nobiliaire contre Concini et paix de Loudun - Agrippa

d'Aubigné, Les Tragiques, Histoire universelle (1616-1626) 1617 – Assassinat de Concini sur ordre du roi, Marie de Médicis exilée à

Blois - Agrippa d'Aubigné, Les Aventures du baron de Faeneste 1618 – Guerre de Trente ans (1618-1648) - le P. Caussin, Les Parallèles de

l'Éloquence sacrée et profane. Fr. de Rosset, traduction de Don Quichotte de Cervantès (2ème partie) - A. Duchesne, Bibliothèque des auteurs qui ont escript l'histoire et topographie de la France

1619 – Marin Le Roy de Gomberville, Polexandre 1620 – Expédition militaire contre les Protestants (1620-1622) - Cercle de

Mlle de Gournay (1620-1640) - Cercle des frères Du Puy, le „libertinage érudit” (1620-1650) - Traduction de Mateo Aleman, Guzman de Alfarache par Jean Chapelain

1621 – Honorat Bueil de Racan, Les Bergeries - Théophile de Viau, Œuvres poétiques

1622 – Paix de Montpellier: les Protestants ne gardent que deux villes fortifiées: La Rochelle et Montauban - Parnasse Satyrique

1623 – Charles Sorel, Histoire comique de Francion 1624 – Richelieu entre au Conseil du roi et en prend la tête (1624-1642) -

Alliance des Protestants et des Anglais 1625 – Expédition militaire en Valteline en vue de couper la route Milan-

Tyrol des troupes espagnoles - Cercle des Illustres bergers de Colletet (Godeau, rancion - Théophile de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé etc...) - Racan, Les Bergeries

1626 – Edits contre les duels. Fondation de comptoirs coloniaux au Sénégal et en Guyane - Cl. Robert, Gallia christiana (1626-1785) - Jean Mairet, La Sylvie

1627 – Guerre contre les huguenots (1627-1629) et siège de La Rochelle - Querelle de la Prose (Guez de Balzac) - Charles Sorel, Le Berger extravagant

1628 – Prise de La Rochelle 1629 – Paix d'Alès: démantèlement des places protestantes - Guerre de

succession de Mantoue (1629-1632) - Cercle de V. Valentin Conrart: Chapelain, Gombauld, Godeau, les frères Habert, Sérisay, Malleville - Saint-Amant, Oeuvres

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1630 – Journée des dupes (Richelieu triomphe de Marie de Médicis) - Nicolas Faret, L'Honnête Homme ou l'Art de Plaire à la cour - Corneille, Clitandre - François de Malherbe, Œuvres

1631 – Intrigues de Gaston d'Orléans, frère du roi (1631-1642) - Theophraste Renaudot: fondation de La Gazette

1633 – J. Rotrou, Les Occasions perdues 1634 – Alliance franco-suédoise - Affaire de sorcellerie à Loudun - Création

de l'Académie Française 1635 – Déclaration de guerre à l'Espagne: la France entre dans la guerre

Trente ans - Création de la Société des cinq auteurs par Richelieu (Le Métel de Boisrobert, Colletet, P. Corneille, C. de l'Estoile, J. Rotrou) - Cercle du Père Mersenne (Academia parisiensis) - G. de Scudéry, La Comédie des comédiens

1636 – Marin Mersenne, Harmonie universelle LA TROISIÈME RENAISSANCE OU LE GRAND SIÈCLE 1637 – Querelle du Cid - Descartes, Discours de la méthode - P. Corneille,

La Place Royale; Le Cid - Jean Chapelain, Les Sentiments de l'Académie sur le Cid 1638 – nvasion française en Alsace à travers la Lorraine occupée - P.

d'Hozier, Recueil armorial de Bretagne 1639 – Jean Duvergier de Hauranne, Théologie familière - Gabriel Naudé,

Considérations politiques sur les coups d'État - P. Corneille, L'Illusion comique 1640 – Occupation française de l'Artois - Cour de Gaston d'Orléans - Blaise

Pascal, Essai sur les coniques 1641 – Echec d'une occupation française de la Catalogne révoltée - P.

Corneille, Horace - Descartes, Méditations métaphysiques 1642 – Occupation du Roussillon - Complot de Cinq-Mars contre Richelieu -

Mort de Richelieu, Mazarin entre au Conseil du roi 1643 – Condé et Turenne à la tête des armées - Règne de Louis XIV (1643-

1715), régence d'Anne d'Autriche. Bataille de Rocroi - „Cabale des Importants” contre Mazarin. Fondation de l'Illustre Théâtre par Molière - P. Corneille, Polyeucte; La Mort de Pompée; Le Menteur - René Descartes, Principes de Philosophie - Fr. Eudes de Mézeray, Histoire de France (1643-1651) - Tristan L'Hermite, Le Page disgracié

1645 – J. Rotrou, Le Véritable Saint-Genest 1647 – Vaugelas, Remarques sur la langue française - P. Corneille, Rodogune 1648 – Traités de Westphalie, fin de la guerre de Trente ans - Annexion de

l'Alsace (moins Strasbourg) - La Fronde parlementaire (1648-1649) - Les Mazarinades - Scarron, Virgile travesti - Bossuet, Méditation sur la brièveté de la vie

1649 – La Cour se réfugie à Saint-Germain et fait assiéger Paris par Condé. Soumission du Parlement et des bourgeois - Mme de Scudéry, Artamène ou Le Grand Cyrus - Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune - R. Descartes, Traité des passions de l'âme

1650 – „Disette monétaire” (1650-1730) due à une baisse de l'or en provenance d'Amérique

1651 – Peste (1651-1652) - Fronde des princes (1651-1653) - Corneille, Nicomède – P. Scarron, Le Roman Comique

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1652 – Anarchie à Paris - Salon de Madame de Scudéry - Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil

1653 – Bulle Augustinus condamnant le jansénisme 1654 – Fouquet surintendant des finances (1654-1661) - Madame de

Scudéry, Clélie - René Bary, Rhétorique française 1655 – Guerre franco-espagnole - B. Pascal, Entretien de B. Pascal et de M.

de Sacy - P. Borel, Trésor des recherches et antiquitez gauloises et françoises 1656 – B. Pascal, Les Provinciales - Abbé de Pure, La Précieuse ou les

mystères des ruelles - Jean Chapelain, La Pucelle 1657 – Abbé d'Aubignac, Pratique du théâtre - Guez de Balzac, Entretiens -

Boileau, Les Satires (réd.) 1658 – Bataille des Dunes et prise de Dunkerque - Conquête de la Flandre -

La troupe de Molière s'installe à Paris - A. Furetière, Histoire des derniers troubles arrivé au royaume d'éloquence

1659 – Paix des Pyrénées, fin de la guerre avec l'Espagne 1660 – Molière, Les Précieuses ridicules - A. Arnault-Pierre Nicole,

Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal 1661 – Dispersion des solitaires de Port-Royal - Mort de Mazarin - Règne

personnel de Louis XIV - Colbert fait arrêter Fouquet - A. Bodeau de Somaize, Le Grand dictionnaire des Précieuses

1662 – Colbert contrôleur général des finances (1662-1683) - Madame de La Fayette, La Princesse de Montpensier - P. Corneille, Sertorius - Molière, Les Fâcheux

1663 – Fondation de La Petite Académie dans la bibliothèque de Colbert (Académie des Inscriptions) - Querelle de L'École des Femmes - P. Corneille, Sophonisbe - Molière, La Critique de L'Ecole des Femmes

1664 – Interdiction de Tartuffe - La Fontaine, Nouvelles 1665 – Création du Journal des Savants - La Troupe de Molière devient

Troupe du Roi - Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules 1666 – Fondation de l'Académie des Sciences 1667 – Guerre de Dévolution (1667-1668) à partir des prétentions françaises sur

les Pays-Bas et la Franche-Comté - Prise de Lille et de Douai - P. Corneille, Attila 1668 – Paix d'Aix-la-Chapelle - J. Racine, Andromaque - J. de La Fontaine,

Fables - Molière, Amphitryon - du Cange, édition de l'Histoire de saint Louis par Joinville - dom Mabillon, Acta sanctorum (1668-1701)

1669 – Molière, L'Avare , Georges Dandin , Tartuffe - J. Racine, Les Plaideurs - Guilleragues, Lettres portugaises

1670 – Molière, M. de Pourceaugnac , Le Bourgeois Gentilhomme - J. Racine, Britannicus - B. Pascal, Les Pensées

1671 – Fondation de l'Académie d'Architecture - J. Racine, Bérénice; Britannicus –P. Corneille, Tite et Bérénice - Bouhours, Entretiens d'Ariste et d'Eugène - Molière, Les Fourberies de Scapin

1672 – Guerre de Hollande (1672-1678) - Fondation de l'Académie de Musique - Création du Mercure Galant - Molière, Les Femmes Savantes - J. Racine, Bajazet – G. Ménage, Observations sur la langue française

1673 – Affaire des poisons (1673-1679) - J. Racine, Mithridate

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1674 – Molière, Le Malade imaginaire - J. Racine, Mithridate. le père Anselme, Histoire généalogique et chronologique de la Maison Royale de France et des Grands Officiers de la Couronne et de la Maison du Roy (1674). L. Moréri, Le grand dictionnaire historique - Nicolas Malebranche, La Recherche de la vérité - René Rapin, Réflexions sur la Poétique d'Aristote

1675 – Bataille de Turckheim - Mort de Turenne - P. Corneille, Suréna - J. Racine, Iphigénie - Bernard Lamy, La Rhétorique - Cardinal de Retz, Mémoires (réd.)

1677 – Prise de Valenciennes par Louis XIV - J. Racine, Phèdre 1678 – Constitution des „Chambres de réunion”, groupes d'experts en droit

chargés d'étendre les prétentions françaises au-delà des acquis frontaliers faits depuis 1648 - Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves - Jean de La Fontaine, Fables - du Cange, Glossarium ad scriptores mediæ et infimæ latinitatis

1679 – Traité de Nimègue - Annexion de la Franche-Comté, Cambrai, Maubeuge et Longwy

1680 – Fondation de la Comédie-Française - Début des dragonnades - Pierre Richelet, Dictionnaire français

1681 – Annexion de Strasbourg par la „Chambre de réunion” - dom Mabillon, De re diplomatica - Bossuet, Discours sur l'histoire universelle

1682 – Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète - Fontenelle, Nouveaux dialogues des morts

1683 – Mort de Colbert, début de l'influence de Madame de Maintenon - Nicolas Malebranche, Méditations chrétiennes et métaphysiques

1684 – P. Bayle crée Les Nouvelles de la République des Lettres - J. de La Fontaine, Discours à Madame de La Sablière

1685 – Révocation de l'édit de Nantes, le catholicisme religion de la France 1686 – Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes; Histoire des Oracles 1687 – Querelle des Anciens et des Modernes - Bouhours, De la Manière de

bien penser dans les ouvrages de l'esprit - Charles Perrault, Le Siècle de Louis le Grand

1688 – Guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697) à partir des prétentions françaises sur le Luxembourg et le Palatinat - J. de La Bruyère, Les Caractères de Théophraste - Fontenelle, Digressions sur les Anciens et les Modernes - Charles Perrault, Parallèles des Anciens et des Modernes (1688-1697) - dom d'Achery, Acta sanctorum (1688-1701) - du Cange, Glossarium ad scriptores mediæ et infimæ græcitatis

1689 – J. Racine, Esther 1690 – A. Furetière Dictionnaire universel 1691 – J. Racine, Athalie - Charles Perrault, Contes (1691-1695) 1692 – Défaite navale de La Hougue. Assemblée du Luxembourg (abbé de

Choisy) 1693 – Salon de Madame de Lambert - La Fontaine, Fables 1694 – Dictionnaire de l'Académie Française 1695 – Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique 1696 – J. Racine, Abrégé de l'Histoire de Port-Royal - Madame de Sévigné,

Correspondance 1697 – Paix de Ryswick. Querelle sur la quiétisme - Réalisation des

Mémoires des intendants pour l'instruction du duc de Bourgogne (1697-1700)

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1698 – N. Malebranche, Traité de l'amour de Dieu 1699 – F. Fénelon, Les Aventures de Télémaque LA QUATRIÈME RENAISSANCE OU L’ÉPOQUE DES LUMIÈRES 1700 – Philippe d'Anjou, petit-fils de Louis XIV, devient roi d'Espagne -

Guerre du Nord (-1721): victoire de Charles XII de Suède sur Pierre le Grand, tsar de Russie, à la bataille de Narva - dom Martène, Veterum scriptorum et monumentorum - G. de Sandras, Mémoires de M. d'Artagnan - Fondation de l’Académie royale des sciences de Prusse - Guerre du Nord (-1721): victoire de Charles XII de Suède sur Pierre le Grand, tsar de Russie, à la bataille de Narva/ Fondation de L’Académie de Berlin

1701 – Guerre de succession d'Espagne (1701-1713); conflit opposant l’Espagne et la France à une coalition européenne (Angleterre, Provinces-Unies, Saint-Empire, etc.) à propos de l’avènement de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, sur le trône d’Espagne - Angleterre: l’acte d’Établissement établit que la succession au trône sera assurée par la maison protestante des Hanovre et non par les Stuart qui sont des catholiques - Création du Journal de Trévoux (1701-1767) - Norris, Essai d’une théorie du monde idéal et intelligible

1702 – Guerre des Camisards (1702-1704) - Nouvelle-France: Le Moyne d’Iberville fonde la Louisiane - Londres: premier quotidien anglais, The Daily Courant

1703 – Russie: Pierre le Grand fonde Saint-Pétersbourg - La ville devient la capitale de la Russie en 1715

1704 – Traduction par Galland des Mille et Une nuits - Dictionnaire Universel [Dictionnaire de Trévoux] - Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain - Newton, Optique - Dictionnaire de Trévoux (-1771)

1705 – Première machine à vapeur de Newcomen et Savery - Halley, Synopsis d'astronomie cométaire - Clarke, Traité de l’existence et des attributs de Dieu - Thomasius, La loi naturelle - Construction de Buckingham Palace à Londres

1707 – Vauban, Projet d'une Dixme royale - Boisguilbert, Le Factum de la France - Angleterre et Écosse: signature de l’acte d’Union qui crée le Royaume-Uni de Grande-Bretagne - Stahl, Theorica medica vera: approche animiste des phénomènes biologiques - Lesage, Le diable boiteux

1708 – Bataille de Malplaquet - dom B. de Montfaucon, Paleographia græca - Regnard, Le légataire universel - Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme - Muratori, Réflexions sur le bon goût dans les sciences et les beaux-arts- Booerhaave, Institutiones medicæ: début de la médecine clinique

1709 – Chomel, Dictionnaire Oeconomique - Victoire de Pierre le Grand, tsar de Russie, à la bataille de Poltava: la Suède perd le contrôle de la Baltique et Charles XII se réfugie en Turquie - Pologne: Stanislas Ier Leszczynski perd son trône. La Russie impose comme nouveau roi Auguste II le Fort, l’Électeur de Saxe - Berkeley, Traité de la vision (1708-) - Lesage, Turcaret ou le Financier

1710 – Berkeley, Traité sur les principes de la connaissance- Leibniz, Essais de théodicée - Halley, Traité d’astronomie cométaire: calcul des orbites de 24 comètes

1711 – Moivre, De mensura sortis: développement du cacul des probabilités - Crébillon, Zénobie - Pope, Essai sur la critique - Pöppelmann réalise le Zwinger de Dresde(-1722)

1712 – Bataille de Denain

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1713 – Traité d'Utrecht (1713-1715) fin de la guerre de Succession d'Espagne. La Grande-Bretagne obtient certains territoires de la Nouvelle-France (la baie d’Hudson, l’Acadie et Terre-Neuve) - Bulle Unigenitus: le pape Clément XI condamne le jansénisme - Berkely, Dialogues entre Hylas et Philono- Saint-Pierre, Projet de paix perpétuelle- Flamsteed, Historia cœlestis britannica: premier catalogue d’étoiles moderne - Bernoulli, Ars conjectandi: développement du calcul des probabilités - Couperin commence la rédaction de ses recueils de musique de chambre, Concerts royaux (-1730)

1714 – Traité de Rastadt et de Bade - Perte de Terre-Neuve et de l'Acadie - Mandeville, La fable des abeilles - Leibniz, La monadologie - Fahrenheit: première échelle thermométrique à deux points fixes - Fénelon, Lettre sur les occupations de l’Académie française

1715 – Mort de Louis XIV - Régence de Philippe d'Orléans (1715-1723) - Taylor, Methodus incrementorum: développement du calcul différentiel - Van Leeuwenhoek, Opera omnia sive Arcana naturæ ope exactissimorum microscopiorum detecta (-1722): découverte des bactéries et des protozoaires - A. Scarlatti compose l’opéra Tigrane.

1717 – Retz, Mémoires - Watteau peint Les fêtes vénitiennes (-1718) - Haendel compose Water Music

1718 – Geoffroy: en chimie, première table d’affinités - Massillon, Le petit Carême - Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture

1719 – Defoe, Robinson Crusoé 1720 – France: Law, surintendant des finances, fait banqueroute 1721 – Traité de Nystad: fin de la guerre du Nord - La Suède cède certains

territoires (Livonie, Estonie, Ingrie, etc.) à la Russie - Halley: cloche à plongeur - Montesquieu, Lettres persanes - Bach compose les Concertos brandebourgeois

1722 – Le Hollandais Roggenveen découvre l’Île de Paques et l’archipel des Samoa - Réaumur, L’art de convertir le fer forgé en acier: début de la métallographie - Defoe, Heurs et malheurs de la fameuse Moll Flanders

1723 – France: majorité de Louis XV 1724 – Bach compose la Passion selon saint Jean 1725 – Vico, La science nouvelle. Hutcheson, Recherches sur l’origine des

idées que nous avons de la beauté et de la vertu - Fondation de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg - Varignon, Nouvelle mécanique ou statique: la règle de composition des forces concourantes - Vivaldi compose les Quatre saisons

1726 – Swift, Les voyages de Lemuel Gulliver - Rameau, Nouveau système de musique théorique

1727 – Hales, Statique végétale: travaux sur la respiration des végétaux et sur l’ascension de la sève

1728 – Le danois Behring découvre le détroit séparant la Sibérie de l’Alaska et qui porte aujourd’hui son nom - Chambers, Encyclopédie ou Dictionnaire universel des arts et des sciences - Bradley: découverte de l’aberration de la lumière - Voltaire, La Henriade (1723-)

1729 – Meslier, Mémoires (1718-) - Wolff, Philosophie première. Gray: l’électrisation par contact et expériences de transport de l’électricité - Hall: première lentille achromatique - Franklin fonde la Pennsylvania Gazette à Philadelphie

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1730 – Du Marsais, Traité des tropes - Réaumur, Règles pour construire un thermomètre - Thompson, Les saisons (1726-) - Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard. - Restout peint la Mort de sainte Scholastique

1731 – Voltaire, Histoire de Charles XII - Bélidor, Le bombardier français: traité de balistique - Hadley: le sextant de marine - Prévost, Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut

1732 – Voltaire, Zaïre. 1733 – Guerre de Succession de Pologne (-1738): conflit opposant l’Espagne

et la France à l’Autriche et à la Russie à propos de la succession au trône de la Pologne - Pergolèse compose l’opéra bouffe La Servante maîtresse - Telemann compose Musique de table.

1734 – Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence - Voltaire, Lettres philosophiques - Pope, Essai sur l’homme - Wolff, Psychologie rationnelle - Réaumur, Mémoire pour servir à l’histoire des insectes (-1742) - Métastase, La clémence de Titus

1735 – Linné, Systema naturæ: le système de classification naturelle - Expéditions de Bouguer et La Condamine au Pérou (-1744) et de Clairaut et Maupertuis en Laponie (-1737): mesure d’un arc de méridien de 1 degré - Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-) - Rameau compose l’opéra-ballet les Indes galantes

1736 – Première guerre russo-turque (-1739) - Harrison: le chronomètre de marine - Première opération de l’appendicite - Voltaire, Le mondain Crébillon (fils), Les égarements du cœur et de l’esprit

1737 – Hume, Traité de la nature humaine - Wolff, Théologie naturelle - Argens, Philosophie du bon sens - Marivaux, Les fausses confidences - Rameau compose la tragédie lyrique Castor et Pollux

1738 – Traité de Vienne: fin de la guerre de Succession de Pologne – Stanislas Leszczynsky devient roi de Lorraine et Auguste III devient roi de Pologne – Le pape Clément XII condamne la franc-maçonnerie – Bernoulli, Hidrodynamica: fondements de la théorie cinétique des gaz – Paris: Rouelle donne un cours de chimie auquel assistent Diderot et Lavoisier – Vaucanson fabrique deux automates, le Joueur de tambourin et le Canard - Chardin peint La gouvernante

1740 – Frédéric II devient roi de Prusse - Marie-Thérèse devient impératrice d’Autriche - Guerre de la Succession d’Autriche (-1748) - Richardson, Paméla ou la vertu récompensée.

1741 – Hume, Essais moraux et politiques - Voltaire, Mahomet. Marivaux, La vie de Marianne (1731-)

1742 – Celcius: échelle thermométrique centésimale - Maclaurin, Traité des fluxions - Robins: le pendule balistique pour mesurer la vitesse des projectiles - Tresaguet: méthode de construction moderne des routes - Young, Les nuits - Haendel compose l’oratorio Le Messie.

1743 – Morelly, Essai sur l’esprit humain - Clairaut, Théorie de la figure de la terre: aplatissement de la terre vers les pôles - D’Alembert, Traité de dynamique: ouvrage de base de la mécanique - Nollet, Leçons de physique expérimentale: la conductibilité du son dans l’eau - Hogarth peint Le mariage à la mode

1744 – Guerre coloniale entre la France et l’Angleterre (-1748) - Kantémir, Lettres sur la nature et l’homme - Maupertuis et Moreau: le principe de moindre

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action - D’Alembert, Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides - Buffon, Histoire naturelle (-1788)

1745 – Écosse: Charles Édouard Stuart, prétendant au trône de Grande-Bretagne et d’Irlande, débarque en Écosse et s’empare d’Édimbourg avec le soutien de la France - Crusius, Esquisse des vérités nécessaires de la raison, en tant qu’elles sont opposées aux vérités accidentelles - Van Musschenbroek et von Kleist: le condensateur électrique (bouteille de Leyde) - Bonnet, Traité d’insectologie: découverte de la parthénogénèse du puceron. - Gottsched, Théâtre allemand conçu selon les règles des Grecs et des Romains (1741-) - En Bavière, Zimmermann commence les travaux de l’église de Wies (-1754)

1746 – Écosse: Charles Édouard Stuart est défait à Culloden. Vauvenargues, Maximes et réflexions - Angleterre: la fabrication de l’acide sulfurique

1747 – Marggraf: le sucre de betterave à l’état solide - Bradley: la précession et la nutation de l’axe de la Terre - Fresneau: découverte de l’arbre à caoutchouc (hévéa) - Nollet: l’électroscope - Voltaire, Zadig ou la Destinée

1748 – Traité d’Aix-la-Chapelle: fin de la guerre de Succession d’Autriche - Début des fouilles à Pompéi - Montesquieu, De l’esprit des lois - Hume, Enquêtes sur l’entendement humain - La Mettrie, L’homme-machine - Mably, Droit public de l’Europe fondé sur les traités - Euler, Introduction à l’analyse des infiniment petits - Bouguer: le photomètre et l’héliomètre - Maillet, Telliamed: les êtres vivants ont pour origine l’eau de mer - Nollet: découverte de l’osmose - Richardson, Clarisse Harlowe - Diderot, Les bijoux indiscrets - Gainsborough peint Portrait de M. et Mme Andrews

1749 – Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. - Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines. - D’Alembert, Précession des équinoxes - Fielding, Tom Jones - Bach commence la composition de l’Art de la fugue, mais il meurt avant de l’avoir achevée

1750 – Rousseau, Discours sur les sciences et les arts - Baumgarten, Esthétique - Cramer, Introduction à l’analyse des lignes courbes algébriques: la résolution des systèmes d’équations linéaires - La Caille: expédition au cap de Bonne-Espérance et inventaire du ciel austral (les positions de 10 000 étoiles) - Saint-Simon, Mémoires (1739-)

1751 – Voltaire, Le siècle de Louis XIV - Hume, Enquêtes sur les principes de la morale - Diderot et d’Alembert, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (-1772) - Maupertuis, Système de la nature: la théorie transformiste - Franklin, Écrits sur l’électricité et la météorologie - Gray, Élégie écrite dans un cimetière campagnard

1752 – Franklin: le paratonnerre - Réaumur, Sur la digestion des oiseaux: l’action du suc gastrique dans la digestion - Lomonossov, Introduction à la vraie chimie physique - Segner: la théorie de la capillarité - Tiepolo décore le plafond de la Résidence de Würzburg

1753 – Diderot, De l’interprétation de la nature - Genovesi, Dialogue sur le vrai but des lettres et des sciences - Linné, Species plantarum: la nomenclature binaire en botanique et en zoologie - Ouverture du British Museum - Goldoni, La locandiera - Rousseau, Lettre sur la musique française - Rousseau, Le devin du village - Hogarth, Analyse de la beauté

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1754 – Turgot, Lettre sur la tolérance - Edward, Le libre arbitre - Pluche, Spectacles de la nature

1755 – Tremblement de terre de Lisbonne - Canada: le Grand dérangement: déportation des Acadiens par les troupes britanniques - Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes - Hutcheson, System of Moral Philosophy - Condillac, Traité des sensations - Morelly, Code de la nature - Mendelssohn, Entretiens philosophiques - Black: découverte de la magnésie et du gaz carbonique - Johnson, Dictionnaire de la langue anglaise (1747)

1756 – Guerre de Sept Ans (-1763) - Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations - Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne - Rousseau, Lettre à Voltaire sur la Providence - Swendenborg, Arcanes célestes (1749)

1757 – France: tentative d’assasinat de Damiens contre Louis XV - Hume, Histoire naturelle de la religion - Haller, Elementa physiologiæ: les mouvements musculaires sont dus à l’excitation des nerfs - Début des fouilles de la cité étrusque de Volterra

1758 – Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles - Helvétius, De l’esprit - Quesnay, Tableau économique - Montucla, Histoire des mathématiques

1759 – Bataille des plaines d’Abraham: les Britanniques occupent Québec - Hume, Histoire de la Grande-Bretagne (1754, 1756) - Smith, Théorie des sentiments moraux - Première manufacture de toiles imprimées - Arduino: les ères géologiques (primaire, secondaire et tertiaire). Voltaire, Candide - Diderot entreprend la rédaction des Salons (-1781) sur les expositions de peinture.

1760 – Bonnet, Essai analytique sur les facultés de l’âme - Euler, Theoria motus corporum solidorum - Vaucanson: première machine-outil - Lambert, Photometria: les lois de la photométrie - Macpherson, Poèmes d’Ossian - Adam commence les travaux à Syon House, près de Londres (-1769)

1761 – Inde: le général français Lally capitule à Pondichéry face aux Britanniques - Morgagni, Recherches anatomiques sur les sièges et les causes des maladies - Goldoni, La villégiature - Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse

1762 – Toulouse: Jean Calas est exécuté - Rousseau, Émile ou de l’éducation - Rousseau, Du Contrat social ou principes du droit politique - Gozzi, La princesse Turandot

1763 – Traité de Paris: fin de la guerre de Sept Ans - La Grande-Bretagne devient la première puissance coloniale - Voltaire, Traité sur la tolérance - Mendelssohn, De l’évidence en métaphysique - Watt: amélioration de la machine à vapeur avec le condensateur

1764 – France: suppression de la Compagnie de Jésus - Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif - Reid, Recherche sur l’entendement humain d’après les principes du sens commun - Beccaria, Des délits et des peines - Walpole, Le château d’Otrante - Winckelmann, Histoire de l’art de l’Antiquité

1765 – Sedaine, Le philosophe sans le savoir 1766 – Cavendish: découverte de l’hydrogène - Wieland, Agathon -

Goldsmith, Le vicaire de Wakefield 1767 – Le britannique Wallis découvre Tahiti - Holbach, Le christianisme

dévoilé - Voltaire, L’Ingénu - Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy (1760-) - Rousseau, Dictionnaire de musique

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1768 – Gênes vend la Corse à la France - Deuxième guerre russo-turque (-1774) - Première expédition du britannique Cook dans l’océan Pacifique (-1771) - Robinet, Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’homme - Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques - Hargreaves: premier métier à tisser mécanique (spinning jenny) - Lambert: l’irrationnalité du nombre 1 - Sterne, Voyage sentimental

1769 – Diderot, Le rêve de d’Alembert - Lessing, Dramaturgie de Hambourg (1767-)

1770 – Le Britannique Cook découvre les côtes de la Nouvelle-Zélande et les côtes orientales de l’Australie - Holbach, Système de la nature - Kant, De la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible - Galiani, Dialogue sur le commerce du blé - Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes - Cugnot: l’automobile à vapeur - Rousseau, Les confessions (1765-) - West peint La mort du général Wolfe

1771 – Cavendish: expériences et recherches théoriques sur l’électricité - Scheele: découverte du manganèse et du chlore - Priestley et Scheele: découverte de l’oxygène - Fragonard peint La surprise (-1772)

1772 – Premier partage de la Pologne entre la Russie, la Prusse et l’Autriche - Deuxième expédition du Britannique Cook dans l’océan Pacifique (-1773) - De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation - Le Roy: le chronomètre de précision - Rutherford: découverte de l’azote - Cazotte, Le diable amoureux - Gluck compose l’opéra Iphigénie en Aulide

1773 – Russie: insurrection populaire de Pougatchev (-1775) Russie: insurrection populaire de Pougatchev (-1775) - Le pape Clément XIV supprime la Compagnie de Jésus - Boston: pour protester contre les droits sur le thé, une cargaison de thé est jetée à la mer Laplace: stabilité mécanique du système solaire - Diderot, Jacques le fataliste et son maître

1774 – À Philadelphie, premier Congrès continental des représentants des 12 colonies américaines - Basedow, Manuel élémentaire d’éducation - Priestley, Expériences et observations sur différentes espèces d’air - W. Hunter, Anatomy of the Gravid Uterus - Wilkinson: la machine à forer la fonte - Klopstock, La république des savants - Goethe, Les souffrances du jeune Werther - Beaumarchais, Le barbier de Séville

1775 – Révolution américaine (-1783) - Saint-Martin, Des erreurs et de la vérité - Lavater, Fragments physiognomiques (-1778): analyse du caractère à partir de 1’étude des traits du visage - Bushnell: premier sous-marin à hélice (la Tortue) - Lavoisier: la définition de l’élément chimique

1776 – États-Unis: déclaration d’Indépendance - États-Unis: Washington devient commandant en chef de l’armée des Insurgents Fondation de San Francisco par les Espagnols - Condillac, Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses - Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations - Paine, Le sens commun - Jouffroy d’Abbans: premier bateau à vapeur - Klinger, Sturm und Drang - Lenz, Les soldats - Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain

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1777 – France: premier quotidien français, Le journal de Paris - Tetens, Essais philosophiques sur la nature humaine - Lavoisier: explication du rôle de l’oxygène dans la respiration - Spallanzani: premières fécondations artificielles - Klopstock, Messiade (1748-) - Diderot, Le neveu de Rameau (1760-) - Sheridan, L’école de la médisance

1778 – Alliance franco-américaine - Troisième expédition du Britannique Cook dans l’océan Pacifique (-1779): découverte des Îles Hawaii - Wilkinson: le tour à fileter - Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (inachevé, 1776-) - Diderot, Paradoxe du comédien (1773-)

1779 – Inde: première guerre entre les Britanniques et les Marathes (-1781) - Watt: la machine à vapeur - Buffon, Époques de la nature - Bezout, Théorie générale des équations algébriques - Angleterre: premier pont de fer - Coulomb: les lois sur le frottement - Lessing, Nathan le sage - Sheridan, Le critique ou la Tragédie en répétition

1780 – Quatrième guerre anglo-néerlandaise (-1784) - Lessing, L’éducation du genre humain - Lessing, Les dialogues maçonniques (1778-)

1781 – Victoire franco-américaine à Yorktown - Kant, Critique de la raison pure - Herschel: la découverte de la planète Uranus - Messier: le premier catalogue des nébuleuses - Schiller, Les brigands

1782 – Laclos, Les liaisons dangereuses - Alfieri, Saül - Beckford, Vathek 1783 – Traité de Versailles: la Grande-Bretagne reconnaît l’indépendance des

États-Unis - Russie: annexion de la Crimée - Carnot, Essai sur les machines en général: les lois du choc et la loi de conservation du travail - Herschel: calcul du déplacement du mouvement du système solaire dans l’espace - Montgolfier: première ascension humaine dans un ballon à air chaud - Haüy, Essai d’une théorie sur la structure des cristaux: début de la cristallographie - Cavendish: la synthèse de l’eau

1784 – Hamann, Métacritique du purisme de la raison pure - Beaumarchais, Le mariage de Figaro - Rivarol, Discours sur l’universalité de la langue française - David peint Le serment des Horaces (-1785)

1785 – Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs - Jacobi, Lettre à M. Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza - Cartwright: le métier à tisser à vapeur - Coulomb: travaux sur le magnétisme et l’électrostatique - Berthollet: propriétés décolorantes du chlore (l’eau de Javel) - Blanchard: première traversée de la Manche en ballon et première utilisation du parachute - Houdon sculpte la statue de Washington (-1796)

1786 – Spallanzani, Expérience pour servir à la génération des animaux et des plantes: réfutation de l’hypothèse de la génération spontanée des êtres vivants - Burns, Poèmes - Mozart compose Les noces de Figaro

1787 – États-Unis: les représentants des 13 colonies, réunis à Philadelphie, adoptent la Constitution des États-Unis d’Amérique - Werner: la formation des roches par précipitations successives et la classification des minéraux - Berthollet, de Morveau, Fourcroy, Guyton et Lavoisier: nomenclature à partir de la notion moderne d’élément chimique - Schiller, Don Carlos - Canova sculpte la statue Amour et Psyché (-1793) - Mozart compose Don Giovanni

1788 – Début de la colonisation de l’Australie - Kant, Critique de la raison pratique - Jussieu, Genera plantarum secundum ordines naturales disposita: méthode de classification des plantes - Lagrange, Mécanique analytique - Rivarol,

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Le petit almanach des grands hommes - Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature (1784)

1789 – Révolution française (-1799): convocation des États généraux - Prise de la Bastille - Déclaration des droits de l’homme et du citoyen - États-Unis: Washington est élu président - Reinhold, Essai d’une nouvelle théorie des facultés représentatives - Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état? - Lavoisier, Traité élémentaire de chimie: la loi de conservation de la masse - Parmentier, Traité sur la culture et les usages de la pomme de terre - Klaproth: la découverte de l’uranium et du zirconium - Kotzebue, Misanthropie te repentir - Houdon sculpte la statue de Jefferson

1790 – Révolution française: fête de la Fédération nationale - Constitution civile du clergé - Kant, Critique de la faculté de juger - Burke, Réflexions sur la Révolution française - Maïmon, Recherches sur la philosophie transcendantale - Leblanc: la soude artificielle

1791 – Révolution française: fuite et arrestation de Louis XVI à Varennes - Adoption par la Constituante de la Constitution - Saint-Just, Esprit de la Révolution et de la Constitution de France - Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-) - Galvani, De viribus electricitatis in motu musculari: l’action de l’électricité sur les contractions musculaires - Début du système métrique - Sade, Justine ou les malheurs de la vertu - Mozart commence la composition du Requiem, mais il meurt avant de l’avoir achevée

1792 – Révolution française: déclaration de guerre à l’Autriche - Arrestation du roi et de sa famille - Massacres de Septembre - Victoire de Valmy - Abolition de la royauté - Proclamation de la République par la Convention - Schulze, Énésidème - Richter: en chimie, le principe des proportions multiples

1793 – Révolution française: exécution de Louis XVI - Déclaration de guerre à l’Angleterre - Tribunal révolutionnaire et Comité de salut public – Terreur - Exécution des Girondins - Première coalition européenne contre la Révolution française (Angleterre, Espagne, Russie, Autriche, Prusse, Naples et Sardaigne) - Deuxième partage de la Pologne - Chappe: le télégraphe optique - Blake, Le mariage du ciel et de l’enfer - David peint Marrat assassiné - Début des travaux de construction du Capitol de Washington - Le Louvre devient un musée

1794 – Révolution française: chute de Robespierre - Fichte, Principes de la théorie de la science - Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain - Legendre, Élément de géométrie - Herschel: le télescope géant - Conté: premier crayon à mine de graphite - Chénier, Ïambes - Radcliffe, Les mystères d’Udolphe

1795 – Révolution française: le Directoire - Troisième partage de la Pologne: disparition de l’État polonais - Paine, Dissertation sur les premiers principes du gouvernement - Hutton, Théorie de la terre: la formation des roches par chaleur et pression - Sade, La philosophie dans le boudoir - Lewis, Le moine - Chamfort, Maximes et pensées (posthume)

1796 – Conquête de la Hollande par le général français Pichegru: fin des Provinces-Unies et début de la République batave - Grande-Bretagne: annexion du Ceylan - Campagnes de Bonaparte en Italie - Maistre, Considérations sur la France - Fichte, Fondements du droit naturel - Laplace, Exposition du système du monde: l’origine du système solaire à partir d’une nébuleuse primitive - Kempelen: le jeu

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d’échecs automate - Senefelder: la lithographie - Jenner: première vaccination anti-variolique - Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister

1797 – Chateaubriand, Essai sur les révolutions - Schelling, Idées pour une philosophie de la nature - Lagrange, Théorie des fonctions analytiques - Restif de la Bretonne, Monsieur Nicolas ou le cœur humain dévoilé (1794-)

1798 – Campagne de Bonaparte en Égypte - L’amiral britannique Nelson détruit la flotte française à Aboukir - Les Britanniques entreprennent la conquête de l’Inde - Herder, Lettres sur les progrès de l’humanité (1793-) - Fichte, Doctrine des mœurs - Malthus, Essai sur le principe de population - Legendre, Théorie des nombres - Robert: première machine à fabriquer le papier - Début des études scientifiques de l’Égypte - Casanova, Mémoires (1791-) - Haydn compose l’oratorio La Création

1799 – Révolution française: coup d’État du 18 Brumaire - le Consulat - Monge, Géométrie descriptive - Le Bon: l’éclairage et le chauffage au gaz provenant de la distillation du bois - Hölderlin, Hyperion (1797-) - Schiller, Wallenstein (1794-) - Schlegel, Lucinde - France: premier quotidien français, Le journal de Paris - Tetens, Essais philosophiques sur la nature humaine - Lavoisier: explication du rôle de l’oxygène dans la respiration - Spallanzani: premières fécondations artificielles - Klopstock, Messiade (1748).

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II. INTRODUCTION DANS L’HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE DU XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

MODÈLES ET MODULES 1. Notre discours didactique s’articule donc selon deux grands ensembles: le

XVIIe siècle, le siècle de la Raison, et le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Pour organiser l'étude, nous allons mettre l'accent sur les oeuvres et l'action des grandes figures de la pensée, de l'art et de la science du monde occidental moderne et de ses institutions. Nous aurons à les situer dans leur contexte historique et social en même temps que nous en apprécierons l'impact sur le développement de la culture et de la société. Autant de foyers, de centres de gravité autour desquels nous travaillerons les principales thématiques, les débats, les polémiques, les discours, les combats intellectuels et historiques ainsi que les auteurs ayant contribué à fonder la modernité et à la façonner. A cette dimension historique et culturelle de la littérature s’en ajoute une autre, anthropologique, au sens où les œuvres contribuent à modeler la vie des hommes. L’étude des imaginaires (individuels et collectifs), celle des fonctions symboliques des œuvres, des mentalités, voilà autant d’instruments heuristiques et herméneutiques d’exploration des constructions spirituelles de l’homo europeus, de ses mystères et de ses lumières.

2. Perspectives historiques et culturelles. Au XVIIe siècle se forment la doctrine et la littérature classique, de Descartes à Boileau, de Corneille à Molière. Il convient de considérer dans cette littérature classique deux aspects fondamentaux qui expliquent le caractère contradictoire des œuvres du XVIIe siècle: d’une part, la marque certaine de la monarchie, qui constitue l’aspect traditionnel de cette littérature; de l’autre, la veine bourgeoise, voire populaire, qui est comme la partie saine, vivante du classicisme français. Les œuvres des classiques relèvent en effet, d’un côté, de cet esprit de cour: esthétique codifiée, vision du monde à travers le prisme royal et catholique, goût pour l’éternel, pour l’homme psychologique, pour l’homme en soi; représentation d’un univers schématique et immuable, apologie des institutions crées par la monarchie, liens avec l’église, culte des Anciens, respect des dogmes, des traditions, des bienséances, goût d’un langage noble, bien souvent précieux, – voilà autant de traits qui font du classicisme une littérature exprimant fidèlement les visées de cette monarchie qui voulait rendre permanents ses institutions et justifier son autorité.

2.1. Par tout un autre côté cependant, les œuvres des écrivains du XVIIe

siècle relèvent de l’esprit nouveau de la bourgeoisie d’alors, et même de l’esprit populaire. Telle par exemple, l’œuvre de Molière, écrivain populaire par excellence qui, avec La Fontaine et, dans une certaine mesure, avec Boileau, se situe sur les positions d’avant-garde de l’école classique. Le rationalisme classique qui, depuis Descartes, remettait en cause les réalités de l’Ancien Régime, le réalisme

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psychologique, qui vaut par la simplicité, le naturel et le vraisemblable, l’humanisme enfin-cette fois dans l’homme et dans le progrès moral et scientifique de l’humanité voilà le fond inaltérable du classicisme, la partie vivante qui ne cessera jamais de s’imposer à l’humanité. Le XVIIe siècle, c’est donc le siècle du Roi-Soleil. Monarque absolu, Louis XIV incarne le pouvoir politique et religieux. Même si son prestige est un peu diminué par la longueur du règne, sa personne inspire le respect, il est presque divinisé. Garant des institutions, il est quasiment intouchable.

2.2. Le Baroque. Définitions. Le baroque a été un mouvement protéiforme relevant à la fois de l'art, de la littérature, d'une vision du monde et d'une compréhension de l'homme. Ce mouvement a essaimé dans toute l'Europe, durant près de cent cinquante ans, avec des variations régionales importantes; il s'est répandu sur d'autres continents, notamment en Amérique du sud, par les missions. On peut l'approcher à travers deux aspects caractéristiques: l'exaltation du mouvement et le jeu des apparences. L'ange aux ailes déployées; l'eau qui fuse en jets ou s'évase en corolles; la façade d'une église qui frémit, la pierre imitant la vague. Autant de figures dynamiques que l'art baroque a aimées. Elles ont leurs équivalents dans le goût des contrastes, des surprises, des élévations et des chutes, qui peuvent composer un art du langage. Mais aussi dans ces mouvements du cœur que sont les émotions, les passions; l'inconstance est un thème baroque (Don Juan). Et quant aux apparences, le théâtre est pour l'esprit baroque une ressource inépuisable: le monde est un théâtre sur lequel les hommes jouent; le trompe-l'œil règne, les décors apportent l'illusion, la vie est un songe; chacun porte un masque, et les travestissements de tous ne sont interrompus que par la mort, seule vérité, obsession de l'époque baroque. Il y a un baroque littéraire européen, particulièrement vivace dans l'Espagne du Siècle d'Or, mais présent aussi dans la France du XVIIe siècle. On peut y rattacher le roman pastoral (L'Astrée, 1607-1627, d'Honoré d'Urfé) et les romans héroïques qu'on appelle les „grands romans”, que le public appréciait beaucoup (Clélie, histoire romaine, 1654 - 1660, de Mlle de Scudéry). Mais c'est surtout le théâtre et la poésie qui furent les genres propices au baroque. Le théâtre du premier XVIIe siècle donne des pièces, telles que Le Véritable Saint-Genest (Rotrou, 1645), La Marianne (Tristan l'Hermite, 1636), Médée et L'Illusion comique (Corneille - 1635, 1636); et l'on peut soutenir qu'il y a du baroque dans Racine. La poésie française des années 1580 - 1630 compte de nombreux poètes qui se rattachent au baroque.

2.3. Le classicisme. Définitions. „Littérature classique”, „âge classique”, „classicisme”, ces expressions désignent, dans leur sens le plus général, une littérature à son apogée, digne de servir de modèle. Du point de vue de l'histoire littéraire française, on réservera l'expression de „classique” à une période brève, couvrant à peu près la seconde partie du siècle (voire même les années1660-1680). On y verra les grands auteurs du théâtre, le dernier Corneille, Racine, Molière, côtoyer La Fontaine, Mme de Lafayette et Boileau, mais aussi Bossuet et La Rochefoucauld, ou encore La Bruyère. L'ensemble a été bâti sur une double opposition. Première opposition: classique et romantique. Le classicisme français a été „inventé” par les romantiques, qui ont cherché à imposer une sensibilité et un art poétique fondés sur l'originalité et l'expression des passions, en les contrastant avec les idées de mesure, de raison, d'imitation en vigueur dans la deuxième moitié

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du XVIIe siècle. Plus tard, à la fin du XIXe siècle, ces idées elles-mêmes ont été présentées par les critiques et les pédagogues de la Troisième République comme des idéaux à la fois universels et caractéristiques de la culture française à son apogée. Quant à la seconde opposition – classique et baroque – elle a servi à introduire dans la notion de classicisme les valeurs de pureté, de rigueur, de concision, pour chasser de l'esprit français l'excès, le mélange des genres, le style figuré, réservés à un prétendu baroquisme. On voit qu'en faisant l'histoire de la notion, on touche à des éléments de contenu intéressants. On peut les résumer en trois points. Le classicisme français est d'abord fondé sur la conception d'un monde stable et permanent, obéissant à un ordre régi par la Nature. Le grand inspirateur est ici Aristote, dont l'influence au XVIIe siècle est considérable. Le philosophe grec a été compris à la lumière du christianisme. Autre exemple de permanence: dans l'art poétique, notamment au théâtre, on privilégie l'imitation des modèles antiques, jugés indépassables. Ce sera d'ailleurs l'occasion de la Querelle des Anciens et des Modernes, qui conclut le siècle sur une crise intellectuelle et esthétique. Deuxième aspect important: le primat de la Raison, une raison qui définit à la fois le rationnel (le domaine des relations logiques, du calcul et de l'analyse) et le raisonnable (le juste milieu, l'opinion reçue, le rejet de l'extrême, de l'imagination même). Même si son œuvre est antérieure à 1650, Descartes est le maître de ce classicisme-là, par l'impératif de méthode et de classification qu'il a apporté dans la pensée de son siècle, et qui dominera la conception du langage autant que les sciences. Enfin, troisième aspect, lié aux précédents, la recherche de règles dans l'organisation de la vie sociale et dans le domaine des productions symboliques. Règles de comportement (ce seront les bienséances, l'honnêteté), de composition (les unités du théâtre), de compréhension avec l'idée de vraisemblance qui domine tout ce qu'on peut représenter, règles de la parole même avec la notion de bon usage codifiée par le grammairien Vaugelas.

3. Société et littérature. La société française du XVIIe siècle est extrêmement diversifiée, avec des contrastes immenses de statut, de richesse, de comportement. C'est d'abord une société d'ordres: la noblesse, le clergé et le tiers-état - qui comporte la bourgeoisie et le peuple - forment des ordres séparés, ayant des „cultures” différentes. Chaque ordre jouit de privilèges et de devoirs particuliers. Autre caractéristique: la différence immense entre les villes et les campagnes. On doit comprendre la place importante tenue par la religion: dans les villes, les nombreuses églises sont des lieux de grande sociabilité. On ne saurait exagérer l'importance de l'Eglise et de la religion dans la France d'Ancien Régime, dans la vie quotidienne comme pour la culture lettrée. La querelle du jansénisme occupe tout le siècle, jusqu'à la destruction de Port-Royal-des-Champs ordonnée par Louis XIV en 1710. Les Jésuites produisent une littérature abondante, et très lue, notamment dans le domaine scientifique et dans les récits de mission. Depuis la fin du XVIe siècle et durant tout le XVIIe, la foi catholique inspire des œuvres de valeur dans la prédication et la méditation (François de Sales, Bossuet, Pascal), mais aussi dans la poésie et le théâtre. Les grands auteurs dramatiques, Corneille, Rotrou, Racine, écrivent des pièces religieuses. Si la poésie religieuse, essentiellement baroque, a été oubliée à partir du XVIIIe siècle, on en redécouvre aujourd'hui l'intérêt. Deux écrivains, qu'on assemble parfois sous l'étiquette de „moralistes”, ont décrit, et parfois stigmatisé, l'insincérité de la vie de cour: La

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Fontaine dans certaines de ses Fables (parues de 1668 à 1693), et La Bruyère dans un chapitre de ses Caractères (9 éditions sont publiées entre 1688 et 1696).

3.1. Le XVIIe siècle fut un siècle de femmes. Formulée aussi brutalement, l'affirmation est excessive, et pourtant elle comporte une part de vérité. Pour la première fois dans l'histoire occidentale les femmes comme telles (et non simplement l'une ou l'autre femme) jouent des rôles sociaux reconnus, occupent des fonctions publiques (et non seulement domestiques). Certes, elles ne sont pas partie prenante dans les sphères du pouvoir, de la finance, de l'administration, sinon par l'influence privée qu'elles peuvent avoir sur un homme. Mais elles sont présentes, parfois même dominantes, dans des espaces sociaux valorisés symboliquement: les salons, les théâtres et les fêtes, les lieux religieux. Dans les salons, dont plusieurs jouèrent un rôle essentiel en tant qu' „institutions parallèles” (le plus connu est celui de l'Hôtel de Rambouillet), les femmes invitent, orientent la conversation (activité capitale pour l'échange d'informations), organisent des rencontres, dirigent le goût et les mœurs. Le théâtre du XVIIe siècle est un bon instrument pour mesurer le rôle nouveau dévolu aux femmes dans la société. Pensons aux grandes héroïnes des tragédies, du début à la fin du siècle: à Chimène (dans Le Cid), à Médée ou Sophonisbe chez Corneille encore; à Andromaque, à Phèdre ou Athalie dans le théâtre de Racine. Elles sont les pivots de l'action, elles portent la conscience des valeurs politiques et spirituelles, en assument la défense ou les mettent en crise jusqu'à la démesure et à la mort. Pensons aussi, dans le registre comique, à Molière qui, en se moquant des excès et des ridicules, met en scène les types sociaux dont nous avons parlé: les précieuses, les femmes savantes, les dévotes, les coquettes, les ambitieuses, les épouses modèles, les jeunes filles. Quant bien même le point de vue de Molière nous semble conservateur, c'est toute l'histoire des femmes de son époque qui apparaît sur son théâtre. Autre signe des temps: La Bruyère, lui aussi plutôt conservateur et sans doute plus misogyne, consacre aux femmes un chapitre entier de ses Caractères.

4. Le théâtre est le genre littéraire le plus important du XVIIe siècle. Son histoire ne se limite pas à la période „classique” et à ses grands auteurs, Corneille, Racine et Molière. C'est au contraire une histoire longue et diverse, qui se déroule sur tout le siècle; et c'est une histoire complexe, qui doit tenir compte de tous les éléments qui concourent à faire du théâtre un art du spectacle s à savoir, outre le texte, l'espace scénique, l'acteur et le public. L'ensemble de ces éléments se modifient au cours du siècle, avant de se fixer dans un dispositif qui va perdurer, en partie au moins, jusqu'à aujourd'hui. Ce n'est qu'à partir des années 1630 que le théâtre et ses protagonistes reçurent un statut social et économique acceptable. Passionné de théâtre, Richelieu comprit tout l'intérêt que pouvait avoir la monarchie à favoriser et à contrôler ce nouveau moyen de communication. Après lui Mazarin et surtout Louis XIV continuèrent un mécénat d'Etat. Ces protections royales favorisèrent la création et stimulèrent l'intérêt du public: le théâtre français connut, entre Le Cid (1637) et Phèdre (1677), une période d'extraordinaire essor. Il joua un rôle capital dans ce qu'on pourrait appeler „l'inconscient social”, permettant de représenter sur la scène, tout en maintenant une censure officielle, les conflits de pouvoir et d'intérêt liés à l'absolutisme ou à la bourgeoisie patriarcale.

4.1. Une symbiose étroite se fit entre le contrôle exercé par le pouvoir, la demande du public, la théorie esthétique et le génie des créateurs. Les théoriciens

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du théâtre (les „doctes”) firent accepter des lois précises. S'inspirant de la Poétique d'Aristote et des préceptes d'Horace, ils imposèrent aux auteurs, après la célèbre Querelle du Cid, la règle des trois unités: la pièce devait se dérouler en un seul lieu (au plus une ville), en un même jour, et ne représenter qu'une seule action principale. Il s'agissait d'assurer la plus totale illusion, de faire comme si le spectateur placé en face de la scène assistait au déroulement physique de la réalité même. Le théâtre de la première partie du siècle, celui de Mairet, de Rotrou, de Tristan l'Hermite, est fortement marqué par l'esthétique baroque: multiplicité des actions, des lieux et des personnages, violence et démesure des passions, goût de la métaphore, de l'antithèse et de la pointe, mélange des genres, pièce dans la pièce… Les contraintes auxquelles on identifie le „classicisme” triomphèrent lentement: à partir de 1660 environ, il ne fut plus possible de faire représenter une pièce qui n'aurait pas respecté les unités. Cependant, un certain baroquisme continue d'être sensible à travers le système des règles, dans le langage (Racine: des longs récits d'actions irreprésentables, féroces et sanglantes) ou dans l'imaginaire. Théâtre baroque / théâtre classique: il faudrait éviter d'enfermer les pièces dans cette opposition, mais au contraire voir comment, chez les meilleurs auteurs, les deux esthétiques contribuent à des réussites artistiques et littéraires.

5. Le XVIIIe siècle. Perspectives historiques et culturelles. Le XVIIIe siècle est le grand siècle des philosophes et des lumières, un siècle de l’aventure et de la conscience, un siècle rêveur, libertin dans son goût pour ce qui tient de l’esprit, frondant toute autorité, gai, humain, profondément sociable. Étant à la croisée de l’âge culturel ancien et de l’âge moderne, le XVIIIe siècle dévoile un des secrets du passé: à savoir que, pour un lecteur moderne, une époque culturelle est constituée d’une certaine façon de penser et de s’exprimer plutôt que d’une collection d’objets d’un musée imaginaire. Pour le XVIIIe siècle, cette façon d’être dans le langage est le fait justement des lumières: elle y est dominante à l’époque, mais non pas exclusive; elle ne donne pas à voir le film d’un monde révolu, mais est tout dans un mécanisme particulier de saisie du monde.

5.1. On ne saurait parler du XVIIIe siècle et du nouvel esprit qui le caractérise sans les rattacher et les comparer à l’époque précédente: celle du XVIIe siècle, où se forment la doctrine et la littérature classique. Or, à bien comparer les deux époques, on peut se rendre compte que le XVIIIe siècle nie et continue à la fois ce XVIIe siècle. En effet, il nous semble que le siècle des Lumières nie le siècle classique dans ce que celui-ci avait d’assez formel et de codifié; il le continue justement dans ce que celui-ci avait de sain, en développant l’esprit critique et humaniste du classicisme. Rejetant donc tout ce qui dans le classicisme avait été conformisme et honnête obéissance, le XVIIIe siècle engendre avec violence une littérature antimonarchique et anticléricale. C’est la littérature de cette bourgeoisie qui dirigeait la lutte des masses contre l’Ancien Régime.

6.1. Le XVIIIe siècle s’ouvre sur la fin du règne de Louis XIV. En 1792, pourtant, Louis XVI, qui est porteur des mêmes valeurs, est emprisonné, ce qui serait apparu au début du siècle comme un véritable crime. Quelques mois après, condamné à mort par une assemblée révolutionnaire, il est guillotiné. En moins d’un siècle, les certitudes et les traditions ont ainsi bascule, sous la poussée d’une contestation progressivement plus violente et plus affirmée. La Révolution de 1789 est issue de ce mouvement auquel les découvertes, la réflexion philosophique et

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politique, la littérature elle-même, sous toutes ses formes, ont très largement contribué. Le siècle des Lumières doit son nom à ces Lumières de l’esprit qui se sont donné pour mission d’éclairer les esprits.

6.1.2. Siècle de bouleversements, le XVIIIe siècle conserve un héritage qui se maintient tout en étant perçu comme archaïque et injuste. Le roi est monarque absolu, de droit divin. Ces qualificatifs signifient qu’il ne détient sa puissance que de Dieu et n’a de deux comptes à rendre qu’à Dieu. Cette période se caractérise par un mouvement de libéralisation: la rigueur des premières années du siècle est remplacée par les plaisirs, le goût du luxe, la liberté des mœurs, l’impiété et le libertinage. Le climat général est celui de l’instabilité, ce que traduisent certaines pièces de théâtre et certains romans: on commence à s’interroger sur la solidité et sur la valeur des traditions.

6.1.3. L’institution religieuse constitue un véritable état dans l’état. Le haut clergé vit à la Cour et bénéficie de privilèges. Parmi les ordres ecclésiastiques, les Jésuites, dont les querelles avec les philosophes, notamment Voltaire, animent la vie intellectuelle. Ils sont aussi en conflit avec les Jansénistes, plus ouverts au renouvellement de la pensée. De manière générale, l’église se manifeste par son intolérance.

6.1.4. Il faudrait donc conclure que, dans les conditions historiques données, la philosophie et la littérature bourgeoise ont joué un rôle de tout premier ordre, puisque les idées avancées des Philosophes ont puissamment contribué à préparer la Révolution. Les mouvements contestataires, émanant le plus souvent de bourgeois éclairés, comme Voltaire, Diderot, Rousseau sont servis par le développement d’une classe qui participe largement à l’économie du pays. Des romans comme Le Paysan parvenu de Marivaux, des pièces comme Le Mariage de Figaro (1784) deviennent le miroir non seulement des préoccupations sociales mais d’un bouleversement économique.

6.1.5. Les traditions de la littérature. La littérature bourgeoise du XVIIIe siècle est une littérature qui, tout en continuant les données du classicisme, aboutit à une formule nouvelle, qui est propre aux conditions historiques du XVIIIe siècle. Cette formule nouvelle qui diffère de la formule classique, justement parce que les rapports sociaux ne sont plus les mêmes, s’esquisse dès la fin du XVIIe siècle, c’est-à-dire dès le moment où la monarchie a cessé d’être un facteur de progrès et où la révocation de l’Édit de Nantes (1685) marque le tournant de cette politique de plus en plus conservatrice. Dès lors se forme une littérature d’opposition, anticléricale et antimonarchique, qui annonce bien les grandes idées du XVIIIe siècle. Pourtant dans les écrits de cette première période dite de transition (1688-1715), dans Les Caractères de La Bruyère, aussi bien que dans les ouvrages de Pierre Bayle, dans les récits des voyageurs de même que dans les comédies du temps, s’épanouit une attitude d’opposition par rapport au passé, aux traditions, à l’autorité.

6.2. La deuxième période (1715-1750), que nous pouvons distinguer et qui couvre à peu près la première moitié du siècle, est celle où la désagrégation de l’Ancien Régime est plus évidente et où s’affirment déjà quelques-unes des grandes thèses des Lumières. L’influence de la philosophie et de la science, ainsi que de la littérature anglaise (Shakespeare surtout) agissent puissamment sur l’esprit de la bourgeoisie française. Cet esprit critique gagne en ampleur et accède à

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des positions de principes. Les moralistes sont doublés de philosophes qui aiment faire des propositions générales. L’idée du bonheur que l’on doit conquérir s’impose de plus en plus aux philosophes.

6.2.1. Les grands penseurs de cette période sont Montesquieu et Voltaire, dont l’œuvre touche aux domaines les plus variés (religion, politique, morale, philosophie, sciences, littérature, histoire, etc.) et aux formes littéraires les plus diverses (poèmes, tragédies, etc.). C’est également à cette même époque que des écrivains comme Lesage, Prévost et Marivaux donnent des romans réalistes, reflétant la vie quotidienne et les aspirations des gens simples qui appartiennent au Tiers-État. La comédie psychologique du même Marivaux, ainsi que la comédie larmoyante d’un Nivelle de Chaussée attestent la présence de la psychologie et de la morale bourgeoises.

6.2.2. Marivaux élabore une stylistique neuve qui faisait passer au second plan l’exigence de la clarté – chère aux classiques, et en particulier à Molière, que Marivaux n’aimait pas beaucoup – pour donner le pas à un autre mode d’exposition. Dans ses Pensées sur la clarté du discours il dit sa volonté d’exprimer sa pensée: «dans un degré de sens propre à la fixer, et à faire entrevoir en même temps tout son étendu inexprimable de vivacité.» (P.Abraham, p. 342). Stylistique déjà très moderne, approche quasi proustienne, avant la lettre, des esprits et des cœurs. «C’est comme si l’âme dans l’impuissance d’exprimer une modification qui n’a point de nom, en fixait une de la même espèce que la sienne en vivacité, et l’exprimait de façon que l’image de cette moindre modification pût exciter dans les autres une idée plus ou moins fidèle de la véritable modification qu’elle ne peut produire.» (Idem, p. 348). «L’être marivaudien, sans identité, sans passé, sans habitudes, ouvre soudain les yeux, pour voir tout à la fois ce qu’il voit pour la première fois. Il semble que l’existence lui soit donnée, non-partie par partie comme dans l’existence temporelle, mais simultanément et tout d’un coup. À chaque moment le caprice de sentiment peut s’emparer de l’être marivaudien, et dans la surabondance du désordre, lui donner une existence aussi nombreuse que celle d’une forêt vierge.» (Idem, p.352).

6.2.3. Cet univers de Marivaux, si riche dans tout ce qu’il reflète des premières décennies du XVIIIe siècle, s’enrichit et s’éclaire encore du ce contenu des pièces dites philosophiques et sociales, dans lesquelles il s’est montré un penseur fort avancé pour son temps. Un siècle avant que Stendhal fasse pleurer Julien Sorel, à qui une Providence marâtre a donné un cœur noble et pas mille livres de rentes, Marivaux a frappé les formules: «J’ai du mérite et point d’argent», et «Le dernier des hommes ici-bas est celui qui n’a rien.» Pour lui, tout c’est une grande aventure: dans ce début du XVIIIe siècle où un monde s’écroule tandis qu’un autre est à naître.

6.3. La troisième période (1750-1789) est sans conteste la plus intéressante du siècle tout entier. C’est l’époque où la bourgeoisie formule ses thèses politiques, économiques et sociales majeures dans les conditions d’une lutte sociale de plus en plus aiguë, qui met aux prises la noblesse et les masses du Tiers-État dirigées par la bourgeoisie. L’année 1750 marque un tournant dans l’histoire socio-politique du siècle. La réaction féodale s’accentue surtout dans le milieu rural, à mesure que la noblesse en décomposition sent approcher sa fin. La lutte idéologique aussi entre le parti des Philosophes et le parti dévot gagne-t-elle en ampleur. En 1751 paraît le premier tome de l’Encyclopédie, le célèbre dictionnaire qui est l’expression éclatante de la pensée bourgeoise pré révolutionnaire. C’est l’époque où des

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philosophes comme Diderot, Helvétius et d’Holbach luttent, la plume à la main, et engagent leur vie pour que triomphent les idées nouvelles. À la même époque, les tendances et les aspirations plus radicales de la petite bourgeoisie trouvent leur expression dans l’œuvre si attachante de J. J. Rousseau. En littérature, les genres bourgeois (les drames de Diderot, ou de Sedaine, le roman sentimental de Rousseau et de ses disciples, aussi bien que les contes philosophiques de Voltaire et surtout les romans réalistes de Diderot), attestent l’éclosion de cette culture bourgeoise arrivée à son apogée. Ces écrivains ont partie liée avec la vie. Théoriciens du monde bourgeois, ils savent défendre les victimes de l’Ancien Régime: tel Voltaire, défenseur de Calas et de tant d’autres opprimés. La littérature acquiert un caractère révolutionnaire; elle est saturée d’idées philosophiques, qui se glissent partout, dans les tragédies de Voltaire, dans les romans de Marmontel ou dans les comédies de Beaumarchais, véritable préface joyeuse mais non moins inquiétante, de la Révolution en marche.

6.4. La quatrième période (1789-1799), est celle des années même de la Révolution, où se précisent les antagonismes de classe, mis à jour par les événements politiques. Le théâtre cultive alors le masque antique, soit pour dénoncer les idées monarchiques et catholiques, soit pour exalter les vertus républicaines des citoyens. La presse est surtout illustrée par Jean Paul Marot, ami du peuple, acerbe défenseur des intérêts des masses populaires. La poésie s’adapte aux nécessités politiques du jour, qu’elle traduit de manière directe et émouvante: La Carmagnole, Ça ira, La Marseillaise ou Le Chant du Départ sont autant d’expressions de ce lyrisme collectif du peuple en train de renverser ses tyrans, et que l’on peut opposer à la poésie raffinée et touchante, parfois d’inspiration contre-révolutionnaire, d’un André Chénier. De tous les genres littéraires, c’est l’éloquence qui forme l’aspect majeur de cette littérature de la Révolution. Les discours sont nés de la lutte politique, portant la marque de l’idéologie des différents partis: Mirabeau représente, aux premiers temps de la Révolution, le point de vue de la noblesse libérale; Barnave et Vergniaud sont les orateurs accrédités de la grande bourgeoisie, du parti des Girondins; Danton et surtout Robespierre et Saint-Just sont les porte-parole du jacobinisme petit bourgeois et populaire. La littérature devient ainsi une littérature engagée, mise au service de l’idéologie bourgeoise et traduit dans les formes d’expression les plus diverses (dialogues, correspondances, mémoires, théâtre ou roman), les problèmes brûlants de l’actualité politique, sociale et idéologique. Cette littérature militante reflète les rapports réels de la société et en donne la représentation véridique et agissante. L’esprit critique s’exerce dans tous les domaines et s’attaque à toutes les réalités de l’Ancien Régime finissant.

7. Le siècle des philosophes. L’expression philosophie des Lumières comporte deux termes clés qui caractérisent un aspect essentiel du XVIIIe siècle: le mot Lumières souligne l’importance accordée à l’esprit, à la capacité éclairante de la raison. Le mot philosophie met l’accent sur un idéal humain. Par un jeu de connotations positives, le terme – Lumières – s’oppose à l’idée d’obscurité: la lumière suggère l’idée de cheminement vers une forme de vérité. Les écrivains du XVIIIe siècle observent un état social, politique et religieux qui leur paraît contestable. L’esprit d’examens est à la base de leur démarche.

7.1. D’une manière générale, on désigne sous le nom de philosophes tout homme qui réfléchit sur les grands problèmes métaphysiques (origine, nature, destinée du

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monde ou des êtres vivants) et qui cherche à les résoudre en un système universel. Cependant, au temps de Montesquieu, de Diderot et de Voltaire, le terme a pris une valeur particulière. Beaucoup de ceux qu’on appelle philosophes condamnent la métaphysique et pensent qu’il est vain de méditer sur l’inconnaissable. Tous en revanche, s’intéressent aux questions d’ordre politique, social, moral ou religieux dont dépend le bonheur de l’homme sur la terre. Ces questions, ils prétendent les examiner par eux-mêmes, en faisant abstraction de tous les préjugés. «Le philosophe n’admet rien sans preuve; il n’acquiesce point à des notions trompeuses; il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux.» (P.-G.Castex, p.1).

7.2. Les philosophes s’insurgent, dans tous les domaines, contre le principe d’autorité, déjà dénoncé au siècle précédent par Descartes et par les libertins; ils bousculent les opinions les plus répandues, les traditions les mieux assises. Ils opèrent une révolution dans les esprits qui précède la grande révolution dans les institutions et dans les mœurs. Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, l’esprit philosophique profite, pour s’affirmer, de la faiblesse du gouvernement; mais les écrivains les plus hardis dans leur critique sociale demeurent en littérature fidèles au goût classique. Au nom de la raison et de la liberté, les philosophes veulent faire reculer les ténèbres de l’ignorance et du fanatisme, pour le plus grand bonheur de l’humanité. Croyances traditionnelles et absolutisme monarchique sont aussi battus en brèche. L’Encyclopédie, publiée entre 1751 et 1772, joue un rôle capital dans la diffusion de ces idées nouvelles. En même temps, le mouvement littéraire et artistique se développe, en réaction d’abord contre le classicisme louis-quatorzien, puis contre les excès d’un rationalisme jugé trop desséchant. Le rayonnement de la pensée, de la langue, de la littérature et de l’art français est important dans toute l’Europe, mais se heurte bientôt à des réactions nationales. Quant à la musique, elle connaît un éclat sans précédent grâce à l’essor de la musique instrumentale. Mais dans tous les pays européens, un fossé se creuse de plus en plus entre une élite cultivée et le reste de la population. Philosopher c’est rendre à la raison toute sa dignité et la faire rentrer dans ses droits; c’est secouer le joug de la tradition et de l’autorité. De tels objectifs ne font que prolonger les leçons du rationalisme cartésien et la critique des croyances traditionnelles et de la monarchie absolue amorcée dans certains milieux intellectuels européens dès les années 1680-1715. Les idées que défendent principalement en France, les grands écrivains appelés philosophes, tentent de substituer aux ténèbres les lumières de la raison, pour le plus grand bonheur de l’humanité. De l’observation, on passe facilement, par une méthode expérimentale, à la décomposition des phénomènes. Il y a quelque chose de pédagogique dans les textes du XVIIIe siècle, dans la mesure où la volonté de leurs auteurs est non seulement de faire connaître, mais aussi de faire réfléchir. Des Lettres persanes à Encyclopédie, en passant par les contes philosophiques, le parcours révèle une constante orientation didactique. La logique figure dans la structure des textes, dans la présence des articulations du discours, dans une rhétorique persuasive qui fait appel à l’esprit.

7.2.1. Montesquieu dégage une philosophie de l’histoire bien différente de celle d’un Bossuet: «Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes.» (Fr.Lebrun, p. 228).

8. Les idées nouvelles. Avec toutes les nuances liées aux différences de leurs options personnelles et de leurs tempéraments, les philosophes se livrent à une même critique systématique de la société de leur temps, sur tous les plans:

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religieux, social, politique, économique. À l’exception de Diderot, d’Holbach, d’Helvétius, qui sont incontestablement athées et matérialistes, la plupart des philosophes admettent l’existence d’un Dieu créateur et organisateur de l’univers. Si l’horloge existe et marche c’est qu’il y a un horloger. Mais ce Dieu n’intervient pas dans l’histoire humaine. Révolution, tradition, églises, clergé, dogmes, n’ont aucune valeur. À l’enseignement de l’église romaine qui présente la vie terrestre comme une vallée de larmes, simple passage vers la vie éternelle, Diderot oppose l’idée qu’il n’y a qu’un devoir, s’est d’être heureux.

8.1. Le déisme de Rousseau s’accompagne d’un même refus des églises établies, mais débouche sur une religiosité plus profonde et plus sincère. Il est vrai qu’en même temps, les philosophes estiment que la religion, garante de l’ordre social, est nécessaire à la canaille; mais le moment viendra où le progrès des Lumières permettra cet affranchissement général réservé encore à quelques-uns. La foi dans le progrès indéfini de l’humanité se trouve confortée par les découvertes scientifiques et par la croissance économique. Mais, en attendant faire progresser l’homme sur le chemin de la raison et du bonheur, c’est d’abord s’opposer à l’Église, repaire de l’ignorance et du fanatisme. Le grand prince est celui qui use de son pouvoir pour le bien de son peuple. En fait, ce qu’on appellera au XIXe siècle le despotisme éclairé cache une profonde ambiguïté, car Frédéric II ou Catherine II se servent de Voltaire ou de Diderot pour gagner par eux l’opinion publique. Il se sépare encore de la plupart des philosophes en prônant l’égalité et en condamnant la propriété individuelle, alors que Montesquieu, Voltaire et les encyclopédistes réservent un rôle politique de premier plan aux classes éclairées et défendent la propriété, tout en réclamant l’égalité civile devant la loi et devant la justice.

8.2. Par réaction contre la solennité morose des dernières années du règne de Louis XIV, la Régence marque les débuts d’une ère de frivolité et de plaisir. Les philosophes empiristes de l’école anglaise contribuent à répandre une morale facile, qui incite à la joie de vivre. La passion du jeu et surtout la passion du théâtre se développent dans des milieux de plus en plus étendus. Tout le monde joue la comédie.

BIBLIOGRAPHIE

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sociales, 1975. Bénichou, Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948. Bluche, François, Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, 1990. Dubois, Claude-Gilbert, Le Baroque en Europe et en France, Paris, PUF, 1995. Castex, P.-G., Surer, P., Manuel des études littéraires, Paris, Hachette, 1966. Duby, Georges et Perrot, Michelle (sous la direction de), Histoire des femmes en

Occident, tome III (XVIe-XVIIIe siècles), sous la direction de Natalie Zemon Davis et Arlette Farge, Paris, Plon, 1991.

Lebrun, François L’Europe et le monde, Paris, Armand Colin, 1999. Maître, Myriam, Les précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au

XVIIe siècle, Paris, Champion, 2000. Pillorget, René et Suzanne, France baroque, France classique, Paris, Robert Laffont,

«Bouquins», vol I. «Récit», vol. II «Dictionnaire»1995. Le Théâtre en France, sous la direction de Jacqueline de Jomaron, Paris, Armand

Colin, «La Pochothèque», 1992, Deuxième et Troisième Parties avec chronologie, index, bibliographie).

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III. LE GRAND SIÈCLE. LANGUE, LITTÉRATURE, CULTURE,

CIVILISATION 1. Le français moderne est né à l'époque du Grand Siècle, qui connut une

longue période de stabilité sociale et de prospérité économique et permit à la France d'atteindre un prestige jusqu'alors inégalé dans les domaines politique, littéraire et artistique. La France était, au XVIIe siècle, la plus grande puissance démographique et militaire de l'Europe; de plus, le pays était gouverné avec autorité par des fortes personnalités: Henri IV, puis Richelieu, Mazarin et Louis XIV, qui domina son époque pendant plus de 50 ans.

1.1. Imposé par les souverains de France, le français était dorénavant considéré à égalité avec ce qu'on croyait être alors comme les trois «langues du bon Dieu»: l'hébreu, le grec et le latin. Sous le règne de Louis XIII (1610-1643), Richelieu s'employa à restaurer l'autorité royale au moyen d'une centralisation renforcée; il créa l'Académie française en 1635, qui fut chargée de faire un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique, et de prendre soin de la langue. Dans l'intention de son fondateur, l'Académie correspondait une sélection de «gens d'esprit», dont l'autorité pourrait exercer une heureuse influence sur la langue française et sur la littérature. À l'extérieur, le ministre de Louis XIII encouragea l'établissement de la prépondérance française en Europe et celui d'un empire colonial. Pendant la minorité de Louis XIV, Mazarin (1643-1661) poursuivit la même politique que son prédécesseur et prépara le règne de Louis XIV, qu’il avait lui-même formé. En 1661 commença le règne personnel de Louis XIV, dont la figure domina tout le siècle, tant en France que sur la scène européenne. Tout le pouvoir fut concentré entre les mains de Louis XIV: celui-ci était persuadé que le pouvoir absolu était légitime et représentait Dieu en France. Le roi imposa son autorité à la noblesse enfin matée pendant que son ministre La France acquit ainsi de nouvelles provinces: Bretagne, Lorraine, Alsace, Roussillon, Artois, Flandre, Franche-Comté.

2. À cette époque, le français n'était encore qu'une langue de classe sociale. C'était une langue officielle, essentiellement courtisane, aristocratique et bourgeoise, littéraire et académique, parlée peut-être par moins d'un million de Français sur une population totale de 20 millions. Les nobles comptaient environ 4000 personnes à la cour, le reste étant constitué de bourgeois. En ce siècle d'organisation autoritaire et centralisée, ce sont les grammairiens qui façonnèrent la langue à leur goût; le règne de Louis XIV aurait produit plus d'une centaine de ces censeurs professionnels. À l'image du roi, la langue vécut une époque de «distinction» et de consolidation. Selon les grammairiens, le français était parvenu au comble de la perfection et avait atteint un idéal de fixité. Ils préconisaient l'usage d'un vocabulaire choisi et élégant; préoccupés d'épurer la langue par crainte d'une corruption éventuelle, ils proscrivaient les italianismes, les archaïsmes, les provincialismes, les termes techniques et savants, les mots «bas». L'Académie

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française, fondée en 1635 par Richelieu, continuait de veiller à la pureté de la langue et publia la première édition de son dictionnaire en 1694. Tout comme les sujets de Louis XIV, les mots furent regroupés par classes; le vocabulaire ne comprenait que les termes permis à l'«honnête homme» et s'appuyait sur la tradition du «bon usage» de Vaugelas.

2.1. Les écrivains eux-mêmes s’alignèrent et se soumirent au conservatisme de la langue distinguée, sinon à cet «art de dire noblement des riens». En dépit de leurs qualités et du prestige dont ils jouissaient en France et à l'étranger, les écrivains du Grand Siècle, tels que Bossuet, Corneille, Racine, Boileau, Molière, La Fontaine, Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, etc., ne créèrent pas eux-mêmes le français de leur temps, et n'essayèrent même pas d'imposer leur façon de voir. La langue littéraire de cette époque semblait moins une entreprise individuelle qu'une oeuvre collective, amorcée par Malherbe, puis continuée par une élite aristocratique et bourgeoise au sein de laquelle les grammairiens eurent le premier rôle. Tous ces gens firent de la langue française une forme d'art qu'ils imposèrent à la société cultivée de Paris. Placée entre les mains des habitués des salons et de la cour de Louis XIV, la langue littéraire finit par être celle du monde élégant et cultivé, c'est-à-dire 1 % de la population. Son vocabulaire, appauvri par un purisme irréductible, ne s'enrichit pas, sauf par un certain nombre d'emprunts à l'italien (188 mots), à l'espagnol (103 mots), au néerlandais (52 mots) et à l’allemand (27mots). Quant à la phrase, elle se raccourcit et se simplifia dès le début du règne de Louis XIV; on délaissa les longues phrases guindées de Corneille. Dans la grammaire, il n'y eut pas de faits nouveaux remarquables, sauf la disparition du -s du pluriel dans la prononciation, lequel reste, depuis, uniquement un signe orthographique.

3. En ce siècle d'organisation autoritaire et centralisée, ce sont les grammairiens qui façonnèrent la langue à leur goût, non les lois ou les édits royaux; le règne de Louis XIV aurait produit plus d'une centaine de ces «censeurs professionnels», disciples de Claude Fabre de Vaugelas (1585-1659), le plus célèbre de tous. Celui-ci publia en 1647 les Remarques sur la langue française. Cette affirmation l'a rendu célèbre: «Le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes, qui presque en toutes choses n'est pas le meilleur, et le bon au contraire est composé non pas de la pluralité, mais de l'élite des voix, et c'est véritablement celui que l'on nomme le maître des langues. Voici donc comment on définit le bon usage: c'est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour.» Préoccupés d'«épurer» la langue par crainte d'une «corruption» éventuelle, les disciples de Vaugelas proscrivirent les italianismes, les archaïsmes, les provincialismes, les termes techniques et savants, bref les mots «bas». Voici comment Nicolas Faret (1600-1646), un ami poète de Vaugelas, décrivait l'oeuvre de son maître dans L’Honnête Homme ou l’art de plaire à la Cour (1630): «M. de Vaugelas s'était appliqué dans ses Remarques à nettoyer la Langue des ordures qu'elle avait contractées ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du palais, et dans les impuretés de la chicane, ou par le mauvais usage des Courtisans ignorants, ou par l'abus de ceux qui disent bien dans les chaires ce qu'il faut, mais autrement qu'il ne faut.»

3.1. Le frontispice du Dictionnaire de l'Académie française symbolise bien l'alliance du pouvoir politique (Louis XIV) et du pouvoir culturel. Le Dictionnaire de l'Académie a ainsi défini le bon usage de la langue française, mais en excluant des domaines spécialisés comme les arts et les sciences: «C'est dans cet estat [de

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perfection] où la Langue Françoise se trouve aujourd'huy qu'a esté composé ce Dictionnaire; & pour la representer dans ce mesme estat, l'Académie a jugé qu'elle ne devoit pas y mettre les vieux mots qui sont entierement hors d'usage, ni les termes des Arts & des Sciences qui entrent rarement dans le Discours; Elle s'est retranchée à la Langue commune, telle qu'elle est dans le commerce ordinaire des honnestes gens, & telle que les Orateurs & les Poëtes l'employent; Ce qui comprend tout ce qui peut servir à la Noblesse & à l'Elegance du discours.”

3.2. La langue française parlée par l'élite pénétrait encore la langue du peuple, qui ignorait tout des règles d'ordre, de pureté, d'élégance et d'harmonie. L'analphabétisme se situait à cette époque autour de 99 % en France (comme partout en Europe). Même si la langue écrite de cette époque faisait partie du français moderne du fait que les textes sont directement accessibles sans traduction, l'état de la prononciation aristocratique n'était pas encore celui d'aujourd'hui.

3.3. Jean Racine a fait un récit détaillé de ses «déboires linguistiques», lors d'un voyage effectué en 1661 de Paris à la Provence (Uzès). Albert Dauzat a inventorié 636 patois dans la France du XVIIe siècle. Paradoxalement, à la même époque, le français était davantage parlé en Nouvelle-France, en Angleterre, aux Pays-Bas et à Moscou qu'en France même.

4. Pendant ce temps-là, en 1714, lors du traité de Rastadt, le français «officiel» fut employé pour la première fois dans la rédaction d'un document juridique international, et il demeurera la langue diplomatique jusqu'à la guerre de 1914-1918. C'est cette langue aristocratique qui était parlée dans presque toutes les chancelleries de l'Europe et employée comme langue des tractations diplomatiques. Frédéric II, Casanova, Jacob Grimm, Robert Walpole, Catherine II de Russie, Marie-Thérèse d'Autriche et Joseph II écrivaient un français excellent. Paris était alors la «capitale universelle».

5. Sous le règne de Louis XIV, la France littéraire et artistique connaît une tendance, et bientôt une doctrine, qui, à l'exemple de l'art gréco-romain, se manifeste à travers la recherche de la perfection et de la mesure, le goût de l'harmonie sous toutes ses formes. Chez les auteurs latins, «classiques» désigne les citoyens de première classe, et, en critique littéraire (Aulu-Gelle), les meilleurs. C'est ce sens que lui donne Richelet dans son Dictionnaire (1680) en parlant des auteurs qui se sont distingués par leur art, sans mention ni d'époque ni de stylistique. Cette acception s'inscrit dans le prolongement du phénomène d'admiration qui a porté le XVIIIe siècle à conserver l'art poétique du XVIIe siècle, et qui a instauré dans les classes des collèges, dès 1720, l'enseignement de la littérature en français, à partir d'extraits d'écrivains du «Grand Siècle». Débarrassée de sa dimension chronologique, la conception du classicisme recourt à des critères formels intemporels et universels: écriture claire, sobre et réfléchie, récit bref, concentration et utilisation des héros comme des types d'une «humanité» permanente. Au contraire, dans une perspective diachronique, le «classicisme» définit les faits de la littérature française du XVIIe siècle, fondés sur des mutations originales différenciant nettement l'évolution française des autres mouvements européens, notamment du baroque. La raison et l'esprit d'analyse qui prévalent alors s'étendent aux arts: l'art classique est une synthèse liée à un pouvoir centralisé fort. Constituée au cours des années 1630-1660, l’esthétique classique est caractérisée par la prédominance d'un idéal de goût et de raison, puisé dans les

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œuvres des Anciens. La littérature de ce siècle s'oppose à celle du XVIe siècle comme une littérature d'élite à une littérature souvent populaire, comme un art impersonnel à un art plein de fantaisie individuelle.

5.1. «Littérature classique», «âge classique», «classicisme», expressions qui désignent, dans leur sens le plus général, une littérature à son apogée, digne de servir de modèle, mais qui répondent mal à la réalité conflictuelle et mouvante du XVIIe siècle français. Du point de vue restreint de l'histoire littéraire française, on réservera l'expression de «classique» à une période brève, couvrant à peu près la seconde partie du siècle (voire même seulement, disent certains, les années 1660-1680). On y verra les grands auteurs du théâtre, le dernier Corneille, Racine, Molière, côtoyer La Fontaine, Mme de Lafayette et Boileau, mais aussi Bossuet et La Rochefoucauld, ou encore La Bruyère. L' ensemble ne nous paraît pas réellement homogène: c'est qu'il a été bâti sur une double opposition. Première opposition: classique et romantique. Le classicisme français a été „inventé” par les romantiques, qui ont cherché à imposer une sensibilité et un art poétique fondés sur l'originalité et l'expression des passions, en les contrastant avec les idées de mesure, de raison, d'imitation en vigueur dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Plus tard, à la fin du XIXe siècle, ces idées elles-mêmes ont été présentées par les critiques et les pédagogues de la Troisième République comme des idéaux à la fois universels et caractéristiques de la culture française à son apogée. Quant à la seconde opposition – classique et baroque – elle a servi à introduire dans la notion de classicisme les valeurs de pureté, de rigueur, de concision, pour chasser de l'esprit français l'excès, le mélange des genres, le style figuré, réservés à un prétendu baroquisme.

5.1.1. Le classicisme français est d'abord fondé sur la conception d'un monde stable et permanent, obéissant à un ordre régi par la Nature. Le grand inspirateur est ici Aristote, dont l'influence au XVIIe siècle est considérable. Le philosophe grec a été compris à la lumière du christianisme: la Providence prend la place de la Nature chez bien des penseurs, par exemple chez Bossuet. Autre exemple de permanence: dans l'art poétique, notamment au théâtre, on privilégie l'imitation des modèles antiques, jugés indépassables. Ce sera d'ailleurs l'occasion de la Querelle des Anciens et des Modernes, qui conclut le siècle sur une crise intellectuelle et esthétique.

5.1.2. Le primat de la Raison, une raison qui définit à la fois le rationnel (le domaine des relations logiques, du calcul et de l'analyse) et le raisonnable (le juste milieu, l'opinion reçue, le rejet de l'extrême, de l'imagination même). Même si son œuvre est antérieure à 1650, Descartes est le maître de ce classicisme-là, par l'impératif de méthode et de classification qu'il a apporté dans la pensée de son siècle, et qui dominera la conception du langage autant que les sciences.

5.1.3. La recherche de règles dans l'organisation de la vie sociale et dans le domaine des productions symboliques. Règles de comportement (ce seront les bienséances, l'honnêteté), de composition (unités du théâtre), de compréhension avec l'idée de vraisemblance qui domine tout ce qu'on peut représenter, règles de la parole même avec la notion de bon usage codifiée par le grammairien Vaugelas.

6. Le début du XVIIe siècle est une période de fermentation et de conflits. Gens de cour et poètes mondains, réunis dans les salons, et notamment chez la marquise de Rambouillet, réagissent contre la rusticité de la cour de Henri IV et entreprennent d'affiner les sentiments et le langage, de déterminer ce qu'il convient de dire et ce qui doit être banni de la conversation. Ils épurent la langue que le XVIe siècle avait enrichie, mais chargée. Dans cette œuvre de polissage des

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manières et des mots, le rôle des femmes est prépondérant: Molière ridiculise les excès des «Précieuses», mais leur influence contribue à faire du français le meilleur instrument littéraire, langue «arrêtée» dans sa propre permanence, puisqu'elle sera celle de Voltaire, Stendhal, Flaubert, Hugo, Baudelaire, Valéry, Gide, Proust. De cette époque aussi date la règle de se référer à l'usage pour fixer les points de grammaire, cet usage étant d'ailleurs celui d'une élite de gens du monde. Les Remarques sur la langue française (1647) de Vaugelas, qui codifient le bon langage, sont fondées sur ce principe. À côté de lui, Chapelain, Guez de Balzac et Voiture, dans ses Lettres, prônent la clarté fondée sur la raison. Richelieu, enfin, fonde en 1635 l'Académie française, dont les quarante membres sont chargés d'introduire l'ordre dans la langue et dans la littérature par le moyen d'un dictionnaire, d'une grammaire et d'une poétique. Les académiciens peuvent d'ailleurs déjà se référer à des œuvres: Honoré d'Urfé (1568-1625) a composé son célèbre roman l'Astrée (1607-1619), dont la prose élégante et discrète est déjà classique; Mainard (1582-1646) et Racan (1589-1670) ont entendu les leçons de Malherbe; Descartes écrit le Discours de la méthode (1637) et le Traité des passions (1649); Guez de Balzac, avec ses Lettres et ses essais critiques et politiques (le Prince, 1631; le Socrate chrétien, 1652), a joué un rôle capital dans la constitution de la prose classique. Et surtout, après Mairet (1604-1686), qui défend les règles d'Aristote dans la préface de Silvanire (1629) et qui, avec Sophonisbe (1634), donne la première tragédie régulière (c'est-à-dire respectant les trois unités), Corneille fonde le théâtre classique: le Cid (1636) est une pièce conçue comme une étude psychologique exposant un conflit des passions et de la volonté; de même Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (1642). Les tendances extérieures, représentées par Cyrano de Bergerac et Saint-Amant, qui s'abandonnent à leur sensibilité élégiaque et aux jeux d'une verve truculente, seront régentées et endiguées par l'école dite «de 1660», qui fait triompher l'ordre et le «goût».

7. L'école de 1660. Nicolas Boileau fut le théoricien du classicisme, incarné par la génération d'écrivains dont les œuvres paraissent, pour l'essentiel, entre 1660 et 1680: il accomplit pour les formes littéraires une œuvre analogue à celle des mondains du début du siècle. Critique des œuvres et des mœurs dans ses Satires (1660-1711), défenseur de Racine et de Molière, il énonce dans son Art poétique (1674) le credo de l'esthétique classique: imitation des Anciens, modèles de naturel et de poésie, culte de la raison et du vrai.

7.1. La passion, dans sa nudité, sa violence, sa complexité, est objet d'étude et moteur de l'action dans les tragédies de Racine qui, pendant dix ans (1667-1677), reste le maître de la scène française. Son art, caractérisé par une pénétrante analyse psychologique et par la rigueur de l'écriture (Andromaque, 1667; Britannicus, 1669; Phèdre, 1677), constitue l'un des sommets du classicisme. Dans le même temps, le génie de Molière dévoile, sous le comique, des manies et des délires inquiétants (l'École des femmes, 1662; l'Avare, 1668; Tartuffe, 1664; le Bourgeois gentilhomme, 1670); Molière apparaît aussi comme le «législateur des bienséances du monde» (Voltaire), le moraliste du bon sens et de la raison, le représentant de cet esprit naturaliste que Rabelais a, un siècle plus tôt, représenté avec génie. Le même naturalisme se retrouve dans les Fables (1668-1678) de La Fontaine, qui crée un univers poétique d'une variété et d'une originalité sans égales. La maxime, le portrait, la réflexion morale dépassent le jeu de salon pour prendre une forme

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systématique avec La Rochefoucauld. Mme de La Fayette laisse avec la Princesse de Clèves (1678) un chef-d'œuvre du roman psychologique, tandis que, sans rien publier, Mme de Sévigné brosse dans sa correspondance l'envers du portrait d'une femme de qualité et d'un siècle de «représentation».

8. Le XVIIe siècle est marqué par l'union temporaire du rationalisme et de la religion. L'esprit classique se manifeste dans la littérature religieuse aussi bien que dans la littérature profane. Blaise Pascal, le plus illustre représentant de Port-Royal et du jansénisme, livre avec les Provinciales (1656-1657) une image tumultueuse d'un monde que ses Pensées (1670) placent dans la double perspective de l'infini spatial et de l'éternité. Bossuet, dans ses Sermons et Oraisons funèbres, déploie tous les prestiges de l'éloquence pour condamner les vanités du monde. Le cardinal de Retz atteint dans ses Mémoires un équilibre que ne lui a pas offert sa vie d'intrigues politiques et amoureuses. Toutes ces œuvres tendent à établir la gloire nationale en un siècle qui dénigre les littératures espagnole (auto sacramental, gongorisme, picaresque) et italienne (poèmes héroïques, marinisme).

9. Un incident significatif, vers la fin du siècle, montre que déjà la culture classique est en voie de modification: c'est la querelle des Anciens et des Modernes (1687-1701), qui pose le problème du progrès dans les arts et les sciences, ainsi que celui du progrès moral. Les trois frères Perrault soutiennent que les œuvres des Anciens ne sont pas plus parfaites que celles des Modernes, et prétendent appliquer au domaine littéraire la loi du progrès exposée par Pascal dès 1654 dans sa Préface au Traité du vide. Boileau réplique par ses Réflexions critiques sur quelques passages de Longin (1694); mais la pensée et la littérature françaises n'en prennent pas moins confiance en elles-mêmes, contre tout principe d'autorité. Les phénomènes de l'ordre et de la clarté, de l'équilibre et de la perfection, de l'analyse et de la vérité, de la raison et de la vraisemblance sont les privilèges du classicisme et de ceux qui se placent sous son signe. Le corps de ces préceptes élaborés au cours des années 1630-1660, l'analyse précise des passions humaines et du mystère des sentiments, la volonté esthétique commandée par la raison et la réflexion, le contrôle de l'inspiration, l'observation tranchante de la réalité sont devenus les principes d'une esthétique classique. Pourtant nombre d'auteurs s'écartent de la doctrine, alors même qu'elle se constitue: Corneille affirme qu'Aristote n'est pas intangible; pour Racine la loi reste de plaire au public plutôt qu'aux théoriciens; les comédies-ballets de Molière sont les fleurons d'un art de cour visuel et ludique; ceux que la postérité a retenus comme des modèles intouchables ont reçu de leur vivant critiques et attaques au nom même de l'esthétique qu'ils sont censés incarner. Enfin, tandis qu'il existe d'indéniables contrastes entre le théâtre de Corneille, politique et héroïque, et celui de Racine, plus analytique, entre les longs romans à histoires multiples de Mlle de Scudéry et les nouvelles de Mme de La Fayette, la polygraphie est courante, si bien que le style s'adapte, de l'oraison funèbre au sonnet ou à la comédie: le classicisme est fait de tendances et d'alternances, modulées selon les genres, les commanditaires, le public visé, souvent sous les mêmes plumes, qui témoignent de la richesse et de la complexité d'une époque amoureuse du bien-dire.

10. La littérature est devenue une haute valeur culturelle depuis le milieu du XIXe siècle, entre 1830 et 1850. C’est la thèse de Paul Bénichou, qui, dans Le

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Sacre de l’écrivain, 1750-1830, fait l’histoire de la «dignification de la littérature profane», c’est-à-dire l’émancipation de la littérature par rapport à l’autorité de la religion, et même la substitution de l’autorité de la littérature à celle de la religion. Les écrivains devinrent les héros et les saints du XIXe siècle. Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature?, situait le tournant autour de la Révolution de 1848, après une transformation du statut de l’écrivain qui remonte à 1789. L’écrivain se situe en dehors des classes. Belle âme, il refuse l’utilitarisme et œuvre pour le triomphe spirituel de la Contre-Révolution. Mais aux XVIIe siècle, le poète est encore un prophète à la Renaissance, un maître de vérité comme en Grèce, car la source de la poésie est divine, réside dans le furor poeticus. Comme Bénichou le rappelle, les théologiens du XVIe siècle font «l’apologie de la poésie au niveau spirituel le plus haut» (p. 13). Ronsard décrit les poètes comme «des prestres agités», distincts du reste des hommes, mais, d’autre part, il revendique encore le statut de conseiller des princes. Bientôt, l’émancipation profane de la littérature de l’âge classique devait jouer contre cette ambition, et Boileau, dans l’Art poétique, sépare nettement le profane et le sacré: «De la foi d’un chrétien les mystères terribles/D’ornements égayés ne sont point susceptibles» (III, 199-200). On assiste alors à la sécularisation de la littérature au passage du sacerdoce de Ronsard au métier du XVIIe siècle, car la réforme poétique de Malherbe coïncida avec la liquidation de la poésie sacrée dans la France monarchique: les hautes doctrines néoplatoniciennes de la Pléiade sont abandonnées, et le sacerdoce poétique est refoulé par l’Église de la Contre-Réforme comme par l’État de la monarchie triomphante. La poésie se réduisant à la versification, à une technique, lui reste seule associée l’idée de l’utilité morale des lettres, leur dignité consistant dans leur action sur les mœurs et sur la civilité, seul domaine social qui leur reste concédé. Mais la haute mission de la littérature sera pourtant réclamée au XVIIIe siècle, avec le surgissement du philosophe, puis du philosophe penseur, suivant un nouveau sacerdoce romantique incarné dans le poète légendaire. Avant le sacre de l’écrivain au XIXe siècle, cependant, les XVIIe et XVIIIe siècles avaìent jeté les bases de l’autonomie profane de la littérature, notamment par la fondation des institutions qui devaient la sociabiliser durablement: création des académies, développement du commerce des œuvres, élaboration du droit des auteurs, multiplication des palmarès, apparition de genres nouveaux comme les dictionnaires, ou consécration d’autres genres comme la tragédie.

10.1. La formation des institutions de la vie littéraire a accompagné l’émergence des notions de littérature et d’écrivain au sens moderne, en particulier le réseau des académies et le mécénat étatique. Les conflits de l’âge classique sur le sens et la valeur des termes littérature et écrivain sont le meilleur signe de la consécration croissante du domaine littéraire dans son autonomie. La montée du terme d’écrivain à l’âge classique, au détriment des autres appellations souligne l’hégémonie peu à peu conquise par la littérature dans le champ culturel, bien avant que Carlyle ne fasse de l’écrivain le héros des temps modernes.

10.2. L’expression «profession des lettres» est courante chez Montaigne pour désigner l’activité littéraire, c’est-à-dire l’humanisme érudit (I, 25, 138a); les termes «gens de lettres» ou «homme de lettres» sont les plus communs au début du XVIIe siècle, comme dans le Discours de la méthode, où Descartes parle de « lire des livres ou fréquenter des gens de lettres». Mais le terme est de plus en plus associé au pédantisme et devient péjoratif aux yeux de l’honnête homme dans la

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tradition de Montaigne. Les doctes et les lettrés semblent un peu ridicules aux yeux des mondains, qui s’en amusent. Tallemant des Réaux, mondain, bourgeois riche, amateur de littérature, ridiculise ainsi Ménage, lettré aspirant à la mondanité et exhibant son savoir, en le traitant de «Jean-de-Lettres». La Fontaine, plus apprécié des mondains, est encore pour Tallemant, en 1657-1659, «un garçon de belles lettres, et qui fait des vers», non un écrivain ou auteur mais un versificateur, même s’il n’est pas, lui, disqualifié comme «Jean-de-Lettres». La condamnation des doctes auprès du public passe par des satires fréquentes contre les pédants. Et tout rôle dans l’État leur est dénié. Le poète crotté et le pédant ridicule sont des images répandues et redoutables de l’écrivain au XVIIe siècle, chez Sorel, Racan, Balzac, et bien sûr dans Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes. L’appellation d’homme de lettres ou de gens de lettres, ou de «gendelettres», reste d’ailleurs toujours vaguement dévalorisante aujourd’hui, et ne désigne plus que l’aspect le plus institué de l’activité littéraire. Au lettré, figure en voie de dévalorisation, s’oppose au début du XVIIe siècle le poète; au commentateur, l’artiste; au savoir érudit, la maîtrise de la forme, elle, valorisée. Poète recouvre encore aussi bien vers que prose, soit tout le domaine de la littérature d’art et de divertissement par opposition à la littérature savante. Le roman fait partie de la poésie (la Franciade est un roman pour Ronsard), et le poète, dans la tradition de la Pléiade, reste un rôle noble: il est inspiré des dieux, puis parfait savant et artiste. Quant à l’épopée, genre suprême, elle représente à la fois le monument de la beauté et du savoir. Si la poésie est encore un «art divin» pour Boileau, il s’ensuit qu’il refuse le nom de poète aux simples versificateurs. De même, le poème se limite pour Furetière à la seule épopée, à l’exclusion des petits genres. Les hautes doctrines de la Pléiade sont abandonnées, la prose ne fait plus partie de la poésie, la distinction traditionnelle du poète, de l’historien et de l’orateur, qui suffisait jusque-là à recouvrir l’ensemble des possibles, se diversifie en raison du progrès de la conception artificielle du poète qui perturbe cette ancienne tripartition. Les signes de mépris pour le poète contemporain sont nombreux: le poète s’identifie au poète crotté de la satire, chez Saint-Amant et Boileau, ou au poète à gages des troupes de théâtre: le Brisacier ridicule du Roman comique de Scarron, puis de Nerval, dans la préface des Filles du feu. Poète devient ainsi un terme péjoratif de la haute société envers les littérateurs: Mme de Sévigné l’applique de cette manière à Boileau et Racine, pourtant historiographes du roi.

10.3. Auteur était au début du XVIIe siècle le terme le plus large pour désigner tous ceux qui écrivent: quiconque a produit quelque chose, dont un texte, est un auteur. Le mot est positif, comme les étymologies qu’on lui donne: autos, signifiant «créateur» en grec suivant Furetière, et augeo, «augmenter» en latin selon Du Bellay. Pour Charles Sorel, ceux qui n’ont rien «copié ou dérobé» pour composer leurs livres «sont véritablement des Autheurs, étant créateurs de leurs ouvrages, comme on a dit de nos plus grands écrivains». Le nom d’auteur s’associe à la qualité d’originalité, et constitue une qualification possible de l’écrivain. Dans le dictionnaire de l’Académie, les deux termes sont équivalents. Mais, dans l’usage, écrivain a déjà dépassé auteur en prestige, et il est réservé aux seuls auteurs qui joignent à la création l’art de la forme, ceux que Chapelain nommait les «bonnes plumes». La hiérarchie est patente chez Boileau, qui parle d’«auteurs» au début de l’Art poétique, puis qualifie Malherbe, grand initiateur du purisme,

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d’«écrivain»: «Par ce sage Écrivain la langue réparée/N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée» (I, 135-136).

10.4. Charles Sorel, dans De la connaissance des bons livres (1671), souligne la «fonction sociale» qui est à la base du statut nouveau de l’écrivain. Les uns, dit-il, travaillent pour le gain, d’autres n’en ont pas besoin et se contentent de la gloire, mais la qualité est indépendante du rang social: «il se peut rencontrer de bons écrivains de toutes conditions». L’écrivain remplit une fonction sociale: il forme l’esprit et le goût par des lectures de qualité, et Sorel parle expressément de la «fonction d’écrivain». L’utilité sociale de l’écrivain est ainsi affirmée et débattue sans fin. D’Aubignac et Boileau, eux, préfèrent faire dépendre l’écrivain du mécène royal. Un conflit analogue oppose les partisans des belles lettres et ceux de la littérature.

11. Le sens moderne du terme littérature est apparu dans le même temps que celui d’écrivain, autre signe de la mutation culturelle en cours. Les trois grands dictionnaires du XVIIe siècle sont d’accord sur le sens du mot littérature, qui veut dire «doctrine, érudition», ou savoir de celui qui a beaucoup lu et retenu (comme la culture, la littérature est subjective, non objective, chez l’homme de culture ou de littérature): la littérature résulte de la lecture, non de l’écriture. Mais le clivage apparaît entre les dictionnaires à propos des distinctions qu’ils font entre Littérature, Lettres, et Belles Lettres, sur la répartition des différentes activités et sur l’ordre des préséances. Encore une fois, ils portent témoignage du déclin de la conception érudite des lettres au profit d’une conception esthétique de la littérature.

11.1. Voltaire, dans le Dictionnaire philosophique, signale que le terme «littérature» s’applique encore aux «ouvrages savants» comme aux «ouvrages de goût», mais il dénonce le premier emploi comme un archaïsme et réclame la restriction aux seconds. Si l’idée de littérature, comme on le dit souvent, date des Lumières, en fait, le sens moderne de la notion pointait chez Richelet dès 1680 (mais limité à la réception), même si le sens de Furetière, étendu à l’érudition et aux sciences, restait dominant. En tout cas, les conflits des dictionnaires démontrent que la littérature était en train de se dégager des lettres savantes.

11.2. Perrault, dans ses Hommes illustres (1696), énumère les ecclésiastiques, militaires et politiques célèbres, puis «au quatrième rang, les hommes de Lettres distinguez, Philosophes, Historiens, Orateurs et Poètes», attestant sa conception restreinte des Lettres. Sorel, dans La Bibliothèque française (1664), dresse le répertoire culturel de l’honnête homme, sans latin. Les «bonnes lettres», les bonae literae des humanistes, comprenant les humanités et les saintes lettres, qui furent longtemps le bien des savants, sont désormais le bien commun. Sorel s’étend peu sur l’éloquence, la religion, les sciences et les philologies, puis il privilégie les belles lettres au sens restreint, qui correspondent à la moitié du total et incluent récits de voyage, lettres, histoire, fables, romans, nouvelles, poésies et traductions: les belles lettres se sont substituées au bonnes lettres comme «science des honnêtes gens», suivant un changement notable entre 1643 et 1664.

11.3. L’évolution se poursuivra, et le philosophe remplacera l’honnête homme comme modèle de l’écrivain. Voltaire note à l’article «Gens de lettres» de l’Encyclopédie (1757): «C’est cet esprit philosophique qui semble constituer le caractère des gens de lettres […]. Ils furent écartés de la société jusqu’au temps de Balzac et de Voiture; ils en ont fait depuis une partie devenue nécessaire. » Le philosophe l’emportera sur le philologue et l’antiquaire, mais la médiation de

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l’honnête homme aura été capitale vers la définition de l’écrivain par l’exercice de la raison philosophique. Au XVIIe siècle, une nouvelle classe intellectuelle se développera. Nombreuses seront les apologies de l’homme de lettres de 1760 à la Révolution.

BIBLIOGRAPHIE

Bénichou, Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948. Bénichou, Paul, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un

pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Corti, 1973. Biet, Christian, Les Miroirs du Soleil. Littératures et classicisme au siècle de Louis

XIV, Paris, Gallimard, „Découvertes”, 1989. Bourdieu, Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992. Bonnet, Jean-Claude, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes,

Fayard, 1998. Dubois, Jacques, L’Institution de la littérature, Paris-Bruxelles, Nathan-Labor, 1978. Kibedi-Varga, Aron, Les Poétiques du classicisme, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990. Viala, Alain, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique,

Minuit, 1985.

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IV. LE BAROQUE, LA PRÉCIOSITÉ, LE BURLESQUE.

MODÈLES ET MODULES 1. Le baroque. Entre la Pléiade et le classicisme, l’histoire littéraire s’est

longtemps bornée à constater un vide. Rien n’est plus injuste: cette époque propose un ensemble d’œuvres variées. Les visions contrastées du monde, les positions morales, religieuses ou stylistiques divergentes des créateurs expliquent leur choix différents, contradictoires, mouvants. Selon les auteurs et les moments, les œuvres relèvent plutôt du baroque, ou de la préciosité, ou encore du burlesque. Les frontières entre ces esthétiques sont parfois floues, mais ces étiquettes ont le mérite de souligner les grandes tendances qui dominent la littérature sous le règne de Louis XIII.

1.1. Lanson, un des plus importants historiens littéraires, classait les grands écrivains de cette époque dans la rubrique «préclassiques» et les considéraient généralement comme des «égaré», presque illisibles. Puis, à partir des années 1950, la tendance s’est inversée et on a célébré les vertus de cet art libéré de tout entrave, considéré comme une préfiguration de la quête rimbaldienne ou de l’aventure surréaliste. Plutôt que de distinguer des périodes chronologiques un peu floues (prébaroque, maniérisme, plein baroque, baroque assagi), il est plus simple de s’en tenir à la distinction claire des trois grands moments qui marquent la littérature du siècle de Louis XIII: le baroque, certes, mais aussi la préciosité et le burlesque, qui en sont de subtils contrepoints. L’histoire de ce terme est une véritable odyssée: issu du portugais, qualifiant à l’origine une perle irrégulière, il a été utilisé ensuite par les historiens de l’art et a fini, au XXe siècle, par s’appliquer à la littérature. On s’accorde à l’employer pour désigner une période qui s’étend de 1570 à 1660. En tout cas, en 1665, un événement de haute portée symbolique enregistre le retrait incontestable du baroque en France. Le Bernin, quittant Rome pour la seule fois de sa vie, vient à Paris pour se voir confier la mission de construire la façade du Louvre:on lui préférera finalement Claude Perrault et son projet de colonnade classique. D’un auteur à l’autre, les caractéristiques des œuvres baroques varient souvent considérablement. Cependant elles ont quelques traits communs qui définissent à la fois une esthétique et une thématique bien particulières.

2. Esthétique. (i) Le mouvement. Le baroque aime le mouvement qui déplace les lignes. En architecture, les façades s’animent de courbes et de contre-courbes, les colonnes s’ornent de torsades dynamiques, les plafonds offrent des perspectives vertigineuses en trompe-l’œil. En littérature, la virtuosité des métaphores vise à créer des effets identiques: les images fulgurantes s’engendrent en chaîne, se déploient et se propulsent dans les poèmes. (ii) La surprise. Le cavalier Marin, (de son vrai nom Giambattista Marino, ou Marini, illustre poète italien, né en 1569, mort en 1625), l’une des références les plus prestigieuses de toute cette époque, avait coutume de dire: «Qui ne sait étonner mérite l’etrille.». Pour remplir ce programme, les auteurs baroques vont encore user largement de la métaphore. Elle

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se fait alors énigmatique: sorte de défi au langage utilitaire, elle dissimule les choses derrière le voile ingénieux des mots. J.Rousset, dans son Anthologie de la poésie baroque, en a relevé quelques beaux exemples, comme celui du cyprès qui, sous la plume fulgurante de Cyrano de Bergerac, devient tour à tour un lézard à la queue tournée vers le haut, une flèche, un dragon, une rivière immobile, une lance enflamée. On comprend aisément qu’il entre dans cette écriture une grande part de jeu: l’écrivain baroque s’amuse à dérouter son lecteur, se situe constamment dans un entre-deux ambigu, à mi-chemin entre le divertissement gratuit et la gravité déséspérée. En effet cette rhétorique n’est pas seulement ludique, elle traduit profondément à la fois une vision pathétique du monde et de la vie humaine qui s’exprime aussi à travers une thématique particulière.

3. Les thèmes. (i) Le tragique de l’existence. Cette période est l’une des plus dramatiques de l’histoire de France: les guerres civiles (les guerres de Religion, la Fronde), les guerres étrangères (la guerre de Trente Ans dure de 1618 à 1648), les épidémies, les famines, les révoltes populaires et leurs répression forment un arrière-plan effroyable dont le retentissement sur la littérature est évident. L’œuvre la plus représentative de cette violence est celle d’Agrippa d’Aubigné (1552-1630), dont Les Tragiques, commencés en 1577, ne seront publiés qu’en 1616. Les poètes de l’époque Louis XIII insistent particulièrement sur la fuite du temps et l’angoisse de la mort; ils retrouvent la grande intuition d’Héraclite («tout passe, tout s’écoule, tout s’écroule») et la traduisent en de superbes images: l’eau en mouvement, la bulle fugitive, le nuage vaporeux, l’oiseau rapide, le vent insaisissable. Le sentiment de la précarité de l’existence aboutit souvent à un profond désespoir: l’âge baroque est aussi l’âge de la mélancolie. Dans «Les Visions» (1629), Saint-Amant se décrit «Le coeur plein d’amertume et l’ame ensevelie/Dans la plus sombre humeur de la mélancolie.» Les vanités deviennent le grand motif pictural; elles font écho à tous les poèmes qui reprennent inlassablement le memento mori («souviens-toi que tu es mortel») des ascètes chrétiens. (ii) L’illusion et la folie. L’homme et l’univers étant perçus comme dramatiquement fragiles, instables et inconsistants, la littérature enregistre cette opinion de la sensibilité. J.Rousset a naguère placé les œuvres baroques françaises sous le double parrainage de Protée et de Circé: le dieu qui se métamorphose sans cesse et la magicienne qui transforme les autres créatures. De l’époque d’Henri III au début du règne de Louis XIV, le ballet de court connaît une vogue particulière: il met en scène des métamorphoses innombrables et extravagantes, comme dans Le Ballet des cinq sens de nature (1633) ou des grenouilles se changent en cavaliers. A côté des pièces à machines, faisant intervenir les enchantements et la magie, il faut mentionner toutes les œuvres qui jouent sur la confusion entre la réalité et l’illusion. Au théâtre, cela donne naissance à la dramaturgie du théâtre dans le théâtre, illustrée par Shakespeare et les Elisabéthains, mais aussi par Corneille (L’Illusion comique), Rotrou (Le Veritable Saint Genest). Toutes ces œuvres disent que le monde est une scène de théâtre, que la vie est pure illusion, que l’homme est condamné à vivre les incertitudes du réel. Ainsi, les pièces tournent souvent autour de déguisements, de travestissements et de personnages doubles. La réplique de l’Amphitryon de Rotrou, dans Les Sosies (1636) est significative dans ce sens: «Je doute qui je suis, je me perds, je m’ignore, /Moi même je m’oublie, et ne me connais plus.» Les poètes répètent ces thèmes à l’envi et Saint-Amant en fera même le sujet d’un de ses poèmes: «Non, je ne trouve point beaucoup de différence/De prendre du tabac à

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vivre d’espérance, /Car l’un n’est que fumée, et l’autre n’est que vent.» (iv) L’ostentation. Ces incertitudes sécrètent l’inquiétude et l’angoisse. Pour les surmonter, l’homme de cette époque se réfugie volontiers dans l’ostentation: ainsi s’édifie une véritable culture des apparences, qui combine l’orgueil et la démesure et s’affirme dans le culte du décor et même du décorum. Dans les bâtiments baroques, l’élément primordial est la façade; l’époque d’Henri III, celle de Louis XIII voient se développer la mode et ses raffinements. L’écriture baroque «donne à voir»: l’hypotypose et l’hyperbole prolifèrent. Les personnages, au théâtre comme dans le roman, ne font guère dans la demi mesure: dans L’Astrée, roman d’Honoré d’Urfé (1607-1624), Céladon représente l’hyperbole de la fidélité, pendant qu’Hylas incarne l’inconstance totale - en quoi il ressemble à un autre personnage créé lui aussi dans les années 1620 par l’Espagnol Tirso de Molina: Don Juan. (v) L’inconstance. On le voit, c’est une attitude largement illustrée par la littérature. J.Rousset, dans son Anthologie de la poésie baroque française, a distingué une «inconstance blanche», légère, dans laquelle les poètes se plongent avec délices, s’y complaisent, s’en grisent, s’en enchantent, et une «inconstance noire», plus tragique et plus profonde. La première est le fruit coquin des intermittences du cœur, c’est un simple refus de se fixer ou de se lier, un goût affirmé de la pluralité des partenaires. La seconde est le signe d’un désir jamais assouvi: elle prend volontiers l’allure d’une vaine quête de l’absolu: elle est la conscience de l’absence douloureuse de Dieu, ou le signe du péché et du mal consubstantiels à la nature humaine. La course de Don Juan s’achève par sa rencontre fatale avec l’au-delà, lorsque l’homme de vent rencontre l’homme de pierre. (vi) Le mysticisme. Le père Charles de Condren disait, vers 1613, que son époque était «le grand siècle des saints». On assiste en effet à un véritable explosion de la piété, retombée du concile de Trente et de la Contre-Réforme. On ne s’étonne donc pas de rencontrer à cette époque une abondante littérature chrétienne. A l’âge baroque, on écrit et on publie beaucoup de poésies religieuses. Certaines sont de très grande qualité, comme celles de Martial de Brivez, Le Moyne, Hopil, Gombauld ou Georges de Brébeuf. Ces poètes sont souvent d’authentiques mystiques, exprimant leur piété sentimentale et exaltée dans des œuvres qui sont des prières ardentes où la méditation se teinte parfois de volupté: Les Divins Elancements d’amour (1629) de Claude Hopil en sont l’un des exemples les mieux connus. (vii) La beauté baroque. Quelle est, au milieu de cette profusion, l’unité de la production littéraire? Sans doute la recherche incessante d’un absolu. Mais le baroque est aussi une écriture particulière, une rhétorique de la multiplicité de l’excès, qui donne l’impression d’une vitalité indomptable, d’une force irréductible aux normes (morales) et règles (esthétiques). C’est l’écriture d’une quête - celle d’une liberté et d’une vérité audacieuses.

4. La préciosité. La préciosité n’est pas une école, c’est une tendance. Ses contours et ses limites sont d’ailleurs assez flous. Certains en font une constante, un penchant éternel de la littérature (voir par exemple le beau livre de René Bray, La Préciosité et les Précieux de Thibaut de Champagne à Jean Giraudoux). C’est en tout cas une tendance qui se manifeste tout au long du XVIIe siècle et qui connaît son apogée dans les années 1650 -1660. On peut d’ailleurs constater que ce phénomène n’est pas propre à la France; des mouvements analogues se manifestent en Angleterre (l’euphuisme de John Lily), en Espagne (le cultisme de Gongora) et en Italie (le marinisme, du nom de son instigateur, Marini). En France, la préciosité présente cependant la particularité d’être à la fois un phénomène social et un phénomène littéraire.

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4.1. Les salons. Au début du XVIIe siècle, une intense vie mondaine se développe à Paris. Des personnes cultivées, trouvant la cour d’Henri IV trop grossière, prennent l’habitude de se réunir régulièrement: ainsi naquit la vogue des salons. Le plus célèbre fut celui de la marquise de Rambouillet (1588-1665), que l’on appelait «l’incomparable Arthénice» (anagramme de Catherine, son prénom). Elle était, dit-on, souvent malade et avait coutume de recevoir ses invités dans sa célèbre «chambre bleue»: elle lança ainsi la mode des « ruelles ». Son salon s’ouvrit en 1606: au départ, elle recevait des nobles, mais peu à peu elle eut l’intelligence de préférer l’aristocratie de l’esprit et reçut les talents de tout origine. L’apogée de la «Chambre bleue» se situe entre 1626 et 1648, période où le salon, autour de Mme de Rambouillet, de sa fille, Julie d’Angennes et de Voiture fut le rendez-vous de tous les écrivains de la capitale, mais aussi de grands seigneurs les plus cultivés: de Malherbe à Bossuet, de Richelieu à La Rochefoucauld, de Corneille à Mme de Sévigné, la liste des invités de la marquise est éblouissante. Après 1648, date de la mort de Voiture, le salon continua à recevoir d’excellents écrivains, comme Mme de Lafayette et Segrais, mais il fut supplanté par celui de Mlle de Scudéry, devenue alors écrivain à la mode. Dans ses romans à succès, Le Grand Cyrus (10 vol., 1649-1653) et La Clélie (10 vol., 1654-1661), elle multipliait les portraits à clefs: les habitués se reconnaissaient sans peine dans les héros, et retrouvaient avec plaisir des échos de leur conversations. Parmi les autres salons, les plus importants sont ceux de Mme de Montpensier et de Mme de La Suze. A partir des années 1655-1660, la préciosité fut vigoureusement contestée. La première critique serieuse apparut sous la forme d’un roman intitulé La Précieuse (1656-1658), œuvre de l’abbé de Pure. En 1659, la polémique monta avec Les Précieuses Ridicules de Molière. Dans le sillage de l’auteur comique, plusieurs écrivains s’essayèrent à la satire de la préciosité, notamment Somaize, auteur d’un Dictionnaire des précieuses (1660). La critique la plus féroce demeure cependant la description de la cruelle d’Angélique dans Le Roman bourgeois de Furetière (1666). La préciosité est en effet un phénomène essentiellement parisien; c’est aussi pour cela que lorsque la cour redeviendra le centre de la vie mondaine et intellectuelle - à partir de l’avènement de Louis XIV, en 1661 - le prestige de la capitale déclinera et la préciosité peu à peu s’effacera. Mais son influence continuera à se faire sentir durablement chez la plus part des auteurs classiques: de La Fontaine à Racine, de Molière à Mme de Lafayette, presque tous lui sont redevables.

4.2. L’idéal précieux. La préciosité est une recherche de l’élégance, du raffinement, de la distinction. Les hôtes de Mme de Rambouillet se réunirent d’abord dans la «Chambre bleue» pour fuir une cour qu’ils jugeaient grossière et vulgaire. Cela explique notamment la place essentielle qu’occupent les femmes dans ce mouvement: la préciosité est en grande partie féminine, et même féministe. Elle défend une conception de l’amour fondée sur le respect de la femme: la femme est une divinité que les hommes doivent supplier et adorer. Plus concrètement, elle prône l’émancipation de la femme, par le célibat, le droit au divorce, le mariage à l’essai, l’espacement des maternités. En un mot, les précieuses revendiquent l’égalité des sexes. Elles accordent une grande importance à la vie en société: elles régentent la mode, définissent les règles de la conversation et édifient un code des relations amoureuses, résumé par Mlle de Scudéry dans sa célèbre «Carte de Tendre», au tome I de la Clélie (1654). C’est une représentation allégorique des rapports sentimentaux. Trois fleuves traversent un pays imaginaire: Inclination, Estime et Reconnaissance. Tous les trois traversent un port qui figure le bonheur

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parfait, Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime et Tendre sur Reconnaissance. Le voyageur doit éviter de quitter le lit du fleuve, sans quoi il s’égarerait vers Indiscrétion ou Négligence, qui mènent respectivement à la Mer d’Inimitié et au Lac d’Indifférence. Encore faut-il savoir ne pas dépasser les limites des ports de Tendre: au-delà, les fleuves conduisent irrésistiblement à la Mer Dangereuse, qui baigne les effrayantes Terres Inconnues. Cette carte est une véritable parabole. Elle résume toute la conception précieuse de l’amour, considéré à la fois comme un ravissement et un danger. Les précieuses condamnent la débauche et repoussent loin dans le temps la jouissance physique. Elles éprouvent méfiance et dégoût pour les passions: à l’amour elles préfèrent la tendre amitié. Leur activité préférée est la conversation. Elle devient un art véritable, avec ses règles strictes: ne pas ennuyer, ne pas être pédant, rechercher l’élégance et la distinction. Les précieuses usent volontiers de périphrases subtiles, afin d’éviter les mots bas ou vulgaires: le miroir devient «le conseiller des grâces»; la fenêtre, «la porte du jour»; les yeux, «les miroirs de l’âme». Le dictionnaire des précieuses nous apprend que l’expression banale «il pleut» se traduisait par «le troisième élément tombe»; la phrase simple: «laquais, mouchez la chandelle» devenait: «Inutile, ôtez le superflu de cet ardent». En tout cas, si elles ont abusé des superlatifs, elles ont enrichi la langue de mots nouveaux (féliciter, anonyme, bravoure, pommadé, incontestable, enthousiasmer). La préciosité est aussi un jeu, mais leur activité de prédilection demeure la littérature.

4.3. La littérature précieuse. Elle se caractérise par son écriture recherchée, mais aussi par ses thèmes: l’analyse du sentiment amoureux et l’héroïsme. Elle privilégie les genres mineurs, adaptés à la vie de salon: lettres, portraits, dialogues, maximes, épigrammes, énigmes, blasons. Souvent les œuvres précieuses sont le fruit d’une élaboration collective; on publie même des recueils signés de plusieurs collaborateurs. C’est le cas de la Guirlande de Julie, recueil de 61 madrigaux offert à Julie d’Angennes par le duc de Montausier, le 22 mai 1641. Conrart, Scudéry, Malleville, Chapelain, Gombauld, Tallemant des Réaux, Godeau, Arnauld d’Andilly et Montausier lui-même figurent parmi les auteurs. En 1659, on publia plusieurs recueils de portraits, dont deux dédiés à Mlle Montpensier qui contiennent le célèbre Portrait de La Rochefoucauld par lui-même et le Portrait de Mme de Sévigné par Mme deLafayette. Les œuvres précieuses recherchent surtout l’ingéniosité; elle cultivent l’art de la pointe, trait brillant et inattendu qui clôt un poème ou un portrait. Elles tendent à devenir des exercises de virtuosité, comme les bouts-rimés. Les salons se divisent parfois sur leur appréciation des œuvres. Il y eut des querelles plus virulentes, à l’occasion du Cid, par exemple, et de plus longues, comme la dispute sur la conjonction «car». Malherbe voulait la prohiber et l’Académie se lança dans la bataille: elle proposa de la remplacer par «pour ce que». Voiture, au nom de l’hôtel de Rambouillet, prit la défense de «car» et railla spirituellement les académiciens: «Ils veulent dire avec trois mots ce qu’ils peuvent dire avec trois lettres.» Saint-Evremond a fait de ce conflit le sujet de sa Comédie des Académistes pour la réformation de la langue française (1650).

4.3.1. La préciosité est avant tout un effort de dépassement pour atteindre un art de vivre et un art d’écrire. La passion de la littérature et l’idéal amoureux, qui en sont les deux aspects essentiels, procèdent de la même ferveur pour la beauté, de la même recherche de la pureté et de l’exquisité. Les exercices de style ont aussi leur importance: ce sont des expériences des pouvoirs de l’écriture, en même temps que des occasions de célébrer les valeurs et romanesques. L’influence de la préciosité est considérable. Il est peu d’œuvres du XVIIe siècle qui n’en portent la trace. La pureté

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du style, l’analyse de l’amour, la recherche de l’élégance et de la distinction: sur tous ces points, Corneille, Racine, La Fontaine, Molière, Mme de Lafayette et tous les auteurs classiques sont redevables au courant précieux. Il a instillé durablement dans la littérature francaise (Marivaux, Giraudoux etc.) le goût de l’étude psychologique pénétrante et subtile, exprimée en une langue précise et raffinée. Les précieux, préférant les valeurs romanesques à la réalité plate, sont des idéalistes. Ils parlent d’amour, mais d’un amour superlatif, absolu, irréel. Ils rêvent d’un monde de perfection et leur goût de l’abstraction montre que ce monde, pour eux, n’existe que dans leur imagination, loin de la réalité. A sa façon, la préciosité est une utopie.

5. Le burlesque. On rencontre le mot à la fin du XVIe siècle, mais il ne sera consacré dans son acception littéraire que vers 1640. Il vient de l’italien burlesco, formé sur la racine burla, qui désigne une farce, une feinte, une tromperie amusante. Le burlesque suscite donc le rire, mais un rire complexe, tantôt cruel, presque toujours grinçant. Il convient de distinguer plusieurs aspects, plusieurs tons: la parodie, la satire, le grotesque. (i) La parodie. L’apogée du burlesque se situe au milieu du XVIIe siècle, entre deux œuvres de Scarron, le Recueil de quelques vers burlesques (1643-1644) et le Virgile travesti (1648-1652). Dans cette parodie de l’Enéide, Scarron donne l’exemple le plus achevé du genre: il s’agit d’une véritable réécriture du célèbre poème de Virgile, qui joue sur les effets de dissonance, mais aussi sur la connivence plaisante; il n’y a pas vraiment un parti pris de dégradation du modèle littéraire; certes l’épopée latine perd toute sa gravité héroïque: la familiarité de l’octosyllabe, les anachronismes systématiques, la trivialité populaire des commentaires la transposent dans un registre bas. Mais le but comique est uniquement atteint parce que le texte burlesque fourmille d’allusions précises au texte de référence. Le burlesque est donc d’abord un exercice de lettrés, un jeu hautement culturel. Parmi les œuvres les plus remarquables, on peut citer encore Le Typhon ou la Gigantomachie (1644) de Scarron, Le Jugement de Paris (1648), L’Ovide en belle humeur (1650) et Le Ravissement de Proserpine (1653) de d’Assoucy, L’Enéide en vers burlesques (1650) et Lucain travesti, ou la Pharsale en vers enjoués (1656) de Georges de Brébeuf. Parfois, le burlesque emprunte une démarche opposée: l’écrivain traite un sujet banal en style élevé, avec une grandiloquence affectée. On parle alors d’écriture héroï-comique, sorte de burlesque à l’envers. On peut citer comme exemples remarquables Dulot vaincu ou la défaite des bouts-rimés (1654) du poète Sarasin, et surtout Le Lutrin (1674-1683) de Boileau. Là encore, il s’agit bien de parodier les genres prestigieux, comme l’épopée ou la tragédie classique. (ii) La satire. Le jeu peut aussi être moins innocent: il rejoint ainsi l’ancienne tradition de la satire. Pendant la régence d’Anne d’Autriche, et plus encore pendant la Fronde, l’écriture burlesque se fit violente, polémique; l’anticonformisme tourna souvent à l’obscénité la plus grossière. Ce fut le cas des mazarinades, pamphlets hostiles à Mazarin, dont le plus célèbre fut l’œuvre de Scarron (La Mazarinade, 1651). On en comptera plus de cinq mille imprimées entre 1648 et 1653. Ces petits textes, tantôt en prose, tantôt en octosyllabes (l’octosyllabe était appelé «le vers burlesque»), étaient parfois écrits par d’illustres auteurs: outre Scarron, il faut citer Tristan L’hermite, La Rochefoucauld, Retz, Bussy-Rabutin, Guez de Balzac, Saint-Amant, Saint-Evremond, Cyrano de Bergerac, Arnauld d’Andilly. On y rencontre toutes les nuances de la raillerie, de la véhémence éloquente à l’insolence ordurière. Les libertins s’aperçurent aussi des ressources immenses que le burlesque offrait à la littérature contestataire: ils écrivirent donc quelques ouvrages impies ou licencieux,

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qui se moquaient ouvertement de la religion, comme l’anonyme Passion de Notre-Seigneur en vers burlesque (1649). (iii) Le grotesque. Cet art de la dissonance et de l’extravagance se répand en fait dans tous les genres littéraires, la poésie, mais aussi le roman et le théâtre. En fait le courant burlesque reprend une tradition fort ancienne: depuis le Moyen Âge, les fantasies et «resveries» ont inauguré des systèmes d’écritures qui font éclater les codes, les bienséances et parfois les significations. C’est ainsi que, tout au long du XVIIe siècle, à côté de la littérature sérieuse et officielle, exista une littérature marginale, bizarre, grotesque dont le seul objectif est de développer un discours différent, et même un «contre-discours». Les romans s’attachent à montrer les incompréhensibles contradictions de l’être humaine: du Francion (1623) de Sorel aux Aventures (1677) de d’Assoucy, en passant par Le Roman comique (1649-1657) de Scarron ou Le Roman bourgeois (1666) de Furetière, nombreux sont les ouvrages qui doivent beaucoup à cette esthétique qui refuse les mensonges idéalistes et le fard des convenances. Au théâtre, Scarron s’amuse à mettre en lumière les contradictions désopilantes des héros et tourne en ridicule les prétentions épiques de Don Japhet d’Arménie (1653).

5.1. Les poètes burlesques refusent les raffinements du pétrarquisme, ils célèbrent la laideur en descriptions d’un réalisme cru et repoussant (Sigogne, Auvray, Théophile de Viau). Comme les romanciers, ils donnent parfois une place essentielle aux réalités matérielles, à la vie corporelle et aux détails prosaiques. Les objets dérisoires deviennent les sujets privilégiés de leurs œuvres: un melon, un fromage, une pipe. Le burlesque manifeste ainsi leur volonté de réhabiliter le bas corporel, de le réintégrer dans une littérature qui veut à toute force l’évacuer ou le dépasser. Mais rien ne serait plus injuste que de réduire cette écriture à cet aspect trivial. Le burlesque est une composante essentielle de la « littérature au second degré » (G.Genette): c’est une littérature en marge d’une autre littérature, qu’elle pastiche, ou parodie ou conteste. C’est, on pourrait dire, du postmodernisme avant la lettre. Surtout, elle se veut discours de gaieté, de bonne humeur et de (dé)mystification. Le burlesque est toujours à la limite du canular. C’est pourquoi les grands classiques auront toujours pour cet art facétieux une secrète tendresse (Boileau ou La Fontaine). Il sera encore goûté au début du XVIIIe siècle, et Marivaux composera un Télémaque travesti et une Iliade travestie. Tel fut le burlesque: non pas un genre, non pas une école, mais un art de la réécriture, un jeu réservé aux gens cultivés, capables d’apprécier l’humour subtil d’une dissonance adroite aussi bien que la farce énorme d’une grivoiserie obscène. Un laboratoire littéraire: telle apparaît aux historiens la France dans les années 1600-1660. Alors s’élaborent les théories les plus audacieuses et les plus pittoresques: on a souvent insisté sur les outrances du baroques, les ridicules de la préciosité, les insolences du burlesque. Mais il faut regarder ces mouvements comme des recherches esthétique et philosophique, des quêtes d’une écriture capable de traduire les sensibilités nouvelles des artistes, leurs aspirations et leurs aversions, leurs inquiétudes et leur humour. Et surtout, ces entreprises aboutissent: ces œuvres ne sont pas seulement des préfaces ou des brouillons du classicisme, elles sont souvent d’éclatantes réussites. Mais, bien évidemment , le classicisme leur devra beaucoup: le baroque, la préciosité et même le burlesque vont nourrir tous les chefs-d’œuvre du règne de Louis XVI.

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V. CLASSIQUE ET CLASSICISME. MODÈLES ET MODULES 1. La société française du XVIIe siècle est extrêmement diversifiée, avec des

contrastes immenses de statut, de richesse, de comportement. C'est d'abord une société d'ordres: la noblesse, le clergé et le tiers-état (qui comporte la bourgeoisie et le peuple) forment des ordres séparés, ayant des „cultures” différentes. Chaque ordre (et chaque composante à l'intérieur d'un ordre) jouit de privilèges et de devoirs particuliers. La vie pratique, la conscience de l'identité, les possibilités de réalisation personnelle sont déterminées par l'appartenance sociale. Certaines parties de cet édifice social commencent pourtant à bouger: la noblesse, obligée de fréquenter la Cour, devient plus policée, alors que la bourgeoisie la plus riche occupe certaines fonctions jusqu'alors réservées.

1.1. Autre caractéristique: la différence immense entre les villes et les campagnes. La ville, qui est encore ceinte de remparts, est le domaine des bourgeois (artisans et commerçants); la campagne, celui de la noblesse occupant ses châteaux et vivant du produit de ses terres, et bien entendu celui des paysans, qui composent la majorité de la population, exploitée et maintenue dans le servage. On doit se représenter que les campagnes ne sont pas sûres, que parfois des armées passent et pillent (le royaume mène plusieurs guerres durant le siècle), que l'alimentation n'est pas toujours assurée, que la mortalité est très élevée, que de grandes épidémies dévastent la population. On doit comprendre la place importante tenue par la religion: dans les villes, les nombreuses églises sont des lieux de grande sociabilité; les couvents, nombreux eux aussi, sont riches et actifs; prêtres, moines, nonnes constituent une part de la population, présents dans chaque famille, assurant les soins, l'instruction, l'administration et la ritualisation des étapes de la vie humaine. L'activité économique augmente lentement; dans les ports, les expéditions de pêche et l'armement de navires commerciaux créent de la richesse. Le commerce colonial s'intensifie: épices, soieries, fourrures, bois exotiques, traite des esclaves africains vers l'Amérique et les Antilles (c'est par exemple la source majeure de la richesse d'une ville comme La Rochelle).

2. Pourtant, en faisant la part du schématisme, notamment de l'importance des genres et des styles qui créent des représentations convenues (les paysans de Molière, les héros de Corneille), il est possible de montrer que la production littéraire de ce siècle, loin d'être étrangère à la société et de n'obéir qu'à des modèles intemporels, se développe en interaction avec le monde social. On ne donnera ici qu'un seul exemple, laissant aux textes le soin de faire pressentir d'autres points de contact. Cet exemple, c'est celui du statut des hommes et des femmes qu'on appellera des „écrivains”, et de l'activité même à laquelle ils se livrent: produire de la „littérature”. Durant la première moitié du siècle, les poètes et les littérateurs dépendaient pour vivre de la protection des grands seigneurs, qui les employaient à des tâches domestiques et souvent à rédiger des textes d'éloges

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ou des pamphlets contre leurs ennemis. Les littérateurs s'efforçaient aussi d'être acceptés dans des milieux mi-mondains mi-lettrés, ceux des salons et des académies qui se créaient à Paris comme en province. Peu à peu le pouvoir s'intéressa aux académies (Richelieu crée l'académie française en 1635), et tenta d'influencer la production des textes qui circulaient, imprimés ou non. Un mécénat d'Etat fut institué, des pensions données à certains un prestige particulier fut attaché à la faveur royale. Le système prit toute son importance sous Louis XIV, et détermina la carrière d'hommes comme Racine ou Molière. Une „profession” était née, avec un statut social et économique nouveau. Un „milieu” se développa, qui allait devenir celui des philosophes au XVIIIe siècle, puis celui des gens de lettres au XIXe, de la bohème au tournant du siècle, des écrivains pour nous. Le sociologue Pierre Bourdieu a proposé de nommer „champ littéraire” cet ensemble fait d'acteurs sociaux voués aux activités spécifiques de l'écriture. Les idées d'autonomie, de liberté de la parole et d'exercice critique de l'intelligence lui furent tout autant attachées dès le XVIIe siècle.

3. On attribue à Montesquieu, dans L'Esprit des lois (1748), la théorie de la séparation des pouvoirs, qui montre que le pouvoir de faire les lois (législatif), celui d'en assurer l'exécution (exécutif) et celui de sanctionner les infractions (judiciaire) doivent être séparés pour éviter l'arbitraire politique. La mise en œuvre concrète de cette théorie par la Révolution française déterminera la fin de ce qu'on nomme „l'Ancien Régime”. Cet Ancien Régime lui-même représente une très longue période et recouvre plusieurs situations politiques: la féodalité proprement dite, qui se termine à la fin du XIIIe siècle, la monarchie qu'on appelle parfois „féodale”, la monarchie dite „absolue” qui caractérise la France du XVIIe siècle, la monarchie parlementaire ailleurs (dans l'Angleterre de la Charte, par exemple). Par monarchie absolue, les historiens désignent un système où le roi gouverne seul au nom de la nation tout entière, mais en restant soumis à la loi et en respectant les privilèges des sujets (ce n'est donc pas un despotisme). L'absolutisme français louis-quatorzien a trouvé son assise dans la théorie du droit divin, selon une expression de Bossuet: le roi est vu comme le représentant de Dieu dans la nation; tous les sujets sont ses enfants.

3.1. L'émergence de l'absolutisme en France a été préparée depuis Philippe le Bel déjà (mort en 1314), qui institua une première centralisation au profit du pouvoir royal. Mais dans la période moderne, tout se concrétise avec Richelieu, que Louis XIII appelle au pouvoir en 1624 et qui deviendra un Premier Ministre tout-puissant. Richelieu parvint à abaisser les prérogatives des grands seigneurs qui étaient restées fortes, et à imposer une administration royale, première ébauche de l'Etat moderne. Sa mort, en 1642, puis celle du roi l'année suivante, ouvrit cette période de troubles qu'on appelle la Fronde (il y eut en fait deux Frondes, mais nous n'entrerons pas ici dans les détails). La régente Anne d'Autriche nomma Mazarin Premier Ministre. Sans cesse attaqué, haï, Mazarin devenu Cardinal sauva la royauté à l'intérieur (contre les Princes et les Parlements) et à l'extérieur. Lorsque Louis XIV, à la mort de Mazarin (1661), entreprit de gouverner personnellement, il commença par se passer de Premier Ministre en concentrant dans ses mains toutes les grandes décisions. Il avait alors un peu plus de 22 ans, et il assura ce rôle jusqu'à sa mort en 1715, mettant en application d'une manière concrète l'absolutisme royal. Au XVIIIe siècle, Louis XV parvint un temps à poursuivre sur

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cette voie, mais il dut faire des concessions; Louis XVI tenta d'introduire, trop tard pour sauver la monarchie, une forme de parlementarisme.

3.2. Louis XIV ne fit pas que gouverner personnellement. Il écarta des instances de décision les princes et les grands seigneurs qui y prétendaient héréditairement; et il introduisit dans l'administration royale des hommes venus de la noblesse de robe (des parlements) et de la bourgeoisie. Pour assurer complètement le pouvoir royal, il diminua la noblesse en obligeant les nobles à séjourner à Versailles, c'est-à-dire à quitter leurs domaines et leur province pour s'approcher de la Cour. Il lia aussi la fonction royale à sa représentation publique, développant une stratégie d'ostentation et un contrôle strict des images du pouvoir. Versailles, ses fêtes et ses cérémonies quotidiennes ou extraordinaires devint le cœur du dispositif. C'est de là qu'est née la mythologie du Roi-Soleil, semblable à Apollon. Cette gestion autoritaire du pouvoir rencontra d'emblée et pour longtemps l'approbation des contemporains, désireux d'ordre dans la société. Des victoires militaires (la conquête des Flandres et de la Franche-Comté) vinrent opportunément ajouter la gloire au prestige royal. Mais, à partir du milieu des années 1680, le reflux commença. Des guerres coûteuses, des dépenses multipliées, une politique interne trop autoritaire (notamment à l'égard des huguenots), une exigence de servilité envers tous ceux qui approchaient le roi - la fin du règne fut longue et douloureuse pour le pays. Louis XIV mourut en 1715.

4. Les royaumes de l'Europe du sud empêchèrent toute diffusion des idées protestantes. L'Espagne et le Portugal, tous deux enrichis par leur expansion coloniale, et l'Italie dominée par les Etats Pontificaux affermirent le catholicisme par des mesures préventives et répressives: l'Inquisition, la censure, jusqu'aux bûchers où l'on brûla non seulement des livres, mais aussi des „hérétiques”. La France fut déchirée par les guerres religieuses, que doublèrent souvent des rivalités politiques. La maison royale, au temps des Valois, dès le règne de François 1er (long règne: 1515 - 1547) soutint le parti catholique. Henri IV, roi de Navarre, fils d'un Bourbon, fut d'abord le protecteur des huguenots, puis abjura pour devenir roi de France; il fut sacré roi à Saint-Denis en 1593.

4.1. La Réforme obligea l'Eglise catholique à se redéfinir en profondeur. Ce fut le rôle du Concile de Trente (1545 - 1563), auquel participa toute l'Eglise. La doctrine fut raffermie, axée sur la restauration de l'autorité, sur des positions frontalement anti-protestantes, voire anti-humanistes. La transmission de la foi et l'interprétation des textes restaient réservées au clergé, la Tradition était maintenue contre la liberté individuelle. Cependant, la question moderne du contrôle de l'information (posée par l'imprimerie et la circulation multipliée des hommes et des choses) ne pouvait être résolue par la seule répression. L'Eglise romaine conçut un catéchisme pour les fidèles et un bréviaire pour les prêtres; elle stimula la dévotion populaire dans la liturgie et la prière; elle favorisa la création de collèges, de séminaires et d'universités. Une campagne de construction d'églises et de monastères sema dans l'Europe entière et durant plus d'un siècle des monuments dont l'architecture s'inspirait d'une esthétique baroque. L'image et toutes les formes de la représentation figurée jouaient un rôle central dans la recherche d'une spiritualité plus intense, jusqu'à la mystique. Une pédagogie nouvelle fut développée, sous la responsabilité des ordres religieux. Ceux-ci connurent un développement extraordinaire: la Compagnie de Jésus, les Capucins, les

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congrégations féminines jouèrent un rôle capital dans la catholicité nouvelle, qui devint planétaire par l'expansion des missions. On ne saurait exagérer l'importance de l'Eglise et de la religion dans la France d'Ancien Régime, dans la vie quotidienne comme pour la culture lettrée. La querelle du jansénisme occupe tout le siècle, jusqu'à la destruction de Port-Royal-des-Champs ordonnée par Louis XIV en 1710. Les Jésuites produisent une littérature abondante, et très lue, notamment dans le domaine scientifique et dans les récits de mission. Depuis la fin du XVIe siècle et durant tout le XVIIe, la foi catholique inspire des œuvres de valeur dans la prédication et la méditation (François de Sales, Bossuet, Pascal), mais aussi dans la poésie et le théâtre. Les grands auteurs dramatiques, Corneille, Rotrou, Racine, écrivent des pièces religieuses. Si la poésie religieuse, essentiellement baroque, a été oubliée à partir du XVIIIe siècle, on en redécouvre aujourd'hui l'intérêt.

4.2. Suscitée par l'exigence d'une foi austère et par une protestation contre les insuffisances et les abus du clergé à la fin du Moyen Age, la Réforme a été nourrie par les conceptions de la modernité naissante. Les idéaux du „retour aux sources” et les pratiques textuelles nées de l'imprimerie ont stimulé l'étude des textes bibliques et favorisé la lecture personnelle. Le refus du dogmatisme et de l'autorité participe de la responsabilité nouvelle prise par l'individu. L'usage des langues vernaculaires pour le culte et les textes répond à la volonté d'élargir la diffusion des idées, que prône l'humanisme. Sur le plan doctrinal, les diverses formes du protestantisme partagent des orientations fondamentales: Christ rédempteur, rôle de la Bible, rejet des images, nécessité de la Grâce, sacerdoce universel.

4.3. Le mouvement prit des inflexions différentes selon les pays d'Europe où il put être diffusé. En Allemagne, les thèses de Luther sur les indulgences (1517), qui déclenchèrent la Réforme, rencontrèrent un soutien populaire puissant et furent appuyées par des princes et des villes impériales, parfois pour des raisons politiques. Des querelles nombreuses divisèrent les protestants d'Allemagne jusqu'à la Diète d'Augsbourg en 1555. En Suisse, plusieurs villes passèrent à la Réforme, les plus en vue étant Zurich (dès 1525 avec Zwingli) et Genève, où Calvin instaura une Cité-Eglise à partir de 1541. En France, les tentatives de réforme connurent des succès importants, mais aussi des résistances extrêmes. Des guerres fratricides déchirèrent le pays durant tout le siècle, dans les Cévennes, dans le Sud-Ouest, dans le Centre, jusqu'à Paris même (le massacre de la Saint-Barthélemy en 1572). Les hommes de pensée, les poètes, les érudits prenaient part aux querelles, tels Du Bellay ou Agrippa d'Aubigné. Henri IV parvint à apaiser les différends en 1598 en promulgant l'Edit de Nantes, qui assurait aux huguenots la liberté de culte en des lieux prescrits et leur rendait certains droits civils et militaires. En Angleterre, en Ecosse, dans les pays scandinaves, la Réforme prit aussi des formes particulières, alors que dans les pays méditerranéens l'Eglise catholique continua de régner seule. A la fin du siècle, la carte religieuse de l'Europe était profondément modifiée; les conséquences en furent considérables dans tous les domaines de la vie sociale, et particulièrement dans le domaine des idées, de l'éducation et de la culture.

4.4. Deux personnalités exceptionnelles marquèrent l'instauration de la Réforme: Martin Luther (1483 - 1546) et Jean Calvin (1509 - 1564). Luther était un moine profondément religieux, remarquable prédicateur et écrivain fécond, fondateur de la prose en langue allemande par sa traduction de la Bible et ses écrits théologiques. Il fut aussi un politique habile, ménageant les princes et les

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bourgeoisies urbaines, réussissant à faire admettre par tous une doctrine conciliante qui fut appelée l'évangélisme. Calvin, fils d'une famille de la bourgeoisie picarde, se passionna d'abord pour les lettres antiques, puis s'intéressa à la théologie luthérienne et participa aux premières luttes protestantes en France. A Genève, où il arriva pour la première fois en 1536, il fut à la fois un administrateur rigoureux, un prédicateur et un écrivain. Son œuvre écrite est capitale d'un point de vue théologique, mais aussi littérairement: L'institution chrétienne, parue d'abord en 1536 et augmentée d'édition en édition, constitue un remarquable exemple de prose argumentative en langue française moderne. Calvin et Luther ont beaucoup de points communs: érudition antique et biblique, audace et rigueur personnelle, puissance de la parole orale et écrite, capacité d'organisation, foi profonde associée à une pensée rationnelle. Tous deux représentent un type d'homme que seule leur époque a pu produire.

5. Rois, cardinaux, prêtres, commandants, dramaturges, romanciers, poètes, tous étant des acteurs d’un patriarchat ostentatif et orgueilleux, des fantoches d’une destinée tragi-comique absolument masculine. Par une ironie historique et sociale, subliminale, les institutions du XVIIe siècle, ainsi que les rôles, les fonctions ou les „charges” à remplir par les vaniteux mâles de l’époque étaient en français du genre féminin: monarchie (royauté), religion (église, papauté), armée. Paradoxalement donc, on pourrait observer que le XVIIe siècle fut un siècle féminin, un siècle de femmes. L'affirmation semble excessive, et pourtant elle comporte une part de vérité. Pour la première fois dans l'histoire occidentale les femmes comme telles (et non simplement l'une ou l'autre femme) jouent des rôles sociaux reconnus, occupent des fonctions publiques (et non seulement domestiques). Certes, elles ne sont pas partie prenante dans les sphères du pouvoir, de la finance, de l'administration, sinon par l'influence privée qu'elles peuvent avoir sur un homme. Mais elles sont présentes, parfois même dominantes, dans des espaces sociaux valorisés symboliquement: les salons, les théâtres et les fêtes, les lieux religieux. Dans la société de cour et la vie mondaine, hommes et femmes partagent le même espace, se rencontrent constamment et mêlent leurs sphères d'action et leurs compétences. Cette non-différentiation des espaces sociaux entre les sexes aura des conséquences dans toute la culture européenne. Elle rencontrera aussi des résistances farouches.

5.1. Dans les salons, dont plusieurs jouèrent un rôle essentiel en tant qu' „institutions parallèles” (le plus connu est celui de l'Hôtel de Rambouillet), les femmes invitent, orientent la conversation (activité capitale pour l'échange d'informations), organisent des rencontres, dirigent le goût et les mœurs. Dans les théâtres et dans les fêtes, elles sont le centre des regards et des rencontres, créent des clans, contrôlent des influences. Dans les réunions scientifiques même, quand ont lieu des expériences publiques, les femmes médiatisent les découvertes et les techniques nouvelles: elles sont au cœur d'un premier mouvement de vulgarisation du savoir, influençant les interactions sociales que la science va stimuler de plus en plus. Quant à la religion, dont on ne saurait exagérer l'importance tout au long du siècle, les femmes y jouent un rôle non négligeable: les grandes dames créent des fondations, les ordres religieux féminins sont actifs à tous les niveaux de la société (charité, soins aux malades, enseignement); des figures majeures de la vie spirituelle sont des femmes, de la mystique Thérèse d'Avila à la missionnaire Marie

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de l'Incarnation, fondatrice du couvent des Ursulines de Québec. Mme de Maintenon, épouse secrète de Louis XIV, eut sur le roi vieillissant une grande influence, imprégnant la cour d'une dévotion grandissante et poussant le monarque à une sévérité toujours plus grande envers les protestants et les jansénistes.

5.2. Le théâtre du XVIIe siècle est un bon instrument pour mesurer le rôle nouveau dévolu aux femmes dans la société. Pensons aux grandes héroïnes des tragédies, du début à la fin du siècle: à Chimène (dans Le Cid), à Médée ou Sophonisbe chez Corneille encore; à Andromaque, à Phèdre ou Athalie dans le théâtre de Racine. Elles sont les pivots de l'action, elles portent la conscience des valeurs politiques et spirituelles, en assument la défense ou les mettent en crise jusqu'à la démesure et à la mort. Pensons aussi, dans le registre comique, à Molière qui, en se moquant des excès et des ridicules, met en scène les types sociaux dont nous avons parlé: les précieuses, les femmes savantes, les dévotes, les coquettes, les ambitieuses, les épouses modèles, les jeunes filles. Quant bien même le point de vue de Molière nous semble conservateur, c'est toute l'histoire des femmes de son époque qui apparaît sur son théâtre. Autre signe des temps: La Bruyère, lui aussi plutôt conservateur et sans doute plus misogyne, consacre aux femmes un chapitre entier de ses Caractères.

6. „Littérature classique”, „âge classique”, „classicisme”: voilà des termes qu'on ne peut plus employer naïvement, parce qu'ils recouvrent des réalités construites selon des conceptions de la littérature et de l'histoire que nous ne partageons plus aujourd'hui. Ces expressions qui désignent, dans leur sens le plus général, une littérature à son apogée, digne de servir de modèle, répondent mal à la réalité conflictuelle et mouvante du XVIIe siècle français. Cependant ils sont entrés dans l'usage, et l'on peut les conserver à condition d'en préciser l'emploi.

6.1. On mettra d'abord à part la notion d' „âge classique” telle qu'elle est proposée par le philosophe Michel Foucault. Celui-ci n'a pas en vue la littérature ou l'art du XVIIe siècle, mais un modèle de compréhension très général, une sorte de structure ou d'ordre qui caractériserait les savoirs et les discours entre 1630 et la Révolution. On renoncera aussi à traiter du classicisme en art, quoique la comparaison avec l'architecture ou l'art des jardins à l'époque de Louis XIV puisse apporter des éclairages précieux sur la littérature, par l'importance accordée à la symétrie et à l'ordonnance des parties. Du point de vue restreint de l'histoire littéraire française, on réservera l'expression de „classique” à une période brève, couvrant à peu près la seconde partie du siècle (voire même seulement, disent certains historiens, les années 1660-1680). On y verra les grands auteurs du théâtre, le dernier Corneille, Racine, Molière, côtoyer La Fontaine, Mme de Lafayette et Boileau, mais aussi Bossuet et La Rochefoucauld, ou encore La Bruyère. L' ensemble ne nous paraît pas réellement homogène: c'est qu'il a été bâti sur une double opposition. Première opposition: classique et romantique. Le classicisme français a été „inventé” par les romantiques, qui ont cherché à imposer une sensibilité et un art poétique fondés sur l'originalité et l'expression des passions, en les contrastant avec les idées de mesure, de raison, d'imitation en vigueur dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Plus tard, à la fin du XIXe siècle, ces idées elles-mêmes ont été présentées par les critiques et les pédagogues de la Troisième République comme des idéaux à la fois universels et caractéristiques de la culture française à son apogée. Quant à la seconde opposition - classique et baroque - elle

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a servi à introduire dans la notion de classicisme les valeurs de pureté, de rigueur, de concision, pour chasser de l'„esprit français” l'excès, le mélange des genres, le style figuré, réservés à un prétendu baroquisme.

7. On voit qu'en faisant l'histoire de la notion, on touche à des éléments de contenu intéressants. On peut les résumer en trois points. Le classicisme français est d'abord fondé sur la conception d'un monde stable et permanent, obéissant à un ordre régi par la Nature. Le grand inspirateur est ici Aristote, dont l'influence au XVIIe siècle est considérable. Le philosophe grec a été compris à la lumière du christianisme: la Providence prend la place de la Nature chez bien des penseurs, par exemple chez Bossuet. Autre exemple de permanence: dans l'art poétique (notamment au théâtre), on privilégie l'imitation des modèles antiques, jugés indépassables. Ce sera d'ailleurs l'occasion de la Querelle des Anciens et des Modernes, qui conclut le siècle sur une crise intellectuelle et esthétique. Deuxième aspect important: le primat de la Raison, une raison qui définit à la fois le rationnel (le domaine des relations logiques, du calcul et de l'analyse) et le raisonnable (le juste milieu, l'opinion reçue, le rejet de l'extrême, de l'imagination même). Même si son œuvre est antérieure à 1650, Descartes est le maître de ce classicisme-là, par l'impératif de méthode et de classification qu'il a apporté dans la pensée de son siècle, et qui dominera la conception du langage autant que les sciences. Enfin, troisième aspect, lié aux précédents, la recherche de règles dans l'organisation de la vie sociale et dans le domaine des productions symboliques. Règles de comportement (ce seront les bienséances, l'honnêteté), de composition (pensons aux fameuses unités du théâtre), de compréhension avec l'idée de vraisemblance qui domine tout ce qu'on peut représenter, règles de la parole même avec la notion de bon usage codifiée par le grammairien Vaugelas. On voit que, même si ces éléments ne cernent qu'imparfaitement et partiellement une réalité historique complexe, ils permettent de tracer des perspectives utiles.

8. Les bienséances: terme clé de la théorie littéraire classique tout comme de la vie sociale au cours du XVIIe siècle. Respecter les bienséances, c'est savoir ce qu'il convient de dire et de faire dans une circonstance donnée, c'est avoir le goût bon et les manières bonnes, comme on aurait dit à l'époque. La société policée du XVIIe siècle, composée principalement de l'aristocratie ancienne (dite „d'épée”) et de la noblesse parlementaire („de robe”), auxquelles s'agrège peu à peu la partie riche et éduquée de la bourgeoisie, cherche à formuler les règles idéales du comportement social sous le nom d'honnêteté, d'honnête homme. Mais il y a deux sortes d'honnêteté: l'une mondaine, l'autre morale, et leur définition comme leur champ d'action se recoupent parfois, voire se contredisent au cours du siècle. Molière montre dans Le Misanthrope l'opposition d'une attitude mondaine de conciliation et d'une attitude morale intransigeante, à travers les figures de Philinte et d'Alceste.

8.1. L'honnête homme est parent du courtisan, tous deux trouvent leur origine dans la réflexion sur la vie sociale qu'avait menée le XVIe siècle. Le livre fondateur est celui de Baldassare Castiglione, Il Libro del Corteggiano (publié en 1528), qui dépeint sous forme de conversations la vie d'une société d'hommes et de femmes de qualité à la cour d'Urbino. L'ouvrage eut une influence considérable dans toute l'Europe pendant deux siècles. Cependant le courtisan doit avant tout plaire au Prince et aux Grands: à partir du moment où, dès le début de son règne,

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Louis XIV concentre tous les pouvoirs à Versailles, il oblige la noblesse à y séjourner pour obtenir des postes, maintenir ses avantages, participer si peu que ce soit aux affaires: l'obligation de plaire devient une contrainte permanente et engendre des conduites qui n'ont plus de l'honnêteté que l'apparence. La société de cour est dès lors fondée sur la dissimulation; la politesse masque l'intérêt, l'attention à autrui se corrompt en flatterie. Deux écrivains, qu'on assemble parfois sous l'étiquette de „moralistes”, ont décrit, et parfois stigmatisé, l'insincérité de la vie de cour: La Fontaine dans certaines de ses Fables (parues de 1668 à 1693) et La Bruyère dans un chapitre de ses Caractères (9 éditions sont publiées entre 1688 et 1696).

8.2. Pour comprendre la théorie de l'honnêteté, il faut se souvenir du précepte latin: Intus ut libet, foris ut moris est («A l'intérieur, fais comme il te plaît, à l'extérieur, agis selon la coutume».). L'opposition entre l'espace public et l’espace privé est capitale au XVIIe siècle: elle ménage une sociabilité harmonieuse, condamne les conduites agressives tout en faisant place à la liberté que chacun conserve de juger pour son propre compte. Elle peut avoir pour conséquence un conformisme ou une hypocrisie sociale: dans les deux cas, l'idéal de l'honnête homme devient équivoque, la vie sociale apparaît comme un théâtre où les personnages jouent des rôles convenus, et où l'intelligence consiste à déchiffrer les apparences. Sur ce théâtre, la maîtrise de la parole est centrale: raffinement des formules, goût des jeux de mots (c'est l'esprit), art de la conversation. La valeur la plus haute reste pourtant insaisissable, c'est le naturel, le je ne sais quoi, que la plupart s'efforcent d'imiter, et que fort peu rencontrent, s'il faut en croire Molière.

9. Le théâtre est le genre littéraire le plus important du XVIIe siècle. Son histoire ne se limite pas à la période „classique” et à ses grands auteurs, Corneille, Racine et Molière. C'est au contraire une histoire longue et diverse, qui se déroule sur tout le siècle; et c'est une histoire complexe, qui doit tenir compte de tous les éléments qui concourent à faire du théâtre un art du spectacle: à savoir, outre le texte, l'espace scénique, l'acteur et le public. L'ensemble de ces éléments se modifient au cours du siècle, avant de se fixer dans un dispositif qui va perdurer, en partie au moins, jusqu'à aujourd'hui.

9.1. A la fin du XVIe siècle, on peut dire que le théâtre n'existait pas en France, ou en tout cas n'existait plus. Les formes médiévales (farces, mystères) étaient mortes, les troupes et les salles modernes n'étaient pas nées. En même temps qu'apparurent des textes (inspirés principalement par le théâtre du Siècle d'Or espagnol) et qu'émergèrent des auteurs, des troupes stables tentèrent de se constituer. Ce n'est qu'à partir des années 1630 que le théâtre et ses protagonistes reçurent un statut social et économique acceptable. Passionné de théâtre, Richelieu comprit tout l'intérêt que pouvait avoir la monarchie à favoriser et à contrôler ce nouveau moyen de communication. Après lui Mazarin et surtout Louis XIV continuèrent un mécénat d'Etat qui s'exprimait par des pensions et des privilèges accordés aux auteurs et aux troupes, mais aussi par un contrôle des pièces et des publications (commandes, interdictions, privilèges de publication accordés ou refusés, etc). Ces protections royales favorisèrent la création et stimulèrent l'intérêt du public: le théâtre français connut, entre Le Cid (1637) et Phèdre (1677), une période d'extraordinaire essor. Il joua un rôle capital dans ce qu'on pourrait appeler „l'inconscient social”, permettant de représenter sur la scène, tout en maintenant une censure officielle, les conflits de pouvoir et d'intérêt liés à l'absolutisme ou à la bourgeoisie patriarcale.

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9.2. Des dispositifs qui nous paraissent banals: la scène théâtrale comme espace surélevé, clos et séparé du public, le bâtiment réservé à la représentation, l'éclairage (dès lors qu'on joue à l'intérieur), la place des spectateurs, le mode de rétribution des acteurs et des auteurs, etc. - tout cela fut élaboré peu à peu, et accompagna la mise en place de cette esthétique théâtrale qu'on appelle „classique”. Une symbiose étroite se fit entre le contrôle exercé par le pouvoir, la demande du public, la théorie esthétique et le génie des créateurs. Les théoriciens du théâtre (les „doctes”) firent accepter des lois précises. S'inspirant de la Poétique d'Aristote et des préceptes d'Horace, ils imposèrent aux auteurs, après la célèbre Querelle du Cid, la règle des trois unités: la pièce devait se dérouler en un seul lieu (au plus une ville), en un même jour, et ne représenter qu'une seule action principale. Il s'agissait d'assurer la plus totale illusion, de faire comme si le spectateur placé en face de la scène assistait au déroulement physique de la réalité même. D'autres contraintes s'ajoutaient encore, qui nous paraissent hétéroclites: la quasi nécessité de prendre ses modèles chez les anciens; l'obligation d'écrire en vers de douze syllabes, dans un style convenu; la distinction rigoureuse des genres tragique et comique; le découpage en cinq actes. Le paradoxe, fréquent en art, est que ce carcan de règles fut fécond, et que des créateurs parvinrent à forger par leur moyen tant de chefs-d'œuvre.

9.3. Le théâtre de la première partie du siècle, celui de Mairet, de Rotrou, de Tristan l'Hermite, est fortement marqué par l'esthétique baroque: multiplicité des actions, des lieux et des personnages, violence et démesure des passions, goût de la métaphore, de l'antithèse et de la pointe, mélange des genres, pièce dans la pièce. Les contraintes auxquelles on identifie le „classicisme” triomphèrent lentement: à partir de 1660 environ, il ne fut plus possible de faire représenter une pièce qui n'aurait pas respecté les unités. Cependant, un certain baroquisme continue d'être sensible à travers le système des règles, dans le langage (chez Racine, les longs récits d'actions irreprésentables, féroces et sanglantes) ou dans l'imaginaire: toujours chez Racine, à l'évocation de l'incendie de Rome dans Britannicus, au sérail du Grand Seigneur avec ses femmes esclaves et ses eunuques muets dans Bajazet, aux délires sanglants d'Athalie. Théâtre baroque / théâtre classique: il faudrait éviter d'enfermer les pièces dans cette opposition, mais au contraire voir comment, chez les meilleurs auteurs, les deux esthétiques contribuent à des réussites artistiques et littéraires.

10. Certains ont contesté la pertinence de la notion de baroque, trop extensible. Nous pensons pourtant qu'elle est utile historiquement, même si elle est rebelle à toute réduction. Le baroque a été un mouvement protéiforme relevant à la fois de l'art, de la littérature, d'une vision du monde et d'une compréhension de l'homme. Ce mouvement a essaimé dans toute l'Europe, durant près de cent cinquante ans, avec des variations régionales importantes; il s'est répandu sur d'autres continents, notamment en Amérique du sud, par les missions. On peut l'approcher à travers deux aspects caractéristiques: l'exaltation du mouvement et le jeu des apparences.

10.1. L'ange aux ailes déployées, qu'une pointe de pied à peine tient au sol; l'eau qui fuse en jets, s'évase en corolles, s'écoule invisible et bruissante; la façade d'une église qui se creuse et s'enfle, la pierre imitant la vague. Autant de figures dynamiques que l'art baroque a aimées. Elles ont leurs équivalents dans le goût des

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contrastes, des surprises, des élévations et des chutes, qui peuvent composer un art du langage. Mais aussi dans ces mouvements du cœur que sont les émotions, les passions; l'inconstance est un thème baroque: un exemple c’est le Don Juan dans les versions XVIIe siècle du personnage. Et quant aux apparences, le théâtre est pour l'esprit baroque une ressource inépuisable: le monde est un théâtre sur lequel les hommes jouent; le trompe-l'œil règne, les décors apportent l'illusion, la vie est un songe; chacun porte un masque, et les travestissements de tous ne sont interrompus que par la mort, grande maîtresse et seule vérité, obsession de l'époque baroque.

10.2. Il y a un baroque littéraire européen, particulièrement vivace dans l'Espagne du Siècle d'or, mais présent aussi dans la France du XVIIe siècle. On peut y rattacher le roman pastoral (L'Astrée, 1607 - 1627, d'Honoré d'Urfé) et ces romans héroïques qu'on appelle les „grands romans”, que le public appréciait beaucoup (Clélie, histoire romaine, 1654 - 1660, de Mlle de Scudéry). Mais c'est surtout le théâtre et la poésie qui furent les genres propices au baroque. Le théâtre du premier XVIIe siècle donne des pièces admirables: Rotrou (Le Véritable Saint-Genest, 1645), Tristan l'Hermite (La Marianne, 1636), le jeune Corneille (Médée, 1635, L'Illusion comique, 1636) - et l'on peut soutenir qu'il y a du baroque dans Racine, au-delà de la question des trop fameuses règles. La poésie française des années 1580-1630 compte de nombreux poètes qui se rattachent au baroque (on parle parfois de maniérisme). Jean Rousset et Jean Serroy ont pu tous deux proposer des anthologies différentes de la poésie baroque française, remplies de textes remarquables.

BIBLIOGRAPHIE

A. Espaces «sources primaires»: les oeuvres

Les œuvres des auteurs majeurs sont publiées dans des éditions annotées et commentées dans la Bibliothèque de La Pléiade: Corneille (3 vol.), Molière (2 vol.), Racine (1 vol.). Dans la même collection existe en 3 vol. le Théâtre du XVIIe siècle, où l'on peut lire les grandes pièces de Mairet, Rotrou, Tristan, et d'autres. Les présentations des auteurs et des pièces dans ces éditions constituent des instruments complets. Les textes les plus connus se trouvent aussi dans les éditions de poche et dans les éditions scolaires.

Apostolidès, Jean-Marie, Le Roi-machine, Paris, Minuit, 1981. Abbé d'Aubignac (François Hedelin), La Pratique du théâtre [1657], tome I,

Amsterdam, 1715, p.127 sqq. D'Aubigné, Agrippa, Les Tragiques, in Œuvres, Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1969.

Corneille, L'Illusion comique [1636], in Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1980, p.611-688.

Corneille, Polyeucte [1643], in Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1980, p.970-1050.

Du Bellay, Joachim, „Genève”, Sonnet CXXXVI des Regrets [1558] et le „Sonnet d'un quidam” publié en réponse, in Oeuvres poétiques II, édition critique par Henri Chamard, Paris, Société Nouvelle de Librairie et d'Edition, „Société des Textes Français Modernes”, 1910, p.162 et p.206-207.

La Bruyère, Les Caractères [1688], in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1951, p.59-478.

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Molière, Les Femmes savantes [1672], in Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1971, p.973-1072.

Pascal, Pensées [1ère éd. 1670], texte établi par Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1962. Racine, Préface de Bérénice [1670], in Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard,

„Pléiade”, 1950, p.465-468. Saint-Simon, Mémoires, tome V (1714-1716), Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1985. Sponde, Jean de, „Sonnets sur la mort”, XII, in Essai de quelques poèmes chrétiens

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Scherer et Jacques Truchet, Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1986, p.261-329.

B. Espaces «sources secondaires» (histoire et critique littéraire, psycho- et sociocritique, mythocritique, sémiotique etc.)

1. Espace socio-historique Bluche, François, Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, 1990. Joutard, Philippe (sous la direction de), Historiographie de la Réforme, Neuchâtel,

Delachaux et Niestlé, 1977.

2. Espace religieux Brémond, Henri (Abbé), La métaphysique des saints, tome 7 de l'Histoire littéraire

du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours, Paris, Bloud et Gay, 1928.

Chaunu, Pierre, Eglise, culture et société: essais sur Réforme et Contre-Réforme (1517 - 1620), Paris, Sedes, 1984.

Delumeau, Jean, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, PUF, 1992. Febvre, Lucien, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais,

Paris, Albin Michel, 1968 [1942].

3. Espace de la morale et des rituels sociaux Bénichou, Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948. Bury, Emmanuel, Littérature et politesse. L'invention de l'honnête homme (1580-1750),

Paris, Presses Universitaires de France, „Perspectives littéraires”, 1996. Dens, Jean-Pierre, L'honnête homme et la critique du goût. Esthétique et société au

XVIIe siècle, Lexington, French Forum Publishers, 1981. L'art de la conversation: anthologie, préface de Marc Fumaroli, Paris, Dunod,

„Classiques Garnier”, 1997.

4. Espace du littéraire classique Biet, Christian, Les Miroirs du Soleil. Littératures et classicisme au siècle de Louis

XIV, Paris, Gallimard, „Découvertes”, 1989. Duby, Georges et Perrot, Michelle (sous la direction de), Histoire des femmes en

Occident (XVIe-XVIIIe siècles), tome III sous la direction de Natalie Zemon Davis et Arlette Farge, Paris, Plon, 1991.

Kibedi-Varga, Aron, Les Poétiques du classicisme, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990. Maître, Myriam, Les précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe

siècle, Paris, Champion, 2000. Le Théâtre en France, sous la direction de Jacqueline de Jomaron, Paris, Armand

Colin, „La Pochothèque”, 1992, Deuxième et Troisième Parties (avec chronologie, index, bibliographie).

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Richmond, Ian et Venesoen, Constant (éd.), Présences féminines. Littérature et société au XVIIe siècle français, Actes de London (Canada), Paris/Seattle, P.F.S.C.L., „Biblio 17”, 1987.

Robert Laffont, „Bouquins”, 1995, vol I. „Récit”, vol. II „Dictionnaire”. Viala, Alain, Naissance de l'écrivain, Paris, Minuit, 1985.Essai de sociologie

historique de la littérature. 5. Espace baroque Dubois, Claude-Gilbert, Le Baroque en Europe et en France, Paris, PUF, 1995. Furetière, Antoine, Le Roman bourgeois [1666], in Romanciers du XVIIe siècle,

Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1958, p.899-1104. Pillorget, René et Suzanne, France baroque, France classique, Paris, 2003 Rousset, Jean, La Littérature de l'âge baroque en France. Circé et le paon, Paris,

José Corti, 1953. Rousset, Jean, Anthologie de la poésie baroque française, Paris, José Corti, 2 vol.,

1988 [1961]. Sorel, Charles, Histoire comique de Francion [1626], in Romanciers du XVIIe siècle,

Paris, Gallimard, „Pléiade”, 1958, p.59-527. Souiller, Dider, La Littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988.

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VI. LA COMÉDIE. GENRE, TYPOLOGIE, DIMENSIONS

MENTALES. MODÈLES ET MODULES 1. Deux siècles de comédie. Deux siècles de rire. Pourquoi le Grand Siècle

redécouvre la comédie? Pourquoi l’Epoque des Lumières transforme le rire et l’ironie en une institution définitoire pour la mentalité du siècle? Que se cache-t-il aux tréfonds du comique? Un des centres générateurs de la condition humaine? Le freudien principe de conservation et du plaisir? L’Eros ou le Thanatos? Qui sait si l’on va trouver la vraie réponse à la „fin” de ce cercle herméneutique? L’important c’est, en tout cas, le chemin à parcourir et la beauté des interrogations.

1.1. La comédie est un genre littéraire, théâtral, cinématographique, dont le propos est d’amuser; c’est une pièce de théâtre destinée à provoquer le rire par le traitement de l’intrigue, la peinture satirique des mœurs d’une époque, la représentation de travers et de ridicules. Elle s’organise soit du côté de l’imaginaire et de la fantaisie, soit du côté du réalisme, en mettant l’accent sur la peinture des mœurs et de la société. Le goût excessif pour la fantaisie, donne parfois naissance à des œuvres toutes d’intrigue, très mécanisées et vidées de références sociales concrètes. En revanche, un attachement exclusif pour le portrait social ou la fable prenant en compte les mœurs de l’époque mène jusqu’à la comédie sérieuse dont le pathétique finit par évoquer tout effet comique.

1.2. Les auteurs du siècle de Richelieu ne donnent jamais pour objet de la comédie le „faire rire”; et ce n’est pas une absurdité car si le rire peut faire partie des ressources de la comédie, il n’en exprime pas l’essentiel. Entre la grandeur tragique et la bouffonnerie farcesque, la comédie est la pièce moyenne. À l’époque de Corneille, la comédie se définit selon les classifications des Anciens déjà réaffirmées par les humanistes, et principalement en opposition avec la tragédie. La mort ou simplement le péril de mort, la crainte et la pitié déterminaient pour eux le ton de la tragédie; tout le reste était du registre de la comédie. Ils avaient pris l’habitude de situer l’action d’une tragédie parmi les princes et les rois, celle d’une comédie parmi les gens de condition moyenne. La comédie se définit donc principalement par son sujet: ses personnages sont de condition moyenne ou basse, son cadre est quotidien, ses péripéties ne doivent pas être trop graves, notamment ne pas mettre les héros en péril de mort, son dénouement enfin est nécessairement heureux.

1.3. On aurait tendance à définir la comédie par le comique. En fait, ce n’est guère possible, vu la place extrêmement variable que tient le comique dans la comédie et le fait que le comique varie, lui aussi, selon les cultures. En réalité, le caractère le plus net et le plus général de la comédie est qu’elle prend ses sujets et ses personnages dans la vie privée. À la limite, il peut y avoir dans la comédie présence de souverains et de princes, comme chez Shakespeare, dans la mesure où le domaine public, celui de l’État et du pouvoir, n’est pas directement touché.

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1.3.1. La comédie raconte l’histoire d’un homme, plus rarement d’un groupe d’hommes, dont le comportement conduit à un déséquilibre; parfois le déséquilibre est le fait d’une situation qui provoque le rire. On sait que le rire est une défense contre l’angoisse et, d’une façon très générale, la comédie est le lieu de tous les pansements possibles contre l’angoisse non sans permettre au spectateur de passer aussi par l’angoisse. La tragédie joue des angoisses profondes, la comédie des mécanismes de défense contre elles. De là vient le statut subtil de la comédie et l’éventail presque infini de ses possibilités. Axée sur la peinture de la réalité quotidienne, elle la bafoue le plus souvent par l’optimisme de son dénouement. Ce dénouement est toujours ambigu: il respecte et fait triompher les valeurs de la société et, en même temps, il manifeste la victoire d’Éros sur la société et fait la part belle aux fantaisies de triomphe qui voient l’amour des jeunes gens vaincre l’argent et la prudence des parents.

1.3.2. La souplesse de la comédie, la nécessité de l’inventivité dans les sujets, en font le domaine par excellence de l’imagination créatrice Inversement, elle pose au metteur en scène le problème renouvelé du référent, dans la mesure où, son domaine étant la réalité quotidienne, il lui faut à chaque fois trouver un univers référentiel qui convienne à un public nouveau. Rendre compte du comique est difficile, d’autant plus que les exemples au théâtre en sont toujours complexes et mobiles, historiquement incertains: ce qui fait rire une époque n’est pas nécessairement ce qui fait rire une autre. Le ridicule est donc la forme extérieure et sensible que la providence de la nature à attachée à tout ce qui est déraisonnable, pour nous en faire apercevoir, et nous obliger à le fuir. Pour connaître ce ridicule, il faut connaître la raison dont il signifie le défaut, et voir en quoi elle consiste.

1.3.3. On peut discerner dans le foisonnement des œuvres qui portent le nom de comédies un certain nombre de constants, d’éléments communs à la plupart de ces pièces. Il s’agit presque toujours d’une intrigue d’amour contrariée, mais que se termine heureusement. Quelques thèmes, constantes ou topoi: difficultés qui doit surmonter un amant pour obtenir la femme dont il est épris, tentatives d’une belle pour séduire un galant ou le reconquérir, inclination mutuelle de deux jeunes gens contrariée par un père ou une mère intéressés, rivaux qui viennent contrecarrer une affection réciproque, voilà des thèmes qui reviennent constamment dans les comédies, que l’auteur se préoccupe surtout de l’intrigue et des ruses du galant pour parvenir à ses fins (Le Barbier de Séville), qu’il s’intéresse au contraire davantage au caractère du personnage qui contrarie les amours des jeunes gens (L’École des Femmes, Le Malade imaginaire), ou aux obstacles d’ordre psychologique ou social que peut rencontrer le sentiment (Le Jeu de l’amour et du hasard, Le Glorieux), ou qu’enfin l’intrigue amoureuse serve à l’évocation d’un certain milieu (Les Bourgeoises à la mode). Les personnages de la comédie, à la différence des héros tragiques, sont toujours de rang médiocre: bourgeois surtout, parfois gentilshommes (les marquis de Molière, les chevaliers de Dancourt), avec les domestiques indispensables, valets ou suivantes. Pas de rois majestueux, de tyrans sanguinaires, ni de princes ambitieux, dans ces pièces où la grande politique n’a pas droit d’entrée. L’intrigue, plus ou moins complexe, selon les auteurs et les époques, comporte généralement un nœud (l’obstacle qu’opposent à l’inclination des jeunes gens un père tyrannique ou intéressé, un rival plus riche ou plus puissant, l’inégalité des conditions ou un préjugé social), obstacle qui disparaît au

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dénouement, toujours heureux. Le style enfin est médiocre. Qu’il emprunte au parler populaire ou qu’il vise à reproduire la conversation des honnêtes gens, qu’il s’abaisse aux trivialités du burlesque ou de la parade ou qu’il imite l’afféterie des gens du monde, jamais il n’aboutit jusqu’à l’emphase ou à la grandiloquence tragique. La comédie se proposerait d’abord de peindre le réel, c’est le miroir de la vie et il y fait peindre d’après la nature et la vérité et aussi d’instruire le spectateur tout en le divertissant.

2. Les trois premières décennies du XVIIe siècle connaissent une crise relative de la comédie. Les guerres de religion qui ont ensanglanté la fin du siècle précédent, le déchaînement des violences et des passions, les misères de ce temps de luttes fratricides ont marqué profondément la sensibilité et l’imagination des contemporains. D’où le goût baroque du public pour les spectacles d’horreur (meurtres, viols, incestes, vengeances cruelles), qui remplissent la tragédie et la tragi-comédie, et aussi pour l’évasion imaginaire qu’il trouve dans le rêve pastoral ou dans les péripéties romanesques de la tragi-comédie.

2.1. Mais la comédie allait renaître et connaître un développement considérable à partir de 1629-1630. Plusieurs facteurs ont dû favoriser cette renaissance: une pléiade de jeunes auteurs – Rotrou, P. Corneille, J. Mairet, etc.; le développement de la vie mondaine et l’influence des femmes qui donnera aux comédies plus de décence. La comédie tend à devenir plus régulière, moins en raison de l’influence des théoriciens, que des efforts des écrivains eux-mêmes, désireux de plaire à un public plus exigeant et au cardinal. En même temps, les auteurs de comédies tentent des formules très variées.

2.2. Pierre Corneille est l’un des premiers et des plus originaux des agents de cette renaissance du théâtre comique. De 1629 à 1634, il donne, outre sa tragi-comédie de Clitandre, cinq comédies: Mélite, La Veuve, La Gallérie du Palais, La Suivante, La Place Royale. Coup de foudre, amour partagé ou non, jalousie, remords, joie des retrouvailles – toute la gamme des sentiments se trouve dans ces comédies, où les personnages passent aisément de la joie au désespoir, jusqu’au dénouement euphorique. Cette variété des personnages, la diversité de leurs comportements, leurs motivations souvent intéressées, tout cela relève d’un certain réalisme, qui paraît aussi dans l’évocation du milieu où ils évoluent, la société bourgeoise, dans le langage qu’ils parlent, etc. Enfin ces comédies charment aussi par leur comique discret et de bon ton, bien éloigné des grossièretés de la farce. Le dialogue alerte, est tour à tour enjoué et pathétique, passionné ou railleur.

2.2.1. Après ces comédies sentimentales, Corneille donnait une comédie bien différente, L’Illusion comique (1636), où on retrouve des personnages et des situations traditionnelles et qui est une oeuvre profondément originale.

2.3. En effet, les comédies, consacrées surtout à l’aventure, se libèrent des règles du théâtre latin, surtout au début du XVIIe siècle. La comédie espagnole, d’invention et de fantaisie, à l’intrigue fertile en rebondissements, sert de modèle. Elle s’impose au XVIIe siècle avec Cervantès, Lope de Vega, Caldéron; des comédies burlesques ou romanesques s’en inspirent en France.

2.4. Le théâtre de Molière s’instituait en débat civique sur le vice dans sa forme concrète de manifestation dans l’existence sociale de l’époque, celle des abus, de l’agression sociale. Les victimes des abus, auxquelles le spectateur est solidaire, ont le statut des parties dans le procès. Cet univers du théâtre qui était

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sorti de ses mains, de son esprit et de son cœur avait pour lui plus d’authenticité que le monde des hommes, que la société que l’entourait. Ce qui gouvernera toujours Molière c’est la vérité du théâtre, la réalité du théâtre. La vérité du théâtre n’est pas la vérité du monde; les hommes inspirent les personnages de théâtre, mais ne peuvent s’identifier à eux. Les circonstances, les contraintes matérielles, la rapidité de l’exécution déterminent l’action, le dialogue et les caractères. L’authenticité qui va de pair avec la diversité se reflète dans le but permanent poursuivi par Molière: réaliser une vaste enquête sur l’homme avec, sans doute, des procédés de farce, en s’appuyant sur l’effet contrastant, essence / apparence, afin d’en extraire la source du comique. Par le comique, Molière se propose de faire tomber le masque de ses personnages. Molière n’a rédigé ni traité ni dissertation sur la comédie. Mais très tôt critiqué et attaqué, il n’a cessé de répondre à ses détracteurs, de sorte que les préfaces des Précieuses ridicules et de Tartuffe; L’Avertissement des Fâcheux, La Critique de l’École des Femmes et L’Impromptu de Versailles finissent par constituer un véritable corpus doctrinal.

2.5. Depuis l’Antiquité, la comédie fait du ridicule sa matière préférée. Mais ce ridicule était souvent intemporel; il naissait de la peinture d’un type, d’un caractère. L’innovation et la modernité de Molière résident dans sa volonté de peindre les hommes de son temps: «Vous n’avez rien fait si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle.». Les Précieuses ridicules sont ainsi une satire bouffonne des cercles précieux alors à la mode. L’École des Femmes est la première grande comédie à traiter des problèmes de l’amour et du mariage, dénonçant à mi-voix l’attitude misogyne de l’église. Dom Juan évoque le libertinage de la jeune cour dans les années ’60. Le Misanthrope aborde la question de la sincérité dans une société entièrement soumise à la volonté royale et aux règles de l’art de plaire, sans lequel il n’est pas de vie et de position sociale possibles. C’est une aventure de l’esprit comique et c’est du même coup une aventure de Molière. Cette aventure est l’entrée de l’auteur dans le monde comique qu’il a crée et dont il reconnaît qu’il fait partie. Ayant aperçu dans sa propre nature les contradictions qu’il dénonçait chez les autres, il se donne à lui-même le baptême du ridicule. Tartuffe stigmatise l’hypocrisie religieuse et aussi la méchanceté et le vice qui était plus fort que la sagesse sociale.

2.5.1. Cette peinture des mœurs du temps doit se faire d’après nature. Molière se refuse à réduire la comédie à une satire personnelle, même si ses œuvres sont parfois animées d’un esprit satirique évident. Ce refus de trop particulariser les vices permet à Molière d’atteindre au général, conformément à l’idéal classique de l’univers. Ces personnages ne sont jamais des mécanismes: il n’est pas incompatible qu’un personnage soit ridicule en de certaines choses et honnête en d’autres.

2.5.2. Dans le théâtre de Molière, il y a plus de rôles que des personnages. Ce qu’on appelle les caractères des comédies de Molière doit beaucoup aux caractères de ses comédies, à leur physique et à leur moral. Il modèle sur lui-même ses personnages jusque dans ses moindres détails: Harpagon tousse parce qu’à cette époque Molière est malade de la poitrine. La loi du théâtre commande des personnages fortement types, des caractères que tout ramène à leur principale passion. Molière connaît trop les exigences de la scène pour s’y soustraire. Les valets doublent les maîtres, les jeunes sont appariés à des gens moins jeunes. C’est le système du couple, chacun s’enrichit, se nuance de l’autre: on a souvent remarqué cette permanence de la gémellité chez Molière. Ainsi, Molière devient le modèle de Beaumarchais.

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2.5.3. Le comique est une ingénieuse utilisation des propriétés naturelles du rire, principalement de l’évanouissement, et comme de la dépréciation du réel qui suit le dédoublement de conscience. Comme le personnage est l’élément fondamental dans la structure de comédie de Molière, c’est autour de lui que se réalise l’unité d’action, plus exactement autour du personnage central, Tartuffe, Harpagon, Monsieur Jourdain, Arnolphe, Argon ou bien autour d’un couple, le plus souvent couple maître-valet.

2.5.4. L’art de Molière résulte notamment de la conciliation du rire et de la vérité, car c’est là son but ultime, transmettre par le comique de caractère, de situation et de langage des vérités sur l’homme. Cette transmission par le moyen du comique devient délicate mais Molière y réussit, parce qu’il allie la verve à un esprit profond, poursuivant sans cesse à restituer au naturel sa dimension plénière. Puisque Molière, auteur génial de comédies, se propose constamment de faire triompher le rire. Contrairement à une idée parfois reçue, la disparition du Molière n’a pas entraîné celle de la comédie. Attaqué de son vivant, l’auteur de Tartuffe est certes statufié sitôt mort. Son œuvre et son art restent pour ses successeurs et surtout pour Beaumarchais, une référence obligée mais l’inanité de l’imiter les contraints à s’engager dans des voies nouvelles, dont l’exploration s’impose d’autant plus que la vie théâtrale se modifie profondément.

2.5.5. La personnalité de Molière avait jeté dans l’ombre les productions des autres auteurs comiques, ses contemporains. Ses successeurs ont, en général, mis à profit son héritage, chacun lui étant plus ou moins redevable. Le commencement du processus de désagrégation de la monarchie absolue, la décadence de plus en plus rapide de la noblesse et aussi l’ascension de la bourgeoisie, tout cela offrait pourtant des possibilités de renouvellement pour la comédie, du moins du point de vue thématique. Les auteurs seront portés à peindre ce bouleversement qui les amuse ou les scandalise, mais qui ne peut guère les laisser indifférents; ils essayeront d’en donner une image fidèle, forte et vivante. La nouvelle comédie de mœurs qui en résultera se proposera de présenter les types, le ressort de l’intérêt dramatique étant de faire naître chez le spectateur le sentiment que cela est vrai.

3. La Comédie des mœurs. La comédie de mœurs est celle qui peint les mœurs d’une époque ou d’une classe sociale. Devant le bouleversement que connaissait la société du XVIIe siècle finissant, dont s’emparait une frénésie de plaisir et de jouissance, et où croissait la toute-puissance de l’argent alors que la cour de Louis XIV s’enfermait dans une dévotion austère, les dramaturges ont orienté la comédie vers un tableau fidèle, peu flatteur certes, mais souvent plus amusé qu’indigné, de ces nouvelles mœurs contemporaines. L’ambition d’universalité de la peinture de la nature humaine entretenue par l’âge classique commençait à se particulariser, en se localisant temporellement et spatialement et en se laissant prendre à la tentation du réalisme intégral. À cette volonté de représenter les mœurs contemporaines sur le vif, la nouvelle comédie a ajouté une tendance à lui subordonner l’analyse superficielle des personnages, bien souvent réduits à des types sociaux peu individualisés, représentatifs de nouvelles catégories théâtrales élaborées à partir de nouvelles conditions sociales. Engagés dans des intrigues sans importance, ils sont devenus de simples supports de scènes de mœurs et des prétextes à des dialogues piquants d’actualité.

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3.1. Dans nombre de ces petites pièces de Dancourt, baptisées dancourades, comme Le Moulin de Javelle (1696) ou Les Vendanges de Suresne (1695), l’intrigue très simple ne sert ainsi qu’à amener des scènes amusantes reflétant les mœurs d’une certaine société parisienne. Corneille et, après lui, Molière avaient déjà introduit des touches de peinture, pour ne pas dire de satire, des mœurs dans leurs comédies. Précision de rapports sociaux fondés sur une prise en compte du rang et de la fortune chez un, ridicule d’affection de pédants, précieuses marquis et autres extravagants, place du mariage et de l’éducation dans la vie des femmes, désir de s’élever et mécanismes du fonctionnement de l’identité sociale chez l’autre, ces traits, qui tombent directement chez mœurs, restaient subordonnés à l’étude des caractères et servaient à mettre en lumière l’aveuglement sur soi général de l’espèce humaine et se coulaient discrètement dans le cadre d’une pièce d’intrigue bien construite. Or Dancourt, le véritable initiateur de la comédie de mœurs, a su créer une peinture des mœurs indépendante de la comédie d’intrigue et de la comédie de caractère. Son théâtre nous présente ainsi une galerie de types sociaux divers: chevaliers désargentés et roués (Les Chevaliers à la mode, 1687), financiers parvenus et libertins (Les Agioteurs, 1710), immortalisés plus tard par le Turcaret (1709) de Lesage, marchands, abbés galants, joueuses enragées, bourgeoises entichées de noblesse (Les Bourgeois de qualité, 1700), tous sont montrés dans leur milieu-famille, salon, sans que jamais l’intérêt soit concentré sur un seul personnage. L’unité du milieu social décrit, où s’assemblent des personnages liés par un intérêt commun, est avant tout d’ordre moral. Ce n’est pas encore le théâtre de condition de Diderot et du XVIIIe siècle.

3.2. Regnard s’impose par Le Joueur (1696) et Le Légataire universel (1708), la farce et le quiproquo; il peint plutôt qu’il ne critique, le tableau des mœurs saisies sur le vif, constituant la partie la plus vivante de son théâtre. Grand maître dans l’art de la composition, il sait faire rire, il aime à faire rire, l’action de ses pièces étant menée avec maîtrise. Le tableau de mœurs chez lui révèle cette tendance générale de la littérature bourgeoise vers le monde extérieur, cette attention accordée en premier lieu aux changements de la vie, aux transformations de la société.

4. La comédie d’intrigue. La comédie d’intrigue est celle qui est fondée sur la complication des événements et l’imbrication de stratagèmes. Parallèlement à la comédie de mœurs et reflétant le goût général du siècle, on voit s’épanouir la comédie d’intrigue. Première formule adoptée par le théâtre régulier, la comédie d’intrigue dite à l’italienne, pièce bien faite où l’intérêt réside dans l’intrigue elle même et dans l’imprévu de ses rebondissements, assure le maintien de la tradition latine. On ne reviendra pas sur ses schémas familiers d’amours juvéniles contrariées par des vieillards protégés par des valets inventifs, ni sur ses dénouements axés sur la reconnaissance, ni sur sa typologie mise en place par Plaute. Ces personnages typés ne reflètent qu’indirectement la réalité contemporaine. Rotrou a opté dans les années 1630-1640 pour cette formule, qu’il a compliqué par un goût romanesque pour la multiplication des péripéties et l’extraordinaire des situations. Molière lui-même, dont la grande comédie de caractère a renouvelé la formule de la comédie classique, a commencé par écrire de véritables imbroglios à l’italienne comme L’Étourdi et surtout Le Dépit amoureux, où se retrouvent les clichés habituels du genre, substitutions, travestissements et reconnaissances. Dans les années 1640-1660, une mode dramatique nouvelle

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importée d’Espagne a éclipsé le type traditionnel de comédie à l’intrigue. Il s’agit toujours d’une comédie d’intrigue, mais les ressorts principaux en sont désormais un amour passionné et un sens chatouilleux de l’honneur, qui confèrent à la pièce une teinture d’exotisme inspirée de la caractérologie contemporaine des nations. Comme dans toute comédie d’intrigue, l’intérêt va aux situations plutôt qu’au personnage, car ceux-ci sont des types qui se retrouvent de pièce en pièce, mais qui diffèrent néanmoins de leurs pareils de la comédie à l’italienne. Ce ne sont pas, en effet, que galants passionnés, jeunes filles hardies, valets impertinents pères et frères jaloux de leur honneur. On rapproche une intrigue plus simple que celle de la comédie italienne, et toujours la même, celle d’un galant cherchant à séduire une jeune fille et rencontrant maints obstacles sur sa route. Cette intrigue peut être compliquée par une rivalité de galants réels ou supposés, comme dans le Jodelet (1645) de Scarron ou La Suite du Menteur (1645) de Corneille ou par l’existence d’une autre jeune fille, déshonorée et trahie autrefois par l’un d’eux.

4.1. Introduit en France par Le Métal d’Ouville, ce type de comédie a trouvé en Scarron son représentent le plus célèbre, qui l’a renouvelé en proposant une variante burlesque et bouffonne. Elle a persistée dans le dernier tiers du XVIIe siècle, notamment dans les pièces écrites par Regnard et Dufresny. C’est elle-aussi qui a fournit à la grande comédie ses situations comiques de quiproquos et de méprises, ses dénouements par reconnaissances opportunes, ainsi que ses personnages de valets adroits, d’amoureux entreprenants et de pères tyranniques et ridicules.

5. C’est Beaumarchais qui, dans les années 1770, a assuré véritablement, avec son Barbier de Séville (1775), et son Mariage de Figaro (1784), le renouveau de la comédie d’intrigue, «de la pièce d’embrouille», comme il l’appelle dans sa Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville. Si la première pièce se contente de renouer carrément avec la tradition du valet rusé et du barbon dupé par des amoureux hardis, avec les procédés de déguisements, de feintes et de substitutions de personnages, plus novatrice, la seconde fait de la surprise et du hasard le ressort d’ «une intrigue aisément filée, où l’art se dérobe sous l’art, qui se noue et se dénoue sans cesse à travers une foule de situations comiques, de tableaux piquants et variés». Il serait même plus exact de parler de plusieurs intrigues qui s’entrecroisent et s’enchevêtrent dans un jeu de péripéties et de coup de théâtre, et sur un rythme frénétique qui annoncent, à bien des égards, le vaudeville du siècle suivant. Présence et importance du hasard, exploitation de l’imprévu comique, développement en chaîne des réactions des personnages, ce sont bien déjà là les ressorts. Accent sur le mouvement, mais aussi accent sur le rire, alliée avec le ton léger de la plaisanterie actuelle, que l’auteur s’est efforcé de ramener au théâtre, et qui naît à la fois de l’imprévu des situations, du recours à des procédés farcesques de comique gestuel (comme dans la fameuse scène du fauteuil où Chérubin se cache pour échapper au compte, au premier acte du Mariage), et à un art du dialogue pétillant d’esprit et dont la verve frise parfois l’absurde. Alerte, comique, la comédie d’intrigue de Beaumarchais est aussi, nous y reviendrons, une comédie satirique, et par-là un exemple de théâtre engagé.

6. La comédie de caractère. La comédie de caractère est celle qui a pour sujet principal l’analyse psychologique d’un personnage porteur d’un trait typique. Dès les années 1660, et sous l’influence de Molière, le genre de la comédie d’intrigue l’a cédé à une autre formule connue sous le nom de comédie de caractère, qui allait

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constituer pour longtemps le modèle même de la grande comédie. C’est donc une tentative de raviver la comédie de caractère, respectueuse de la formule de Molière: saisir et étudier, par l’intermédiaire d’une situation comique, un aspect de l’homme de tous les temps. Quoique bien campées et ancrées dans les mœurs contemporaines, ces pièces visent l’homme à travers les types nouveaux, le portrait individuel l’emportant sur le tableau collectif.

6.1. Les personnages comiques cessent alors d’être des types interchan-geables, définis par leur seule fonction dramatique. Par une attention plus grande au réalisme psychologique, ils acquièrent un caractère, une personnalité, en même temps qu’ils en viennent à être les représentants d’un milieu bien déterminé. Ce développement du personnage type de la comédie d’intrigue est allé croissant pendant tout le XVIIIe siècle, qui a fini par faire de lui un véritable individu avec un état civil, une histoire, une appartenance sociale, voire un physique. L’intérêt se déplace alors de l’intrigue traditionnelle d’amours contrariées vers ce personnage, dont le caractère, avec ses manies ou ses passions, se manifeste et se révèle dans les conflits qui l’opposent aux autres personnages. C’est le caractère même de ce personnage qui constitue désormais l’obstacle véritable aux désirs amoureux des jeunes gens. Centrées autour de lui, l’intrigue et les péripéties sont maintenant au service de la peinture psychologique. C’est autour de lui également que se répartissent les autres rôles, groupés en deux catégories essentielles, ceux qui exploitent sa manie, et ceux qui essaient de le raisonner dans un effort pour préserver le bonheur des jeunes gens. Cette notion de caractère, est à comprendre dans le cadre des systèmes de physiologie et de psychologie de l’époque, hérités de la tradition scolastique médiévale qui en faisait la manifestation extérieure de la composition psychologique de quelqu’un, composition elle-même déterminée par sa constitution physique.

6.2. Aux caractères abstraits de la tradition, dont les modèles littéraires sont Théophraste et Térence, des auteurs comme Molière ont ajouté une foule de détails spécifiques tirés de l’observation de la vie quotidienne, sinon de modèles vivants réels. Si le but de la représentation est de «corriger sans blesser », comme le dit Beaumarchais dans la Préface du Mariage de Figaro, le personnage comique doit avoir un caractère universel et par-là exemplaire. Par son souci de vérité humaine, par les possibilités qu’elle offre à la réalisation des fins morales de la poésie, la comédie de caractère répond d’avantage à l’attente de ceux qui, comme Boileau, ont reproché un genre comique d’être dégradé par ses contacts avec la farce et le burlesque. Aussi a-t-elle été adoptée par les contemporains de Molière, surtout Regnard et Baron, qui ont opté eux aussi pour une peinture de caractères visant l’homme à travers les types nouveaux du Joueur ou de L’Homme à bonne fortune.

7. La comédie sentimentale. La comédie sentimentale est celle qui porte sur l’amour et les passions des personnages. La comédie sentimentale a moins été une formule à part de la comédie classique qu’une orientation de la comédie d’intrigue dans le sens d’une prédominance de l’analyse du sentiment amoureux. En effet, la comédie sentimentale fait du sentiment, ailleurs le ressort de l’intrigue ou le révélateur des caractères ou des mœurs, le sujet même de la pièce. Déjà, dans ses premières comédies des années 1630 (Mélite, La Veuve, La Galerie du Palais), Corneille avait exploré toute une gamme d’émotions allant de la jalousie et de la fureur à la joie d’un amour retrouvé en passant par le dépit et le désespoir. C’est

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Marivaux qui a véritablement inventé la comédie d’amour dont Racine n’a fait que le drame. Auteur d’une rare originalité, il est un novateur du théâtre comique français qui, depuis la mort de Molière, se cantonnait dans les différents genres constitués par le maître: comédie de mœurs, d’intrigue et de caractère. Dans cet épigonisme quasi-général, Marivaux inaugure un genre nouveau: la comédie de sentiment ou comédie psychologique.

7.1. Il n’est plus question, dans le théâtre d’un cadre réaliste, de personnages définis par leur état social ou par leur caractère, mais d’un univers où la seule réalité est celle du sentiment. Il n’est question non plus d’une action proprement-dite, car une action suppose un événement dramatique et des péripéties, ce qui est souvent difficile à trouver dans les pièces de Marivaux, où tout ce qui se passe découle uniquement des réactions psychologiques des personnages. Amour et amour propre, ce sont les sentiments que Marivaux analyse dans presque toutes ses pièces, les sentiments qui se disputent les cœurs de ses personnages. L’action se libère aussi de la dramaturgie classique et, sous l’influence à la fois de la fantaisie et du jeu stylisé de la Nouvelle Troupe Italienne en France, et de la sensibilité de la culture romanesque du XVIIIe siècle, elle s’affranchit des exigences traditionnelles de la scène. Vraisemblance, réalisme, distinction de genre et de ton, découpage en cinq actes et versification, font les frais d’une approche privilégiant la spontanéité et la primauté d’un dialogue tout en rythme, naturel et esprit, qui vise à reproduire le monde de la conversation quotidienne.

8. La comédie moralisante. La comédie moralisante est celle qui porte sur la morale des personnages et de leurs actions. Les dramaturges ne sont pas des moralistes: ils montrent sans véritablement condamner. Et chez certains, la primauté du rire fait même oublier ce que peuvent avoir de sordide le sujet, et de corrompu les protagonistes. Or, au XVIIIe siècle, cette dureté et cette amoralité du tableau ont fini par choquer, comme sous l’influence de la nouvelle esthétique de l’émotion et de la sensibilité, le goût évoluait vers un théâtre édifiant. La comédie de mœurs a cédé la place à la comédie moralisante, dont le but n’est pas de divertir, mais de moraliser et d’émouvoir.

8.1. Par delà la comédie moralisante et le drame bourgeois, les comédies de Beaumarchais ont présenté, à la fin du XVIIIe siècle, un autre exemple de satire sociale et politique, greffé sur un renouvellement de la comédie d’intrigue. Aux pointes sans gravités du Barbier de Séville, Le Mariage de Figaro ajoute une critique plus vive des vices et des abus qui dénaturent le siècle: vices du système judiciaire, inégalité de la loi, usage arbitraire de la force, scandale des privilèges accordés à la naissance au détriment du mérite personnel, dégénérescence de la noblesse, inégalité des sexes. Cette dénonciation des tares du régime qui, sous couvert du rire, arrache le masque à la société, a un accent d’intrigue vraie. Écrite en 1788, la pièce traduit bien les préoccupations de son époque. La Révolution n’est pas loin. Et un théâtre qui «est un géant qui blesse à la mort tout ce qu’il frappe» et qui réserve ses grands coups pour cette «foule d’abus qui désolent la société», n’est pas loin d’être un théâtre engagé.

8.1.1. Mais dans la lignée de la comédie moralisante, il faut rappeler aussi deux œuvres importantes: La Métromanie d’Alexis Piron et Le Méchant de Jean-Baptiste Louis Gresset. Par son désir d’émouvoir le public et par suite de

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l’instruire, par l’étalage constant de la vertu malheureuse, la comédie moralisante à donnée naissance à la comédie larmoyante.

8.2. L’autre direction prise par la comédie au XVIIIe siècle, l’a entraînée du côté du pathétique et de l’attendrissant. Précurseur en ce sens de Nivelle de Chaussée, Destouches a cherché à attendrir le public par spectacle des malheurs de la vertu. À une époque où l’amour était de plus en plus synonyme de plaisir, où l’on faisait bon marché de la fidélité conjugale et où le développement entre autres, de la vie mondaine semblait entraîner la dissolution de la famille, beaucoup de ces pièces ont fait de l’amour et de l’amour dans le mariage leur thème principal. Une grande place est faite aux femmes, car ce sont elles qui doivent ramener à la vertu les hommes, souvent montrés comme déraisonnables, sinon débauchés. L’étape indispensable de l’évolution de la comédie vers le genre sérieux, par son goût de moralisme et son attrait sentimental de la vertu, la comédie moralisante s’en est distinguée par le refus du larmoyant et la part encore importante faite au comique, même sous une forme épurée.

9. Historiquement, la comédie apparaît comme un genre littéraire souple. Aussi, contrairement à la tragédie ou au drame, ne se laisse-t-elle pas enfermer dans une définition précise et unique. De la farce à la comédie de mœurs, du vaudeville à la comédie sérieuse, elle occupe en fait tout l’espace théâtral que lui abandonnent les genres strictement codifiés. La réaction la plus immédiate serait de la définir par le rire. L’examen des pièces montre pourtant que le comique n’est pas consubstantiellement inhérent à la comédie. De même que le comique existe en dehors de la comédie, de même la comédie peut exclure le rire. Les comédies de Destouches au XVIIIe siècle ou D’Augier au siècle suivant en sont un exemple. Quant à certaines pièces modernes, de Beckett ou de Ionesco par exemple, elles peuvent se jouer dans un registre tantôt dramatique, tantôt comique. Il n’en demeure pas moins qu’en pratique, comique et comédie sont souvent liés.

10. Il ne suffit pas de répéter que le rire est le propre de l’homme, ni d’associer des idées floues autour d’un mot élevé par une sorte de magie à la dignité d’un mythe, de mesures des réflexes, de spéculer sur des archétypes ou sur une douteuse tradition. Sans doute faut-il se dépouiller des distinctions arbitraires ou abstraites qui opposent le comique, l’humeur, la dérision, le grotesque: les gestes, les fictions, les paroles, les dramatisations qu’impliquent les uns et les autres s’apparentent au même parti pris, suggèrent la même connivence-celle de bouleverser l’ordre du monde par une seconde, si brève soit-elle, d’hilarité. Cependant, il est vain d’attribuer le comique à quelques situations sociales: partout le riche bafoue le pauvre et le pauvre le riche, le dominateur le dominé et le misérable le puissant. Le rire n’a pas de frontières sociales. L’étude des règles, des fonctions, des mentalités, des structures et des leurs combinaisons diverses répondent sans doute au ferme propos de définir la constance, la cohésion et la conservation des sociétés. Et cela nous renvoie à une région inexplorée de l’expérience des hommes. Cette part qu’on trouve dans la fête, le jeu, le sacré, le plaisir, l’art sans doute et le comique certainement. L’expérience humaine s’épuise tout entière dans le discours qui la représente, que le langage lui-même recouvre la diversité et la sorte d’infinité de la vie. Nul ne peut prévoir les métamorphoses de l’espèce humaine, les multiples hérésies, les mouvements qui emportent les individus les innombrables déformations que l’homme fait subir à l’image du

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monde, des Dieux et à la sienne propre. Là, pourtant, dans ce Carnaval, émergent les figures de la fête, du jeu, de l’imaginaire comique, un comique qui change de forme et de sens avec les paysages humains différents dans lesquels il est pris et dans lequel il puise son aliment. C’est cette perception comique de la vie, cette farce à mener par tous, comme dit Rimbaud, que l’on tente de saisir.

10.1. La sensation du comique est un plaisir de surprise et de détente. Elle provoque le rire, grâce auquel on se pose en spectateur d’une situation plaisante. C’est ce rôle de spectateur qui „nous” rassure, car on n’est pas concerné, et c’est toujours des autres que l’on rit. Le comique peut ainsi être d’abord défini négativement. Le comique est l’ennemi des soupirs et des pleurs, disait Boileau. Est comique en premier lieu ce qui ne risque pas de faire peur. On sait que souvent le rire succède à la peur lorsque les motifs de la peur se révèlent sans fondement. Il ne suffit pas pourtant que l’homme se sente rassuré pour qu’il éprouve la sensation du comique. Il fait encore que l’objet qu’il considère provoque en lui une surprise et soit anormale sans être inquiétant. C’est ce qu’on éprouve devant un homme qui s’embrouille dans son discours ou fait une chute. Alors apparaît le sens du ridicule. Ce ridicule peut être provoqué; ainsi lorsque la chute malencontreuse n’est pas douée à la maladresse, mais à un croc-en-jambe ou à un coup de bâton. On a alors le plaisir de voir un homme rendu ridicule par un autre, au cours d’une action comique. Le rire implique de la part du rieur un sentiment de supériorité, et c’est en cela qu’il est rassurant. Il nous délivre d’un danger: celui de se sentir inférieur et d’être menacé. «Si l’on considère - observe Nietzsche – que l’homme fut, durant des centaines de milliers d’années, un animal essentiellement régi par la crainte, et que tout événement subit, inattendu, devait le trouver prêt à lutter et peut être à la mort […], il ne faut pas s’étonner que chaque surprise soudaine, qu’elle se manifeste dans les mots ou dans les actes, crée chez l’homme, lorsqu’elle apparaît sans danger ni dommage, un état d’allégresse […]. L’être tremblant de crainte et replié sur soi, se détend brusquement et s’épanouit sans entrave. L’homme rit.» (Nietzsche, 1977:70).

10.2. Il est possible de discerner les 74 procédés utilisés par les dramaturges. Depuis les plus simples dans les farces du XIIe siècle, jusqu’aux comédies modernes: ces procédés peuvent être groupés sous sept rubriques, depuis le plus simple à comprendre, le comique de l’environnement, jusqu’au plus complexe et vivant, le comique de mœurs.

10.2.1. Le comique de l’environnement. Le premier fait qui frappe le publique lorsque les personnages se présentent sur la scène, est évidemment leur aspect, leurs formes, les objets, les bruits et les odeurs qui les entourent et auxquels ils font allusion: ce que nous pouvons appeler l’environnement. Tout ce qui saute à nos différents sens nous impressionne et ne réclame pas de langage pour être compris, car il fait appel à des réflexes communs à tous les spectateurs sous tous les climats. Il comprend: la déformation physique, la déformation de la physionomie et la déformation du costume. La déformation physique peut prendre quatre aspects différents: (i) l’aspect grotesque; (ii) le nez absent ou trop grand; (iii) le type de la douleur et (iv) l’aspect ridicule, suivant que les dramaturges se plaisent à renforcer les traits risibles de leurs héros en insistant sur des détails physiques, susceptibles de déclencher le rire du public. Par exemple, on rencontre l’aspect grotesque dans L’Avare de Molière, où le valet Brindavoine, est très grand, très maigre, très blond,

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comme un brin d’avoine ou dans Le Barbier de Séville, où Beaumarchais nomme L’Éveillé un garçon niais et endormi, qui en outre arrive en bâillant.

10.2.2. Le comique de caractère. Le comique de caractère c’est un comique visuel qui résulte des gestes et des attitudes des personnages. Le comique de caractère est essentiel, car les autres procédés sont destinés à nous faire comprendre la psychologie des personnages et c’est de leur synchronisation qu’elle dépend; c’est le comique qui est produit par le développement des réactions d’un personnage. Dans le comique de caractère, le personnage pousse à l’outrance une certaine disposition de caractère: Harpagon pousse l’économie jusqu’à l’avarice, Alceste pousse la sincérité jusqu’à l’intransigeance. Dans sa formule la plus haute, le comique révèle le ridicule ou la passion de l’homme qui est l’objet de la moquerie. Expression d’un caractère, il en devient à son tour le révélateur. En opposant aux arguments de Valère, qui lui objecte qu’il n’est guère sage de marier une jeune fille à un vieux barbon, un sans dot obstiné, Harpagon trahit son avarice et dévoile inconsciemment les ravages que ce vice cause en lui. Comme l’a analysé Bergson, dans son essai Le Rire, l’automatisme engendre le rire chaque fois que se manifeste «du mécanique plaqué sur du vivant». (Bergson, 1940: 34). Le comique de caractère peut aussi provenir de la contradiction entre l’idée que le personnage a de lui-même et ce qu’il est en réalité. Pour Bergson, «les attitudes, les gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique».

10.2.3. Le comique des mots. Le comique des mots est celui qui est dû à la rencontre imprévue des mots, à leur choix ou à leur emploi bizarre et inattendu.

10.2.4. Le comique du langage. Le comique du langage c’est un comique forcément le plus souvent utilisé, puisque, de même que le cinéma repose sur le mouvement, le théâtre dépend essentiellement des répliques échangées entre les personnages.

10.2.5. Le comique de situation. Le comique de situation, d’une grande portée comique, est celui qui résulte des situations où se trouvent les personnages de l’intrigue. Donc, il réside non dans ce qu’est, dans ce que fait ou dit un personnage (qui peut être un individu par ailleurs fort sérieux), mais dans la situation même où le hasard le place; l’événement crée alors le comique. Cette technique trouve son expression la plus courante dans le quiproquo qui est le méprise involontaire sur le sens d’un mot ou sur l’identité d’un personnage.

10.2.6. Le comique des mœurs. Le comique des mœurs qui ne possède pas de procédé particulier, car s’est tout l’ensemble d’action et des caractères des personnages qui permet au public de se faire une idée plus au moins précise des mœurs d’une catégorie sociale ou de toute une société à une époque donnée.

10.3. Comique haut et comique bas. On a toujours distingué le comique haut et le comique bas, le comique grossier et le comique de finesse. Les deux formes de comique existent par exemple chez Molière, dans Les Fourberies de Scapin (1671) ou Le Misanthrope (1666.) Mais, le comique fin ne doit pas être conçu comme une qualité supérieure du comique grossier. Il s’agit de deux formes littéraires différentes ou, plus exactement, le comique fin est un comique entièrement littéraire, alors que le comique grossier fait appel à des traits extra-littéraires: comique de gestes, comique de grimaces, etc. Ces deux formes existaient dès le Moyen Âge. Le comique existe en dehors de son expression

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littéraire: dans les mimes, dans les bonnes histoires, et, plus simplement, dans la plaisanterie de conversation ou dans la plaisanterie des gestes, entre gens de bonne humeur. Parce qu’il existe un fond comique, parce que dans chaque époque coexistent le comique fin et le comique grossier, le comique satirique et le comique plaisant, on pourrait étudier systématiquement ces différentes formes de comique sans suivre la chronologie littéraire. Les premières pièces de Ionesco, où il ridiculise les routines du langage, ressemblent aux fatrasies du Moyen Âge qui avaient la même fonction. Cependant, si les sources du comique sont constantes, ses expressions dépendent de la langue et du style de chaque époque.

10.3.1. Ainsi le comique grossier de Molière est plus proche de son comique fin, à cause de la langue et des formes de la comédie au XVIIIe siècle que du comique grossier ou du comique fin d’Anouilh. Le comique d’exagération est le plus proche du comique spontané et non-littéraire, celui de la grimace par exemple. Il existe dans le Gargantua de Rabelais, qui est un géant. Ici, l’auteur est responsable de l’exagération et Gargantua n’est pas ridicule. Très souvent, Rabelais provoque le rire par des procédés proches de ceux de la farce. Mais il le fait aussi pour son intention verbale. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, le comique verbal sera tenu pour grossier, et il ne subsistera guère que chez les poètes grotesques. Il existe en littérature un comique outrancier plus littéraire que populaire, le grotesque. Il s’est particulièrement développé dans l’époque qui suivit les guerres de Religion et que l’on appelle parfois l’époque baroque. Il consiste à évoquer de façon plaisante les réalités les plus basses ou à exagérer jusqu’à l’outrance des traits comiques. En cela, il rejoint certains excès de la farce. On le trouvait déjà dans certaines scènes du divertissement que l’on insérait au XVe siècle dans les mystères dramatiques. Au début du XVIIe siècle, il est lié à la préciosité, qui est aussi une outrance, mais de raffinement. Le burlesque ressemble au grotesque, mais il est une parodie de quelque œuvre littéraire célèbre.

10.3.2. L’ironie est une forme de comique fin, puisqu’elle est faite d’un sous-entendu, le comique n’apparaissant qu’à celui qui comprend ce sous-entendu. Le comique pur apparaît de lui-même: tel personnage est ridicule. L’ironie au contraire se manifeste par l’intervention d’un personnage qui donne la sensation du comique dans sa manière d’interpréter les faits et ce personnage est souvent le conteur. L’ironie est donc liée au discours, et à la manière de présenter les choses. On l’appelle simplement l’esprit lorsque cette manière est seulement plaisante. Elle prend plus nettement le nom d’ironie lorsqu’elle se fait agressive en restant sur le mode plaisant. Elle devient l’humour lorsqu’elle implique le paradoxe et un certain détachement de la part de celui qui parle. L’humour consiste à prononcer avec impassibilité une affirmation contestable, outrageuse et apparemment déplacée.

10.3.2.1. L’ironie implique aussi une complicité entre l’auteur et le lecteur ou, au théâtre, le spectateur. On le trouve par exemple dans le théâtre de Marivaux ou de Beaumarchais, non seulement dans l’esprit dont font preuve les personnages, mais dans la manière dont les auteurs se jouent des personnages, en faisant un clin d’œil au lecteur. Ce mot d’esprit, voire jeu de mots, et aussi faculté d’en produire, et plus largement d’inventer une combinaison des choses hétérogènes, reste intraduisible (Sigmund Freud, 1988:75). Le Witz a donc partie liée avec la trouvaille, la surprise; il est proche de l’idée qui vient sans qu’on l’attente, il échappe à la liaison discursive au bénéfice d’autres liens déconcertants. Il met en

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rapport des choses qui ne sont pas faites pour aller ensemble, il les condense, les combine, le plus souvent dans une alliance abérante. Le Witz n’est donc tout à fait l’esprit français tel qu’a pu l’illustrer le XVIIIe siècle. Il n’est pas un jeu de salon, il ne consiste pas nécessairement en un art de la pointe. D’après Th. Lipps, l’esprit c’est «le comique totalement subjectif, c’est à dire le comique que nous faisons naître, qui s’attache à nos actes en tant que tels, vis-à vis duquel chacun de nous se comporte toujours comme un sujet situé au-dessus de lui, jamais comme un objet, ni non plus comme un objet volontaire». (Komik und Humor, 1898, s. é. p. 87-89). L’esprit consiste, d’une manière générale, à «faire naître le comique de façon consciente et habille, qu’il s’agisse du comique d’aspect ou de situation ». L’objet du comique, c’est le laid, sous quelque forme qu’il se manifeste. Là, où il est recouvert, il faut qu’il soit découvert et élucidé. C’est ce que tente de faire Beaumarchais dans sa trilogie comique.

BIBLIOGRAPHIE

Abraham, Pierre et Desné, Roland, Histoire littéraire de la France, Paris, Editions

sociales, 1975. Bénichou, Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948. Bergson, Le Rire. Essai sur les signification du comique, Paris, PUF, 1940. Biet, Christian, Les Miroirs du Soleil. Littératures et classicisme au siècle de Louis

XIV, Paris, Gallimard, „Découvertes”, 1989. Bluche, François, Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, 1990 Dubois, Claude-

Gilbert, Le Baroque en Europe et en France, Paris, PUF, 1995. Castex, P.-G., Surer, P., Manuel des études littéraires, Paris, Hachette, 1966. Duby, Georges et Perrot, Michelle (sous la direction de), Histoire des femmes en

Occident, tome III (XVIe-XVIIIe siècles), sous la direction de Natalie Zemon Davis et Arlette Farge, Paris, Plon, 1991.

Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988. Lebrun, François L’Europe et le monde, Paris, Armand Colin, 1999, p.228. Nietzsche, Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1977.

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VII. LE XVIIe SIÈCLE. CORPUS A. MODÈLES ET MODULES LE XVIIe SIÈCLE Pour nous, le XVIIe et le XVIIIe siècles sont des macro-discours, unitaires;

formés, soutenus, contredits et contrariés par de nombreux micro-discours, plus ou moins connus, illustres ou obscurs. Malheureusement, les manuels et les histoires traditionnelles ne nous ont transmis que des fragments de ces univers culturels, les pratiques heuristique et herméneutique étant focalisées sur la biographie et l’œuvre de quelques représentants illustres du siècle. En ce qui nous concerne, notre méta-discours, c’est-à-dire le discours didactique, sera fondé sur les centres générateurs de champs sémantiques et mentaux (personnalités, chefs-d’œuvre, phénomènes littéraires), ainsi que sur des pluri-contextes (philosophiques, idéatiques, culturels, etc.).

MODÈLE 1. ⇒ LOUIS XIV. Roi de France. Magnifié par les uns, décrié par les autres, le règne de Louis XIV (parfois appelé Louis le Grand) est l'un des plus longs de l'histoire de France: cinquante-quatre ans de règne personnel, de 1661 à 1715. Il est identifié à l'apogée de l'absolutisme monarchique, au triomphe du classicisme illustré par Versailles, et au rayonnement de la civilisation française, celle du «Grand Siècle», hors de ses frontières. Pourtant, le Siècle de Louis XIV, qui commença dans les troubles de la Fronde, mêla sans cesse les splendeurs de la gloire du Roi-Soleil aux lourdes misères du peuple. Et la France de Louis le Grand ne se montra pas toujours adaptée aux formidables exigences d'une personnalité dont la politique visait à obtenir l'obéissance à l'intérieur et la suprématie à l'extérieur. Louis n'a pas cinq ans lorsque son père meurt, le 14 mai 1643, quelques mois seulement après le décès du «principal ministre», le cardinal de Richelieu. Anne d'Autriche, devenue régente, fait appel à la collaboration d'un proche du cardinal, Mazarin, le parrain du jeune roi, qui contribue étroitement à son éducation politique. La France est engagée depuis huit années dans la guerre de Trente Ans - contre l'empire des Habsbourg et contre l'Espagne. Si les traités de Westphalie mettent fin, en 1648, aux hostilités avec l'Empire, la guerre contre l'Espagne se prolongera encore jusqu'en 1659. Dans ce climat de troubles, le caractère du jeune roi se forge. L'éducation du futur Louis XIV n'est pas négligée. De sa mère, espagnole, il reçoit le goût d'une certaine magnificence, le sens d'une étiquette rigoureuse, la pratique d'une dévotion appliquée. Mazarin lui apprend les intrigues européennes, l'art d'acheter les consciences et de gouverner, le rôle, enfin, des mariages diplomatiques. Les désordres de la Fronde lui enseignent plus encore. Il retire de ces épreuves la conviction qu'il faut une autorité monarchique sans partage, d'une part, une méfiance universelle et un goût prononcé de la dissimulation, d'autre part. La haute idée qu'il se fait de sa fonction de roi s'exprime à travers son sens de la maîtrise, sa courtoisie froide et son art de la mise en scène.

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Avant de régner vraiment, il laisse le cardinal Mazarin rétablir l'autorité monarchique et consolider la situation extérieure de la France de 1653 à 1661. Malgré les guerres et la Fronde, la France de 1661 apparaît comme un pays riche de ses hommes et de leur travail. Avec près de 20 millions d'habitants, la France est la première puissance démographique européenne. Le lendemain de la mort de Mazarin (10 mars 1661), Louis XIV annonce qu'il gouvernera désormais seul, sans Premier ministre. Cette déclaration (cf. Mémoires) constitue un acte politique majeur; elle annonce la refonte complète du système de gouvernement. La volonté de réorganisation méthodique et d'uniformisation administrative du royaume conduit à une importante réforme de la législation. Sans doute le règne de Louis XIV porte-t-il la vie de cour à son point de perfection. Régie par une stricte étiquette, fréquentée par une foule toujours plus nombreuse de courtisans avides de pensions, d'honneurs et de royale reconnaissance, la cour apparaît comme un instrument de règne, le moyen de domestiquer la noblesse. Le culte monarchique y est ritualisé, de manière à mettre en valeur le faste, la puissance et le caractère sacré de Louis le Grand. Les fêtes somptueuses de la première partie du règne personnel, au service desquelles Molière ou Lully mettent tout leur talent, contribuent également à cette célébration. Les Mémoires de Saint-Simon, les relations de diplomates témoignent du rôle politique de la vie de cour, mais aussi de l'exploitation de la vanité humaine et de la dictature des apparences qui la caractérisent. Versailles forme bien entendu l'écrin de cette vie de cour. ⇒ La jeunesse de Louis XIV - qui rit au Tartuffe de Molière - donne l'image d'un souverain modérément pieux. Pourtant, il ne fait pas de doute que très tôt, Louis XIV avait compris l'importance de la gloire chrétienne et de l'obéissance religieuse pour son métier de roi. L'absolutisme repose clairement sur une monarchie de droit divin, fortement théorisée par Bossuet dans sa Politique tirée de l'Ecriture sainte. Soucieux de défendre l'unité de foi de son royaume, attentif à préserver son autorité sur l'Eglise de France, Louis XIV n'hésite pas à s'opposer à la papauté, ni à lutter contre jansénistes et protestants. L'association étroite entre l'Eglise et l'Etat fait de toute «hérésie» une dissidence séditieuse. A son avènement, le roi est déjà très hostile aux jansénistes. Jusqu'à l'expulsion des religieuses et à la destruction du couvent en 1709-1710, Port-Royal-des-Champs constitue le foyer de rayonnement de la doctrine de l'évêque Jansénius, et surtout du «second jansénisme», inspiré des thèses du père oratorien Quesnel. Inquiet et toujours aussi hostile, Louis XIV obtient du pape une condamnation du jansénisme. La querelle, qui n'est pas éteinte à la mort du roi, agitera encore les esprits au XVIIIe siècle. Les protestants ont également à souffrir de l'autoritarisme de Louis le Grand. La période 1661-1679 voit l'application restrictive de l'édit de Nantes. Le roi a besoin d'apparaître comme le champion du catholicisme à l'heure où l'empereur Léopold I vient de défaire les Turcs assiégeant Vienne (1683), ce qui lui a procuré un immense prestige en Europe. En outre, depuis la guerre de Hollande, Louis se heurte à la coalition des puissances protestantes (Angleterre, Provinces-Unies), traditionnels soutiens des huguenots français. ⇒ «J'ai trop aimé la guerre», avoue le roi sur son lit de mort. De 1661 à 1715, on compte seulement vingt-trois années de paix, pour trente et une années de guerres. La véritable motivation du roi est la volonté d'affirmer et d'accroître la suprématie française en Europe. Louis le Grand se croit et se veut le monarque le plus puissant de la Terre, comme le proclame sa

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devise: Nec pluribus impar («Non inégal à plusieurs»). ⇒ Lorsque Louis XIV monte sur le trône, les traités de Westphalie (1648) et des Pyrénées (1659) viennent de donner à la France, alors alliée à l'Angleterre, à la Suède et aux Provinces-Unies, la suprématie sur des adversaires impériaux et espagnols épuisés. Dès 1661, la prépondérance française s'imposait à l'Europe; en 1714 est venu le temps de l'équilibre européen entre l'Angleterre, l'Autriche et la France d'un très vieux roi. La France de 1715 sort territorialement agrandie des guerres de Louis XIV, mais ses finances sont exsangues. L'Examen de conscience d'un roi (1711), œuvre de Fénelon, les rapports des intendants, les mémoires des curés dressent le tableau d'un royaume désolé et de la misère paysanne. Pourtant, le siècle de Louis XIV est identifié au rayonnement de la civilisation française, au triomphe du classicisme dans les lettres, dans les arts figuratifs et dans l'architecture, même s'il faut rappeler que tous les grands esprits de l'époque ne sont pas français (Locke, Leibniz, Spinoza), et que le baroque trouve à s'épanouir ailleurs, en Autriche ou en Espagne. La politique de grandeur du roi s'est accompagnée d'une politique prestigieuse de mécénat, dans la droite ligne de celle pratiquée par Richelieu et Mazarin: Corneille, Molière, Racine, Lully, les peintres Le Brun et Mignard, Mansart, pour ne citer que ces noms-là, illustrent la dévotion pour le «beau» et l'intensité créatrice de l'époque. Les Académies – de peinture et sculpture, 1655; des inscriptions, 1663; des sciences, 1666; d'architecture, 1671 –, créées à l'imitation de l' Académie française, constituent des foyers d'élaboration des règles classiques et de rayonnement d'un art officiel tout entier tourné vers le gloire monarchique. ⇒ Le «siècle de Louis XIV» - expression forgée par Voltaire – désigne aussi un modèle politique. Quand il meurt, le 1 er septembre 1715, le roi laisse à la France une solide armature administrative, fortement centralisée. Son image de grandeur militaire, dynastique, politique est enviée par de nombreux souverains. La réaction aristocratique, animée notamment par Fénelon (les Tables de Chaulnes, 1711), fera de la Régence une monarchie contrôlée par les états généraux et les corps. Les temps de l'obéissance absolue ne sont pas totalement révolus, mais la persistance des tensions religieuses, l'essor de la curiosité scientifique, la vulgarisation du rationalisme cartésien (Fontenelle, Pierre Bayle) nourrissent la montée de l’esprit critique. ⇒ Le siècle de Louis XIV est marqué par la prédominance du classicisme, que la volonté royale impose dans tous les domaines. Pour la réalisation de la colonnade du Louvre, le Roi-Soleil préférera au projet baroque du Bernin la rigueur d'un Claude Perrault. Versailles, dont les travaux se poursuivront pendant presque tout le règne, sera regardé comme un modèle à la fois de grandeur et de «bon goût», imité à travers toute l'Europe. Les artistes – Le Vau, Le Brun, Le Nôtre, mais aussi le sculpteur Puget – œuvrerent pour la plus grande gloire du roi; Molière sera chargé des divertissements royaux. Les arts sont par ailleurs soumis aux normes établies par l'Académie royale de peinture et de sculpture, voulue par Mazarin à l'exemple de l'Académie française, qui, elle, régit les lettres, depuis sa création par Richelieu en 1634. Les salons, à l'imitation de celui de la marquise de Rambouillet, se développent considérablement. On y parle aussi de littérature, dont l'idéal classique trouve sa plus grandiose expression sous Louis XIV. Boileau en formule les règles: il faut choisir ses modèles dans l'Antiquité, atteindre à l'universel en s'appuyant sur la raison, contenir les passions brutales par un parfait contrôle de soi. Molière, qui bénéficie de la protection royale, donne ses lettres de

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noblesse à la comédie, tandis que, dans le domaine de la tragédie, Racine détrône Corneille, et que Mme de Sévigné, Bossuet, La Rochefoucauld, Mme de La Fayette donnent aux lettres françaises des pages parmi les plus brillantes. Vers la fin du règne, La Bruyère et Fénelon, par leur liberté de ton, par leurs attaques contre l'absolutisme, ouvrent une ère nouvelle. La pensée scientifique s'incarne alors dans Descartes, qui vécut avant le règne personnel de Louis XIV mais dont l'influence sera grande, et dans Pascal, deux savants qui se heurtèrent toutefois à l'absolutisme en raison de leur liberté de pensée. La musique est illustrée par Jean-Baptiste Lully, François Couperin et Michel Delalande.

MODÈLE 2 ⇒ L’ACADÉMIE constitue un des centres générateurs de l’espace culturel, représentatif pour le XVIIe siècle. Créée par Richelieu, cette institution universellement célèbre eut une naissance difficile. Le cardinal-ministre voulut officialiser des réunions littéraires et érudites qui se tenaient depuis 1629 chez Valentin Conrart, critique. Les premières délibérations eurent lieu le 13 mars 1634; les statuts de l'Académie furent approuvés par Richelieu le 5 février 1635. Ce dernier avait assigné pour tâche principale aux académiciens d'établir, à travers la réalisation d'un dictionnaire et d'une grammaire officiels, un modèle de langue française compréhensible par tous et capable de répondre à sa politique d'unification et de centralisation du royaume. Cette nouvelle institution d'Etat apparut d'abord aux écrivains et au Parlement comme l'annonce d'un contrôle intolérable des publications: du jugement sur la forme, on passe vite à la condamnation de l'idée. Richelieu obligea ainsi l'Académie à intervenir dans la querelle du Cid de Pierre Corneille: les Sentiments de l'Académie sur le Cid (1638) imposèrent au théâtre le respect des règles classiques. La première édition du Dictionnaire fut présentée à Louis XIV en 1694, suivie de sept autres en 1718, 1740, 1762, 1798, 1835, 1878 et 1932-1935. En 1992, paraissait le premier tome de la neuvième édition, suivie en 2000 du second. Le dernier tome devrait être achevé en 2010. L'Académie française compte, depuis 1639, 40 membres, qui disposent depuis 1712 de 40 fauteuils, offerts par Louis XIV pour établir une égalité parfaite entre les écrivains, les ministres et les grands seigneurs (que Richelieu avait imposés dès les premières nominations). Dissoute en 1793 par la Convention, l'Académie fut rétablie, sous la forme de la Classe de littérature et de langue française de l'Institut de France, par Bonaparte, qui donna à ses membres leur «habit vert». Elle reprit son titre d'Académie française en 1815.

MODÈLE 3. ⇒ SOUS LE SIGNE DE LA RAISON ET DE LA FOI. DESCARTES ET PASCAL. La réflexion sur l'infini – compréhension, statut, enjeux théologiques – est l'une des grandes affaires du XVIIe siècle. En effet, c'est au cours de la première moitié du siècle que la diversité des questions sur l'infini est apparue dans toute son ampleur en relation avec ses dimensions d'inquiétude et de souci métaphysique. L'infini est donc ce qui est toujours à l'horizon des questionnements et toujours impossible à pleinement s'approprier. Comment penser alors la nouvelle science sans penser pleinement l'infini? Comment construire la nouvelle science sans construire un concept de l'infini? C'est cette tension entre, d'une part, un infini qui toujours surgit dans le mouvement, dans sa continuité, son commencement et sa fin ou dans les systèmes du monde et, d'autre part, l'impossibilité qu'il y a à saisir cet infini en tant qu'il appartient à Dieu seul, qui

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traverse la pensée du XVIIe siècle; c'est ce souci à la fois mathématique et métaphysique, apparaissant comme l'un des foyers vivants de la pensée du XVIIe siècle, qu’on pourrait analyser dans sa dimension de quête et d'interrogation. Dans le cadre de cette problématique générale, il importe de distinguer trois thématiques principales. L'âge classique est caractérisé par une considérable production de thèses générales et particulières sur les moyens de connaître Dieu, l'homme et la nature ainsi que les relations qu'ils entretiennent. Pour une bonne part, l'affirmation de ces thèses est une démolition des thèses et traditions antérieures. Elle est aussi la ré-appropriation réformée de certaines d'entre elles. L’univers de ces débâts complexes pourrait être synthétisé sous une forme interrogative et ouverte, à la fois: Comment sont fondées les thèses classiques dont certaines s'organisent en systèmes de pensée? Comment sont-elles exposées et quels dispositifs sont mobilisés pour les rendre convaincantes voire, pour en administrer les preuves? Quelles méthodes sont mises à l'œuvre pour enrichir ces thèses, pour les organiser en systèmes philosophiques cohérents?⇒ Les philosophes ont souvent relevé la multiplicité des sens du mot «raison»: pour Pascal, «Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point»; pour Leibniz, «La connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la raison et les sciences»; pour Spinoza, «C'est à leur complet mépris de la raison que, par la pire injustice, on reconnaît les détenteurs de la lumière divine»; pour Schelling, «Hors de la raison, il n'y a rien». Qu'elle désigne une faculté humaine, une cause, un argument ou un «ordre des choses» auquel doivent se conformer nos représentations, la raison est universellement conçue comme le propre de l'homme: c'est «ce qui nous distingue des bêtes», selon l'expression qu'emploieront tour à tour Descartes et Leibniz, maîtres de la philosophie rationaliste. Dans les premières investigations, la raison est définie négativement, notamment comme ce dont l'animal est privé, mais ce dont tout homme est doté. Descartes exprime clairement cette universalité dans le Discours de la méthode: «Pour la raison ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun.» Descartes annonce clairement que la définition de l'homme comme animal raisonnable soulève inévitablement deux problèmes majeurs: celui du sens juste du mot «animal» et celui de la signification précise du terme «raisonnable». Pour sa part, il répond à cette double interrogation incontournable que c'est la raison universelle qui distingue l'homme des autres créatures et que ce qui est nommé bon sens ou raison, c'est «la puissance de bien juger et de distinguer le vrai d'avec le faux». Cette puissance, qui fait défaut à l'animal privé de langage et de pensée, est «naturellement égale en tous les hommes». Pourtant, les opinions humaines s'affrontent dans une inconciliable diversité, bien qu'il ne puisse y en avoir qu'une seule qui soit vraie. En fait, les jugements faux sont dus à l'absence d'une méthode qui permette à chacun de bien conduire sa raison, car «ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien». Le cartésianisme, si souvent assimilé au culte dogmatique d'une vérité rationnelle assurée d'elle-même, est au contraire la recherche d'une voie d'accès à une vérité universellement valable. Le problème de la méthode à acquérir prend en effet le pas sur celui de la raison, puissance innée dont la répartition est supposée équitable. Car la simple possession de cette faculté, loin de fournir à l'homme la clé de son existence, fait surgir dans le

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champ de son activité pratique le problème théorique de la connaissance. La raison humaine doit théoriquement remplir, en effet, certaines conditions pour parvenir à une connaissance vraie. La morale rationnelle recherche des principes d'action et de jugement qui soient admissibles par tout être raisonnable. Il s'agit dans tous les cas de mettre en évidence non seulement les conditions d'un jugement vrai, mais encore les règles du raisonnement juste, universellement valable. Toutes ces recherches se prolongent dans des interrogations métaphysiques et convergent finalement dans la théorie de la connaissance. Si la raison montre aux hommes ce qu'ils devraient faire, elle ne les contraint pas. Mais la puissance d'où procède l'activité humaine réside dans les passions (admiration, amour, haine, désir, joie et tristesse) que Descartes déclarait «toutes bonnes de leur nature», tout en ajoutant que «nous n'avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès». En effet, pas plus que l'abandon aux forces obscures de l'irrationnel, la rationalité objective ne peut fonder aucune action raisonnable, tout en permettant les entreprises les plus insensées. Si la raison n'apparaît jamais pleinement souveraine par rapport à l'expérience et aux passions, elle reste toutefois la référence universelle suprême; car, tout en étant «la chose du monde la mieux partagée», selon l'expression de Descartes, elle n'appartient exclusivement à personne en particulier. Elève des jésuites, au collège de La Flèche, où il étudia les lettres anciennes, la philosophie d'Aristote, et se plut surtout aux mathématiques, Descartes s'occupa aussi de science et de philosophie. Sa vocation de philosophe se fixa définitivement en novembre 1619: enfermé dans son poêle – une pièce chauffée par cet appareil – aux environs d'Ulm, il découvrit avec enthousiasme les fondements d'«une science admirable». Ses songes prophétiques, son vœu d'un pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette et son adhésion à la société de la Rose-Croix témoignent d'une crise mystique, prélude à une véritable révolution intellectuelle. En 1629, Descartes se réfugia en Hollande, pour développer une «philosophie nouvelle». Son séjour ne fut interrompu que par trois voyages en France (en 1644, 1647 et 1648); au cours du deuxième, il conseilla au jeune Pascal de procéder à des expériences sur le vide. Il renonça, après la condamnation de Galilée (1633), à publier son Traité du monde, qui ne paraîtra qu'en 1664. Mais il publie, en 1637, à Leyde, le Discours de la méthode, qui est à la fois la narration de son propre itinéraire intellectuel et le manifeste, rédigé en français, de la révolution cartésienne. Après cet ouvrage qui trouva une large audience, Descartes revint à la langue «technique» de la philosophie, le latin, dans Meditationes de prima philosophia (1641), destiné aux théologiens, et Principia philosophiae (1644), destiné à l'enseignement. Puis, il fit paraître, en 1647, la traduction française des Méditations et celle des Principes. L'on peut diviser arbitrairement l'œuvre de Descartes en diverses parties: philosophie, métaphysique, physique, biologie et enfin morale. Dans chacune d'elles, la méthode appliquée par Descartes est identique: elle se fonde sur le doute, qui doit permettre d'atteindre la vérité. Ouvrant la voie à la philosophie moderne, Descartes a fait des idées le véritable objet de la connaissance philosophique. C'est par elles, affirme-t-il, que l'esprit connaît les choses: certes, les idées ne se trouvent que dans l'esprit, mais elles ont la propriété de représenter les choses qui sont hors de l'esprit. Consacrer sa vie à la vérité est pour lui la meilleure des occupations, la plus digne de l'homme. A la fin de ses études, il s'était trouvé embarrassé de doutes et d'erreurs; certes, les mathématiques l'avaient séduit par l'évidence de leurs

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raisons, mais la philosophie et les sciences qui en dépendent n'atteignent, estime Descartes, que le vraisemblable et ne sont par conséquent d'aucune utilité. Cette philosophie spéculative doit céder la place à une philosophie pratique, qui nous permettra d'utiliser les forces naturelles et ainsi de «nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature». Alors les hommes pourront jouir, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y rencontrent; ils pourront conserver la santé et peut-être même «s'exempter de l'affaiblissement de la vieillesse»; enfin, l'esprit dépend si fort du tempérament qu'ils deviendront, grâce à la médecine, plus sages et plus habiles. Ainsi, la sagesse, dont la philosophie est l'étude, n'est autre que la «parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts». «Toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les trois branches principales la médecine, la mécanique et la morale.» Selon Descartes, «le bon sens est la chose du monde la mieux partagée», ainsi que le proclame la sentence qui ouvre le Discours de la méthode. Comment parvenir à la vérité? Par le «bon sens» ou la raison, qui distingue l'homme de l'animal, et qui est justement «la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux». La raison comporte deux facultés: l'intuition, «lumière naturelle», «instinct intellectuel» qui saisit immédiatement son objet, et la déduction par laquelle «nous comprenons toutes les choses qui sont la conséquence de certaines autres». Le mathématicien, par exemple, connaît par intuition ces «natures simples» que sont la figure, la grandeur, le lieu, le temps, etc.; ou bien des vérités indubitables comme: un globe n'a qu'une surface; ou enfin le lien entre deux vérités. Les mathématiques nous montrent aussi combien la déduction est différente du syllogisme; à la stérilité du syllogisme, qui sert plutôt à enseigner qu'à apprendre, s'oppose en effet la fécondité de la déduction. La raison, toutefois, n'est pas la méthode; «car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien»; le rôle de la méthode est d'indiquer comment doit s'opérer la déduction, et comment il faut faire usage de l'intuition. Ici encore, les mathématiques fournissent le modèle; leurs «longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles», nous amènent à penser que «toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon»; ajoutons que, la méthode insistant plus en pratique qu'en théorie, le meilleur moyen de l'apprendre est de l'appliquer systématiquement aux cas les plus simples: les mathématiques accoutument ainsi l'esprit à «se repaître de vérités». Mais, pour que la méthode mathématique puisse être étendue à tous les objets de connaissance, elle doit acquérir d'abord, dans son domaine propre, un degré de généralité suffisant. Des «mathématiques vulgaires», il faut dégager une «mathématique universelle», qui considère les rapports ou proportions en général. Or, Descartes fait de l'algèbre un instrument capable d'exprimer les propriétés des figures et le mouvement, qui est l'essence de tous les phénomènes naturels. Le Discours de la méthode simplifie la logique, ramenée à quatre préceptes fondamentaux. «Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle.» A l'autorité d'Aristote, Descartes substitue celle de la raison, c'est-à-dire le libre examen; certes, l'intuition ni la déduction ne s'apprennent; ce que prescrit Descartes, c'est d'apprendre à n'employer qu'elles. L'évidence qu'elles procurent consiste dans la clarté et la distinction des

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idées: une idée est claire quand elle est présente et manifeste à un esprit attentif; elle est distincte quand l'esprit voit si bien ce qu'elle contient qu'il la distingue nécessairement de toute autre. Les notions complexes deviennent claires et distinctes lorsqu'on les réduit à leurs éléments. D'où le deuxième précepte: «Diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre»; ainsi le mathématicien dégage les «natures simples» et l'«absolu» d'un problème, c'est-à-dire la condition dernière de sa solution: il trouve, par exemple, autant d'équations que de lignes inconnues. Inséparable du second, le troisième précepte est «de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés»; ainsi, Descartes, dans ses recherches mathématiques, commence par les questions «les plus simples et les plus générales» et triomphe à la fin de plusieurs «qu'il avait jugées autrefois très difficiles». Car il a suivi «le vrai ordre» et, de plus, «dénombré exactement toutes les circonstances» de ce qu'il cherchait, c'est-à-dire découvert tout ce qui était nécessaire et suffisant pour résoudre les questions; si, par exemple, on veut étudier les sections coniques, il faut et il suffit que l'on tienne compte des trois cas possibles: le plan qui coupe le cône est perpendiculaire, parallèle ou oblique à son axe; tel est, semble-t-il, le sens du dernier précepte: «faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre». Envisagée dans son ensemble, la «méthode» cartésienne est une méthode de raisonnement pur, dont le modèle est fourni par la déduction mathématique. Descartes suit la tradition, qui veut que les principes des sciences soient tous «empruntés de la philosophie»; il fera le fondement de la physique. Pour connaître le monde matériel, il faut d'abord connaître ces réalités immatérielles que sont l'âme et Dieu. Une telle connaissance est à notre portée, si nous réussissons à élever notre esprit «au-delà des choses sensibles», si nous ne confondons pas l'intelligible avec l'imaginable. Des doutes, Descartes va extraire le moyen même d'arriver à la vérité. Reprenant les arguments classiques du scepticisme, il invoque les erreurs des sens et les illusions des songes pour rejeter toute connaissance d'origine sensible, y compris la croyance à l'existence du monde. Aux arguments du Discours s'ajoute, dans les Méditations, l'hypothèse extraordinaire d'un «malin génie» assez puissant pour changer «la vérité à l'instant même où je la vois, et faire ainsi que je me trompe quand, par exemple, j'additionne 2 et 3, ou que je nombre les côtés d'un carré». Tel est ce doute poussé à l'extrême, doute «hyperbolique» auquel échappent seulement les maximes d'une morale provisoire et les vérités de la foi: «car je ne peux demeurer irrésolu en mes actions pendant que la raison m'oblige de l'être en mes jugements»; quant aux vérités révélées, elles sont hors de discussion, puisqu'elles dépassent notre intelligence. Pendant que je doute, pendant que je pense que tout est faux, il faut nécessairement que moi, qui le pense, sois quelque chose; «Cogito, ergo sum» («Je pense, donc je suis»), telle est la première vérité, ferme et assurée, que je possède enfin; l'affirmation du moi pensant - l'existence du monde étant encore un «problème»: tel est le premier principe de la philosophie. La certitude de ce principe réside en ceci: «Je vois très clairement que, pour penser, il faut être»; je peux donc généraliser, et prendre pour règle «que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies». Une autre conséquence

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résulte du Cogito: puisque je peux douter des choses matérielles et que le fait de mon existence est impliqué dans ce doute même, il est clair que je suis «une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps». Il faut bien prendre garde que c'est là, non point une déduction, mais une constatation intuitive, qui équivaut à «Je pense, je suis, je me saisis en pensant». Le «donc» peut faire illusion à un esprit non prévenu. Cette séparation radicale opérée par Descartes entre le corps et l'âme, la substance étendue et la substance pensante, se comprendrait avec peine si l'on ne se référait pas à la physique. La philosophie scolastique expliquait les phénomènes naturels par des «formes» analogues à l'âme; la physique moderne, au contraire, regarde la matière comme «inerte» et explique les faits matériels par les faits matériels; d'où l'idée, naturelle chez Descartes, de faire de l'âme et de la pensée, expulsées pour ainsi dire de la matière, un monde à part; la physique mécaniste naissante exigeait une métaphysique spiritualiste qui fût rigoureusement dualiste. Considérée en elle-même, la démonstration de la spiritualité de l'âme nous semble aujourd'hui peu convaincante. Que prouve en effet le Cogito? Que je peux concevoir clairement l'âme sans le corps. Pour passer de cette distinction dans la pensée à une distinction dans la réalité, il faut être bien persuadé que nos idées claires répondent à une réalité objective. Descartes, cependant, quand il traitera de la physique, sentira le besoin d'ajouter au raisonnement des preuves tirées de l'expérience; le langage ni l'activité humaine ne peuvent être imités par des machines, ou par les animaux; on est, dès lors, plus disposé à admettre que notre âme est immatérielle, et par là même immortelle. Le doute est une imperfection: je vois clairement, en effet, que c'est une plus grande perfection de connaître que de douter. Mais d'où me vient cette idée de parfait? Elle ne peut venir de moi, qui suis un être imparfait; car la cause doit avoir au moins autant de réalité que son effet; la cause de l'idée de parfait ne peut être que l'être parfait lui-même, c'est-à-dire Dieu. C'est un renouvellement de la preuve de saint Anselme. Je ne sais pas, il est vrai, la façon dont j'ai eu idée d'un Dieu. Remontant plus haut, je vais donc chercher quel peut être l'auteur de mon âme; ce ne peut être moi-même, car je me serais donné toutes les perfections dont j'ai l'idée; donc l'être qui m'a créé possède en effet toutes ces perfections: il est Dieu. Ces deux preuves complémentaires semblent trop compliquées. On peut invoquer un autre argument, plus intuitif: l'existence de Dieu est comprise dans son essence, «en même façon qu'il est compris en celle d'un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits»; l'existence, en effet, étant une perfection, l'Être parfait, qui possède toutes les perfections, possède nécessairement l'existence. L'existence ainsi «démontrée» sera une existence dans la pensée, et non une existence réelle. Le même idéalisme, la même identification du réel et de l'idée - due à l'emploi de la méthode mathématique - est d'ailleurs impliquée dans la première preuve, qui repose sur ce postulat: l'idée de parfait est elle-même quelque chose de parfait. En prouvant Dieu par l'idée de parfait, «nous connaissons par le même moyen ce qu'il est, autant que le permet la faiblesse de notre nature». Ainsi, nous voyons qu'il est infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout-puissant, source de toute bonté et vérité, créateur de toutes choses. Dieu est un être purement spirituel: car s'il était composé de deux natures, l'intelligente et la corporelle, il dépendrait de ses éléments, et toute

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dépendance est un défaut et contredit à la perfection. Dieu est source de toute bonté et vérité: dès lors, tous nos doutes disparaissent; nos idées claires et distinctes sont vraies, puisqu'elles sont des choses réelles qui viennent de Dieu. Par suite, selon les Méditations, la distinction de l'âme et du corps, que nous concevons très clairement, devient une distinction «réelle»; l'Être tout-puissant ne saurait être trompeur: l'hypothèse du «malin génie» s'évanouit. Le matérialiste Gassendi y remarquera un cercle vicieux. D'une part, Dieu existe parce qu'on en a une idée claire; d'autre part, une idée claire est vraie parce que Dieu existe. La véracité divine nous assure par ailleurs, non seulement de la valeur des idées claires, mais de l'existence objective du monde. Nous croyons instinctivement à cette existence, et Dieu n'a pu vouloir que cet instinct nous égare. Prenons garde toutefois que les sens nous renseignent fort mal, non à vrai dire sur l'utilité des choses matérielles, mais sur leur nature; les qualités sensibles d'un morceau de cire changent si l'objet devient liquide ou gazeux; seule la raison, avec ses idées claires et distinctes, peut connaître les choses matérielles. Pour la théorie scolastique, les vérités que nous atteignons ici-bas sont des reflets des vraies essences que nous contemplerons dans l'entendement divin. Pour Descartes, il nous est loisible dès cette vie de connaître parfaitement les vraies essences, les vérités éternelles, qui sont des créatures de Dieu. En celui-ci, l'entendement est subordonné à la volonté: «Si Dieu l'avait voulu, deux et deux ferait cinq, et il serait vertueux de tuer son frère.» En possession des premières vérités, nous pouvons déduire les principes de la physique et les lois de la nature. Toutefois, en raison de la finitude de notre entendement et de la complexité de la nature, il convient d'observer et d'analyser celle-ci, en remontant des effets aux causes. Dans les dernières années de sa vie, Descartes explore la sphère de l'union de l'âme et du corps, pour esquisser ainsi une morale. Les lettres de Descartes à la princesse Elisabeth (écrites à partir de 1643) permettent de voir cette morale s'organiser progressivement, en intégrant de nombreux éléments des morales de l'Antiquité, mais ajustés à la philosophie cartésienne de telle sorte qu'ils en expriment aussi la signification essentielle. A cette occasion, Descartes est amené à composer les Passions de l'âme, traité publié au début de 1649, dans lequel il cherche à expliquer «en physicien» et non en moraliste les différentes façons dont le corps peut, par le mécanisme indépendant de ses fonctions, engendrer dans l'âme des passions, c'est-à-dire des émotions qui l'agitent et l'ébranlent. Les passions sont produites par quelque agitation des esprits; toutes sont des variantes ou des combinaisons des six passions primitives: admiration (étonnement), amour et haine, joie et tristesse, désir. La volonté peut contrarier leur libre jeu en dirigeant, par exemple, l'attention vers un objet contraire à celui de la passion; par là même, elle change leur direction et, par suite, influe sur le cours des esprits. Cette influence est sans limites, car notre volonté est infinie, c'est-à-dire absolument libre: nous en avons le sentiment, et, de plus, l'existence même de l'erreur prouve le libre arbitre; d’ailleurs, l'erreur consiste à faire mauvais usage de la liberté en adhérant à des idées obscures et confuses. Descartes n'a pas eu le temps de développer sa morale. Il nous a donné seulement les matériaux d'une morale «définitive»: seule la raison peut nous conseiller, en toute circonstance, ce que nous devons faire; la ferme et constante résolution de l'exécuter, telle est la vertu. Pendant que nous nous conduisons ainsi, certains biens nous échappent-ils? Considérons-les comme inaccessibles, et accoutumons-nous à ne pas les désirer.

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Cette apologie de la volonté traduit, chez Descartes comme chez Corneille, le goût de l'époque pour l'énergie individuelle et pour un ordre raisonnable. Elle implique une mise en garde contre les passions. Il ne s'agit pas, cependant, d'extirper toutes les passions; certaines sont utiles, car elles nous font sentir la vraie valeur des choses; elles contribuent à la douceur et à la félicité de la vie. Ajoutons que l'âme a ses passions propres, qui ne viennent pas du corps: telle la «générosité» ou conscience que prend l'homme de la vertu; tel l'«amour intellectuel» qui l'attache «au tout dont est partie», par exemple à son pays, et plus encore à Dieu, dont il dépend le plus entièrement. Ainsi, l'homme arrive, par des procédés qui rappellent beaucoup plus le paganisme stoïcien ou épicurien que le christianisme, à la souveraine béatitude, au plus grand «contentement» qu'il lui soit donné d'atteindre. De très bonne heure, le cartésianisme remporte, malgré les persécutions, un succès éclatant; il se répand rapidement dans l'Europe entière. Un tel succès serait incompréhensible si l'on ne voyait pas dans cette philosophie nouvelle l'expression d'un monde nouveau, du monde moderne enfanté par la Renaissance. A l'époque des premières manufactures, Descartes prévoit l'essor grandiose de la technique et de la science, intimement liées entre elles; instruit des récentes découvertes scientifiques, savant lui-même, il formule les règles de la méthode et fournit à ses successeurs l'instrument mathématique indispensable à leurs recherches; il oriente la physique et la biologie, la psycho-physiologie dans la voie du mécanisme. La métaphysique cartésienne réduit au minimum le rôle de Dieu dans la création; elle nous assure que nous pouvons connaître parfaitement un monde d'où les fantômes de la scolastique ont été expulsés. Telle qu'elle est, pourtant, elle implique une conception du monde souvent différente de celle que la physique entraîne: entre l'âme et le corps, il y a une différence de nature, une opposition rigide; mais, d'un autre côté, ils ne cessent d'agir l'un sur l'autre; le Cogito est la première vérité, mais d'un autre côté, le monde matériel existe indépendamment de notre esprit. La contradiction qui se manifeste au sein de la science elle-même, entre mathématiques et physique, raisonnement pur et expérience, vient mêler ses effets à ceux du conflit qui oppose la métaphysique et la science: si toute idée claire est vraie, nous pouvons croire que l'âme est immatérielle, et qu'il existe un Dieu. D'une façon générale, le double courant, idéaliste et matérialiste, qui caractérise la philosophie moderne, est issu en grande partie de Descartes: Leibniz, puis Kant et ses successeurs réduiront le monde à la pensée; Spinoza et, d'une autre façon, les Encyclopédistes porteront l'esprit de libre examen jusque dans les domaines de la politique et de la religion, et tenteront d'expliquer le monde par le monde. ⇒ Les deux ouvrages philosophiques les plus importants de Descartes sont sans conteste le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637) et les Méditations touchant la première philosophie dans lesquelles l'existence de Dieu et la distinction réelle entre l'âme et le corps de l'homme sont démontrées (1641). C'est dans le Discours qu'on trouve l'explication du doute méthodique et l'énoncé de la première vérité indubitable de sa philosophie: „je pense donc je suis”. Descartes y constate d'abord que toutes les sciences de son époque étaient peu sûres d'elles-mêmes et que leurs „vérités” étaient bien fragiles. Puis, il pose que la réalité pourrait fort bien n'être qu'un rêve. Comme toutes ces idées sont douteuses, il faut les considérer comme si elles étaient fausses, de crainte de tomber dans l'erreur. Examinons le coeur de son

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raisonnement: si je doute de tout, il est certain que je doute. Si je doute, alors je pense. Et si je pense, il faut bien que j'existe! D'où nous trouvons cette première vérité apodictique, parfaitement claire et irréfutable qui est la base de sa philosophie: „je pense donc je suis”. Ainsi, le doute méthodique nous mène-t-il à la certitude. Descartes est confiant que cette idée puisse être comprise et acceptée par tous, car nous avons tous la raison ou le bon sens, c'est-à-dire la faculté de distinguer le vrai du faux et le bien du mal. Le problème de l'humanité consiste en ceci que nous ne savons pas nous servir correctement de notre raison. C'est pourquoi il nous faut une méthode nouvelle, inspirée de la seule science certaine qui soit, la géométrie. Cette méthode peut se ramener à quatre principes: 1 Ne recevoir pour vraies que les idées dont nous n'avons aucune raison de douter. Seules les idées claires et distinctes ont cette qualité. 2 Diviser chaque difficulté en autant de parcelles que nécessaire. 3 Conduire par ordre ses pensées en passant des objets les plus simples aux plus complexes. 4 Passer toutes les choses en revue afin de ne rien omettre. ⇒ Les méditations métaphysiques ne procèdent pas du même esprit démocratique. Écrites en latin (puis traduites en 1647), elles s'adressent d'abord aux savants. C'est l'oeuvre philosophique la plus importante de Descartes. Elle est à l'origine d'une bonne partie de la philosophie moderne. On retient des six Méditations l'hypothèse du malin génie, l'image du morceau de cire, la preuve de l'existence de Dieu, et l'explication de la différence entre le corps et l'âme. (i) Dans la première méditation, Descartes reprend le thème du doute méthodique et lui donne une forme générale: il se peut qu'un malin génie nous trompe systématiquement sur tout et nous rende incapable de comprendre vraiment quoique ce soit. (ii) Dans la deuxième méditation, il montre que même dans ce cas de doute extrême, il est certain que „je suis, s'il me trompe”. En examinant un morceau de cire, Descartes montre que son intelligence vient de l'esprit et non des sens. Je suis un esprit qui voit, touche, sens, le morceau de cire. (iii) Dans la troisième, il avance qu'un être fini ne peut pas avoir de conception de l'infini. Or, puisque nous avons une conception de l'infini en nous, il faut qu'elle y ait été mise par un être infini. Seul Dieu possède les attributs d'un être infini. Son existence est donc certaine. ⇒ Mais alors d'où vient l'erreur? C'est l'objet de la quatrième méditation. (iv) Descartes y conclut que c'est la volonté qui est à l'origine de l'erreur, lorsque la volonté excède les possibilités de l'entendement. C'est alors que l'on fait preuve de précipitation dans son jugement. (v) Dans la cinquième, Descartes revient sur le problème de l'existence de Dieu, qu'il fait découler des perfections que je me vois contraint de lui attribuer lorsque je pense à lui. Dieu est le garant de la conception des idées claires et distinctes et donc le garant de ma propre raison. (vi) Dans la dernière méditation, l'être humain apparaît comme une combinaison de l'âme et du corps. Le corps est une machine qui appartient au monde matériel, le monde des choses étendues (mesurables). Mes sens m'informent de ce monde matériel. Alors que l'âme, qui est mon véritable moi appartient à la chose pensante (au monde de l'esprit). Il faut y distinguer l'imagination (qui a partie liée avec les sens) et l'entendement (qui est pur). ⇒ Certains verront dans la pensée de Descartes une philosophie dangereuse, car il affirme que la vérité ne peut être découverte que par les lumières naturelles de la raison (en opposition avec la révélation de la foi religieuse). D'autres, au contraire, trouveront qu'il ne va pas assez loin dans la voie du matérialisme, puisqu'il fait de Dieu le garant de la raison

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humaine. On critiquera sa conception du moi, identifié à l'esprit et en quelque sorte désincarné. Berkeley traitera son doute de „ridicule” et réaffirmera la primauté des sens. Hume, tout en y trouvant un antidote contre l'erreur et la précipitation du jugement, refusera d'admettre la conception d'une vérité première et d'appliquer le doute systématique aux choses de la vie quotidienne. Peirce trouvera son doute artificiel et remettra en cause sa méthode axée principalement sur l'usage de la raison, plutôt que sur l'expérience. Quoi qu'il en soit, tous reconnaîtront en Descartes une intelligence supérieure et une audace incroyable. Descartes occupe une place unique dans l'histoire de la philosophie. On dira qu'il a donné à la science de Galilée la philosophie dont elle avait besoin pour s'épanouir. Son influence sur les philosophes qui l'ont suivi, et notamment sur Malebranche, Leibniz, Spinoza et les Encyclopédistes, se répercute jusque dans les discussions philosophiques contemporaines.

⇒ Même si personne ne feuillette plus aujourd’hui la première édition du Dictionnaire de l’Académie, c’est grâce à celle-ci que l’on pourra parler de Classicisme et d’écrivains classiques; c’est elle qui a institué, défendu et illustré la langue des classiques. Evalués, dans ce champ sémantique et mental, le Discours et les Méditations cartésiennes proposent et imposent une «grammaire» des mentalités, des passions, du discours tragique et du discours comique. Le dubito, cogito, sum sont les catalyseurs du XVIIe et le XVIIIe siècles. On les retrouve dans la méditation de Pascal, Montesquieu, Rousseau, d’Alembert, Malebranche, d’Holbach; dans les tirades de Corneille, Racine, Molière, Voltaire, Beaumarchais ou Marivaux; dans le romanesque de Mme de La Fayette, Diderot, Lesage, Laclos ou Sade.

MODULE 1. ⇒ POUR UNE ESTHÉTIQUE CARTÉSIENNE. Il est tentant de rechercher chez Descartes les éléments conceptuels pour la définition d’une esthétique de l’âge classique. De manière générale, l’œuvre d’art au XVIIe siècle ne constitue pas un objet privilégié du philosophe, parce que l’art n’est pas encore devenu un problème. Les querelles artistiques se déclarent sur la base de dogmes partagés par tous: l’idée par exemple que la poésie est comme une peinture, que l’une et l’autre sont avant tout une mimesis, une imitation, et que leur finalité est de plaire et de toucher (émouvoir). L’art offre aussi au XVIIe siècle un puissant modèle théorique pour penser la représentation, une notion qui est au coeur de la pensée classique et qui engage la signification donnée alors à la perception sensible et à la perception intellectuelle, le rapport de la chose à son image ou son idée, le lien qui existe entre le donné et le construit dans la théorie scientifique comme dans la doctrine morale. Si Descartes fait bien écho aux stoïciens, il privilégie contrairement à eux le modèle du spectateur plutôt que celui de l’acteur, et, l’image cartésienne du théâtre évoque bien plus la scène italienne du XVIIe siècle que celle du théâtre antique. Cela étant, il est clair que le théâtre intéresse Descartes moins pour les intrigues particulières et leur construction que pour l’émotion complexe qu’elles suscitent en nous. Au sujet des intrigues, il est assez laconique: il parle «d’aventures étranges», «d’histoires tristes et lamentables», ou «d’action funestes», encore faut-il noter qu’étrange, triste et lamentable renvoient, plutôt qu’aux contenus de l’intrigue, aux passions qu’elle peut provoquer chez le spectateur: l’étrangeté suscite admiration ou étonnement, les histoires lamentables la pitié ou la tristesse. Si l’accent porte ainsi sur l’effet subjectif de la représentation, l’émotion

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ou la passion ressentie par le spectateur, c’est que celle-ci présente, particulièrement dans les tragédies ou les drames, un trait remarquable: une dualité ou une contradiction. Ainsi, au spectacle le spectateur tire plaisir de ses propres passions, et non de la narration elle-même. L’émotion esthétique se définit ici de façon originale, comme un rapport de soi à soi, une sorte de jeu interne des passions. Racine, qu’on oppose souvent à Descartes, est tout cartésien lorsqu’il écrit dans sa préface à Bérénice: il faut «que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie». Il y a comme un «paradoxe du spectateur», complément trans-chronique du diderotien «paradoxe du comédien», dans cette tristesse qui fait plaisir, ce renversement de l’effet ordinaire des passions. Dans le Traité des Passions, le paradoxe du spectateur va être utilisé comme un fait d’expérience commune qui permet de mieux faire comprendre à qui l’éprouve d’autres phénomènes passionnels moins faciles à exhiber: la joie qui suit du plaisir physique, les émotions intérieures, la pitié généreuse. C’est un modèle, un explanans, plutôt qu’un objet d’interrogation, un explanandum. Dans la passion, l’âme est comme orientée vers le monde et elle le subit; dans l’émotion intérieure, elle est tournée vers soi et s’affecte elle-même. Cette double orientation reproduit une structure qui est à l’oeuvre dans la représentation théâtrale où le spectateur en même temps qu’il est tourné vers la scène, se voit recueilli dans une parfaite conscience de soi comme spectateur. Si la structure scénique est ainsi comme redoublée dans le moi, c’est parce que la nature même des passions exige la présence d’un spectateur intérieur devant lequel elles font scène: l’âme elle-même est une scène ou se joue la passion. On retrouve là l’écho d’une vieille idée stoïcienne: la fortune n’existe pas mais seulement, la providence divine et donc une sorte de fatalité, nous sommes acteurs dans une pièce que nous n’avons pas écrite, et comme tout bon acteur nous ne devons pas désirer changer le texte.

MODULE 2. ⇒ UN PASCAL POST-CARTÉSIEN. Philosophe, mathématicien et physicien français, Pascal est l'auteur d’une Apologie de la religion chrétienne, connue sous le titre posthume de Pensées. Polémiste de la religion chrétienne, mathématicien et physicien: il publia des ouvrages sur les sections coniques, la cycloïde, le calcul des probabilités, l'hydrostatique et la mécanique. Pour cet analyste de la condition humaine, l'un des plus influents penseurs français du XVIIe siècle, dont l'œuvre est marquée par une critique radicale du rationalisme philosophique moderne, «l'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant». ⇒ Au cours de la nuit du 23 novembre 1654, il a la révélation, dans une sorte de ravissement intérieur, de la vérité de la religion chrétienne: il découvre ce qui sera le centre de sa pensée: «Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non pas des philosophes et des savants. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jésus-Christ (...) Renonciation totale et douce. Soumission à Jésus-Christ et à mon directeur.» C'est avec ce directeur de conscience qu'il s'entretient d'Epictète et de Montaigne lors d'une première retraite à Port-Royal. Dans deux fragments sur l'esprit géométrique, il affirme que les sciences préparent à mieux connaître Dieu. Dans une polémique engagée contre les jésuites par Antoine Arnauld, Pascal prend la défense de la cause de Port-Royal: sous le pseudonyme de Louis de Montalte, il publie, de janvier 1656 à mars 1657, les Provinciales, composées de dix-huit lettres qui ont un immense retentissement. Pascal, qui conçoit le projet d'un ouvrage destiné à prouver la vérité de la religion

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chrétienne, jette les bases du calcul infinitésimal. L'Apologie de la religion chrétienne, œuvre à laquelle Pascal consacre ses dernières années, ne relève pas de la théologie rationnelle, bien qu'elle s'adresse à des lecteurs nourris de philosophie et épris de sagesse antique. Il s'attache à montrer que la condition humaine ne peut être comprise qu'à la lumière de l'Ecriture, qui révèle l'histoire de l'homme, celle d'un être déchu. Pour lui, la philosophie stoïcienne d'Epictète pèche par orgueil en affirmant que nous sommes capables de faire notre salut nous-mêmes. De même, il critique le scepticisme de Montaigne, qui reconnaît l'impuissance de l'homme mais qui s'en accommode trop. Tous deux attribuent à tort les faiblesses et les forces de l'homme à une prétendue «nature humaine». Pascal, qui y voit l'échec de la philosophie, se tourne vers la foi. ⇒ Ce qui détourne Pascal de l'ambition philosophique, notamment de la pensée de Descartes, à qui il reproche sa confiance en une raison capable de vérité, c'est que la satisfaction suprême, selon lui, ne saurait provenir de la connaissance, même parfaite, de la nature. Du reste, la science de la nature, ou «philosophie naturelle», ne conduit nullement à la certitude, encore moins à la sagesse. Prétendant légiférer sur la conduite, les philosophes ne connaissent ni la matière dont le corps est composé ni la structure de l'Univers, et leurs querelles portent sur le concept même du souverain bien. La raison devrait renoncer à rechercher le fond des choses pour orienter l'existence. «Philosopher, c'est se moquer de la philosophie». Chacune des deux attitudes philosophiques opposées, à savoir le pyrrhonisme (qui préconise le doute radical) et le dogmatisme (qui proclame des thèses sans les soumettre à l'examen critique) repose sur des considérations partiellement justes. De cette contradiction des positions partiellement vraies, qui caractérise la philosophie selon lui, Pascal conclut que la raison ne peut se comprendre elle-même. La raison ne satisfait pas à ses propres exigences car elle ne parvient pas à rendre compte de tous les phénomènes et de toutes les expériences humaines. Ce qu'on connaît par le «cœur» ou par le «sentiment» échappe à la géométrie -– l'«ordre le plus parfait entre les hommes» – et à sa méthode. La seule manière de «vraiment philosopher», c'est de «se moquer de la philosophie» et de la raison. De même que la raison n'est ni impuissante ni toute-puissante, de même l'homme doit être considéré comme un milieu entre tout et rien. Il n'est cependant pas le centre de l'Univers, comme l'affirme l'humanisme, ni une composante d'un ensemble harmonieux, le cosmos, où les ordres du ciel, de la Terre, des dieux et des mortels seraient hiérarchisés, comme le prétendait la philosophie aristotélicienne, démentie par la science moderne. Ainsi, la théologie rationnelle, qui a repris à son compte les schémas conceptuels de la pensée antique, est caduque. Désormais les cieux ne répondent à nos interrogations que par un effrayant silence. ⇒ Ni la raison ni les sciences constituées n'offrent de points de repère fiables pour discerner le vrai du faux: l'homme, «monstre incompréhensible» qui tente de se connaître, se découvre comme un abîme de contradictions, de «disproportion». Nous ne tenons jamais au temps présent, pourtant seul à être réel, mais nous nous fuyons dans la vaine recherche du bonheur; nous espérons de vivre, mais nous ne vivons pas. Pour chasser la pensée de la mort, nous nous livrons au divertissement, qui nous détourne de la réflexion sur notre condition, qui est celle de condamnés à mort en un cachot. Multiforme, le divertissement entraîne les hommes de toutes conditions, gueux et rois, à la guerre, à la chasse ou à la partie de cartes. La philosophie, qui se

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définit cependant comme la recherche de la vérité, nous trompe; elle crée la plus pernicieuse illusion, car elle ne travaille, en fait, à travers toutes ses analyses, qu'à destituer la mort de toute réalité. L'homme est l'esclave du divertissement. Grandeur et misère sont inséparables en l'homme; sa grandeur consiste à penser, et donc à connaître sa misère: «Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable.» La misère de l'homme est celle d'un «roi dépossédé». Menacé d'être écrasé par tout l'Univers, l'homme a pourtant plus de dignité que ce qui le tue. Pour peu qu'il consente à l'accueillir, la religion chrétienne lui révèle son sort: l'homme est une créature de Dieu exilée dans le monde. Folie pour les païens, la bizarrerie de cette religion consiste à ordonner à l'homme de reconnaître sa bassesse et, en même temps, de se vouloir semblable à Dieu, de prétendre donc à la plus haute place. La connaissance de Dieu sans celle de la misère humaine est source d'orgueil; la connaissance de notre misère sans celle de Dieu est source de désespoir. Hors de la connaissance de Jésus-Christ, dans laquelle nous trouvons à la fois Dieu et la misère humaine, il n'y a que des illusions. L'une d'entre elles consiste à chercher des «valeurs» dans les institutions et les activités humaines, alors qu'elles ne répondent qu'à des besoins pratiques. ⇒ Pascal dévalue ce à quoi les sagesses et les morales humanistes attachent la plus haute dignité. Justice, pitié, charité, le sens de l'histoire se trouvent discrédités chez lui. Comme plus tard, ils apparaîtront chez Nietzsche. Pour lui, la justice humaine n'est pas la justice, pas plus que la charité ou la pitié simplement humaines ne sont la charité ou la pitié. «On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public; mais ce n'est que feindre, et une fausse image de la charité; car au fond ce n'est que haine.» Pascal dénonce dans la pitié une ruse de l'intérêt ou un jeu de la supériorité: «Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence. Au contraire, on est bien aise d'avoir à rendre ce témoignage d'amitié, et à s'attirer la réputation de tendresse, sans rien donner.» ⇒ De même que dans les sciences nous devons nous contenter de l'ordre géométrique et renoncer à tout démontrer, de même devons-nous accepter une justice conventionnelle qui peut légitimer les plus horribles pratiques. En fait, le droit n'a rien d'universel («plaisante justice qu'une rivière borne!»), car il change d'un pays à l'autre: «Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.» L'ordre établi n'a de valeur qu'en ce qu'il maintient la paix, évitant la guerre civile, le plus grand des maux, et départageant les prétentions des hommes. Il n'y a donc pas de droit naturel: la justice parmi les hommes n'est que ce droit positif, fondé sur la force: «Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.» Ainsi, il n'y a pas lieu de s'étonner du peu de rapport qui existe dans l'histoire entre les effets les plus spectaculaires et leurs causes, infimes ou dérisoires: un grain de sable dans l'uretère de Cromwell, la longueur du nez de Cléopâtre suffisent pour que la guerre éclate ou pour que la paix revienne. ⇒ Penseur de la distinction radicale, qui a opposé les «grandeurs naturelles» – les sciences, la vertu, la santé, la force - et les «grandeurs d'établissement», Pascal rend compte du désarroi de l'homme devant l'absence d'ordre. ⇒ Les corps, les esprits, la charité n'ont aucune commune mesure entre eux, ces «trois ordres» n'appartiennent à aucun ordre commun. La grandeur de Jésus-Christ est d'un autre ordre que celle d'Archimède. Une distance infinie les sépare, en même temps que «la distance infinie des corps aux esprits figure la

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distance infiniment plus infinie des esprits à la charité». La mathématique contribue à ébranler l'homme attaché aux seules certitudes de la raison: qu'on ajoute une unité à l'infini ne l'augmente pas; d'un nombre infini, il est également faux de dire qu'il est pair ou impair; une surface limitée est faite d'une infinité de lignes; un segment double d'un autre ne contient pas plus de points que celui-ci. ⇒ La raison ne pouvant rien déterminer concernant l'existence de Dieu, il faut «parier»: il ne peut rester indifférent lorsqu'il y va d'une éternité de béatitude. D'autant que, même s'il n'assure pas sa vie future, en pariant sur Dieu, le libertin ne perd rien en cette vie: il fait le choix d'une vie terrestre moins décevante et échappe aux «plaisirs empestés». Il n'y a pas infinité de perte, il y a infinité de gain. Qui ne troquerait le néant contre l'être? ⇒ Pascal partage la thèse d'Epictète selon laquelle l'homme est grand par sa pensée, et il souligne avec Montaigne la faiblesse et la fragilité de la raison. L'incohérence et la contradiction de la nature humaine ne peuvent en effet s'expliquer que si on se réfère à la destinée surnaturelle de l'homme, révélée par le christianisme. L'unique but est donc de coopérer avec Dieu à «incliner le cœur» de l'homme «égaré dans ce coin de l'Univers, sans savoir ce qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant».

⇒ Descartes accorde aux idées, simples pour l’entendement, une réalité ontologique. Les natures simples ont une vérité et une réalité en elles-mêmes. Les idées claires et distinctes, selon la méthode géométrique, ont une vérité objective dans la nature. Cet ensemble de proposition n’est possible, chez Descartes, que grâce à la perfection divine qui fonde la correspondence entre les idées et les choses. Pascal semble ne porter aux mathématiques qu’un intérêt méthodologique et, en conséquence, n’articule pas la géométrie sur une métaphysique rationelle. Il considère la géométrie comme la plus excellente des sciences tant dans l’art de découvrir les vérités inconnues que dans celui de démontrer les vérités déjà trouvées. En outre, elle „sait les véritables règles du raisonnement”, et est „presque la seule des sciences qui en produisent d’infaillibles parce qu’elle observe la véritable méthode au lieu que toutes les autres sont par une nécessité naturelle dans quelque sorte de confusion”. Ce statut privilégié reconnu à la géométrie situe le texte dans une perspective post-cartésienne. Pascal semble ici espérer trouver comme Descartes une méthode universelle pour démontrer la vérité en analysant les règles de la géométrie. Les „excellentes ouvrages” auxquels fait référence Pascal sont probablement, les Règles pour la direction de l’Esprit et le Discours de la Méthode. A l’exemple de Descartes, Pascal semble identifier ici l’analyse à l’art de découvrir les vérités inconnues et la synthèse à l’art de démontrer la vérité quand on la possède. Pour Pascal comme pour Aristote l’obligation formelle de „tout définir et de tout démontrer” entraînerait un scepticisme indépassable, si cette quête indéfinie d’une définition et d’une démonstration absolue ne s’arrêtait nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut définir et „à des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve”. ⇒ L’originalité de la méthode pascalienne réside dans la distinction entre une méthode idéale mais irréalisable et la méthode effective pratiquée par les géomètres. Cette distinction est présentée comme pédagogique. Mais elle a un fondement plus essentiel dans l’économie de la pensée pascalienne. Persuasion et démonstration en sont les deux genres. ⇒ La révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles a conduit Descartes, Pascal puis, plus tard Kant, à reporter leur

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intérêt de la nature sur le sujet connaissant, et à faire de ce dernier, le fondement essentiel de la connaissance scientifique parce que la raison mathématique reconstruit la nature à travers ses propres opérations intellectuelles. ⇒ L’esprit du géomètrie échappe au scepticisme, car la certitude des propositions mathématiques renvoit à deux sources irréductibles: la Raison et le Coeur: „nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur.” (Pensées, 110). Aristote considérait la connaissance intuitive comme la plus haute puisqu’elle est celle des principes indémontrables et de l’essence de certains termes indéfinissables. La connaissance intuitive est, en tant que telle, l’origine et le fondement de la connaissance discursive, et donc de la connaissance scientifique. Pascal interdit toute identification de l’origine et du fondement, de l’Être et de la Raison. ⇒ Pascal comme Descartes exclut tout recours à une définition réelle désignées par les termes primitifs de la géométrie en invoquant la clarté des idées fournies par la lumière naturelle. Pascal: „Cette judicieuse science est bien éloignée de définir ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout et les autres que le monde entend de soi-même”. Descartes: „Et je crois de même de plusieurs autres choses qui sont fort simples et se connaissent neturellement comme sont la figure, la grandeur, le mouvement, le lieu, le temps, etc., en sorte que lorsque l’on veut définir ces choses – on les obscurcit et on s’embarrasse”. → La lumière naturelle, équivalent pascalien de l’intuition cartésienne, offre à l’esprit, avec les idées primitives indéfinissables et les principes indémontrables, un point de départ indubitable pour la science. Pascal: „Car, quand elle est arrivée aux premières vérités connues, elle s’arrête là et demande qu’on les accorde n’ayant rien de plus clair pour les prouver, de sorte que ce que le géomètre propose est parfaitement démontrée ou par la lumière naturelle ou par les preuves.” Descartes: „Par intuition, j’entends la conception d’un esprit pure et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous concevons.” „Mais les premiers principes exu-mêmes ne peuvent être connus que par intution, et au contraire les conséquences éloignées ne peuvent l’être que par déduction”. → Enfin, Pascal et Descartes attribuent à l’arbitraire de l’art humain des définitions la responsabilité des idées erronées et des illusions. Pascal: „Par une sorte de liberté qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions que permise dans les premières, ils embrouillent toutes choses et perdant tout ordre et tout lumière ils se perdent eux-mêmes et s’égarent dans des embarras inexplicables”. Descartes: „L’entendement ne se trompe jamais… s’il se borne à avoir l’intuition précise de ce qui se présente à lui … Nous ne pouvons nous tromper qu’en composant nous-même – d’une manière ou d’une autre – les choses auxquelles nous croyons. „⇒ Discontinuité irréductible entre le coeur et la raison ⇒ Pour Descartes, l’activité du géomètre est continue, l’intuition s’applique à connaître toutes les natures simples et les relations nécessaires qui les unissent. Or pour Pascal, l’activité du mathématicien n’est pas purement rationnelle puisqu’il „est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au coeur des preuves de ses premiers principes que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir”. (Pensées, 110 ). ⇒ Pour Descartes, la déduction n’est qu’une intuition continuée „à partir des principes vrais et connus, par un mouvement continu et ininterrompu de la pensée…” Pour Pascal, une fois fournis les points de départ, la lumière naturelle n’intervient plus et

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seule la raison, par les définitions de nom et les démonstrations, développe des significations et des vérités. → Pour Descartes, l’intuition, qui n’était, au départ, qu’un instrument de la connaissance, devient progressivement dans ses Méditations, la voie royale de la connaissance métaphysique, et ce parce qu’elle se trouve fondée sur la véracité divine: „cela même que j’ai tantôt pris pour règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n’est assuré qu’à cause que Dieu est ou existe et qu’il est parfait et que tout ce qu’est en nous vient de lui”. ⇒ Ainsi restituées dans leurs contextes épistémologiques et métaphysiques, il est clair que ces différences entre la conception pascalienne de la lumière naturelle et l’interpretation métaphysique que donne Descartes de l’intuition, sont symptômatiques d’une opposition radicale du point de vue philosophique. ⇒ Les interprétations divergentes de la philosophie de la connaissance de Pascal se jouent sur le statut ontologique et anthropologique que l’on reconnaît aux connaissances issues du „coeur”: (i) soit le coeur désigne un mode de connaissance de type intuitif, irréductible aussi bien à la discursivité qu’à l’expérience mondaine; (i) soit le coeur ne désigne que les effets des différents niveaux d’expérience. Les principes du „coeur” ne sont, alors que les produits abstraits de l’expérience humaine. ⇒ L’épistémologie paradoxale de Pascal s’inscrit, non seulement dans le cadre du christianisme, mais dans celui d’une hiérarchie originale des différents ordres de l’Être et du connaître. → Cette hiérarchie permet d’unifier les réflexions épistémologiques, morales, théologiques et apologétiques de Pascal. Les Pensées tentent de persuader le lecteur incroyant (et plus particulièrement les libertins) de la vérité des Ecritures à l’aide de moyens naturels propres au coeur. Parallèlement L’Esprit de la géométrie tente de persuader le non géomètre de la vérité des principes incompréhensibles de la lumière naturelle ou du coeur à l’aide des moyens propres à la raison. L’exposition d’un Art de persuader devient dès lors la question centrale de la compréhension d’une méthode justifiant son caractère paradoxal. ⇒ Avec les principes de la volonté nous découvrons l’ambiguïté de l’homme: universel dans ses fins, mais particulier dans ses moyens. C’est dans le cadre de ces rapports que Pascal va examiner les différentes manières de faire consentir, c’est-à-dire de persuader. Il se propose d’examiner la qualité des divers sens qui sont donnés au sujet chaotique et informe que nous sommes. Selon les ordres, il y a, nous dit Pascal: «trois moyens de croire: la raison, la coutume, l’inspiration» (Pensées, 808). Cette richesse de moyens mène cependant au scepticisme. En effet, la raison se réduit le plus souvent « aux raisons qu’on a soi-même trouvées» (Pensées, 737); les coutumes sont multiples et non fondées et l’inspiration sélective: «Dieu a voulu aveugler les uns et éclairer les autres». (Pensées, 232). Les conditions de persuasion sont complexes et impossibles à remplir. Il faut connaître l’esprit et le coeur, ce qui est irréalisable; l’esprit, en effet, n’est pas seul «il marche d’une pièce avec la volonté» (Pensées, 539) et s’il raisonne, c’est à partir des principes particuliers que lui fournit le coeur. Il ne s’agit pas ici du coeur qui sent les principes, les notions premières, les vérités divines, mais du «coeur vide et plein d’ordures», «penchant à la légère, au changement, aux promesses» (Pensées, 310). → En morcelant le sujet à persuader, non seulement en particulier, femme, riche, pauvre, mais encore à l’intérieur de lui-même par la variabilité des principes, Pascal entend montrer qu’en dehors de son statut spirituel, l’homme est insaisissable, qu’il est: «mensonge, duplicité,

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contrariété» (Pensées, 655), et ainsi réduire le champ de la conviction à celui de la démonstration de type géométrique, c’est-à-dire à la conduite des preuves méthodiques parfaites. Δ ⇒ Pour la critique, un des problèmes les plus difficiles des Provinciales est le changement de style qui suit la dixième lettre. Après avoir rompu avec son jésuite fictif et mis fin à la moquerie qui dominait dans les dix premières lettres, Pascal s’est mis, dans la onzième, à s’adresser directement aux Jésuites. L’abandon de l’ironie au profit d’une éloquence indignée dans les dernières Provinciales semblait indiquer une évolution de Pascal vers un mode d’expression mieux adapté à la gravité des problèmes religieux. Mais cet abandon n’a été que partiel, et, dans la onzième lettre, Pascal avait justifié vigoureusement le recours à la moquerie pour combattre l’erreur. Dans la France du XVIIe siècle, où la doctrine de la séparation des genres était observée si rigoureusement, le rire et le sérieux étaient considérés comme des phénomènes sans commune mesure, qui ne pouvaient être associés dans le même cadre conceptuel. Mais dans le cas de Pascal, une dialectique fondée sur la motivation spirituelle permettait la juxtaposition de styles opposés, dans la même œuvre, sans blesser les bienséances. C’est en étudiant le rapport entre ces deux styles qu’on peut exposer les deux traits caractéristiques de son ironie, l’automatisme et l’économie, et démontrer le rôle primordial joué par la méthodologie elle-même dans l’ironie pascalienne. Avec une simplicité extrême, Pascal met en évidence les contradictions et l’absurdité latentes du jésuitisme; Pascal se borne à déclencher leur ruine de l’intérieur. En somme, Pascal met en marche les automatismes de la «cité mauvaise». Comme Saint Augustin, Pascal croit que le mal représente en partie la perversion du bien plutôt qu’un principe qui lui serait opposé. Le rire provoqué par les Provinciales vient de la simple présentation par Pascal des bizarreries caricaturales de la morale et de la théologie jésuites. C’est pourquoi Pascal insiste tellement sur le fait que les Jésuites ont renversé l’ordre de la vérité chrétienne. L’erreur des Jésuites ne consiste pas purement en une méchanceté sans remède, mais leur ridicule est symptôme d’égarement. D’où la possibilité et même la nécessité de la conversion; ce qui est en désordre peut toujours être remis en ordre. Le terrain sur lequel l’ironie peut agir efficacement est cette face inconsciente de leur erreur, l’égarement et la folie, et non pas l’aspect volontaire. Tout cela mène à la onzième lettre, qui représente un moment de crise dans la polémique. A cause de la critique, faite par les Jésuites, du ton railleur des lettres précédentes, Pascal laisse tomber le masque et prend la décision de dévoiler devant ses adversaires la stratégie d’ironie qu’il vient d’employer. Mais à la fin de la onzième lettre Pascal semble signaler l’échec et la futilité de sa méthode. D’autre part, l’échec de l’ironie pascalienne serait à la limite une réussite. ⇒ Par la métonymie, l’écrivain inscrit dans son texte, en même temps que la dénomination de la réalité qui est l’objet de son énoncé, le point de vue sous lequel il choisit d’envisager cette réalité. Et, si le lecteur ne décèle pas la métonymie, il pourra difficilement se garder d’adopter le point de vue que l’écrivain lui propose. L’attention de Pascal à tout ce qui, dans le langage, est moyen de persuasion semble peu compatible a priori avec l’absence du recours à la métonymie. La métonymie est très rare dans l’œuvre scientifique, et cela ne surprend pas, puisqu’il s’agit là d’atteindre la conviction par des moyens purement rationnels; il y aurait quelque tricherie à vouloir tromper la raison par le jeu des glissements référentiels de la métonymie. ⇒ La métonymie apparaît ici comme un

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des outils de la concision, cette concision dont on sait qu’elle est une des tendances constantes du langage de Pascal. Mais, pourrait-on objecter, rien ne prouve que Pascal ait ici conscience d’un écart entre son expression et les habitudes de la langue. Une métonymie n’a pas besoin d’être consciente pour exister. ⇒ Un exemple de la dissymétrie que Pascal aime introduire entre la production du texte et sa réception par le lecteur éventuel. → Pour les „impostures”, Pascal construit son texte en se servant du processus métonymique, mais il est clair qu’il vise une lecture ironique. C’est surtout dans les Pensées que les exemples abondent, mais Pascal manie déjà cette technique à la perfection dès la fin de la douzième Provinciale. S’il arrive à Pascal de se servir du processus métonymique pour organiser sa vision de l’univers, on doit reconnaître qu’il sait aussi en tirer parti avec une grande habilité pour modifier la langue de manière à exprimer ses conception les plus originales. Les emplois pascaliens du mot cœur sont des métonymies, de ce type si habituel dans la littérature classique de la métonymie de la cause pour l’effet, qui désigne la fonction par l’organe. L’important n’est pas, ici la multiplicité des acceptions que Pascal donne à ce mot de cœur, mais bien l’effort qui cherche à fonder l’unicité de tout un ensemble de facultés. Certes, Pascal n’est pas totalement original en cela, puisque, comme l’a montré Philippe Sellier, il suit Saint Augustin. Ce qu’il y a, sinon de plus important, du moins de plus spectaculaire, dans le rôle de la métonymie chez Pascal, c’est l’utilisation qu’il en fait en vue de créer de nouveaux concepts. Le moment où il écrit est celui où se généralise en français, à l’imitation du latin, l’emploi du pluriel des noms abstraits avait une valeur de métonymie de l’effet pour la cause: lui-même emploie beautés, grandeurs, misères, imaginations, nécessités, pour dénommer les effets ou les manifestation concrètes de la beauté de la grandeur, de la misère, de l’imagination et de la nécessité. Ainsi s’est établie dans la conscience linguistique des utilisateurs du français une relation stable entre le singulier de la cause abstraite et le pluriel des effets concrets; quand au déplacement métonymique, il se fait normalement d’un sens primitif abstrait à un sens dérivé concret. ⇒ L'originalité de Pascal est d’avoir su inverser le déplacement métonymique. → Jusqu’à Pascal, le mot DIVERTISSEMENT ne désigne que les manières concrètes de se divertir. Saint François de Sales parle des divertissements, il ne parle jamais du divertissement. La paternité du concept ne saurait être contestée à Pascal. Par la métonymie inverse, il pose, et fait admettre à son lecteur l’existence d’un principe qui est à l’origine de tous les comportements concrets désignés par le terme de divertissement. L’étude des métonymies permettra de mieux comprendre comment Pascal se sert du langage pour en faire le plus efficace des outils de persuasion. Autant la métaphore établit une hiérarchie avec des niveaux distincts et des séparations, autant la métonymie cherche à rétablir des ponts, des liens entre ces différents niveaux. Il y a une dialectique du discontinu de la métaphore, et du continu de la métonymie. ⇒ Voici donc l’homme non plus englobé dans un univers avec lequel il aurait de la proportion, ni „maître et possesseur” d’une machine cosmique qu’il pourrait gouverner à son gré, mais curieusement pris dans une vertigineuse écholalie, chaque chose renvoyant indéfiniment à quelque autre. On pourrait croire que cette symbolisation spontanée des réalités naturelles donne à l’homme le sentiment d’habiter un monde familier, dont il appartiendrait à son ingénuité d’entendre la douce langue natale; „toute chose ne tombe-elle pas sous

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son alliance” (199-72)? Si cependant le jeu des consonances se développe en une fugue qui ne connaît de terme, la quête du sens court éperdument de ressemblances en imitations, de convenances en sympathies, sans jamais aboutir. Tandis que les données naturelles semblent s’entregloser à l’infini, l’homme prétend en arrêter la vaine prolifération, en se posant en centre de référence, mais il n’en résulte qu’inextricable „embrouillement” (131-434). Le texte de la nature n’échappera au moutonnement sans fin de ses gloses que si l’on dispose d’un critère susceptible de juger des comparaisons, d’en déterminer le sens d’identité ou d’opposition, de complémentarité ou de contradiction. Quelle sera donc la pierre de touche qui décidera de la ressemblance et de la dissemblance? ⇒ „La nature s’imite. Une graine, jetée en bonne terre, produit. Un principe, jeté dans un bon esprit, produit. Les nombres imitent l’espace, qui sont de nature si différente. Tout est fait et conduit par un même maître: la racine, les branches, les fruits; les principes, les conséquences” (698-179). Unité originaire des êtres et de choses, matrice du sens, la nature n’est rien d’autre que la mise en œuvre d’un principe de similitude. Descartes avait beau jeu de développer le contenu de la semence, comme on analyse un concept; son arbre était plus mécanique que biologique, plus logique que mécanique; il ne s’enracinait pas dans un terroir. Chez Pascal, en revanche, les ordres sont irréductibles les uns aux autres. Selon l’Art de persuader, le terroir juge des chances de la semence: „Il faut sonder comme cette pensée est logée en son auteur; comment, par où, jusqu’où il la possède.” Le cogito d’Augustin et celui de Descartes ne seront pas vérités de même rang, nous dirions de même ordre; la discontinuité ne sépare pas seulement la vie biologique et la pensée, elle distingue dans la pensée même. L’unité de la nature ne semble plus tenir qu’à un fil. La réponse de Pascal tient alors en un mot: „Tout est fait et conduit par un même maître.” Entre „les racines, les branches, les fruits” et „les principes, les conséquences”, il n’y a pas de proportion, mais une comme ordination au maître de la moisson. Un référent autorise la comparaison et lui donne son sens, le Dieu des synoptiques et des épîtres de Paul. La répétition indéfinie du même, selon la spirale logarithmique de l’histoire, ferait de cette indéfinie duplication une insupportable absurdité, si elle n’était l’occasion pour une finalité transcendante de ce manifester. Doit-on considérer la nature de l’homme selon la fin ou selon la multitude? L’ange et la bête ni ne composent, ni ne s’opposent, si ce n’est par référence à l’homme qui les met en balance. La méditation n’est plus alors celle d’un concept, moyen terme d’une proportion, mais d’un mi-lieu, principe de symétrie associative ou oppositive. Les extrêmes ne sont relatifs l’un par rapport à l’autre que pas l’effet de ce mi-lieu: grandeur et misère mesurent ainsi toute envergure de l’homme. Tout se passe comme si l’homme était érigé en medium de toute ressemblance et de toute différence. Certes, ni la ressemblance, ni l’opposition, ni l’identité, ni la contrariété ne vont de soi; elles ne sont telles que par rapport à une instance judicatoire. L’homme est-il cependent le bon référent? Conciliatio oppositorum, „art tout divin”, qui substitue à une référence humaine une référence christique, nous conduit à nous interroger sur la valeur et la portée de ce principe de similitude. On avait spontanément fait confiance à l’homme. Certes il „a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour ne nourrir, d’air pour respirer; il voit la lumière, il sent les corps; enfin tout tombe sous son

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alliance; bref il apparaît comme un principe d’iniverselle équivalence. » On peut toutefois se demander s’il est encore la copula mundi que voyait en lui Pic de La Mirandole, l’oculus universi, selon le mot de Marsile Ficin, ou le vinculum speculum dont parlait Charles de Bouvelles. Encore faudrait-il pour cela que „l’œil de l’homme” reflète „la majesté de Dieu”. Or, à considérer l’univers, l’homme semble avoir échoué. De cet échec, la divine sagesse donne une explication: „L’homme a voulu se rendre centre de lui-même et indépendent de mon secours. Il s’est soustrait à ma domination […] je l’ai abandonné à lui; et révoltant les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies; en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t- il une lumière confuse de son auteur, tant ses connaissances ont été éteintes ou troublées”. L’alliance adamique est rompue; le semblable ne rejoint plus le semblable; les combinatoires engendrent à l’envi monstres, chimères et paradoxes; c’en est fait de la nature des choses, quand le monde se défait dans „l’océan de la dissemblance”. Or la version augustinienne de cette image platonicienne est cette regio dissimilitudinis qui désigne l’état de péché: l’homme n’est-il pas devenu, depuis sa faute, ce facteur de dissemblance qui, par se seule présence, désassemble ce dont Adam, premier nomenclateur, avait originellement perçu l’accord? Babel, Babylone, désignent l’errance de l’étranger qui a perdu la langue, c’est-à-dire le sens désormais caché des affinités des êtres et de choses. L’homme est devenu agent soit de confusion, soit de disjonction abusive; l’ange accuse la lourdeur de la bête, la bête l’inconséquente légèreté de l’ange; choses naturelles et choses spirituelles se rejettent mutuellement ou se confondent; la figure veut être prise au pied de la lettre, quand l’esprit ne parvient plus à se faire chair; le temps enfin est irrévocable mise à distance, dissipation, séparation sans remède, quand l’homme fuit son passé pour courir dans le „précipice” d’un illusoire avenir; mi-lieu entre les extrêmes, il ne exaspère la contradiction jusqu’à les opposer comme „rien et tout”. „Région de la dissemblance”, l’être humain lui-même se divise et s’oppose à soi pour composer l’inconciliable: il est désormais „chimère”, „monstre”, „chaos”, „sujet de contradictions”; et le voilà voué à la dangereuse alternance des opposés: „juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers”. Où donc est la balance dont on attendait pondération? Jésus-Christ, nouvel Adam, restitue l’accord primordial; l’Homme-Dieu, „principe d’égalité à l’infini”, devient l’agent d’une conciliatio oppositorum qui s’opère au lieu même où l’homme effectuait une disjonction des contraires. Qu’en résulte-t-il? Grandeur et misère consonnent pour dire l’envergure de l’homme sauvé; raison et folie conviennent pour témoigner d’une plus haute raison; la nature est tout entière ordonnée au vouloir divin; le temps cesse d’être dissipation pour trouver en Jésus-Christ un mi-lieu qui le pondère: „Les deux Testaments le regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre”. La Bible se retourne à la façon d’un palimpseste, découvrant en ce retournement son „sens caché”. Si le monde et l’histoire sont ainsi rassemblés, l’homme est lui-même remembré, le „vieil” et le „nouveau” s’accordent comme les deux natures en Jésus-Christ, „toutes choses doublées et les mêmes noms demeurant”. Quand, par le mystère de la Rédemption, s’échangent la vie et la mort, la réprobation et la grâce, quand Jésus-Christ „se fait

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péché”, on peut dire que l’homme est „mort vivant; vivant, mort; élu, réprouvé; réprouvé, élu, etc”. Où l’homme confondait, Jésus distingue: réalité-figure, vrai-faux, bien-mal, divinité-humanité, spirituel-temporel; où l’homme opposait, Jésus accorde; il est la conciliation où l’homme est la contradiction, la discrimination où l’homme est le chaos, la vérité où l’homme est l’erreur. ⇒ Présente partout, cette antithétique est commune aux opuscules et aux Pensées. Les oppositions concernent tantôt l’être, tantôt le connaître, c’est-à-dire qu’elles donnent lieu à deux séries de considérations, les unes sur le statut ontologique de l’homme; les autres sur la vérité et l’erreur, et sur l’écart et les rapports entre les jugements de valeurs (axiologie). Par exemple, l’antithèse infini-rien, les oppositions entre le zéro et le nombre, l’instant et la durée, sont plutôt ontologiques; alors que les degrés d’évaluation échelonnés sont plutôt gnoséologiques et axiologiques. Cela est très marqué dans les passages de l’Esprit géométrique qui tournent autour de la question des indivisibles. Nous y sommes inévitablement renvoyés a l’opposition fini-infini, ainsi qu’à la notion d’entre-deux entre l’infini et le néant: «…et alors on trouvera une correspondance parfaite entre ces choses; car toutes ces grandeurs sont divisibles à l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu’elles tiennent toutes le milieu entre l’infini et le néant». Il est manifeste que l’opposition misère-grandeur de l’homme domine tout: la créature est affectée d’un double coefficient, positif et négatif. La résolution de cette antithèse du „monstre incompréhensible” se fera par appel à la révélation, la dualité essentielle de l’homme tenant à l’opposition chute-rédemption. ⇒ Dans l’Entretien avec M. de Sacy, s’opposent deux types antithétiques de philosophes, Epictète et Montaigne, ayant chacun valeur de symboles, et mettant en lumière par leur contraste et leur complementarité la double nature de l’homme et sa carence fondamentale: „Il n’y a point de doctrine plus propre a l’homme que celle- là, qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce, à cause du double péril où il est toujours exposé, de désespoir ou d’orgueil (354- 524)”; ainsi que l’opposition souvent citée: „L’homme n’est nui ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête (678- 358).” Epictète et Montaigne sont choisis parce qu’ils ont valeur exemplaire, parce qu’ils symbolisent les deux positions extrêmes de toute philosophie; tout système pourra se réclamer de l’une des deux attitudes types, c’est-à-dire insister soit sur la positivité, soit sur la négativité de l’homme. Donc l’oscillation est constante et le schème binaire obsédant. Mais l’alternative ne se présente pas seulement entre deux doctrines, elle affecte même l’option: „recours à la raison ou refus de la raison”; „Deux excès: exclure la raison, n’admettre que la raison.” (183- 253). Ou bien: „Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Il ne faut pas que l’homme croire qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.” (121- 418). ⇒ L’équivalent approché d’un pareil renversement et d’une pareille perversion se manifeste avec éclat dans l’argumentation de l’Art de persuader, où elle atteindra une extrême subtilité. Il s’agit cette fois de la dichotomie: Entendement – Volonté, dualité empruntée à la tradition philosophique la plus classique et qui réapparaîtra dans les Pensées (fr.539- 99). D’autre part, cette dyade s’inscrit dans une autre, qui concerne les voies d’accés à la vérité:

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Convaincre-Raison; Persuader-Volonté, sensibilité, cœur. C’est d’ailleurs ce qui formera la substructure commune à l’Esprit géométrique et à l’Art de persuader. De nouveau une permutation marquant la distorsion et la perversion de l’esprit humain: un double renversement, l’un mauvais, l’autre bon, lui-même inscrit dans une dichotomie: d’un côté la réceptivité des hommes; de l’autre la vérité des choses, ce qui revient à peu près à l’opposition persuader- convaincre. En effet, il n’y a que deux puissances: l”esprit” et le „cœur”, ou l”esprit” et la „volonté. ⇒ Cet entre-deux, „ni ange ni bête, mais homme”; état intermédiaire caractérisé par la médiocrité, la bassesse, la misère; nature amphibie, ambiguë, c’est la misère et le néant de l’homme en état de déréliction; c’est l'ignorance propre à notre condition: „Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle qui est le vrai siège de l’homme.” C’est le cas de l’opposition dehors-dedans. On est partagé entre les philosophes qui disent à l’homme de rentrer en soi-même et ceux qui veulent qu’il s’extériorise, ce qui revient au „divertissement”. Mais le bonheur n’est ni en dehors, ni au-dedans, mais au-dessus de l’homme. La dimension verticale se substituie alors à la dimension horizontale: „Le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous; il est en Dieu, et dans nous.” (407- 465). Cette option est celle du Christ médiateur, seul capable de rendre tolérable la condition humaine mixte. Les contradictions ne sont résolues que si l’on se situe délibérément en un centre qui n’est pas entre les opposés, mais au-delà. Pascal contrôle toutes ses impulsions, ce qui n’empêche pas que sa logique ne soit nourrie d’une flamme intérieure, et ne reste toujours passionnée. C’est la logique passionnée de Corneille et de Racine. C’est la logique de l’époque. ⇒ Il n'est pas raissonable, en effet, et ce renversement de la raison est le symptome de la corruption de la nature humaine. „Je sens que je puis n'avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée; donc moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eut été tuée avant que j'eusse été animé, donc je ne suis point un etre nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini, mais je vois bien qu'il y a dans la nature un etre nécessaire, éternel et infini.”(fr.135). Dans ces fragments l'être du moi est opposé à l'Etre universel qui est „un Etre nécessaire, éternel et infini”. Descartes entendait «l'Etre de Dieu». Pascal reprend cette même terminologie dans le fragment 564. «La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haissable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l'aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai de tous les hommes. Or, il n'y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n'est pas nous.» L'apparition de cette terminologie dans l'argument Infini-Rien pose plusieurs problèmes d'interprétation. L'allusion à un Etre universel – à un Dieu découvert par un raisonnement naturel – semble contredire formellement la condition même du Pari, qui était l'impuissance de la raison: «Dieu est ou il n'est pas (...), la raison n'y peut rien déterminer.» Cette ambiguité provient peut-être de ce que certains fragments de ce brouillon d'argument naissent d'une réflexion sur le rôle de l'amour dans la philosophie cartésienne. Une chose du moins semble certaine: dans les Pensées „Dieu est toujours pensé à l'intérieur d'une relation”. ⇒ Or, dans ces fragments de la série II, le rapport du moi individuel à l'Etre universel n'est pas seulement un rapport intellectuel fondé sur l'ordre cartésien des raisons - rapport qui caractérise le „faux” Dieu des philosophes et des savants -

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mais un rapport fondé sur l'ordre „raisonnable” de l'amour. En effet, la définition de l'ordre de l'amour – l'analyse du moi „haissable” et de l'Etre „aimable” de Dieu – est fondé très précisément sur la définition cartésienne des Passions de l'Amour et de la Haine: «L'amour est une émotion de l'âme, causée par le mouvement des esprits, qui l'incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables. Et la Haine est une émotion, causée par les esprits, qui incite l'âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles.» ⇒ Descartes précise alors „ce que c'est que se joindre ou séparer de volonté”: il parlera du «consentement par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu'on aime: en sorte qu'on imagine un tout, duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre.» ⇒ Cette définition fonde l'ordre pascalien de l'amour: l'ordre qui porte le moi à aimer l'Etre universel est conforme à la définition cartésienne de l'amour qui porte la volonté à se joindre au tout dont elle fait partie. De même, le moi „haïssable” est celui qui ne se considère pas comme la partie d'un tout, mais comme un tout séparé: « ...en la Haine on se considère seul comme un tout, entièrement séparé de la chose pour laquelle on a de l'aversion.” Cette psychologie cartésienne fonde la reprise par Pascal de la doctrine augustinienne des „deux amours”: l'argument Infini-Rien constitue en ce sens un discours géométrique qui permet passer de l'ordre de l'esprit à l'ordre du coeur. ⇒ Lire Pascal à la lumière des textes cartésiens et, réciproquement, Descartes à la lumière des textes pascaliens, on obtient une nouvelle intertextualité. Une telle lecture, fondée sur les „complémentaires”, inaugure d’autres centres générateurs de sens, de perspectives heuristiques et herméneutiques. ⇒ Si le Dictionnaire de l’Académie a codifié la langue des Grands Classiques, le cartésien Discours de la méthode et les Pensées pascaliennes vont codifier une des «grammaires» de la mentalité classique, les discours tragique et comique, le dramatique et le romanesque, le discours éthique et philosophique.

MODÈLE 4. ⇒ LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES. AUTORITÉS. RÉGLES. CODES. L'opposition entre tradition et modernité est une constante dans l'histoire de la littérature moderne. Au XVIIe siècle, avec les débats sur les Lettres de Guez de Balzac (1624-1629) ou la „Querelle du Cid (1637)”, c’est surtout la „Querelle des Anciens et des Modernes” qui marque l’Histoire, tant par son intensité (tous les écrivains qui comptent y participent à un moment ou à un autre) que par sa longueur (1653-1715). Elle se déroule en quatre temps. C’est d’abord la „Querelle du merveilleux chrétien” (1653-1674): quelques auteurs publient des épopées héroïques, prônant la supériorité du christianisme sur le paganisme en littérature. Suivie de la „Querelle des inscriptions” (1675-1676) dans laquelle le milieu culturel s’interroge sur la langue des épigraphes à graver aux frontons des monuments érigés à la gloire du roi. C’est le français qui l’emporta sur le latin. Mais le temps fort de la dispute se situe entre 1688 et 1700. A la suite de la lecture par Charles Perrault de son poème Le Siècle de Louis XIV dans lequel il proclame la primauté de la littérature du temps s’engage une polémique. Les partisans de la suprématie antique se recrutent surtout à la Cour et dans la génération classique (Boileau, Racine, La Fontaine, Bossuet, La Bruyère). Leurs adversaires sont plutôt des auteurs jeunes (Charles Perrault, Fontenelle), des mondains et des amateurs de genres nouveaux (opéra, contes, romans). Vers 1700 l’antagonisme s’apaise, sans victoire nette. Un épilogue a lieu en 1714-1716 à

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propos d’Homère (doit-il être apprécié tel quel ou adapté au goût du jour?). ⇒ Bien qu’il y ait eu en apparence deux camps bien tranchés, il s’agit surtout de rivalités de personnes et de cabales entre coteries, ce qui explique peut-être l’acuité de la lutte. Néanmoins quelques grands problèmes sont abordés. Par exemple l’opposition entre imitation, échappant aux modes éphémères, et innovation, tenant compte de l’évolution du monde. Elle pose surtout la question du progrès en art. Il est impossible pour les Anciens (“Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent”, La Bruyère), mais nécessaire pour les Modernes (“Le temps a découvert plusieurs secrets dans les arts, qui, joints à ceux que les Anciens nous ont laissé, les ont rendus plus accomplis” Charles Perrault). ⇒ Les conséquences ne sont pas négligeables. La remise en cause des modèles du passé ébranle les notions de tradition et d’autorité. Le goût classique ne peut plus imposer son esthétique qui puise dans l’Antiquité, et l’esprit critique qui résulte de l’affrontement va s’imposer. La Querelle des Anciens et des Modernes annoncent ainsi la philosophie des Lumières.

⇒ La poétique inaugurée par Scaliger appelait tout naturellement les schismes. A l’encontre des axiomes sur lesquels se fondent le dogmatisme de l’École et le doctrinarisme académique: efficacité souveraine des préceptes, valeur canonique des règles, perfection absolue des modèles, supériorité de la langue ancienne sur la langue moderne, ce dernier formulé par les puristes, et le «Pays latin», les champions du génie moderne défendent les droits de l’invention et de la nouveauté. A l’idéal des anciens qui mesurent la perfection d’une œuvre à sa conformité aux règles et à sa ressemblance avec les modèles antiques, ils opposent la formule libérale illustrée et défendue par le génie cornélien et réclament pour le poète le droit de s’adapter aux exigences du goût national et moderne. Ils protestent contre l’asservissement de l’inspiration à des formules trop étroites, et prétendent substituer au dogme du beau absolu la notion du beau relatif; forte des arguments fournis au débat par la philosophie qui, en ces mèmes années, lutte, elle aussi, pour ses franchises et défend les droits de la raison moderne contre l’autorité du maître et la routine de l’École, la littérature oppose à l’idéal réactionnaire des anciens un idéal d’émancipation et de progrès. ⇒ Dans les trente premières années du siècle, en deçà comme au delà des Pyrénées, souffle un vent d’indépendance et de révolte. Devançant Ogier et Corneille et suivi bientôt de Tirso de Molina, l’auteur des Cigarrales de Toledo (1624), Lope de Vega (Arte nuevo de hazer comedias, 1609), mène campagne contre Cervantès et le parti des Classiques. ⇒ D’un mot, est-il défendu aux derniers venus de perfectionner les inventions des Anciens, et la parole d’Aristote a-t-elle une autorité si sacrée qu’elle puisse arrêter les élans du génie, imposer silence aux novateurs, immobiliser dans l’imitation des modèles antiques l’art et la poésie, ces Protées aux transformations incessantes? ⇒ C’est aussi la thèse qu’opposent en France les modernes, Deimier (Art Poétique, 1610), H. d’Urfé (Préface de Sylvanire, 1627), Ogier (Préface de Tyr et Sidon, 1628) pour ne citer que les chefs de file, à ces «fous mélancoliques» comme les appelle Billard (Tragédies. Au Lecteur ), à ces manœuvres esclaves «plus ambitieux du nom de simples grammairiens et de rimeurs que de la sacrée fureur du Poète», qui, «comme enchaînés de négligence ne peuvent escrire que par manière d’emprunt et ne veillent jamais que pour s’approprier tout au long les ouvrages d’autrui». Chaque esprit a ses humeurs, son destin et ses fantaisies particulières. ⇒ «Le

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poëte, écrit Deimier, doit estre en ses Poëmes comme la Nature en la production des fleurs: car elle forme les roses et les œillets avec toute la perfection que le Créateur leur a donné pour estre roses et œillets.» (Art poètique, 252). Le poète moderne, loin de se déraciner et de s’égarer sur des traces étrangères, adaptera son œuvre au goût et aux habitudes, au «climat intellectuel» de son pays, pourrait-on dire. De même, en effet, que chaque nation est gouvernée par des lois et des coutumes qui lui sont propres et nécessaires, et qu’une «sorte d’humeur» particulière est affectée aux différents peuples, il est indiscutable aussi que les esprits des nations sont différents les uns des autres et se forment de la beauté des choses spirituelles des idées si dissemblables que ce qui passe pour beau chez les uns peut se trouver chez les autres synonyme de laideur. Si donc les Grecs ont travaillé pour la Grèce et ont réussi au jugement des esprits compétents d’alors, «nous les imiterons bien mieux, déclare Ogier, si nous donnons quelque chose au génie de nostre pays et au goust de nostre langue, que non pas en nous obligeant de suivre pas à pas et leur intention et leur élocution, comme ont faict quelques-uns des nostres. C’est en cet endroit qu’il faut que le jugement opère comme partout ailleurs, choisissant des anciens ce qu’il se peut accommoder à nostre temps et à l’humeur de nostre nation sans toutesfois blasmer des ouvrages sur lesquels tant de siècles ont passé avec une approbation publique. On les regardoit en leur temps d’un autre biais que nous ne faisons à cette heure, et y observoit-on certaines grâces qui nous sont cachées et pour la découverte desquelles il faudroit avoir respiré l’air de l’Attique en naissant, et avoir esté nourri avec ces excellens hommes de l’ancienne Grèce». (Préface, 18). ⇒⇒ Un exemple: la tragédie grecque était un acte religieux. Les détails s’en trouvaient réglés par un rituel d’autant plus immuable et sacré qu’il était établi par la religion. Pourquoi, par exemple, évitait-on les meurtres, les effusions de sang sur la scène, même dans le tragédies les plus atroces, sinon pour ne point profaner la solennité religieuse par le spectacle sanglant d’une tuerie? De plus, la matière était toujours la même, et empruntée à l’histoire nationale, c’est-à-dire connue du peuple, imposée par l’exemple d’Eschyle. Confondant les temps, l’on érige en loi universelle ce qui n’était qu’une coutume particulière et purement locale. L’on prétend introduire dans la versification française „les pieds et les mesures des vers grecs et latins, comme si la raison, la nature et l’usage de notre langue ne nous faisaient une loi de nous en tenir au principe des syllabes et de la rime”.(Deimier, Ch. XI. Des vers alexandrins). ⇒ L’on veut acclimater en France les licences poétiques et le procédé des couplets entrelacés dont les Anciens eux-mêmes firent un reproche à Pindare, sans réfléchir que c’est le propre des ignorants d’imiter les défauts des Anciens. ⇒ «Nous voyons que non seulement les arts sont changés, mais les lois, voire la nature même. N’est-il pas vray que la Musique de nostre temps est toute autre que celle des Anciens, que l’architecture et l’art de bâtir est différente, que la façon que nous avons de faire la guerre n’est point elle dont ils usoient; n’avons-nous point changé sur la mer les Trirèmes et sur la terre les Catapultes, les Tortues, les Balistes et semblables? Mais les lois en Sparte ne permettoient-elles pas le larcin et les nostres ne les châtient-elles pas, et la nature des hommes n’est-elle pas changée puisque nous lisons que quelques romains étant venus dans la Gaule escrivoient à Rome comme par merveille qu’ils avoient trouvé des hommes qui mangeoient deux fois le jour, et maintenant nous voyons que la plus grande part ne sauroit se contenter à

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moins de quatre repas?» (D’Urfé, Sylvanire). ⇒ Autre temps, autre goût, autre conception du beau. Adaptons la poésie au progrès du temps: «Il ne faut donc pas tellement s’attacher aux méthodes que les anciens ont tenues, ou à l’art qu’ils ont dressé, nous laissant mener comme des aveugles; mais il faut examiner et considérer ces méthodes mesmes par les circonstances du temps, du lieu et des personnes pour qui elles ont esté composées, y adjoustant et diminuant pour les accomoder à nostre usage, ce qu’Aristote eust avoué: car ce philosophe... veut que la supresme raison soit obéie par tout.» (Préface de Tyr et Sidon, 19). «Ajoutons et diminuons», c’est-à-dire, évitons les défauts des Anciens et ne les suivons qu’en ce qu’ils ont de parfait et de divin. Pindare, le divin Pindare lui-même ne fut-il pas blâmé des Grecs pour avoir abusé des épithètes, des allégories et de l’emphase? C’est-à-dire encore, entreprenons de faire mieux que les Anciens avec la certitude que s’il n’y a pas encore eu de Poète parfait en toute chose, il n’est pas impossible que la nature et l’art n’en puissent produire un accompli quelque jour et que ce serait limiter par trop ses ambitions que de viser seulement à être pareil ou égal aux plus grands. Empruntons les inventions de l’Antiquité, et, tel Ronsard, grand poète toutes les fois qu’il consentit à ne point copier la manière des Anciens, donnons-leur, en les accommodant à la façon de notre langage, une vie et une splendeur nouvelles. Ajoutons-y du nôtre en temps et lieu, au risque d’encourir le reproche d’irrégularité. Défrichons des chemins «non encore reconnuns». ⇒ Ainsi fit Malherbe. „Il aima les Grecs et les Romains, mais il n’en fut pas idolàtre. Il s’enrichit de leurs dépouilles, mais il les ajusta si habilement à son usage, que nous ne distinguons plus ce qu’il leur prit et ce qu’il y ajouta. Si parfaits qu’ils soient, n’allons pas croire qu’il nous soit défendu d’enchérir sur nos devanciers. «Il me semble, ajoute Godeau, que c’est douter de la puissance de la nature, que de s’imaginer qu’elle ne puisse plus faire de miracles, et d’une bonne mère que nous devons la croire, en faire une cruelle marâtre, de se persuader qu’elle n’a donné qu’aux Anciens les dispositions nécessaires pour arriver à la perfection des sciences.» (Ibid., 383).

⇒ Dans la première moitié du XVIIe siècle, les doctes fondent leur autorité sur le culte des règles. Parmi eux, l’abbé d’Aubignac (1604-1676), qui publie le premier ouvrage de critique dramatique important (Pratique du théâtre, 1657) et, en réaction contre l’Académie française, institue l’Académie des Belles-Lettres, justifie les trois règles d’unité et les bienséances par la notion de vraisemblance. De ces érudits, Corneille dresse un portrait peu flatteur dans son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique (1660). Ils sont également la cible des critiques mondains qui, de Guez de Balzac (1595-1654) au chevalier de Méré (1607-1684), leur reprochent d’être pédants et de mépriser le public. On leur préfèrent les gens de goût, qui pratiquent cette «critique parlée» évoquée par Albert Thibaudet dans sa Physiologie de la critique. Ils contribueront d’ailleurs à façonner l’idéal de l’honnête homme. Dans la seconde moitié du siècle, avec cette critique mondaine triomphera le bon goût. Toutefois, au début du siècle des Lumières, Fénelon d’abord, La Motte-Houdart ensuite, dénoncent l’influence néfaste de l’esprit mondain sur la littérature. ⇒ Malgré ces réactions négatives, les règles de l’idéologie normative (le bien parler, le bien penser, le Beau, le bon goût mondain ou le goût néoclassique) vont régner trois siècles durant, du XVIe au XVIIIe siècle. ⇒ La promotion et la codification de la langue et de la littérature françaises ont pour corollaires la naissance de la «critique des qualités et des défauts» ainsi que

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l’éclosion de querelles entre Anciens et Modernes, des conflits entre partisans d’un ordre ancien et partisans d’un renouveau qui, sous des formes différentes, se prolongeront jusqu’au XXe siècle. ⇒ La première polémique retentissante oppose Thomas Sébillet, auteur de L’Art poétique français (1548), et les poètes de la Pléiade, dont le manifeste est signé par Du Bellay en 1549 (Défense et illustration de la langue française). ⇒ La querelle proprement dite des Anciens et des Modernes, qui se déclenche à la fin du XVIIe siècle, est une confrontation entre deux camps bien distincts et deux conceptions radicalement antithétiques de l’humanité comme de la culture. Du côté des conservateurs (La Fontaine, Racine, Boileau ou Fénelon), on met en exergue la simplicité comme l’exemplarité des Anciens et on refuse de traiter des sujets modernes; du côté des progressistes (cf. Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes, 1688; et Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences, 1688-1692), qui revendiquent une plus grande liberté de jugement et entrevoient la notion d’historicité, on rejette l’idée d’éternité au nom de la relativité du goût et on donne la priorité aux sujets chrétiens. Au cours du débat, deux académiciens s’affrontent plus particulièrement: Boileau et Perrault, le favori de la Cour qui, après avoir affirmé dans Le Siècle de Louis le Grand (1687) qu’il voyait «les Anciens sans plier les genoux», pose la supériorité du jugement critique sur l’autorité des modèles (cf. sa Préface aux Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, 1696-1700). ⇒ Au XVIIe siècle, la codification de la fiction - et princi-palement du genre théâtral – est sans commune mesure avec celle de la langue et des formes poétiques opérées par la Pléiade. Le siècle cartésien récupère à des fins dogmatiques la description rationnelle des principes de création littéraire qu’a menée à bien Aristote. Les critiques classiques – et d’abord Chapelain – systématisent la règle des trois unités qu’avaient dégagée les humanistes et qui constitue une interprétation abusive d’Aristote: en effet, le philosophe, qui ne traite ces unités qu’isolément, n’insiste que sur l’unité d’action; en ce qui concerne l’unité de temps, il n’y fait allusion que dans le chapitre V de sa Poétique, où il compare la tragédie et l’épopée, sans d’ailleurs indiquer de repère précis («l’une essaie autant que possible de se dérouler durant une seule révolution du soleil ou de ne guère s’en écarter alors que l’épopée n’est pas limitée dans le temps», 1449b); enfin, dans le chapitre XXIV, il n’interdit nullement la multiplicité de lieux lorsqu’il constate qu’ «on ne saurait imiter plusieurs parties de l’action qui se déroulent en même temps, mais seulement la partie jouée sur scène par les acteurs» (1459b). Autre erreur: la catharsis n’est pas la purgation des passions mauvaises mais, par le biais de la représentation, la transformation en plaisir de la pitié et de la crainte. Quant aux bienséances, elles sont absentes de la Poétique. ⇒ Dans sa Préface de Bérénice (1671), Racine reproche aux doctes de méconnaître Aristote en déclarant inacceptable une tragédie simple et dépouillée: «Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie: il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie». Lui dont «la principale règle est de plaire et de toucher» ne peut souffrir que ceux qui s’avèrent dénués de tout discernement et de toute sensibilité trouvent refuge dans les arguties. Ce faisant, il rejoint le Molière de La Critique de l’École des femmes (1663), comédie dans laquelle, au pédant Lysidas qui se retranche

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derrière «les règles de l’art», son porte-parole, Dorante, réplique que «la grande règle de toutes les règles» est de plaire, avant de lui rétorquer, excédé: «Ah! Monsieur Lysidas, vous nous assommez avec vos grands mots. Ne paraissez point si savant, de grâce. Humanisez votre discours, et parlez pour être entendu. Pensez-vous qu’un nom grec donne plus de poids à vos raisons? Et ne trouveriez-vous pas qu’il fût aussi beau de dire, l’exposition du sujet, que la protase, le noeud, que l’épitase, et le dénouement, que la péripétie?» (scène VI). ⇒ Le succès brillant du Cid fournit aux partisans de la «docte Antiquité» et aux champions de l’imitation moderne l’occasion d’une première rencontre. La fameuse «Querelle du Cid» est, sur le terrain dramatique, l’analogue de ces combats d’avant-garde, qui, telle la Querelle pour ou contre la Mythologie, telle la Querelle pour ou contre le français, précèdent la lutte en règle menée par Desmarets, Charpentier et Perrault contre les savants et les pédants. ⇒ A la première question que soulève le débat: savoir à qui appartient de décider en matière de littérature, aux «maistres de l’art» qui ne consentent à se laisser toucher qu’après s’être mis en règle avec Aristote et s’être assurés qu’il leur permet leur plaisir, ou à ceux qui, n’ayant d’autres lumières que celles de leur bon sens, jugent de toute chose selon le goût naturel à l’homme du monde, les modernes répondent avec l’auteur de la Deffense du Cid et le Bourgeois de Paris, marguiller de sa Paroisse, qu’il n’est besoin d’avoir lu Aristote et de connaître les règles pour savoir si une pièce est bonne ou mauvaise, n’y ayant qu’une règle au monde, en matière de poésie, celle de plaire à ceux qui ne sont «ni sçavans ni Auteurs» et «ne se soucient en rien des règles d’Aristote». Les modernes réfutent par un argument simpliste, mais dangereux, puisqu’il fait du succès le critère de la valeur d’une œuvre, et assigne pour fin souveraine à la poésie de s’accommoder à la mode du jour, par un argument tout profane et mondain la thèse des «grammairiens» et des «savants». ⇒ La pièce de Corneille, démontre Scudéry, est une tragi-comédie, genre à peine pratiqué des Anciens; elle contrevient à la distinction établie par les «Grands Maistres anciens» entre le Poète et l’Historien, contredit l’exemple des tragiques anciens et la définition que donne de la fable, de l’unité de temps, de la fin du théâtre, des mœurs, de l’épisode, Aristote, dont, déclare Scudéry au nom des doctes, «nous suivons autant le jugement que nous nous moquons de ceux qui ne le suivent pas». (La Preuve des passages alléguez dans les Observations sur le Cid, 1637). D’un mot, elle choque les «principales règles du Poëme Dramatique», telles que les ont pratiquées les tragiques ancien, et les «grands hommes». ⇒ Porte-parole des «honnestes gens qui ne font ni vers ni poëmes», l’auteur du Discours à Cliton sur les Observations du Cid répond aux «habiles du mestier» que, les arts et les sciences se perfectionnant avec le temps, «la mode des pays» et le «difiérend usage de toutes choses», il serait faux de copier les modes des Anciens «jusqu’à prendre leurs médailles pour du bon argent et leurs exemples pour raisons valables et de se croire obligé de régler tout poème sur leurs modèles, même quand il nous vient quelques lumières qu’ils n’ont pas eues». «Aussi, ajoute-t-il, quand nos modernes prennent l’essor et qu’ils s’esgarent en des extravagances, je commence à les quitter, mais quand ils me descouvrent un nouveau fonds de Poësie et des élégances de leur invention, je laisse les anciens derrière, sans perdre de veüe les uns ny les autres.» ⇒ L’on sait l’issue du débat: les Sentiments de l’Académie tranchent la lutte entre le génie et les règles au profit de l’autorité: autorité d’un corps officiel, mais aussi autorité d’une doctrine:

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l’Aristotélisme devenu, de par la déclaration de principes de Chapelain, dogme officiel, doctrine d’État. ⇒ Les Observations sur le Cid, reflet de l’opinion indépendante, sont, à cet égard, significatives. Corneille en fut, semble-t-il, l’inspirateur. «Si l’on vouloit pointiller l’on pourroit trouver aussi des taches et des imperfections chez les anciens, mais ce qui est défaut chez un moderne est taxé de perfection chez un Ancien» (l’Epistre dédicace de la Suivante). ⇒ Ne reconnaître d’autres lois que sa nature, d’autre doctrine que son opinion, d’autre règle que sa fantaisie, ou son instinct, telle est, en deux mots, la formule du libertinage philosophique, tel que le pratiquent les cinquante mille athées que comptait Paris en 1623. Parmi eux, un «irrégulier», le «libertin littéraire» Théophile de Viau: «J’approuve, aimait-il à dire, qu’un chacun suive en tout la Nature.» Il disait encore: «Je trouve que mon naturel est une plus douce philosophie que celle que les livres enseignent et que les sectes ont prêchée.» Il formulait la poétique de sa nature: Je ne veux réclamer ni Muses, ni Phébus.../Imite qui voudra les merveilles d’autrui./Malherbe a très bien fait, mais il n’a fait pour lui” (Dédicace, La Coupe et les Lèvres). La sotte Antiquité nous a laissé des fables/Qu’un homme de bon sens ne croit point recevables.../Le vulgaire qui n’est qu’erreur, qu’illusion,/Trouve du sens caché dans la confusion;/Même des plus sçavants, mais non des plus sages,/Expliquent aujourd’hui ces fabuleux ombrages./Ces contes sont fascheux à des esprits hardis/Qui sentent autrement qu’on ne faisoit jadis.// ⇒ La poésie chrétienne opposée à la poésie paienne. ⇒ «Tout ce qui paroist beau dans les livres, écrivait Balzac, ne l’est pas. Dans les meilleurs mesme, il y a de l’or d’Achimie et des diamans de verre... Il y a de la fausse monnoie en grec et en latin, comme en Quercy et en Périgord. La sainte, la vénérable Antiquité nous en a débité plus d’une fois et quantité de mauvaises choses du temps passé trompent encore aujourd’hui sous l’apparence du bien.» (Entretiens, XXLLII). La «nouvelle raison» critique l’infaillibilité d’Aristote, la nécessité des règles, la perfection absolue des modèles antiques et les sophismes des «grammairiens» (Balzac, Entretiens, XI, II, 376; voir aussi la Préface de Saint-Louis du P. Lemoyne). ⇒ Les applaudissements des mondains et des beaux esprits feront écho aux critiques du Berger extravagant. Sorel aiguise les traits, dont Perrault, Desmarets et La Motte cribleront les images divines d’Homère et de Virgile. ⇒ Pour Du Souhait (Discours en forme de comparaison sur les vies de Moïse et d’ Homère, 1604), Homère est le Prince des Poètes à qui personne ne se peut comparer; il est un surhumain; il est un dieu. Il est l’égal, l’alter ego de Moïse. Il est le Moïse de l’Antiquité: «Voicy les plus grands hommes que nous puissions représenter tant des monuments anciens que modernes, sacrés que profanes. Voici la plus belle couple d’âmes qui ait jamais pris être, voici les chefs-d’œuvre et les deux yeux de nature qu’elle nous a donné en divers temps. Bref voici les démons qui avoient non seulement l’encyclopédie des sciences, mais qui voyoient clairement le plus occulte et difficile à connoitre des secrets merveilleux de nature, guindant leurs esprits jusqu’aux causes surnaturelles. Voicy donc des Dieux mortels seuls pareils à eux-mêmes et qui amoindrissent par quelque éloge tant relevé que l’on leur puisse attribuer.» (Ibidem, 14). Homère est un miracle de la nature qu’il faut vénérer à genoux comme le vénérait Platon et Dion Chrysostome. Homère, le plus grand sage que connut l’Antiquité, réalisa par un acte de génie la poésie en sa perfection souveraine. «Homère vint avec une âme servante et enthousiazée ainsi qu’un gros de cavalerie françoise, rafler tout ce que les Muses

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avoient en leur cabinet, tarir à force de boire la fontaine Castalie, dompter le cheval emplumé Pégase, enchérissant puis après sur cet art, et l’enchérissant d’un lustre et énergie que l’art mesme n’avoit su trouver de soi.» Virgile, l’imitateur perpétuel d’Homère, tàche de se hausser au niveau de son modèle, mais sans réussir à s’approprier sa naïveté, ni sa gravité. Après Homère la décadence. ⇒ L’auteur du Discours décourage l’effort poétique, comme le Janséniste la volonté humaine, et lui ôte tout espoir d’atteindre jamais jusqu’à l’entière perfection des premiers temps. Le temps et le monde sont vieux, la nature est corrompue et «pourrie», «l’aiguillon de notre esprit est mousse, notre jugement branle dans le manche et à chaque illusion tourne sa jaquette, notre mémoire est faussaire et nos sentiments pervertis... Enfin de plus sublimes et clair-voyans que nous estions, nous sommes les plus stupides et abastardis, cédans en tout aux brutes, sinon que nous parlons distinctement. Car pour la raison elle fait son gîte ailleurs que chez les hommes. Nostre Homère, selon Pline, ne cessoit de crier que les hommes estoient abrutis, n’estans plus que des Pigmées, eu esgard aux anciens qui avoient et l’esprit affiné et le corps colossal». (Ibidem, 112, 113). ⇒ Pourquoi tant de génie à l’aube des siècles, et tant d’impuissance au déclin des temps? Serait-ce que, plus voisins de la naissance des dieux, les hommes étaient alors plus vigoureux et plus riches de moyens? C’était là, on le sait, la théorie de Machiavel. D’autres, comme Platon, rendent responsable de cet abâtardissement la loi chrétienne. ⇒ D’autre part, un Clarimond, personnage du Berger extravagant (1627), écrit par Charles Sorel, contemporain des „doctes”, s’amuse à réfuter les laudatives baguenauderies. Rassemblés en une sorte de Jugement de Pâris, Clarimond, Lysis, Philiris, Amarylle, disputent pour ou contre la beauté d’Homère. Sorel, l’adversaire des extravagances romanesques, s’insurge contre la popularité dont jouissent les fables antiques, mais, surtout, l’admiration irraisonnée des louangeurs d’Homère et de Virgile, irrite son bon sens raisonneur, ennemi des opinions conventionnelles et des préjugés vulgaires. Il veut réviser une légende, mais aussi faire justice d’un danger public: le danger de l’admiration contagieuse. Il soumet donc à une critique minutieuse la «perfection» des modèles. Comparaisons, sentences, langue, fond ou forme, il n’est rien dans l’œuvre homérique qui trouve grâce aux yeux de Clarimond. Tout les subtilités du monde, répond Clarimond à Philiris ne nous feront jamais trouver «bienséant» ce qui choque notre bon sens et notre goût, ni approuver des héros et des dieux qui contredisent l’idée que nous nous faisons d’un héros et d’un dieu. ⇒ Et Sorel, après Scaliger, de dresser un réquisitoire serré contre les «absurdités» d’Homère. Ses dieux n’ont d’attention et d’intérêt que pour la seule guerre de Troie: on peut craindre que, pendant ce temps, le reste du monde n’aille à la dérive. Quant aux «impertinences» qu’ils commettent, elles sont trop ridicules pour mériter quelque excuse. Les «similitudes» d’Homère grossières et triviales, ses licences poétiques sans mesure, ne sauraient se justifier par cette raison que la poésie est langage divin. Homère était homme comme tous les mortels; inexcusable aussi la platitude de ses sentences. Leur prestige démesuré ne s’explique que par le respect dont bénéficient les choses anciennes: comme toutes les sentences, elles sont devenues d’autant plus vénérables que leur style était plus dur. Point ne sert d’alléguer ici l’autorité dont elles ont joui auprès des philosophes. Les systèmes les plus contradictoires se sont réclamés de la doctrine du poète,

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preuve nouvelle de son imprécision et de sa banalité. La «science» et la «doctrine» d’Homère n’existent que dans l’imagination de ses admirateurs. Quant à Virgile, prononce Sorel, il manque de tout génie. Les vers de 1’Enéide sont graves et coulants, mais la faiblesse de l’invention est évidente. Comme tous les poètes anciens, Virgile n’a rien qui satisfasse la raison. Le poète Ovide n’a fait que «fagotter» toutes les fables qu’avaient traitées ses devanciers. Ses métamorphoses sont bien ridicules. «Quiconque, prononce l’auteur du Berger, veut remplir un livre de divers contes doit s’établir un ordre qu’il suive toujours comme, par exemple, il doit suivre la chronologie ou bien traiter de chaque chose suivant les sujets qu’il distribue à chaque livre. Mais Ovide n’a rien fait de semblable. Ses contes ne naissent point insensiblement dans ses métamorphoses: ils y sont cloués par force et l’on voit bien qu’il s’égare plutôt que d’aller de droit fil, si bien qu’il n’y a mémoire si heureuse qui en lisant son livre ne perde aussitôt le souvenir du sujet qui a fait naître le discours où il sera occupé. Quelque métamorphose étant arrivée, il se trouve quelque homme qui raconte une chose aussi merveilleuse et après sa narration l’auteur en met une autre de son mouvement propre et puis il lui semble à propos de parler de ce qui s’est passé en tout le pays sur lequel il est tombé, enfin sa suite est si mauvaise que je ne saurais lire son ouvrage, sans avoir pitié de lui et de tant d’aveugles qui l’estiment.» (IIIe partie, 38). ⇒ «Religion de grammairiens et de pédants», telle est la religion homérique et, quant aux tragiques anciens, il va sans dire qu’ils ne rencontrent pas auprès des protagonistes de la «nouvelle raison» plus d’indulgence que la poésie d’Ovide et de Virgile. ⇒ L’on sait les critiques formulées par les «irréguliers» contre la tragédie. Aux actes d’adoration des grammairiens qui vénèrent en Sophocle le poète tragique par excellence, ils répondent par une critique serrée de l’œuvre canonique, l’Œdipe roi. Invraisemblances, manque de naturel, actions qui se suivent sans intervalle, avec une rapidité inconcevable dans la réalité, récits interminables des messagers (Ogier Préface de Tyr et Sidon, 12). Toutes les tragédies et les comédies des Anciens sont pleines de ces exemples. ⇒ A l’œuvre si louangée d’Homère et de Virgile, à ces épopées antiques, une voix courageuse osa comparer, en plein XVIIe siècle, les vieux romans français honnis des anciens, méprisés des modernes, voués d’un consentement unanime au plus dédaigneux oubli. ⇒ Opposer «l’Antiquité moderne» à l’Antiquité grecque et latine, faire pièce aux dévots de l’Antiquité en revendiquant pour la France des titres de gloire oubliés, tel est le but du dialogue De la lecture des vieux romans (1647). L’entretien met aux prises Chapelain, l’auteur du Dialogue, et Sarrazin, tous deux lecteurs assidus des vieux romans, et Ménage, le contempteur des Modernes. Ce dernier, qui est «tout dans les anciens Grecs et Latins et l’érudition duquel ne lui permet qu’à peine d’avouer qu’il y ait rien de louable en quoi que fassent les Modernes» s’indigne fort qu’on puisse lire Lancelot ou Perceforest, œuvres «barbares» où se remarque beaucoup de «gothisme» dans les choses et dans les caractères, et où règnent une certaine simplicité qui approche fort de la sottise et une galanterie qui choque «l’homme de goût». Le moyen de s’intéresser à une action dépourvue de tout ce qui surprend, de tout ce qui pique, «de toutes ces gentillesses» qui flattent l’esprit et font les délices des honnêtes gens? «La manière de converser entre ces chevaliers et ces dames, c’est-à-dire selon ma supposition, celle du temps où ce livre fut écrit, est simple et naïve sans gentillesse et sans agrément, mais de bon sens, claire et laconique, à ne

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rien dire que de nécessaire, et à dire tout ce qu’il fallait, morata plutôt qu’urbana, telle à peu près que celle des Romains du temps de Numa; en un mot peu galante et fort solide. Par là vous voyez que ce n’est pas un livre fort piquant et où l’on puisse apprendre à être de fort bonne compagnie.» ⇒ Ménage prise fort peu cette naïveté que vante avec tant d’à propos l’auteur du Dialogue. Il s’indigne qu’on puisse comparer ces «misérables carcasses» aux œuvres antiques: «Ne me voudrez-vous point faire trouver en ce barbare quelque Homère ou quelque Tite-Live? Cela ne va à guère moins, selon que vous le proposez.» «Tout doucement, répond Chapelain, nous n’avons pas perdu le sens et nous ne faisons point de comparaisons si odieuses. Nous connaissons la dignité de ces grands hommes et la bassesse de l’écrivain, quel qu’il puisse être, qui a composé ce roman. Mais la principale différence que nous mettons entre lui et Homère n’est guère que dans le style et dans les expressions des sentiments. Nous voyons le premier tout noble et tout sublime en cette partie et le second tout rustique et tout rampant: pour les choses, elles ne sont guère plus vraies les unes que les autres et, fables pour fables, je ne sais, à les considérer de près, lesquelles sont les plus ingénieusement inventées ou du moins auxquelles des deux la vraisemblance estle mieux observée.» Ménage s’indigne. Chapelain reprend: «Si Aristote revenait, et qu’il se mît en tête de trouver une matière d’art poétique en Lancelot, je ne doute point qu’il n’y réussît aussi bien qu’en l’Iliade et qu’en l’Odyssée et que son esprit ou son autorité ne suppléât facilement aux inconvénients qui pourraient s’y rencontrer. Je vous puis assurer au moins, que la magie qui règne en ce dernier ne lui serait pas plus malaisée à accommoder à ces règles que les divinités de l’autre l’ont été de la manière qu’il les a employées, quelque sens allégorique que ces creux scoliastes lui aient prétendu donner.» ⇒ Et Chapelain, après Sorel, de se faire le porte-parole du lecteur «raisonnable». Qu’on cherche dans tout Lancelot ou dans Perceforest aucune extravagance à laquelle un «spéculatif» ne pût donner d’aussi favorables interprétations que les scoliastes à celles d’Homère. Et quant à l’interdit dont on les frappe, sous prétexte qu’ils ne sont pas conformes à notre goût d’aujourd’hui, n’est-il pas évident que, s’il était permis de tourner en ridicule tout ce qui n’est pas en usage au siècle et au lieu où nous vivons, il n’est œuvre sérieuse et parfaite dans l’Antiquité, ou chez les étrangers, où une belle humeur ne pût trouver à se divertir? ⇒ Sans trop exagérer, on pourrait déjà y remarquer les premières règles de l’esthétique postmoderne! ⇒ «Pour moi, conclut Chapelain, donnant à son siècle une leçon de sagesse dont il ne profitera point, je tiens qu’il faut en user équitablement et regarder les choses dans toutes leurs circonstances pour en faire un sain jugement. Notre manière de plaire aux dames et de leur persuader que nous les aimons est toute contraire à celle des vieux âges. Estimerai-je pour cela la nôtre seule bonne?» ⇒ Justice faite de la légende du «divin Homère» et du «divin Virgile», restait à tracer au génie moderne un programme d’action en rapport avec ses exigences et ses moyens. ⇒ Les attaques des «irréguliers» et des «indépendants» ne devaient point avoir pour effet seulement d’entamer le credo académique en ruinant le dogme de la perfection des modèles sur lequel il se base et de substituer un «amour raisonnable» et une «estime fondée sur 1a connaissance» à l’admiration aveugle des Doctrinaires, en établissant que les Anciens «sans doute valent beaucoup, mais que sans doute aussi ce beaucoup a plus de relief et plus de saillie de loin qu’il n’en aurait de près». ⇒ Dira-t-on avec les puristes, demande Marolles, que Stace,

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Valerius Flaccus, Lucrèce ou Silius Italicus n’ont pas écrit de véritables poèmes épiques parce que leurs œuvres échappent aux classifications admises et ne rappellent en rien le schéma connu? Tous les poèmes épiques que l’on écrira ne seront-ils jamais que l’Enéide ou l’Iliade variées en mille manières différentes? Car tel est bien le défaut de tous les poèmes composés à leur instar sous des noms empruntés et sous d’autres habits: ce sont toujours les mêmes comparaisons et les mêmes inventions et les mêmes pensées. Partout des dieux assemblés en conseil, voire jusque dans le poème des Couches de la Vierge de Sannazar, partout des Sibylles agitées, des Prophéties qui annoncent une longue et illustre postérité, des Cerbères, des Furies et des Champs Elysées. Neptune y est toujours également inconstant et Junon dépitée. Apollon et les muses sont sans cesse invoqués. Quel mal y aurait-il donc à changer un peu et à chercher de nouvelles inventions? (Traité du Poëme epique, 54). ⇒ Bref, c’est une idée définitivement admise qu’il est possible de faire «mieux» et «autre chose» que n’ont fait les Anciens. L’on proclame que l’on peut «penser heureusement et exprimer ses pensées avec succez, sans l’aide du grec et du latin». ⇒ Dédaignant la poésie d’imitation, l’on veut donc «essayer à faire quelque chose de soi-même». L’on invente des genres nouveaux; l’on se fait des règles toutes nouvelles, estimant que la raison est une autorité suffisante pour les soutenir; l’on emprunte à l’histoire sacrée la matière, le merveilleux et le vraisemblable qu’appelle la grande poésie; l’on travaille à rendre les Muses «bonnes chrétiennes». Sous l’influence de la renaissance catholique, dans le premier tiers du XVIIe siècle, la poésie revient aux sources chrétiennes. La réaction contre le paganisme et les débauches mythologiques aidant, une littérature d’inspiration religieuse fleurit en France. En face de l’épopée païenne voici se dresser l’épopée chrétienne. ⇒ A siècle chrétien poésie chrétienne. Dénonçant l’anachronisme des Antiquisants, les défenseurs de la poésie chrétienne, Godeau, Balzac, Lemoyne, Marolles, démontrent qu’à une humanité enrichie par des siècles de spiritualisme conviennent seuls une poésie, un art, une philosophie, inspirés du Christianisme. Raisons dc convenance religieuse d’abord: «J’honore, écrit Godeau, les Autheurs Grecs et Latins qui n’ont rien escrit qui puisse blesser l’honnesteté, j’y cherche de l’instruction et j’avoüe que j’y trouve tousjours mes délices. Mais il est raisonnable qu’Athènes et Rome idolâtres, cèdent à Hiérusalem la Sainte. On peut passer par celles-là, mais il faut establir sa demeure en celle-cy. Il luy faut consacrer les despouilles de ses ennemis et la bastir de leurs ruïnes. Nos Pères ont renversé les Autels des Démons, qui n’estoient que de pierre, et nous leur en esléverons d’or et de diamans dans nos ouvrage? Nous aurons tous les jours dans la bouche des faussetez que nostre cœur désavoüe? Nous invoquerons pour Dieux ceux à qui nous ne voudrions pas ressembler. Nous trouverons le nom de Jupiter plus Auguste que celuy de Jésus, et les adultères de l’un nous fourniront de plus belles pensées que la Sainteté et les miracles de l’autre? Nous admirerons les exploits fabuleux des Héros, et nous négligerons les actions merveilleuses de nos Martyrs, qui ont si généreusement triomfé, non pas de quelques Peuples, ni de quelques monstres, mais du Prince du Monde, de la chair, du péché, et de la mort.» (Poësies chrestiennes, Discours, 13). ⇒ Raisons d’ordre littéraire aussi: est-il dans toute l’Antiquité païenne un livre aussi puissant et aussi magnifique que le Livre de Job, les Psaumes, ou les écrits d’Isaïe, ou écrit ancien qui surpasse les livres sacrés? Est-il dans toute l’Antiquité personnage de femme qui soit comparable aux

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héroïnes modernes, aux Romaines mises en scène par Corneille, le poète chrétien? (Corresp., Balzac à Corneille, 17 Janvier 1643). En quoi Abraham, Moïse, David, Salomon, Joseph, les Macchabées et tant d’autres, sont-ils inférieurs aux héros de la Grèce? Le Christ n’est-il pas la gloire etla couronne de tous les héros? N’avons-nous pas des Constantin, des Clovis, des Charles, des Louis et des Henri, capables de supplanter les Agammemnon et les Achille? «Les admirateurs de l’antiquité, soit de la Fabuleuse, soit de l’Historique, nous battent perpétuellement les oreilles de la conquête de la Toison d’Or et de la guerre entreprise pour ravoir Hélène. Ce seroit un blasphème au premier chef de comparer la couronne de J.-C. soit avec une toison fabuleuse, soit avec une femme impudique et si la pensée m’en estoit venue, j’aurois sujet d’appréhender un châtiment plus rigoureux que celui de ce profane, qui voulut mettre dans son cabinet la Peinture de Nostre-Seigneur, auprès de celle d’Orphée. Je dirai seulement qu’à n’opposer qu’entreprise à entreprise, la guerre faite pour la sainte Couronne a quelque chose de plus grand et de plus beau, de plus noble et de plus héroïque dans la religion sous laquelle nous vivons que n’avoient dans la fausse religion des Grecs les guerres entreprises pour la Toison d’Or et pour Hélène». (P. Lemoyne, Préface de Saint-Louis). ⇒ Si donc c’est hausser l’inspiration du poète au niveau de l’humanité moderne, régénérée et grandie par le Christianisme, et perfectionner la poésie que de l’employer à décrire des mœurs, un genre d’héroïsme, une humanité incomparablement plus nobles que tout ce que l’Antiquité païenne est susceptible de lui fournir de plus sublime, quelle n’est pas l’erreur des poètes modernes qui, tels Heinsius, l’auteur de l’Herodes infanticida, ou Le Tasse, mêlent les eaux de l’Hippocrène et les lauriers du Parnasse aux eaux du Jourdain, mélangent de façon impie le Paganisme et le Christianisme dans leurs poèmes! «La matière dont il s’agit, écrit Balzac à propos de l’Herodes d’Heinsius, est toute nostre et toute chrestienne. Il me semble que les fausses Divinitez n’y ont point de part et n’y peuvent entrer que par violence. Le grand Pan est mort par la naissance du Fils de Dieu, ou plus tost par celle de sa doctrine: Il ne faut pas le ressusciter. Au lever de cette lumière tous les Fantosmes du Paganisme s’en sont enfuis, il ne les faut pas faire revenir. Il est juste que le changement du style accompagne le renouvellement de l’Esprit, que le poison qu’a vomy nostre cœur ne demeure pas dans nostre bouche; que le dehors rende tesmoignage du dedans.» (Guez de Balzac, Œuvres diverses, 140). ⇒ Par delà le cas particulier qui l’occupe, c’est donc la condamnation de tout Paganisme littéraire que prononce Balzac. Plus de compromis: séparation absolue des deux domaines quant au fond; des tours de style, des expressions, de menus ornements extérieurs, c’est tout ce que la littérature chrétienne empruntera sans déchoir à la littérature païenne. «Un Poëte Chrestien doit à mon advis, considérer que par la Conversion de l’Empire Romain, la langue Latine s’est convertie. Il doit se contenter de retenir les Mots et la Phrase, sans s’obliger aux Dogmes et aux Opinions du premier temps. Mais quelque Poëte que ce soit, il doit tousjours avoir esgard à la Religion en Jaquelle il escrit, et s’y attacher de telle sorte, que non seulèment pour la suivre, il s’esloigne de la Grammaire et de l’Élégance, mais aussi qu’il ne fasse pas difficulté d’abandonner la Morale et la commune vertu. L’Autheur de la divine Enéïde l’a pratiqué en quelques endroits, il n’a jamais invoqué ny Hesus, ny Mithra, ny Anubis. Comme à son exemple nous ne devons pas faire entrer témérairement dans nos Compositions des Divinitez estrangères, ny appeler Hymen et Junon aux nopces de Jacob et de

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Rachel, ny donner Mercure pour guide à Tobie, ny dire que Jupiter Tonnant apparut à Moyse sur la montagne.» ⇒ Et Balzac de conclure: «Si j’osois tirer une conséquence de tout ce Discours, je dirois que premièrement nous devons nous souvenir qui nous sommes, et en second lieu quel est le sujet sur lequel nous travaillons, afin de ne faillir pas deux fois, et de ne pas pécher en mesme temps contre nostre Devoir et contre la Bienséance. Tous les Ornemens estrangers ne nous sont pas absolument défendus: Il n’y a, il me semble, que les marques des Religions estrangeres qui ne nous sont pas permises. Il est loisible de prendre des estoffes au Levant, mais non pas de s’y faire circoncire. Nous pouvons user du Styx comme Prudence, mais non pas comme Arioste; et si nos Compositions sont Chrestiennes, elles le doivent estre aussi bien en la forme qu’en la matière.» ⇒ Les «poètes chrétiens» tout en qualifiant de poèmes «sans modèles avant ce temps» leurs épopées nationales ou chrétiennes, ils s’inspirent des théories du P. Mambrun et du P. Le Bossu qui s’appuient sur la poétique aristotélicienne, et admettent la supériorité indiscutable du héros chrétien sur le héros païen et de la Jérusalem ou du Roland furieux sur l’Iliade et l’Énéide. ⇒ Si émancipés qu’ils puissent être par ailleurs, ils n’ont garde de mettre en doute la légitimité d’une réglementation poétique, et, confondant correction et beauté, tirent argument de la parfaite régularité de leurs œuvres pour établir leur supériorité sur l’art trop spontané, trop libre, trop «inachevé» des maîtres antiques. Réfractaires à toute imitation antique, en ce qui concerne la matière du poème épique, et convaincus de la supériorité de leurs sujets et des ressorts poétiques modernes, ils refusent avec non moins de hauteur de s’astreindre à l’observation scrupuleuse et exclusive des règles antiques, et contestent que la technique ancienne soit la seule capable de satisfaire aux exigences du poète moderne qui s’adresse à un autre public, travaille sur d’autres sujets que les contemporains d’Auguste et de Periclès. S’ils consentent à profiter de l’enseignement antique, ils distinguent soigneusement entre l’obéissance aveugle, qu’ils repoussent, et le libre choix, la docilité raisonnée. Les auteurs d’épopées «modernes» se prouvent leur indépendance en se conformant librement au rituel antique. La discipline, telle qu’ils la conçoivent, est la discipline librement consentie. ⇒ Les brillantes destinées promises par Godeau et Balzac à la poésie chrétienne ne devaient point se réaliser. A part les succès de Corneille et de Racine, l’histoire de la poésie religieuse, au XVIIe siècle, n’a guère à enregistrer que des échecs. ⇒ La QUERELLE, comme l’ACADEMIE, d’ailleurs, représente un repère, un centre générateur, un lieu de rencontre des énergies intellectuelles. Dans l’espace mental et culturel de la QUERELLE seront décantées quelques-unes des valeurs esthétiques et des directions littéraires du XVIIe siècle et de la future «Ancienne Europe». ⇒ Pourquoi de telles incursions, apparemment fastidieuses, à travers un univers mystérieux, compliqué et complètement exilé dans les archives du passé? Tout d’abord, parce que si l’histoire est amnésique c’est qu’elle a „quelque chose” à cacher. Et d’habitude ce sont des „clefs”, des réponses inattendues à l’interrogatoire de l’historien des idées ou des mentalités. Et, d’autre part, si les génies et les chefs-d’oeuvre repésentent le „message”, les mineurs, la toile de fond, la médiocrité, les „inutiles”, le superflu constituent le „milieu”, l’espace de communication. Implicitement, si le „milieu” est compromis, les messages deviennent de plus en plus incompréhensibles. Déjà, depuis longtemps, le discours de Corneille et Racine, de Molière et Boileau vont en s’obscurssir. Mais

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en inaugurant des „chantiers archéologiques” aux périphéries du siècle, on pourrait avoir la chance de faire re-naître l’atmosphère, le „milieu”, les sémantiques contextuelles, les significations profondes du texte, les „tiroirs” secrets de l’allusion.

MODÈLE 5. ⇒ BOILEAU se lia rapidement avec Furetière et avec quelques jeunes écrivains, Racine, La Fontaine, Molière, fréquenta les libertins spirituels, Ninon de Lenclos, la Champmeslé. A partir de 1660, il commence à publier quelques satires. Composées de 1660 à 1711, ses Satires lui valurent des attaques violentes. ⇒ Elles peuvent être réparties en trois catégories: les tableaux de la vie parisienne; les satires des lieux communs de la morale; les satires à caractère littéraire. Souvent imitées d'Horace ou de Juvénal, les satires des deux premiers groupes sont de pittoresques tableaux de mœurs, entremêlés de développements moraux, ou de véritables descriptions réalistes et humoristiques (III: le Repas ridicule, 1665; VI: les Embarras de Paris, 1660). Les plus importantes sont les satires littéraires; c'est par elles que Boileau fonda la critique; elles réduisent à néant la gloire factice des poètes de salon (tels Cotin, Scudéry, Chapelain ou Pradon), raillent spirituellement, au nom du bon sens, la préciosité et l'emphase qui, depuis le début du siècle, n'ont cessé de sévir dans la littérature. Cependant, certaines exécutions sommaires, telles celles du Moyen Age, de la Pléiade et du style baroque (par exemple Saint-Amand), n'ont pas été ratifiées par la postérité. ⇒ Dans ses Epîtres (de 1674 à 1698), d'un ton beaucoup plus mesuré - les unes adressées au roi, les autres consacrées à des sujets moraux ou littéraires -, et surtout dans son Art poétique (1674), Boileau, tout en défendant Racine et Molière contre les critiques dont ils étaient l'objet, expose, sous forme de règles, ce qu'il considère comme les acquisitions et les idées littéraires du siècle. ⇒ Il commence par des préceptes généraux sur l'art d'écrire en vers; donnant Malherbe comme modèle, il veut que l'inspiration soit corrigée par la mesure et la raison («Aimez donc la raison: que toujours vos écrits / Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix»). Mais l'objet propre de la raison c'est la recherche du vrai, l'observation de la nature. Néanmoins, dans la nature, il convient de n'imiter que la nature humaine, et, dans la nature humaine elle-même, les traits qui ont une portée générale, c'est-à-dire qui peignent l'homme de tous les temps et de tous les pays. De ces premiers principes découle un troisième: imiter les Anciens, parce que leurs œuvres sont l'exemple parfait du naturel allié à la poésie. Quant à la forme, Boileau la réclame impeccable, recommandant de soigner la versification, d'écrire dans une langue châtiée, et pour cela de travailler lentement et de sans cesse se corriger («Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, Polissez-le sans cesse et le repolissez; Ajoutez quelquefois et souvent effacez...»). Dans le deuxième chant, Boileau définit les genres secondaires: idylle, élégie, ode, sonnet, rondeau, madrigal, etc. (La fable est passée sous silence.) Dans le troisième chant, il traite des grands genres: la tragédie doit respecter les règles, en particulier celle des trois unités, et, de même que l'épopée, suivre les modèles grecs. Quant à la comédie, son seul objet est l'étude de la nature; il loue Molière tout en lui reprochant de charger parfois ses caractères. Enfin, dans le quatrième et dernier chant, il édicte un ensemble de propositions, d'obligations morales, auxquelles doit souscrire le poète («Aimez donc la vertu, nourrissez-en votre âme: En vain l'esprit est plein d'une noble vigueur; Le vers se sent toujours des bassesses du cœur»). ⇒ Dans le Lutrin (1674-1683), Boileau, prenant le contre-pied du genre burlesque, crée le genre héroï-

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comique: de menus incidents y sont narrés en style épique. ⇒ Boileau manquait de génie poétique, et ses développements lyriques ou épiques laissent transparaître une certaine brièveté de souffle. Cependant, il y a en lui un satirique plein de verve et un réaliste hardi dont les descriptions familières possèdent une véritable intensité d'expression: certains tableaux du Paris d'autrefois et maints passages du Lutrin sont d'excellents exemples de réalisme pittoresque. L'alexandrin est toujours habilement manié, le style très pur et ferme. ⇒ Le principal mérite de Boileau, dont l'influence a été considérable en France pendant plus d'un siècle, est d'avoir imposé au public Molière et Racine (mais il paraît avoir méconnu le génie de La Fontaine). Injustement dédaigné par les romantiques (qui jugeaient son dogmatisme rigide, et le rendaient responsable du tarissement de la poésie française au XVIIIe siècle), il est l'un des meilleurs représentants de l'art classique, dont il a formulé les lois avec un bon sens un peu étroit sans doute, mais un goût sûr et beaucoup de fermeté.

MODÈLE 6. ⇒ LA GRANDE TRAGÉDIE. CORNEILLE ET RACINE. ⇒ CORNEILLE. L’auteur du Cid est un génie essentiellement novateur.

Depuis Mélite, «comédie d’un genre nouveau» (Examen, I, 138), jusqu’à Agésilas, «tragédie sans exemple parmi nos François et les Anciens» (Nicomède, Au Lecteur, VII, 5), l’effort incessant du poète tend à innover, à varier ses procédés dramatiques, à rajeunir, fond et forme, la matière antique, l’effort du théoricien à démontrer la légitimité des audaces du poète, à fonder sur des principes le droit à la nouveauté. Pour employer son expression, chacune de ses oeuvres est un «coup d’essai» (Mélite, Examen, I, 137). ⇒ Libre aux interprètes d’Aristote de lui reprocher la sainteté de Polyeucte et son trop de vertu, libre aux zélateurs des Anciens de l’accuser d’avoir modifié les données d’Ovide, et mêlé stances et alexandrins dans son Andromède, ou d’avoir tenté dans Don Sanche un poème «d’une espèce nouvelle, et qui n’a point d’exemple chez les Anciens» (Don Sanche, Épître, I, 404); ou imaginé dans Nicomède un art de purger les passions dont Aristote ne s’avisa point Nicomède (Examen, V, 507). Corneille ne dissimule pas la prédilection qu’il éprouve pour les œuvres qui s’écartent le plus du schéma antique. Les raisons qu’il invoque pour se justifier? L’exemple des Anciens qui ne craignaient point d’oser, en dépit de la coutume et de l’usage, et se permettaient des licences qui „effraieraient nos Aristarques timorés” (Examen de la Suivante. Examen de Médée. Argument de Rodogune, d’Andromède, etc.), si la prévention ne troublait leurs regards et leur laissait encore la liberté de voir les Anciens tels qu’ils sont vraiment; l’amour de la vérité inné aux hommes; le goût de la nouveauté, auquel, de leur propre aveu, sacrifièrent si volontier Grecs et Romains (Don Sanche, Épître, V, 404); les exigences modernes, enfin, „les habitudes de notre public, les convenances, les bienséances de notre temps. Que diraient les dames de nos théâtres, si on leur présentait Œdipe le visage ensanglanté, les yeux crevés?” Ce que pouvaient se permettre ces «incomparables originaux» n’inspirerait que dégoût à „notre public”. (Œdipe, Au lecteur, VI, 126). «Je reconnus que ce qui avoit passé pour miraculeux dans ces siècles éloignés pourroit sembler horrible au nôtre, et que cette éloquente et curieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, et le spectacle de ces mêmes yeux crevés, dont le sang lui distille sur le visage, qui occupe tout le cinquième acte chez les incomparables originaux feroit soulever la délicatesse de nos dames, qui composent la plus belle partie de

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notre auditoire.» (Ibid., 127, 129). ⇒ Et Corneille d’accommoder l’Antiquité à son temps, d’éclairer la sombre légende, en mêlant le sourire et les tendresses d’un épisode d’amour à toutes ses horreurs, de supprimer les chœurs en raison des «importunités» qui en eussent résulté sur la scène moderne. (Ibid., Examen, 132). La morale des Anciens n’exigeait point que le mal fût puni et la vertu récompensée. Ou bien, elle vengeait le crime par des crimes plus horribles encore. Leur imagination et leurs croyances leur faisaient trouver naturelle l’intervention de la divinité dans l’action tragique. (Discours de la tragédie, I, 63, et Discours du Poème dramatique, ibid., 21). ⇒ Vérité chez les Grecs, erreur chez les Français. «Il y a grande apparence, écrit Corneille, que ce qu’a dit Aristote de ces divers degrés de perfection pour la tragédie avoit une entière justesse de son temps, et en la présence de ses compatriotes; je n’en veux point douter; mais aussi je ne puis empêcher de dire que le goût de notre siècle n’est point celui du sien, sur cette préférence d’une espèce à l’autre, ou du moins que ce qui plaisoit au dernier point à ses Athéniens ne plaît pas également à nos François.» (Discours de la tragèdie, I, 72). ⇒ Corneille réclame le droit de modifier la manière ancienne et de l’adapter au goût français. Estimant que l’on «épouse malaisément des beautés si vieilles», il la rajeunit. Les Anciens n’ont traité qu’un certain nombre de sujets, les sujets que leur fournissait l’histoire de leur temps et de leur pays. Les siècles suivants nous en ont assez fourni pour que nous osions franchier ces bornes et ne marcher plus sur les pas des Grecs. (La Veuve, Au lecteur, I, 377). Corneille, donc, élargit le champ de la tragédie; il adjoint aux sujets antiques les sujets de l’histoire chrétienne et de l’histoire moderne. Il fait plus encore: d’une Antiquité de convention et de formule, simple construction abstraite échafaudée par l’ignorance, le manque de clairvoyance historique, l’étroitesse des puristes modernes, il en appelle à l’Antiquité vraie. Contre l’Antiquité des Pédants, il invoque l’Antiquité des Anciens. A ces «spéculatifs» qui interprètent les écrits anciens «en grammairiens et en philosophes» (Ibid., 16), il oppose l’interprétation large et vivante, les intuitions du génie. ⇒ Corneille, en effet, n’est rien moins qu’un esprit livresque. Il devine les Anciens par instinct de poète, beaucoup plus qu’il ne les pénètre par l’effort de l’étude abstraite et la réflexion patiente (Discours des Trois unités, I, 115). L’érudition minutieuse répugne à son tempérament d’action, à son génie essentiellement créateur. Il s’ensuit qu’il aborde les Anciens sans préjugé, avec un esprit neuf, par delà cette fausse Antiquité des commentateurs, qui voudraient asservir les Modernes à l’observance stricte de règles formelles et restrictives. (Epître de Don Sanche, 405; Discours du Poème Dramatique, I, 17). Corneille ne trouve ni chez Horace, ni chez Aristote, trace de l’unité de lieu (Discours des Trois unités, I, 117). Il retrouve l’Antiquité d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, qui ne reculaient devant aucune liberté dont pût profiter leur art (Galerie du Palais, Examen, II, 13). Il devine des raisons profondes là où les pédants n’aperçoivent que des procédés. ⇒ Si donc les Anciens se préoccupaient avant tout d’adapter la forme et la technique de l’art à leurs sujets et à leurs fins, „montrons-nous les dignes successeurs de maîtres aussi libéraux” (Médée, Examen, II, 333). Imitons-les, mais à notre façon. «Il est vrai qu’on pourra m’imputer que m’étant proposé de suivre la règle des anciens, j’ai renversé leur ordre... Je me donne ici quelque sorte de liberté de choquer les anciens, d’autant plus qu’ils ne sont plus en état de me répondre... Puisque les sciences et les arts ne sont jamais à leur période, il m’est permis de

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croire qu’ils n’ont pas tout su, et que de leurs instructions on peut tirer des lumières qu’ils n’ont pas eues. Je leur porte du respect comme à des gens qui nous ont frayé le chemin et qui après avoir défriché un pays fort rude nous ont laissé à le cultiver.» (Préface de Clitandre, I, 262). Les «pédants» eux-mêmes ont relevé des défauts dans les écrits des meilleurs anciens. «Nous pardonnons beaucoup de choses aux Anciens, nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons pas dans les nôtres: nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le docte Scaliger a remarqué des taches dans tous les Latins, et de moins savants que lui en remarquaient bien dans les Grecs, et dans son Virgile même, à qui il dresse des autels, sur le mépris des autres.» (La Suivante, Epître, II, 117). ⇒ Parti de la manière «libre et irrégulière» de Hardy, Corneille en prend donc à son aise avec ces règles qu’il déclare d’ailleurs ne point avoir connues à ses débuts, et avouera plus tard, dans la Préface de Sophonisbe, n’avoir jamais bien sues. Il fait violence à sa nature, il s’accomode aux exigences des «sévères critiques», mais il ne se fait point scrupule «d’apprivoiser» leurs farouches préceptes. Il imagine des moyens termes, des «tempéraments». Il ne se lasse pas de proclamer qu’il n’est de règles absolues que les lois du sens commun, d’autorité absolue que la raison, de guide infaillible que le «sentiment particulier»: «J’aime à suivre les règles; mais loin de me rendre leur esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu’en a mon sujet, et je romps même sans scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sa sévérité me semble absolument incompatible avec les beautés des événements que je décris. Savoir les règles et entendre le secret de les apprivoiser adroitement avec notre théàtre, ce sont deux sciences bien différentes; et peut-être que pour faire maintenant réussir une pièce ce n’est pas assez d’avoir étudié dans les livres d’Aristote et d’Horace.» (Suivante, Epître.) ⇒ Un minimum de contrainte donc: Corneille, en vrai Classique, estime que les règles sagement appliquées ne peuvent que profiter à la tragédie; et un maximum de liberté. Distinguons entre les règles éternelles de l’art et les règles particulières à chaque temps et à chaque peuple. Accordons «les règles anciennes avec les agréments modernes» (Discours des Trois unité, I, 22). «J’aime à suivre les règles; mais loin de me rendre leur esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu’en a mon sujet, et je romps même sans scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sa sévérité me semble absolument incompatible avec les beautés des événements que je décris. Savoir les règles et entendre le secret de les apprivoiser adroitement avec notre théàtre, ce sont deux sciences bien différentes; et peut-être que pour faire maintenant réussir une pièce ce n’est pas assez d’avoir étudié dans les livres d’Aristote et d’Horace.» (Suivante, Epître.) «Nous ne devons nous attacher si servilement à leur imitation que nous n’osions essayer quelque chose de nous-mêmes quand cela ne renverse point les règles de l’art; ne fût-ce que pour mériter cette louange que donnait Horace aux poètes de son temps, d’avoir osé abandonner les traces de ses devanciers et vérifier la parole de Tacite: «Ce qui nous sert maintenant d’exemple, a été autrefois sans exemple et ce que nous faisons sans exemple en pourra servir un jour.» (Discours du Poème dramatique, I, 25). ⇒ Pour Corneille, les moyens importent peu, pourvu que ses fins: plaire au public et conquérir ses suffrages, soient réalisées, «puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple et d’attirer un grand monde à

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leurs représentations. «Il faut, s’il se peut, y ajouter les règles, afin de ne déplaire pas aux savants, et recevoir un applaudissement universel; mais surtout gagnons la voix publique, autrement notre pièce aura beau être régulière, si elle est sifflée au théâtre, les savants n’oseront se déclarer en notre faveur, et aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu les règles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriés par le consentement général de ceux qui ne voient la comédie que pour se divertir». (Nicomède, Examen, IV, 509). C’est une idée chère à Corneille qu’il est bien difficile de trouver du nouveau «sans s’écarter un peu du grand chemin et se mettre au hasard de s’égarer», sans s’écarter des Anciens, s’entend. (Ibid., Examen, 505). ⇒ D’«hérésie» en «hérésie» (Discours des Trois unités), Corneille se trouve ainsi conduit à substituer aux préceptes d’Aristote des définitions plus conformes aux exigences de la scène moderne, assuré en cela que le «grand Docteur» lui-même eût approuvé son initiative (Discours sur la tragédie, I, 69). Il en donne même l’exemple d’une parfaite tolérance (Sertorius, Au Lecteur, VI, 363). Aristote raisonnait d’après le théâtre de son temps. Il n’a pu prévoir tous les procédés possibles de la scène (Discours sur la tragèdie, I, 63). Aristote, par exemple, nous autorise lui-même à inventer des sujets (Discours sur la tragèdie, 73). Plus encore, l’obscurité même de son texte nous invite à les discuter et nous autorise à les interpréter selon notre jugement, à «tourner sans scrupule les sens du bon Aristote du côté de la politique», au gré de nos désirs, comme le font les faux disciples quand il s’agit de condamner les nouveautés (Avertissement du Cid): «Dans cette diversité d’interprétations, chacun est en liberté de choisir, puisque même on a droit de les rejeter toutes, quand il s’en présente une nouvelle qui plaît davantage et que les opinions des plus savants ne sont pas des lois pour nous.» (Discours du Poème dramatique, 35). Et puis encore, continue Corneille, son œuvre ne nous est point parvenue sans lacunes. Nous pouvons supposer qu’il n’a pas tout dit, partant, suppléer à ses silences; partant, compléter ses définitions; partant, les élargir et les adapter. ⇒ «Les premiers qui ont travaillé pour le théâtre, ont travaillé sans exemple, et ceux qui les ont suivis y ont fait voir quelques nouveautés de temps en temps. Nous n’avons pas moins de privilège. Leurs règles sont bonnes, mais leur méthode n’est pas de notre siècle, et qui s’attacheroit à ne marcher que sur leurs pas, feroit, sans doute, peu de progrès, et divertiroit mal son auditoire. On court, à la vérité, quelque risque de s’égarer, et même on s’égare assez souvent quand on s’écarte du chemin battu; mais on ne s’égare pas toutes les fois qu’on s’en écarte; quelques-uns en arrivent plus tôt où ils prétendent, et chacun peut hasarder à ses périls.» (Agésilas, Au Lecteur, VII, 5). ⇒ Tels les restaurateurs du péripatétisme au XVIe siècle, Corneille revient au véritable Aristote. Devançant les reconstitutions des philologues et des érudits, il en appelle de la lettre à l’esprit de sa Poétique, plus voisin en cela du véritable aristotélisme. Dépassant l’Antiquité de l’École et l’imitation purement formelle et toute mécanique que préconise l’Académisme, Corneille s’élève, tels Ogier et d’Urfé, à une intelligence plus exacte et plus profonde des œuvres antiques. «Corneille qui presque seul a eu le bon goût de l’Antiquité, écrira Saint-Evremond, a eu le malheur de ne pas plaire à notre siècle pour être entré dans le génie de ces nations et avoir conservé à la fille d’Asdrubal son véritable caractère.» Derrière l’Antiquité des menus préceptes et des poétiques, il retrouve l’Antiquité vivante, éternelle, actuelle, qu’avait pratiquée la Renaissance. Ainsi conçue, l’Antiquité cesse d’être une tyrannie. Par-delà

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l’antiquisme étriqué des Commentateurs, Corneille revient à la grande tradition inaugurée par Du Bellay: il engage le classicisme dans la voie de l’imitation libérale et raisonnée du génie antique.

MODULE 1. UNE HISTOIRE CACHÉE DES IDÉES CORNEILLIENNES. Une œuvre universellement connue, Le Cid, un adjectif, «cornélien», ont suffi à faire la gloire du plus grand poète tragique du XVIIe siècle français, mais aussi à occulter l'étendue et la diversité d'une œuvre dont la thématique reflète les valeurs et les grandes interrogations de son époque. ⇒ Tour à tour condamné par Boileau et Voltaire au nom du bon goût classique, réhabilité en partie par Hugo pour les frénésies de Rodogune et le romanesque de Don Sanche, propulsé maître d'une morale de l'honneur et du devoir sous la IIIe République, métamorphosé en précurseur de Hegel par la critique moderne (Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, 1963), reconnu auteur baroque pour Illusion comique, Corneille souffre de ces considérations partielles qui, ne s'attachant qu'à un aspect de son œuvre, en masquent la richesse. ⇒ En 1629, il rime des poèmes, puis écrit sa première comédie, Mélite. Les sept années suivantes, il fera jouer Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, Médée et l'Illusion comique. Leur succès vient de leur construction sur le thème pastoral, et peut-être autobiographique, de l'amitié trahie par l'amour. La transposition de ce dernier dans l'univers urbain de Mélite est aussi une nouveauté. Au lieu de bergers, le théâtre met en scène, pour la première fois de manière plausible, la société. Surtout, ce reflet se trouve caricaturé ou embelli dans la mesure où toute la construction dramatique repose sur le déploiement d'un moi de théâtre, égoïste et passionné jusqu'à la folie (Mélite), l'aveuglement (Clitandre) ou la caricature (la Galerie, la Suivante, l'Illusion). La Place Royale avec Alidor, Médée font de cet égoïsme souverain le fondement conscient du héros cornélien, tandis que l'Illusion rompt avec le monde des comédies parisiennes et qu'éclate dans ces trois œuvres la tentation de la tragédie déjà présente depuis Clitandre. Corneille découvre que l'univers tragique sied mieux au passionné. Mais la pression génératrice et modélisatrice du biographique sera complétée par la pression du politique: Richelieu réunit une équipe de cinq auteurs chargés de mettre en forme des canevas qu'il imagine: Boisrobert, Colletet, L'Estoile, Rotrou et Corneille; ce dernier rompt avec cette société et fait scandale en 1637 avec sa tragi-comédie du Cid, puis paraît se rallier à l'esthétique du Cardinal en donnant trois tragédies régulières: Horace, Cinna et Polyeucte. Corneille n'acceptera jamais la subordination du théâtre à la politique, ni le rôle de poète officiel du régime pour lequel il a été sollicité dès 1633. Cette fausse conversion au classicisme est à comprendre pour des raisons dramaturgiques: elle intervient lorsque la tragi-comédie est moribonde, que le public se lasse de tant de romanesque. Elle obéit aussi à des motifs élevés: montrer, après la querelle du Cid, que l'on est capable d'intégrer les sujets les plus fameux de l'Antiquité classique, ou le drame des premiers chrétiens. Plus fondamentalement, le choix des sujets postule l'insertion du héros aristocratique dans le cadre monarchique. Parce qu'il exalte la haute noblesse (le Cid), qu'il rappelle que l'auxiliaire du roi n'est pas au-dessus des lois (Horace), qu'il montre un monarque osant retrouver sa gloire autrement que par des représailles (Cinna), qu'il reprend l'idée chrétienne que le vrai royaume n'est pas de ce monde (Polyeucte), le théâtre cornélien s'oppose à sa manière à la politique contestée du Cardinal; mais parce

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qu'il fait du roi l'arbitre suprême que dans la réalité il n'est pas, Corneille la sert malgré lui et prépare les esprits à la monarchie absolue du règne suivant. A un pathétique fondé sur l'émergence du roi s'en substitue un autre fondé sur la révélation graduelle du héros et du roi, placés dans de grandioses perspectives historiques. Après avoir été tragédie d'un mythe (Médée), le couple roi-héros s'incarne dans une série de tragédies de fondation d'un royaume, qu'il s'agisse de l'Espagne chrétienne ou de la Rome légendaire. Mais ce temps des certitudes est trop lié à la stabilité de la France pour survivre à Richelieu. De 1643 à 1651, du décès du Cardinal au plus noir de la Fronde, le théâtre cornélien reflète à sa manière la crise d'identité que traverse la France sous la régence d'Anne d'Autriche. Au-delà du Menteur et de sa Suite, il fait plus qu'imiter le théâtre espagnol. Après le règlement de comptes avec Richelieu qu'est la Mort de Pompée, il prend à son propre répertoire sa tragique ambiguïté pour la pousser à l'extrême: Théodore est une «tragédie de saint» sans Dieu, Rodogune (1644) une tragédie de la démesure et de la guerre civile, Héraclius, Don Sanche et Andromède reprennent les variations à l'espagnole sur le thème du roi caché. Au temps des tragédies de fondation, comme Horace et Cinna, s'opposent à présent les tragédies d'interrogation sur la nature même du roi, qui peut ne pas se connaître lui-même, n'étant plus à l'abri du vent de l'histoire. Un nouveau pathétique se crée, qui subordonne le roi aux vicissitudes du sort, lui faisant gagner en humanité ce qu'il perd en gloire. Symétriquement, l'écrivain s'engage dans le combat politique pour le maintien de la monarchie avec deux tragédies, Nicomède et Pertharite, qui tentent de faire la part des torts des deux camps. Mal perçu, cet engagement entraîne son retrait du théâtre après l'échec de Pertharite (1652). Il faudra l'apaisement de la guerre civile pour faire revenir Corneille dans un monde où, pour lui, le roi a cessé d'être une inaccessible idole. Beaucoup plus qu'une mode encouragée à l'origine par Anne d'Autriche, la dramaturgie espagnole est pour Corneille le moyen d'exprimer ses plus secrètes hantises. Ce qui l'intéresse, c'est la possibilité baroque de faire voir dans un héros plusieurs êtres: le roi, l'homme, celui qui ne se sait pas roi. Il en a résulté des œuvres âpres et fortes débouchant sur la remise en question de la royauté. Après dix ans de retraite employés à traduire en vers l'Imitation de Jésus-Christ, à établir une édition complète de ses œuvres, accompagnée de Trois Discours sur le poème dramatique et d'Examens sur ses pièces, Corneille met en chantier une «pièce à machines», qui privilégie la mise en scène et les «effets spéciaux», la Toison d'or, pour le marquis de Sourdéac. De 1659 à 1674, il revient ainsi au théâtre et donne Oedipe, la Toison, Sertorius, Sophonisbe, Othon, Agésilas, Attila, Tite et Bérénice, Psyché, Pulchérie et Suréna. Mais il lui faut compter avec la concurrence du ballet de cour, de l'opéra, de Quinault, puis de Racine. Le théâtre musical permet à Corneille d'innover: le prologue de la Toison d'or sera imité par Lully. La métrique d'Agésilas et celle de Psyché, tragi-comédie-ballet avec intermèdes pour laquelle Corneille collabore avec Molière et Quinault, répondent par leur souplesse aux déclamations chantées de Benserade, Guichard et Cambert. Face à Racine, Corneille choisit un pathétique de l'exemplaire très marqué par la Fronde. Ses héros restent purs, mais ils sont condamnés parce qu'incompatibles avec un monde en paix, jugé étroit et machiavélique (Sertorius, Sophonisbe, Othon). De plus, en faisant du roi le héros d'un pathétique de devoir (Agésilas, Tite et Bérénice), en déplaçant la tragédie vers

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le problème de la succession au trône (Pulchérie, Suréna) et des fins dernières (Attila), Corneille s'aliène un public jeune, désireux d'émotions plus humaines, qu'il croira trouver chez Racine. D'Oedipe à Suréna, sans que le loyalisme cornélien soit remis en cause, un malentendu de plus en plus grand se creuse entre l'auteur et son public. ⇒ Maintenant que le monde de Versailles est mort, l’écrivain ne peut qu'être sensible à une crépusculaire grandeur qui n'est en rien un déclin. De l'émergence du moi héroïque par amour-propre caractéristique de l'avant-Cid, Corneille est ainsi passé après 1637 à un cycle de tragédies dominé par l'émergence du héros noble compris comme auxiliaire du roi. Ce système dramaturgique construit sur la révélation du héros se fonde, après la mort de Richelieu, sur la révélation du roi caché. Le monarque devient un personnage dépendant de ses passions, mais demeure irremplaçable. Retrouvant le théâtre, Corneille ose des œuvres qui aboutissent à la tragédie lyrique (Agésilas, Psyché), mais revient à un héroïsme ancré cette fois sur l'irrévocable opposition du héros et du monde, et sur l'incompatibilité de la charge royale avec le droit au bonheur: un théâtre du renoncement se met en place dont l'aspect le plus poignant, de Sertorius à Suréna, n'a pas fini de fasciner.

MODULE 2. ⇒ LA NATURE est la première victime de l’héroïsme. L’amour, ou du moins la jouissance, subit le même sort. La tendresse même est condamnée. Camille, Chimène, Pauline en font la triste expérience. Si en effet le héros est un être de sexe masculin qui se construit et s’éprouve par la volonté, les femmes de Corneille vivent l’accès à l’héroïsme comme une crise de la sensibilité, au sens où la sensibilité est l’expérience de la nature. C’est pourquoi les femmes ont un statut de victime: Camille, Chimène, Pauline sont sacrifiées sur l’autel de l’héroïsme. Filles de la nature, les héroïnes, à l’avenir, seront souvent plus fortes que les héros, fils de la volonté. La psychocritique a étrangement situé la femme dans un rôle négatif. Dans lE théâtre héroïque de Corneille, le protagoniste féminin n’est pas héroïque. En fait, dans cet univers dominé par des valeurs essentiellement masculines, la femme se signale par sa différence. Malgré les apparences, elle se révèle étrangère aussi bien a l’idéal héroïque qu’aux réalités politiques. Chez les hommes, l’aventure individuelle débouche sur celle de la communauté, de la cité, la politique étant le prolongement naturel de l’héroïsme. Au cours de sa carrière, le héros peut compter sur la solidarité masculine. Il est appelé au début et honoré à la fin. Or, pour les femmes, ces prolongements n’existent pas. L’ouverture vers l’action héroïque et politique, cette libération pour les hommes qui caractérise les tragédies de Corneille par opposition à ses comédies, est déniée à la femme. En outre, et c’est là le fruit de son aliénation, la femme ne connaît pas la solidarité. D’autre part, la tension que Camille, Chimène et Pauline imposent au héros reste la meilleure preuve de leur caractère héroïque. Le célèbre «A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire» du Cid montre assez que le duel est l’instrument de l’héroïsme. Si le héros ne se bat pas contre «un autre soi-même» comme le rappelle Horace, son combat n’a aucun sens. Les femmes ne représentent pas l’autre, mais le même. Lorsque Auguste est encore Octave, il est aliéné à son passé ou à Rome. Lorsque Polyeucte demande un délai à Néarque avant le baptême, il est aliéné à Pauline. Il existes certes une fonction libératrice de l’héroïsme, un mouvement vers l’autonomie et l’indépendance.

⇒ La psychologie amoureuse est en parfait accord avec l’ensemble de la psychologie du héros. La notion de gloire le plus souvent s’applique aussi bien à

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l’exercice guerrier qu’à celui de l’amour. Il en approuvera les éléments de grandeur, en particulier ces rapports qu’elle sut retrouver entre la gloire et l’amour. L’amour véritable n’est pas une soumission à la sensualité, il est un effet du mouvement d’autonomie de la femme, il est un effort pour ne pas céder au désir immédiat. En ce sens, l’amour est une force créatrice d’ordre et grandeur puisqu’il contribue au mouvement ascendant des valeurs que Corneille souligne dans l’Examen du Cid à propos de Chimène insistant sur «la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions, qu’elle dompte sans les affaiblir et à qui elle laisse toute leur force pour en triompher plus glorieusement». Le même texte précise que le rapport entre le devoir et la passion est identique chez Rodrigue et chez Chimène. Corneille a mis en scène avec Chimène, Camille, Emilie et Pauline des figures de la féminité qui témoignent, aux côtés d’un héros sacrificiel et exemplaire, du triomphe de la sensibilité féminine. ⇒ Chimène et l’Infante incarnent l’une et l’autre le tragique de la nature amoureuse confrontée à l’ordre social et familial. La situation de l’Infante existait déjà dans les comédies: «Où les conditions n’ont point d’égalité./L’amour ne se fait guère avec sincérité.» (La Suivante, III, 6 v. 835-836). La première manifestation de l’amour est «la surprise des sens» (v. 98) que Jean Starobinski nomme éblouissement. Elles refuseront donc de la subir même si, pendant un temps la «gloire» et l’«amour» s’opposent (v. 123). L’Infante est une préparation dramatique à Chiméne. ⇒ La maîtresse de Rodrigue maudit l’honneur et l’ambition comme la fille du roi regrettait sa condition de princesse. L’amour, dans sa manifestation première est donc bien un principe de désordre, de subversion. Il n’interdit pas cependant de reconnaître les exigences de la morale et de la société aristocratiques. Quoi que fasse Rodrigue, après l’affront infligé par le Comte, Chimène lui donne déjà raison: «Si’l ne m’obéit point, quel comble à mon ennui!/Est s’il peut m’obéir, que dira-t-on de lui? (II, 3, v. 487-488.) ⇒ L’unité des „généreux” (v. 458) est essentielle, antérieure aux actes quels qu’ils soient. La mort du Comte est l’épreuve initiatique de l’héroïsme. Chimène exige aussitôt que Rodrigue soit châtié. Plus que des arguments familiaux, elle utilise des arguments politiques: «Immolez, non à moi, mais à votre couronne, /Mais à votre grandeur, mais à votre personne,/Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l’Etat/ Tout ce qu’enorgueillit un si haut attentat.» (II, 8, v. 693-696). ⇒ Rodrigue est un criminel d’Etat ou une victime d’Etat? En acceptant les règles de l’ordre aristocratique, s’est rendu coupable d’un crime politique: le sacrifice d’Etat apparaît. Il s’achèvera avec la mort de Suréna. La plaidoirie de Chimène sera fatale au héros: Chimène confond l’ordre privé et l’ordre public, elle demande à l’Etat de résoudre une crise qu’elle ne peut dominer seule, elle supplie le roi de lui accorder ce qu’en réalité, elle ne veut pas, la mort de son amant. Chimène fait à Rodrigue un procès politique. L’histoire lui donnera tort après la défaite des Mores et lui arrachera son argument politique, puisque Rodrigue sera devenue plus indispensable à l’Etat que ne l’était son père. D’une manière plus grave, Chimène attaque Rodrigue dans l’ordre politique car elle sait ne pouvoir l’affronter dans l’ordre personnel. Le détour par la politique masque sa faiblesse. Chimène a toutefois commis une faute irréparable: elle a introduit l’Etat dans la confrontation des consciences héroïques qui devaient rester seules face à face. Chimène a créé l’Etat-arbitre et le roi-juge. Suréna subira l’Etat-tyran et le roi-assassin. Cette faute politique est aussi une impasse, une logique suicidaire: si Chimène obtient du

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roi la mort du son amant, elle ne survivra pas à Rodrigue. La preuve est donnée que la solution politique est, au premier degré, fatale aux héros. Chimène veut venger «le sang par le sang». ⇒ Le monde aristocratique est condamné à se détruire au nom même de ses valeurs: l’ordre aristocratique est en fait une désordre, un rapport de forces fondé sur la vengeance, donc sur la réitération du passé. L’ordre aristocratique est exactement le contraire de l’ordre héroïque que Rodrigue et Chimène devraient construire. La femme est indispensable à la genèse de l’ordre héroïque parce qu’elle vit en elle-même les contradictions de la nature et de l’amour: « Rodrigue dans mon cœur combat encore mon père.» (III, 3, v.814.). ⇒ La passion devient un principe d’ordre après avoir été un facteur de désordre: les valeurs de l’amour et de l’héroïsme s’épurent progressivement. Si Chimène sacrifiait maintenant Rodrigue à son père, elle condamnerait l’univers aristocratique à la régression. C’est l’irruption de la sensualité, c’est l’offrande érotique qui restaurent la hiérarchie des valeurs. Chimène commet cependant une seconde fois la faute de donner à son mariage une dimension politique: «Si Rodrigue à l’Etat devient si nécessaire,/De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire/Et me livrer moi-même au reproche éternel/D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel?» (V, 7, v. 1809-1812). Fille de don Gomès et maîtresse de Rodrigue, victime des incohérences d’un désordre aristocratique aussi fatal à la genèse de l’héroïsme qu’au développement de l’Etat, Chimène témoigne de l’enracinement du théâtre cornélien dans la sensibilité. Elle n’a pas, comme le Cid, les armes de la vengeance; il lui manque l’expérience de la mort, l’exemple de Camille. Elle n’appartient pas tout à fait au monde héroïque puisqu’elle ne peut résoudre seule les crises qui la déchirent. Les reines et les princesses de Corneille se souviendront que la femme doit détenir le pouvoir politique pour être libre. Plus encore que pour l’homme, l’Etat est une nécessité pour la femme. ⇒ Dans Le Cid, l’Etat exerçait une fonction réconciliatrice pour dominer les désordres de famille. Corneille développe avec Horaces la mise en scène de la féminité qui subit les assauts de la famille, de la passion et de l’histoire. Sabine, femme et sœur, Camille, amante et sœur, assistent à la destruction des liens naturels les plus forts, ceux du sang et ceux de la passion. ⇒ Corneille commence à jouer sur les couples de femmes qui marqueront l’évolution de son théâtre même si, dans l’Examen, il rappelle que l’égalité des mœurs entre les deux héroïnes est respectée au détriment de l’égalité dans la dignité des personnages. L’abbé d’Aubignac n’a pas manqué d’insister sur les effets dramatiques du choix de Corneille: «L’auteur des Horaces a fort bien supposé le mariage de Sabine, sœur des Curiaces, avec l’aîné de leurs ennemis, pour introduire dans son théâtre toutes les passions d’une femme avec celles de Camille qui n’était qu’amante.» (Abbé d’Aubignac, La pratique du théâtre). Sabine se trouve en croisement de deux fatalités: elle est à la fois femme d’Horace et sœur des Curiaces; son amour pour Horace voudrait s’exercer dans le sens de l’idéal romain, les tendresses de sang dans celui de l’idéal albain. Les idéaux sont identiques dans leur principes mais opposés dans leurs effets. Une double fatalité, d’ordre sentimental et d’ordre social, impose à Sabine des mouvements inconciliables. ⇒ Cette notion de conciliation de l’inconciliable est neuve chez Corneille. Chimène ne l’acceptait guère. Sabine va tenter d’assumer en même temps son statut de sœur et celui de femme, d’être la fille par le sang d’Albe et la fille adoptive de Rome. En un mot, tout son effort sera de briser la tragédie

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familiale et historique. Par là, elle se place dès le début de la pièce en situation d’infériorité. Elle revendique devant Julie le droit à la «faiblesse» (v.1), à l’«ébranlement» (v.4), au «désordre» (v.6). Elle reconnaît le caractère équivoque, intermédiaire, de son attitude: «Si l’on fait moins qu’un homme, on fait plus qu’une femme.» (I, 1, v.12). Sabine se condamne ainsi à l’impuissance, au néant. Faiblesse de la volonté, mais pas du tout faiblesse de la raison. Sabine comprend que le combat contre Albe est le meurtre de la mère. S’adressant à Rome, elle lui rappelle: «Albe est ton origine… » (I, 1, p. 55). Curiace évoque bientôt le risque de parricide (v. 320). Femme, sœur et mère, Sabine vit, pour les trois raisons, les périls de la monstruosité politique. Ce qui est un scandale de la nature pour Sabine est une nécessité de l’histoire pour Rome: la genèse de l’Etat passe par la négation de la nature. Rodrigue trouvait dans les origines les plus profondes de sa famille, de son sang, les forces constitutives de l’héroïsme. Horace et Rome trouveront ensemble dans le parricide les voies de l’avenir. Le triomphe de la nature et de la passion modelait, dans le Cid, l’ébauche d’un héros. L’étouffement de la nature – symboliquement par la défaite d’Albe, physiquement par la meurtre de Camille – accompagne l’accomplissement du héros. Sabine pressent la catastrophe, en accepte l’aspect négatif, en refuse les effets. Elle n’est guère éloignée, à cet égard, de la morale stoïcienne: «Je ne suis point pour Albe et suis plus pour Rome, /Je crains pour l’une et l’autre en ce dernier effort/Et serai du parti qu’affligera le sort. /Egale a tous les deux jusques à la victorie, /Je prendrai part aux maux sans prendre la gloire/Et je garde au milieu de tant d’âpres rigueurs/Mes larmes aux vaincus et ma haine aux vainqueurs.» (I, 1, v. 88-94). La neutralité politique de Sabine l’exclut de la gloire et la conduit à une forme de passivité, à la «mélancolie» (v. 132). Cette psychologie semble plus conforme aux exigences de l’héroïsme. ⇒ La dramaturgie de Pierre Corneille est ici au sommet de son art: personne ne peut échapper aux contradictions de la nature et de l’historie, surtout pas une femme, une mère, une sœur. Les héroïnes qui, plus tard, domineront la scène cornélienne ressembleront plus à Camille qu’à Sabine: elles auront vécu dans leur chair les contradictions, les antinomies de la loi du sang et de le loi de l’Etat. Cléopâtre, Léontine, Rodélinde savent toutes ce qu’est un parricide. Sabine reste extérieure au système des valeurs de l’héroïsme: sa grandeur n’est pas celle de la gloire. A l’époque d’Horace, Sabine n’est pas à sa place: l’heure n’est pas au compromis, elle est l’affrontement, à la logique du «meurs ou tue». Le refus du choix conduit la femme d’Horace à la confusion des ordres. Elle exige de son mari et de son frère que l’un des deux la tue pour transformer la haine publique. Elle veut ainsi dégrader le combat entre Albe et Rome, ramener la guerre à la vengeance (v. 631). Sabine veut échapper au mouvement même de la tragédie politique. L’ordre privé et l’ordre publique ne se confondent pas. En voulant les mélanger, Sabine commet une erreur intellectuelle et une faute morale:elle n’a pas compris qu’Horace et Curiace sont des héros d’Etat. Lorsqu’elle leur dit: «Achetez par ma mort le droit de vous haïr.» (II, 6, v. 629), elle prononce une phrase contraire aux principes de l’héroïsme qui relèvent de la confrontation des consciences et des personnes. ⇒ C’est pourquoi le monologue de Sabine fait apparaître une rhétorique de la constatation ou de la tautologie qui souligne sa double impuissance: «En l’une je suis femme, en l’autre, je suis fille…/ En l’une je suis fille, en l’autre je suis femme.» (III, 1, v. 732-756). Le stoïcisme de Sabine est

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donc celui de la résignation: «La maison des vaincus touche seule mon âme. » (III, 1, v.755). Sabine renoncera à la vertu romaine (v. 1367). Camille avait renoncé à la vie. Elle voudra établir une distinction des ordres contraires aux recommandations d’Horace et à la proposition qu’elle avait faite elle-même: «Prenons part en public aux victories publiques, /Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques.» (IV, 7, v.1371-1372). Sabine n’a pas compris que la mort de Camille n’est pas un malheur domestique, qu’elle est dans la logique de la mort des Curiaces, que le parricide d’Horace est le parricide de Rome. Le sacrifice de Camille était nécessaire à la genèse du héros d’Etat. La mort de Sabine serait inutile. Corneille rappelle dans l’Examen d’Horace que le personnage de Sabine est une invention historiquement vraisemblable. Cette création dramatique répond sans doute à la volonté du poète de nouer les contradictions de la féminité pour mieux dessiner les contours de l’héroïsme. ⇒ Dans cette perspective, le théâtre, comme genre littéraire permettant la mise en scène des contrastes et des conflits, marque sa supériorité sur des œuvres plus linéaires et moins dynamiques qui exposent le mécanismes sans faire jouer des ressorts. Emilie et Livie joueront un rôle comparable dans Cinna. ⇒ Si la femme d’Horace révèle négativement l’héroïsme, la maîtresse de Curiace l’expose. Camille n’est ni une «déracinée» ni une «dégénérée». Le tragique du personnage provient de la confrontation absolue entre l’ordre du sang et l’ordre de la passion. Serge Doubrovsky employe le terme de «subversion» pour qualifier l’attitude de Camille. En effet, la sœur d’Horace renverse l’ordre de Rome. Elle représente à l’intérieur de l’Etat une menace encore plus grave que celle des Curiaces à l’extérieur. ⇒ Camille ressemble fort à Rodrigue: elle refuse le «change» amoureux, elle affirme le caractère irremplaçable de la personne: «On peut changer d’amant, mais non changer d’epoux.» (I, 2, v. 146.). ⇒ La politisation progressive du théâtre de Corneille montrera que le poète sera de plus en plus du côté de Rodrigue et Camille. Tout l’effort de la politique sera précisément de nier la valeur irréductible de la personne pour imposer le change: Suréna et Eurydice mourront pour avoir refusé ce change, pour avoir préféré la fidélité au serment à la prétendue raison d’Etat. Camille épreuve cruellement le jour tragique. Le bonheur est d’autant plus perceptible qu’il se trouve hors d’atteinte en restant tout proche. Camille perçoit, peut-être mieux que les autres personnages, la nature du nœud tragique et l’unité de l’action tragique: un même jour voit l’union des familles et la désunion des rois, l’hymen et la guerre. ⇒ Le tragique naît de la confrontation de plusieurs ordres dont la présence simultanée provoque la crise. Le tragique interdit aussi toute solution. Les valeurs amoureuses, familiales et politiques ne peuvent pas coexister: tel est le constant de Camille. Dans Le Cid, l’Etat sauvait les valeurs amoureuses par la genèse d’un ordre qui transcendait les contradictions des familles: l’amour était un facteur dynamique d’équilibre politique. Dans Horace, les valeurs amoureuses sont condamnées au nom des valeurs politiques. Camille et Curiace gênent la mise en œuvre d’un nouvel ordre politique, leur double disparition est historiquement nécessaire. ⇒ Rodrigue devait accomplir «un coup d’essai» qui serait «un coup de maître»: au début du Cid, Rodrigue n’est pas encore un héros. Curiace est déjà un héros: il a fait tout ce qu’il devait pour Albe mais la totalité du devoir ne suffit plus désormais. L’Etat demande plus que le devoir. Camille n’admet pas que des circonstances historiques puisssent transformer une légitimé amoureuse. Le recours au vocabulaire politique implique l’existence d’un

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conflit de légitimités qui porte le tragique cornélien. L’amour de Camille et Curiace est légitime. Les exigences d’Etat d’Albe et de Rome sont aussi légitimes. On retrouve l’affrontement de la nature et de l’histoire. Il existe un état de droit amoureux comme il existe un état de droit politique: d’ailleurs, dans les deux cas, la tyrannie précède la légitimité. Camille aura le sentiment de subir son destin, d’être: «Asservie en esclave à plus d’événiments, /Et le piteux jouet de plus de changements.» (IV, 4, v.1209-1210). ⇒ La mort de Camille ne signifie pas la défaite de son système de valeurs. Albe était sur le terrain de l’histoire, de la politique, des Etats: la défaite de Curiace implique sa disparition. Camille est dans l’ordre des valeurs de la nature: sa mort ne porte en rien condamnation de la nature. Camille est le premier témoignage du tragique de la nature et de l’histoire. Plus que Curiace – qui est un guerrier, un être capable de mourir au combat – elle est victime de la tragédie politique, de la politique comme facteur tragique. Plus que Chimène – que est sauvée par l’amour de Rodrigue – elle paie le prix de la féminité, de la sensualité, de l’amour. Le dénouement heureux du Cid intégrait les valeurs amoureuses. Le dénouement d’Horace les exclut: à force de mutiler la nature, la tragédie se mutile elle-même. En prouvant que la force ne peut rien contre la grandeur, Camille exige que les droits de la nature soient respectés. Elle impose au héros une épreuve nouvelle, au delà de la conciliation du Cid et de la contradiction d’Horace, celle de la conversion du Cinna et Polyeucte. C’est parce que Camille a accepté ou souhaité la mort, que le héros, désormais, devra se convertir ou etre converti. Camille nous aura appris que la gloire ne peut rien contre la grandeur.

Camille sacrifiait tout à l’amour. Emilie semble tout sacrifier à la politique. Condamnée dans l’ordre de la nature, Emilie n’est pas réhabilitée dans l’ordre de l’histoire. Chimène et Camille avaient leur place dans la genèse de l’univers héroïque parce qu’elles incarnaient les valeurs de la nature et de l’amour. Sabine était déjà dans une situation équivoque sur le plan personnel. Emilie serait rejetée au nom de la nature, car son amour pour Cinna est intéressée; et au nom de l’histoire, car elle se défend une conception politique contraire au destin providentiel de Rome. Mais Emilie conspiratrice contre Auguste, maîtresse de Cinna, est aussi, lors du dénouement, Emilie convertie à l’Empire. En ce sens, Corneille a peut-être voulu réfléchir sur la place des femmes dans un ordre politique héroïque, sur leur possibilité d’exister dans l’ordre du pouvoir sans se renier dans l’ordre de la nature. ⇒ Chimène était un commencement, Camille une victime volontaire. Emilie sera une expérience, celle d’une féminité qui revendique en même temps la passion amoureuse et la passion politique. Cléopâtre et Cornélie, Laodice, Aristie et Viriate, dans cette perspective, seront les héritières d’Emilie. La gloire de Camille était totale dans l’ordre de l’amour et nulle, voire négative, dans l’ordre de l’histoire. L’ambition d’Emilie relève de la grandeur, elle entend s’affirmer dans l’amour de Cinna autant que dans la haine d’Auguste: en ce sens le personnage représente une progression par rapport à Chimène et Camille. ⇒ Emilie entre en scène pour venger la mort de son père, pour affirmer la logique meurtrière de la vengeance politique. Elle est une femme du «ressentiment» (v. 3). Mais cet esprit de vengeance n’est pas celui de Chimène. Comme Octave, elle est tournée vers le passé. La vengeance de Chimène appelait à la genèse d’un ordre nouveau. La vengeance d’Emilie est subversive. Emilie n’est pas encore une

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héroïne, au sens cornélien, parce qu’Octave n’est pas encore Auguste. Emilie dépend de son passé, de sa famille. Son action politique est limitée par l’amour de Cinna. Emilie apparaît ainsi comme un personnage divisée: «Mon esprit en désordre à soi même s’oppose,/Je veux et ne veux pas, je m’emporte et je n’ose,/Et mon devoir confus, languissant, étonné/Céde aux rébellions de mon cœur mutiné.» (I, 2, v. 121-124). ⇒ La notion de «désordre» souligne l’ambiguïté de la situation d’Emilie. La vengeance de Chimène s’inscrivait dans les règles du jeu de la société aristocratique. Le tragique de Chimène était un tragique de la contradiction entre les valeurs familiales et les valeurs amoureuses. Le tragique d’Emilie est un tragique de la confusion où les valeurs familiales et les valeurs amoureuses prennent le masque de la politique. Pour Horace, Rome était un fin. Pour Camille, un adversaire. Pour Emilie, un moyen. La politique entre en scène dans le désordre des valeurs. Emilie fait ainsi peser sur l’héroïsme la menace la plus grave puisse concevoir, celle de l’utilisation d’autrui comme moyen. ⇒ Rodrigue et Horace, Chimène et Camille atteignent seuls leur but. Ils sont exemplaires parce qu’ils sont indépendants: telle est la voix de la grandeur. Serge Doubrovsky note à ce propos qu’Emilie s’éloigne de la dialectique du mérite pour enter dans une logique du marchandage. Emilie abandonne l’héroïsme pour la politique. Or la politique d’Emilie a des accents machiavéliens. Là où Chimène disait avec passion à Rodrigue: «Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix,»; Emilie dit, à propos de Cinna: «S’il veut me posseder, Auguste doit périr,/Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.» (I, 2, v. 55-56). Chimène s’offrait à Rodrigue pour éviter que son amant ne cherchât volontairement la mort dans la duel avec don Sanche. Emilie se vend sur le marché du tyrannicide. L’offrande de Chimène était une étape dans la genèse de l’héroïsme. Emilie en mettant la tête d’Auguste à prix se dégrade elle-même dans un double mouvement de régression politique et héroïque. Le temps d’Emilie, «fille d’un proscrit» (v. 72), est l’imparfait: «Je suis ce que j’étais… » (I, 2, v. 78). Elle appartient au passé. En cella, elle est un personnage tragique et non héroïque. Corneille y a voulu représenter deux formes de la démesure féminine, deux espèces d’hybris. Chez Emilie en effet, la rhétorique de la grandeur se dénature en discours de la démesure. ⇒ Elle «recouvre la vue» après le pardon d’Auguste. Le regard, instrument privilégié de la reconnaissance mutuelle des héros, retrouve sa fonction. Emilie retrouve ce qu’elle avait perdu en se soumettant à la passion politique. Elle vivait dans l’illusion. Elle découvre la vérité. Le personnage d’Emilie représente aussi un moment décisif dans la construction de la féminité héroïque et politique. Auguste devait cesser d’être Octave. Emilie devait cesser d’être la fille d’un proscrit. L’héroïsme ne s’enracine plus dans le passé. Il se construit dans un avenir providentiel. ⇒ Emilie à sauvé sa féminité sans trahir ses convictions. Elle a préservé sa gloire en échappant au pacte étrange de la politique et de la sensualité.

MODULE 3. ⇒ LA FÉMINITÉ vient d’affronter l’épreuve de la nature avec Camille, l’épreuve de la politique avec Emilie. Mais l’apothéose d’Auguste et la conversion d’Emilie appartiennent à l’ordre de l’histoire. Que se passerait-il si l’amour naturel, au lieu d’affronter d’autres valeurs temporelles, se trouvait confronté à l’amour surnaturel, si les valeurs de l’amour humain étaient niées par celles de l’amour divin et transfigurées dans un ordre supérieur? Que se passerait-il si la féminité serait contestée, non de l’extérieur, par Rome, par l’histoire, par

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l’Etat, mais de l’intérieur? La nature n’est pas niée; elle est reconnue pour être dépassée. Polyeucte cherche hors de l’histoire les racines du héros. Pauline cherchera au-delà de la nature les racines de la femme. ⇒ Dès son entrée en scène, Pauline reconnaît la force de la sensibilité. Elle admet volontiers que Sévère a précédé Polyeucte dans son cœur. La situation dramatique et psychologique est nouvelle. Imagine-t-on que Chimène ait pu aimer avant Rodrigue, que Camille ait pu aimer avant Curiace? Pauline a une expérience amoureuse. Pauline, épouse de Polyeucte, a été la maîtresse de Sévère. Les héros ont un passé: Pauline, Sévère, Polyeucte ont vécu. Le risque tragique, pour eux comme pour Auguste, est celui de ce passé. Cependant, l’épreuve constitutive de la féminité héroïque appartient au passé et Pauline se croit installée dans un état de quiétude. Elle ne sait pas encore que l’héroïsme est un initiation de chaque instant. Pauline sacrifie son amour pour Sévère à la carrière politique de son père, haut fonctionnaire romain. Rome même a donc subi, depuis Horace et Cinna, une dégradation de l’histoire en politique, de la raison d’Etat en raison d’intérêt. Pauline est ainsi contrainte, pour des raisons politiques, de sacrifier son amour puis de réprimer, en retrouvant Sévère, «la révolte des sens» (v. 356). La féminité de Pauline subit les lois de la politique. L’amour est un moyen, la féminité est devenue un enjeu de pouvoir. Le vocabulaire politique sert, comme par hasard, à évoquer les conflits de l’amour: «Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments,/Mais quelque autorité que sur eux elle au prise,/Elle n’y règne pas, elle les tyrannise, /Et quoique le dehors soit sans émotion, /Le dedans n’est que trouble et que sédition.» (II, 2, v. 500-504). ⇒ La nature et l’amour acceptent mal la domination de la raison politique qui n’est même pas une raison d’Etat. Camille était une victime d’Etat. Pauline est une victime de la politique, du maintien de l’ordre. Le songe de Pauline est le «fidèle miroir de la fatalité» (v. 156). Le songe par le miroir, a transformé le temps en espace: le temps se reflète dans l’espace du miroir, le songe reflète ce qui est déjà là. Le miroir est un objet de mauvais augure: Auguste y voyait une tromperie (v. «388), Pauline y découvre avec horreur la fatalité. Ce mot, propre à la tragédie, est relativement rare au Corneille. Il implique l’idée d’un avenir nécessaire et négatif. Il suppose un échec du héros: contre la fatalité, les jeux sont faits. L’héroïne pressent la mort de son mari. Pauline a deviné le caractère universel de la tragédie: « Le sang de Polyeucte a satisfait leurs rages,/Je ne sais ni comment ni quand ils l’ont tué,/Mais je sais qu’à sa mort tous ont contribué.» (I, «, v. 242-244). Le songe de Pauline est une vision (v. 221, 229, 239; elle prononce un vers d’une émotion extrême: «Mon Polyeucte touche à son heure dernière.» (IV, 5, v. 1336). Pauline et Sévère perdent dans l’ordre de l’histoire: ils ne peuvent rien contre la politique de Félix. Cette faiblesse ne diminue en rien leur grandeur, elle souligne que la grandeur ne peut rien contre la force. Le double échec de Pauline devant Félix et Polyeucte est total: «Ne pourrai-je fléchir la nature ou l’amour?/Et n’obtendrai-je rien d’un époux ni d’un père?» (V, 3, v. 1582-1583). Les deux ordres de la féminité dont Chimène, Camille et, à un moindre degré, Emilie, avaient senti le poids écrasent aujourd’hui Pauline qui se trouve dans une aporie complète. Pauline est l’héritière des femmes les plus irréprochables: fille parfaite, épouse parfaite, elle est victime de sa perfection. Pauline découvre que les sacrifices constitutifs de l’héroïsme sont inutiles. Elle a sacrifié le plus profond d’elle-même à son père, puis à son mari. En vain. Pauline ne comprend ni l’ordre humain, ni l’ordre divin. Il

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reste que le personnage, malgré la conversion, est essentiellement tragique: Pauline est victime du rôle exclusivement négatif de la politique. Elle avait renoncé à Sévère pour satisfaire l’ambition politique de son père, mais son père n’est plus son père. Elle avait épousé Polyeucte pour consolider la position publique de son père, mais son époux n’est plus son époux, en sacrifiant la nature et l’amour à la politique. Pauline découvre sa solitude et sa faiblesse. Elle est sauvé d’elle-même par Dieu qui la libère des ses entraves mondaines. Le premier signe de la conversion est le regard, le christianisme étant une apothéose de l’héroïsme: «Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée.» (V, 5, v. 1727). Pauline adhère à l’ordre chrétien non plus fondé sur la loi du sang et de la naissance, mais sur celle de l’Esprit, le terme ultime et nécessaire du processus de libération, selon les lois de la dialectique héroïque. ⇒ La conversion montre surtout que l’héroïsme et l’histoire ne peuvent plus coexister. Lorsque Corneille choisira, avec La mort de Pompée , de revenir à l’histoire, la première fonction du héros sera d’être assassiné. La conversion sauve Pauline en tant que personne. La conversion de Félix permet de retrouver, dans l’ordre divin, les règles de l’ordre héroïque. Pauline aime son père et son mari en Dieu. Elle se retrouve fille et femme en Dieu. La féminité amoureuse s’exprime dans la martyre: «Polyeucte m’appelle à cet heureux trépas.» (V, 5, v. 1733). ⇒ La Rome païenne devenait la Rome chrétienne dans Polyeucte: en d’autres termes, le changement est aussi d’ordre politique. Que se passerait-il si l’Etat ne se transformait pas dans le même sens et au même rythme que les héros? Rodrigue, Horace, Auguste, Polyeucte ont assumé leur singularité héroïque par un sacrifice qui les rend exemplaires. Rodrigue est un fils, un soldat, un amant irréprochables: il est à sa place dans le système des valeurs qu’il incarne et qu’il défend. Il en est le même pour Horace, héros d’Etat sauvé par la raison d’Etat, pour Auguste qui parvient à sauver Rome pour la confier à la Providence, pour Polyeucte qui meurt en témoin de son Dieu. Les héroïnes subissent toutes une amputation de la nature: Chimène est orpheline, Camille est «veuve» avant de mourir, Emilie est orpheline, Pauline est veuve. La féminité paie un lourd tribut à l’héroïsme. Certes Chimène épousera Rodrigue sans trahir la mémoire de son père. Certes Camille est un personnage limite et elle a cherché sa mort plus qu’elle ne l’a subie. Certes Emilie épousera Cinna dans renier la fidélité a son père. Certes Pauline aimera en Dieu Félix et Polyeucte. Dans chaque cas, la féminité aura subi des lois qui lui sont extérieures. Les héroïnes ont été fille et femme: elle n’ont pas encore l’expérience de la maternité. Elles ont éprouvé la révolte des sens et la rébellion du sang, elles savent la résistance à la nature et le poids de l’histoire. Mais, de même qu’elles ne sont pas encore mères, elles ne sont pas encore reines. Elles n’ont vécu ni l’épreuve de la maternité, ni l’épreuve de pouvoir. ⇒ La maternité, comme la sensualité, sera bientôt, dans la théâtre cornélien, un enjeu de pouvoir. Malgré la conversion de Pauline, qui reste un salut personnel et qui ne résout pas les contradictions de la nature et de l’amour, les figures de la féminité sont déjà les trames de la tragédie.

MODULE 4. LA FORCE DU DESTIN. En découvrant, avec Œdipe, la tradition grecque, Corneille découvre également les nécessités de la tragédie, la force du destin. Après Œdipe, l’aveugle nature et la force démoniaque sont omniprésentes, l’idée d’un destin hostile se substitue à celle d’une Providence bienveillante. Le poids de la fatalité se fait sentir dans le théâtre: la mort

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inéluctable d’Œdipe, de Sertorius et de Sophonisbe préfigure celle de Suréna. La mort n’est plus une possibilité, comme pour Horace ou même Pertharite, mais une nécessité. ⇒ Ce changement de perspective a trois conséquences: les femmes jouent un rôle de plus en plus grand, les hommes cessent d’exprimer toutes les certitudes de l’héroïsme, la tragédie politique investit les moindres espaces de la scène. Les deux premières conséquences sont liées: elles expriment la revanche posthume de Camille et de Curiace. Les femmes, qui ont vécu dans leur chair la crise de la nature et la monstruosité, ont acquis une grandeur exemplaire qui suscite l’admiration ou le désir d’imitation. Dircé, Aristie et Viriate, Eryxe et Sophonisbe, Honorie et Ildione, Bérénice, Pulchérie, Eurydice entraînent les personnages masculins. Parallèlement, ceux-ci semblent perdre leur indépendance, leur volonté: Œdipe et Thésée, Sertorius et Pompée, Massinisse et Syphax, Othon, Attila, Tite, Léon subissent plus souvent qu’ils n’agissent. La politisation enfin ne cesse s’accentuer: l’Etat, la raison d’Etat, le pouvoir obsèdent et menacent le héros. Tous les héros, hommes ou femmes, sont des «victimes d’Etat». Leur condition de héros est nécessairement celle de subir la raison ou la déraison d’Etat. D’Œdipe à Suréna, l’Etat et le héros ne cessent d’être des adversaires. ⇒ Jadis, Horace et Auguste construisaient Rome. L’avènement d’Antiochus ou d’Héraclius, l’idée de royauté chez Nicomède, le double règne de Pertherite et Grimoald montraient que la crise tragique avait été surmontée. Apres Œdipe, elle ne sera jamais dominée: la mort d’Œdipe n’éteint pas la malédiction, la mort de Sertorius ne marque pas la fin des guerres civiles, la disparition de Sophonisbe signifie l’extinction des monarchies indépendantes, Othon n’est pas une réincarnation d’Auguste, la stérilité de Tite et Pulchérie exprime la chute de la monarchie héroïque, le succès d’Orode et Pachorus prouve que l’Etat politique l’a emporté sur l’Etat héroïque. Dans tous les cas, les valeurs héroïques cèdent devant les forces politiques. La politique a changé de sens sans changer de nom: elle était un mode héroïque, elle est une passion tragique; elle était un forme de gloire, elle est une nécessité mécanique. Le roi de Thèbes et le général des Parthes sont condamnés dès leur naissance: ils naissent victimes de leur destin. La tragédie n’est plus une étape, mais un état.

⇒ Dans Horace, la femme était une menace pour le héros. Dès Œdipe, elle est un modèle. L’exemplarité héroïque est passée du côté des femmes. Camille est un contre-exemple dans Horace. Dircé est un modèle dans Œdipe. La princesse de Thèbes doit rappeler à Thésée que le propre de l’homme n’est pas d’aimer, mais d’agir: «Il faut qu’en vos pareils les belles passions/Ne soient que l’ornement des grandes actions.» (Œdipe, I, 1, v. 67-68). ⇒ La hiérarchie des actions et des passions est essentielle: elle laisse deviner un reversement de perspective. Les actions cessent d’être masculines, les passions cessent d’être féminines. Dans la tragédie de l’obscurcissement des origines, la femme est plus forte que l’homme, elle agit plus qu’elle ne subit. La reconquête de l’héroïsme sera mieux assurée par Dircé que par Thésée. La légitimité héroïque de Dircé est aussi une légitimité politique. Cela explique qu’elle puisse affronter Œdipe et revendiquer, devant l’usurpateur dont elle ne sait pas encore qu’il est régicide et parricide, le droit de choisir un mari: «Seigneur, quoi qu’il en soit, j’ai fait choix de Thésée;/Je me suis à ce choix moi-même autorisée.» (Œdipe, II, 1, v. 425-426). En choisissant la féminité contre la politique matrimoniale, Dircé résiste à la tyrannie et soutient la vraie politique héroïque. Dircé ne sera pas, comme Camille, une victime d’Etat.

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Elle tente de promouvoir, contre l’usurpation d’Œdipe, une intérpretation de la politique aux l’exigences de l’héroïsme. Elle décide de mourir avec l’idée de sauver l’Etat: «Finir le maux publix, obéir à mon père, / Sauver tous mes sujets.» (Œdipe, II, 4, v. 680-681). Dircé affronte le risque de la mort ainsi que doit le faire tout héros cornélien, pour accéder à l’ordre de la gloire et se libérer des entraves de la médiocrité. Le sacrifice de Camille était nécessaire à l’Etat, mais la sœur d’Horace ne mourait pas pour servir Rome. Le sacrifice de Dircé, que ne sera pas nécessaire à l’Etat, a pour objet de servir l’Etat. Ici encore, la répartition des rôles dans l’Etat est inversée. Dircé déclare en effet à Thésée: «Votre bras de la Grèce est le plus ferme appui:/Vivez pour le public comme je meurs pour lui.» (Œdipe, II, 4, v. 729-730). ⇒ Cette domination des femmes s’accentue dans Sertorius avec les personnages de Viriate et d’Aristie qui metent en œuvre une politique de la gloire d’autant plus brillante que les hommes sont victimes de la division de l’Etat. ⇒ L’accentuation de la tragédie politique correspond à une accentuation du rôle héroïque et politique des femmes. Le dédoublement de la féminité permet à Corneille de metre en scène la politique amoureuse de Viriate et l’amour politique d’Aristie. Viriate aime Sertorius par amour et par intérêt. Aristie aime Pompée par amour et Sertorius par intérêt. La différence n’est pas insignifiante dans l’analyse de l’évolution des valeurs. Viriate ne prouve pas pour le général républicain une passion sensuelle mais une inclination presque militaire. L’ambition de la reine de Lusitanie s’organise autour de deux notions dont la confrontation est à l’origine de la tragédie politique. Viriate doit à sa nature, à sa «naissance» d’obtenir: «Ou le pouvoir sans nom ou le nom sans pouvoir.» (Sertorius, II, 2, v. 536). ⇒ C’est déjà l’équation tragique de Suréna. La gloire condamne Viriate à un choix politique dont les effets seront nécessairement tragiques. Cléopâtre et Rodogune voulaient le nom et le pouvoir. Plus encore que chez Dircé, la politique est le masque de la gloire: «Quand nous sommes au bord d’une pleine victoire,/Quel besoin avons nous d’en partager la gloire?» (Sertorius, II, 2, v. 633-634). Viriate tient un langage héroïque, mais elle tient par jalousie et par intérêt. Par jalousie, car elle veut écarter Aristie de Sertorius. Par intérêt, car elle veut maintenir Sertorius en Espagne. ⇒ La passion du pouvoir corrompt peu à peu la féminité sous les apparences d’une grandeur retrouvée. La gloire est désormais le synonyme de la jalousie: «Soyons d’un tel honneur l’un et l’autre jaloux, /Et quand nous pouvons tout, ne devons rien qu’à nous.» (Sertorius, II, 2, v. 639-640). ⇒ Le dessein de Viriate est conforme aux principes de l’héroïsme, mais il recouvre une logique de l’intérêt qui sera bientôt une logique de l’amour-propre.

⇒ Le héros se trouve pris entre deux logiques féminines qui intègrent les nécessités de la politique et l’exigences de la gloire. Viriate et Aristie, du côté des rois et du côté de Rome, portent avec elles la volonté de restauration d’une politique de la gloire que les hommes usés par l’histoire, ne peuvent plus soutenir. Sophonisbe confirmera bientôt cette évolution vers une féminisation vers l’héroïsme dans la tragédie politique. Les femmes refusent les concessions que les hommes acceptent par fatigue, par irrésolution, voire par lâcheté. Mais, cette restauration est limitée dans l’ordre de la nature donc dans l’ordre de l’histoire. Viriate, comme plus tard Tite et Pulchérie, sauve la politique de la gloire. La reine de Lusitanie le dit elle-même à Pompée: «Mais si je puis régner sans honte et sans époux,/Je ne veux l’hérirtiers que votre Rome, ou vous.» (Sertorius, V, 8, v. 1899-

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1900). ⇒ Sophonisbe, en engageant toute sa gloire dans le service exclusif de l’Etat, et en échouant, sauvera sa gloire sans sauver l’Etat et choisira la mort, non la stérilité. Viriate restait reine: elle pouvait vivre «sans honte» et sans héritier. Sophonisbe serait soumise à Rome: elle ne peut donc plus vivre. La mort et le stérilité sont le double aspect d’une même réalité: l’échec politique de la gloire. En se politisant, les héroïnes se heurtent au pouvoir sous toutes ses formes et se condamnent à choisir entre leur disparition et la politique matrimoniale. Viriate et Aristie menaient chacune une politique déterminée. ⇒ Corneille reprend le thème avec Sophonisbe et Eryxe, mais il multiplie les renversements de situation pour accentuer l’analyse psychologique de leur gloire et de leur grandeur face à perpétuelles modifications des rapports de forces. Camille refusait les règles du jeu politique et les lois de la raison d’Etat. Sophonisbe, en les acceptant, en les revendiquant contre Syphax et Massinisse, risque de dénaturer la féminité en séduction. L’un des signes de la politisation de l’univers cornélien est que les amoureuses deviennent des séductrices. Sophonisbe, captive de Massinisse, l’emportera mais Sophonisbe, captive de Rome, échouera: telle est l’ambiguïté politique de la séduction. Sophonisbe peut séduire des hommes, non l’Etat romain. La reine de Numidie contribue pourtant à l’entreprise de la restauration héroïque, dans une situation plus délicate que celle de Sertorius. Ce ne sont plus les femmes, mais les hommes qui sont des révélateurs de faiblesse, comme le lui rappelle Eryxe: «Vous allez hautement montrer notre faiblesse, /Dévoiler notre honte, et faire voir à tous/Quels fantômes d’Etat on fait régner en nous.» (Sophonisbe, III, 2, v. 902-904). L’accusation de «faiblesse» qu’Horace formulait contre Camille (v. 528) et Sabine (v. 1356) est reprise par une femme contre un homme: la faiblesse a changé de sexe depuis que les femmes s’engagent dans le service de l’Etat. ⇒ La rhétorique féminine et la rhétorique politique se soutiennent pour justifier le «change»: «Ainsi mon changement n’a point de perfidie: /J’étais est suis encore au roi de Numidie.» (Sophonisbe, III, 6, v.1057-1058). ⇒ La féminité politique se substitue à la féminité héroïque: la séduction amoureuse et l’instabilité politique sont désormais la règle, la déstabilisation des valeurs féminines et achevée. Camille mourait pour rejoindre Curiace, Pauline se convertissait pour retrouver Polyeucte, Sophonisbe accepte Syphax ou Massinisse, selon les circonstances, pour préserver sa gloire de reine. Parallélement le trouble des sens n’est plus réservé aux femmes mais aux hommes: les hommes découvrent la sensualité quand les femmes découvrent la pouvoir (v. 1433). Eryxe cependant a conservé sa foi (v. 1650) alors que Sophonisbe l’a compromise dans l’ambition politique, et elle entend préserver sa personne des compromissions politico-matrimoniales (v. 1820). Les deux héroïnes sont, chacune à sa manière, des héroïnes de la grandeur d ‘Etat. ⇒ Dircé, Viriate et Aristie, Sophonisbe et Eryxe témoignent de la même volonté: restaurer dans le désordre de la nature ou les aléas de l’histoire une politique de la gloire fondée sur une nouvelle féminité, échapper à la tragédie politique en contrôlant un pouvoir que les hommes sont incapables d’assumer. Si les héros ne peuvent plus résister à la dérive tragique de la politique, les héroïnes se doivent de redresser la situation. Mais les femmes prennent ainsi un double risque: le risque naturel de la stérilité et le risque politique de la séduction. ⇒ Avec Othon, les futures épouses des empereurs remplacent les reines. Othon porte l’espérance politique de Camille et Plautine, mais ces espérances ne sont plus déjà

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des ambitions. La nièce de Gabla et la fille de Vinius n’engagent ni leur gloire ni leur féminité dans le service de Rome même si la première obéit à son oncle et la seconde à son père. Camille met toutefois en œuvre une nouvelle stratégie politique, qui sera celle d’Eurydice et qui consiste à simuler l’incompétence, à feindre l’ignorance «en matière d’Etat» (v.903) pour mieux influencer le pouvoir. La stratégie d’influence succède à la stratégie d’engagement: Camille succède à Sophonisbe. Dans la même perspective, le héros doit triompher dans l’ordre de l’amour et dans l’ordre politique. ⇒ La tragédie d’Othon n’est pas la tragédie du pouvoir, mais la tragédie de la candidature au pouvoir. Cette situation originale donne aux femmes un rôle nouveau: elles gèrent le temps et l’espace qui séparent le héros du pouvoir. Othon confirme aussi une des conclusions de Sophonisbe. ⇒ D’Œdipe à Suréna, une seule pièce se résout par la politique matrimoniale, mais il s’agit d’Agésilas qui n’est pas une vraie tragédie. Le mariage est rendu impossible, dans certains cas, par la disparition du héros, dans l’autres par la stérilité. La mariage n’est donc en fait ni une solution héroïque ni une solution politique. Les femmes découvrent que le «généreux mépris» (v. 1356) des mariages politiques est le seul moyen de sauver leur grandeur, leur gloire, leur dignité. ⇒ Les héroïnes semblent en effet se substituer aux héros. Ayant été moins engagées dans l’histoire, elles sont moins usées par elle. La Rome de Valentinian, dans Attila, est bien l’héritière de la Rome de Galba. L’usure politique a épargné les femmes: «Le débris de l’Empire a de belles ruines:/S’il n’a plus de héros, il a des héroïnes.» (Attila, I, 2, v. 253-254). ⇒ Corneille a rarement été aussi clair sur la féminisation de l’héroïsme. Lorsqu’un Etat commence à s’effondrer, les héros s’effondrent avec lui, tandis que les héroïnes résistent mieux au déclin. Pulchérie, dans la chronologie cornélienne comme dans la réalité historique, règne longtemps après Tite. Les souverains médiocres contribuent eux mêmes à la disparition des héros: Valentinian fait assassiner Aétius, vainqueur des champs Catalauniques et sujet trop dangereux. Aétius préfigure Suréna et Valentinian, en supprimant leur meilleur général, commet une faute politique comparable à celle d’Orode. Les héroïnes sont moins dangereuses pour le pouvoir et risquent moins d’être assassinées que les héros: la politique épargne les femmes lorsqu’elle condamne les hommes. Les héroïnes représentent pourtant un réel danger politique: «Assez d’autres tyrans ont péri par leur femmes: /Cette gloire a isément touché les grandes âmes, / Et de ce même coup qui brisera mes fers, /Il est beau que ma main venge tout l’univers.» (Attila, II, 6, v. 701-704). Comparées à Valamir et Ardaric, qui ne sont ni de vrais amants ni de vrais rois, Ildione et Honorie incarnent la vraie féminité et la vraie grandeur politique: elles sont les seules adversaires dignes d’Attila. ⇒ Tite et Bérénice prend acte de cette évidence: le mariage, fût-il héroïque, n’est plus une nécessité. Les abus de la politique matrimoniale ruinent le mariage en tant qu’institution. Bérénice, Pulchérie, Eurydice s’éloignent des règles de la politique matrimoniale. ⇒ La dernière phase de la tragédie politique chez Corneille correspond donc une fois encore à un affrontement entre la nature et l’histoire, d’où les héros sont exclus au profit des héroïnes. La politique ajoute l’inversion des sexes au renversement des valeurs. Cette prédominance des femmes est également une revanche de Camille. L’héroïne, loin d’être un obstacle au développement de l ‘Etat, est la seule qui songe à la grandeur de l’Etat et qui conçoive une politique de la gloire. Viriate, Sophonisbe, Pulchérie identifient leur

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gloire à celle de l’Etat: en cela, elles sont des héritières d’Horace et d’Auguste. Les femmes qui restent en deçà de l’Etat, Eryxe, Camille, Bérénice, n’en connaissent pas moins tous les mécanismes et savent les utiliser mieux que les hommes, même si elles préfèrent isoler leur gloire loin du pouvoir d’Etat. La grandeur est devenue, dans un univers de plus en plus politisé, une valeur plus féminine que masculine. La condition tragique des femmes reste que cette grandeur est l’otage de leur sexe. La grandeur d’une Viriate, d’une Bérénice, d’une Pulchérie est certes totale, mais elle est sans effet dans l’histoire puisque la stérilité est le seul moyen d’éviter le compromis. Rodogune et Laodice ne cessaient ni d’être des reines ni d’être des héroïnes en épousant l’infaillible Antiochus et le grand Nicomède: elles gagnaient dans l’ordre de la nature et dans l’ordre de l’histoire. Cette double victoire est désormais impossible: ⇒ la féminité cornélienne doit choisir entre l’impuissance du sexe et le pouvoir d’Etat ou, comme Eurydice, mourir parce que le choix est illusoire. La gloire ne s’accomplit pas dans et que par la mort.

MODULE 5. ⇒ LE DECLIN DU HÉROS. Après Œdipe, le temps cornélien se dénature en espace politique. Cette transformation explique que la prédominance des héroïnes corresponde à un déclin des héros. Le héros n’a pas d’espace autre que celui de la scène; il n’a pas de temps providentiel ouvert devant lui. Nicomède était sauvé par le temps dynastique. Pertharite par l’élargissement de l’espace. Œdipe ne sera roi ni à Corinthe ni à Thèbes: ni le temps ni l’espace ne peuvent le mettre à l’abri de la fatalité. Symboliquement, la durée de l’action coïncide presque avec la durée de la représentation et l’étendue de la scène coïncide avec l’espace politique de la cour. Cette double coïncidence temporelle et spatiale existait déjà dans Cinna mais l’univers cornélien avait une dimension providentielle que la politisation n’a cessé de réduire. Auguste changeait les cœurs et changeait l’Etat. Œdipe, Sertorius, Othon, Tite ne changent rien et subissent tout. Lorsque les héros construisait l’Etat, il installait l’Etat dans la perspective d’un temps héroïque. Lorsque l’Etat se retourne contre le héros, il installe le héros dans les limites d’un espace politique. ⇒ La définition même de la tragédie semble parfois mise en cause. «Sa dignité demande quelque grande intérêt d’Etat ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse». Ce texte célèbre du premier Discours semble fort éloigné de l’affirmation de Thésée: «Je dirai seulement qu’auprès de ma princesse/Aux seuls devoirs d’amant un héros s’intéresse,/Et que l’univers fût-il le seul appui, /Aimant un tel objet, il ne doit rien qu’à lui.» (Œdipe, I, 1,v.93-96). ⇒ L’«intérêt de l’amour» (v. 135) l’emporte sur l’intérêt de l’Etat chez le prince d’Athènes. Thésée à pour destin d’être un héros d’Etat, mais il refuse ce destin par l’amour pour Dircé. Le héros abandonne ses responsabilités dans l’Etat. En choisissant l’intérêt d’amour contre l’intérêt d’Etat, le héros est complice de l’extension du pouvoir d’Etat. Thésée accepte de «rejoindre» (v. 764) Dircé dans la mort, comme Horace envoyait Camille «joindre» (v. 1320) son Curiace. Tulle réunissait Camille et Curiace dans «un même tombeau» après leur mort. Thésée souhaite s’unir à Dircé «dans le tombeau même». Mais l’acte de Tulle était symboliquement un acte politique d’union entre Albe et Rome, tandis que le souhait de Thésée est un élément de rhétorique amoureuse. Né pour être un héros d’Etat, Thésée doit accepter le destin de sa nature pour mieux la dominer. Il doit comprendre que renonçant à son intérêt

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d’Etat, il renonce aussi à son intérêt d’amour puisque l’Etat peut le contraindre à un mariage politique. Le libre arbitre n’a de sens que si le héros accepte sa condition de héros: la liberté, pour le héros, ne consiste pas à se libérer de certaines exigences de l’héroïsme. Le héros n’acquiert aucune liberté en préférant l’amour à l’Etat. Sertorius commet donc la même erreur que Thésée lorsqu’il déclare à Viriate: «Je ne veux que le nom de votre créature: /Un si glorieux titre à de quoi me ravir.» (Sertorius, II, 2, v. 550-551).

MODULE 6. ⇒ LA CONDITION TRAGIQUE DU HÉROS. Telle est la condition tragique du héros d’Œdipe à Suréna: qu’il soit divisé ou non, il échoue. Œdipe, Sertorius, Attila, Othon, Tite, Suréna peuvent vivre ou mourir. Avant Œdipe, le héros cornélien dominait le péril tragique: Rodrigue vengeait son père, sauvait son roi , épousait sa maîtresse. Désormais, le héros n’échappe plus à la tragédie car il ne remporte qu’une victoire partielle: Œdipe perd le trône de Thèbes, Sertorius sauve sa gloire en mourant, Othon accède à l’empire par hasard, Attila meurt et affaiblit son Etat, Tite perd Bérénice, Suréna entraîne Eurydice dans la mort. La politisation des enjeux de la tragédie empêche le héros de triompher dans tous les ordres de l’héroïsme. Jadis le héros acceptait toutes les exigences de sa condition de héros d’Etat et conservait aussi la maîtresse de l’Etat qui ne pouvait lui échapper. Désormais le héros renonce à certaines nécessités de sa condition politique et laisse ainsi au pouvoir d’Etat les moyens de s’étendre puis de le menacer. Jadis le héros accomplissait un rite sacrificiel d’identification à l’Etat pour ne pas être sacrifié par l’Etat. Désormais le héros renonce à s’identifier à l’Etat et prend le risque d’être désigné, par d’autres que par lui, comme victime d’Etat. Tel est le renversement de perspective majeur dont les dernières tragédies apportent la confirmation. Pompée est maître – parce que Sertorius est mort – maître de lui – parce que Sylla vient d’abdiquer et que sa femme Emilie est morte. Pompée parvient à une illusion de maîtrise pour laquelle il n’a fait aucun effort. Pompée ne réussit donc pas là où Sertorius échouait: Pompée comme plus tard Othon, est une apparence de maître. Corneille poursuit l’investigation des formes du déclin héroïque avec Syphax et Massinisse, qui sont le jouet de Rome et de Sophonisbe. Un seul vers de Syphax mesure l’ampleur de la chute: «Mais que sert un bon choix dans une âme inconstance?» (Sophonisbe, IV, 1, v. 1162). ⇒ Lorsque l’ambition politique domine la scène, le héros n’a plus de référence. Jadis le héros était le pôle autour duquel toutes les valeurs s’organisaient. Désormais, le héros cherche des exemples au lieu d’être lui-même un exemple. Syphax admet qu’il a cessé d’être maître de lui (v. 1187). Seule la maîtrise, de soi et du monde, empêchait l’univers cornélien de plonger dans le désordre et l’inconstance. Seuls l’ordre et la constance empêchaient le change tragique de corrompre les valeurs. Ni les valeurs politiques ni les valeurs amoureuses ne sont désormais à leur place. Seules Sophonisbe et Rome, qui s’affrontent mais se respectent, savent où se trouvent les véritables valeurs, celles de la grandeur d’Etat. L’inconstance de Syphax et Massinisse fait plus pour Rome que les armées de Scipion. La faiblesse des deux rois fait la force de Rome. Le déclin de l’héroïsme accroît le péril politique. ⇒ Jadis, la tragédie arrachait quelques fragments de temps à la durée héroïque. Désormais, l’héroïsme arrache quelque fragments de temps à la duré tragique. Jadis, l’héroïsme était la règle. Désormais, il n’est qu’une exception. ⇒ Othon prolonge cette évolution de Corneille: la tragédie du hasard succède à la

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tragédie du moment. Le hasard est maintenant nécessaire au salut du héros de l’Etat. ⇒ Massinisse accédait par moments à la grandeur royale. Othon accède par hasard à la grandeur impériale. Tel est le double péril qu’Attila tente en vain de conjurer. La condition tragique d’Attila est qu’il ne saurait être en même temps esclave d’Ildione, maître du monde et fléau de Dieu. Sa mort est le signe de son double échec, même si sa gloire est intacte. Othon n’était ni un héros d’Etat ni un héros d’amour: il acceptait tous les compromis pour réussir. Attila est un héros d’Etat et un héros d’amour. Les dénouements d’Othon et d’Attila montrent assez que l’intransigeance est désormais le seul critère du véritable héroïsme. Mais Othon a compromis les valeurs de l’héroïsme tandis qu’Attila les a couronnées. ⇒ Si l’évolution du théâtre de Corneille se caractérise par un reversement total des perspectives de la tragédie, si Tite est l’anti-Auguste, c’est que les rapports entre le héros de l’Etat sont eux aussi totalement inversés. Tite remplace Attila comme l’impuissance par défaut succède à l’impuissance par excès. La véritable question est une nouvelle fois celle du temps: «Qui se vainc une fois sait bien ce qu’il en coûte:/L’effort est assez grand pour en craindre un second.» (Tite et Bérénice, II, 2, v. 516-517). ⇒ La rupture des liens historiques entre l’Etat et la nature contribue à l’isolement du héros et au renforcement de l’Etat. Cinna était la tragédie de l’identification du héros à l’Etat. Tite et Bérénice sera la tragédie de la soumission du héros à l’Etat. Le héros a changé sans cesser d’être un héros: Auguste était un héros, Tite est un héros. L’Etat a changé sans cesser d’être un Etat: Sertorius avait tort, Rome est toujours Rome. L’usure du temps politique a fait commettre au héros l’erreur de préférer, ne fût-ce qu’un instant, d’autres valeurs à celles de l’Etat. La vengeance de l’Etat sera de préférer, pour plus d’un instant, ses propres valeurs à celles du héros. Dieu peut se désintéresser de sa créature, l’homme, sans prendre de risque. Le héros ne peut pas de désintéresser de sa créature, l’Etat, sans prendre de risque. ⇒ Désormais, les héros de Corneille subissent l’Etat. L’Etat lui-même, qui était perçu comme une expression des valeurs de l’héroïsme, acquiert un autonomie de fonctionnement, qui s’appelle la politique. Le mot «politique» est omniprésent depuis Œdipe. La tragédie héroïque est devenue une tragédie politique: l’Etat est la forme historique de la fatalité. L’Etat était la forme providentielle de l’action du héros dans l’histoire: la grandeur d’Auguste appelait la grandeur de Rome. L’Etat n’appartient plus à l’ordre héroïque, mais à l’ordre tragique, à l’ordre du destin. ⇒ Le héros était à l’origine de l’Etat. L’Etat est à l’origine de la tragédie.

MODULE 7. ⇒ LA TRAGÉDIE POLITIQUE chez Corneille, n’est ni une évidence ni une révélation, mais une construction et une nécessité. L’univers du Cid n’est pas un univers tragique au sens où tragique est synonyme d’inéluctable. L’univers de Suréna est, au même sens du terme, un univers tragique. Corneille est un penseur de la tragédie avant d’être un metteur en scène de la réalité tragique. La tragédie, chez Corneille, est la fille du héros et de la politique. Corneille a pensé l’héroïsme, puis l’Etat, puis la tragédie politique qui est la tragédie du héros dans l’Etat. Après Œdipe, après l’ultime usurpation et l’ultime crise de la nature, Corneille organise sa dramaturgie autour de la réflexion sur les conditions du face-à-face entre le héros de l’Etat. Toutes les interrogations sur la légitimité disparaissent peu à peu: Orode est un souverain légitime, Suréna est un héros légitime. Les querelles sur la légitimité étaient donc une diversion nécessaire, mais

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une diversion: le temps n’est plus où Héraclius, don Sanche et Pertharite subissaient une politique illégitime qui leur donnait implicitement le droit de se révolter. Suréna ne serait pas le conflit entre une légitimité héroïque et une usurpation politique, mais entre deux légitimités qui ne peuvent coexister. La véritable tragédie politique est bien celle de la coexistence impossible du héros de l’Etat. ⇒ Œdipe ne peut ni être un roi à Corinthe, puisqu’il n’est pas le fils du roi de Corinthe, ni être un roi à Thèbes, puisque, bien qu’il soit le fils du roi de Thèbes, il est régicide et parricide. Sertorius ne peut ni être général républicain en Espagne, puisque le République est à Rome, ni être un héros à Rome, puisque Rome n’est plus républicaine. Sophonisbe pourrait être reine de Numidie si elle n’était pas fille d’Asdrubal et pourrait rester carthaginoise si elle n’était pas reine de Numidie. Othon ne peut pas être un héros sans être candidat à la succession de Galba, mais il ne sera jamais empereur de Rome s’il reste un vrai héros. Attila, roi des Huns, peut aimer Ildione ou Honorie mais il ne peut pas aimer Ildione en choisissant Valentinian ou aimer Honorie en préférant Mérovée. Tite peut gouverner Rome et épouser Bérénice mais, parce qu’il le peut, il ne doit pas agir ainsi. Pulchérie peut gouverner Constantinople et épouser Léon mais, parce qu’elle le peut, elle ne doit pas le faire. Suréna peut épouser Mandane en aimant Eurydice, Eurydice peut épouser Pacorus en aimant Suréna, mais ils se doivent l’un et l’autre de ne sacrifier ni la main ni le cœur, puisque l’Etat veut les éliminer de toute façon.

⇒ Jadis l’origine de la tension tragique correspondait à une exigence propre du héros. Rodrigue cessait d’être un héros en n’affrontant pas le Comte. Horace cessait d’être un héros en acceptant la malédiction de Camille. Auguste cessait d’être un héros abdiquant ou en faisant exécuter les comploteurs. Polyeucte cessait d’être un héros en étant «tout ensemble idolâtre et chrétien». Nicomède cessait d’être un héros en pactisant avec Rome. Grimoald cessait d’être un héros en assassinant Pertharite ou son fils. En assumant les exigences de la nature héroïque, les cornéliens remportaient aussi un triomphe politique, fût-il plus surnaturel qu’historique. Après Œdipe, le héros sacrifie les valeurs de l’héroïsme soit à la raison de l’Etat doit à la raison d’intérêt: la politique est en même temps un coupable et un alibi. Si Œdipe, Sertorius et Sophonisbe sont des victimes de l’Etat, Othon est une victime consentante de la politique de l’amour-propre. Œdipe est régicide et parricide sans la savoir. Sertorius pense défendre l’intérêt de Rome. Sophonisbe combat sans nul doute pour sauver une politique de la grandeur. Corneille met en scène leur échec, mais il ne les condamne pas en tant que héros. Œdipe est victime d’une malédiction divine, et les véritables criminels sont ses parents qui auraient dû obéir à l’oracle. Sertorius est victime de la guerre civile mais Sylla, en substituant la dictature à la République, lui donne des raisons de défendre la tradition politique de Rome. Sophonisbe est victime de la vieille haine entre Rome et Carthage mais, là où Cléopâtre était soumise à la passion du trône, elle défend une conception héroïque de la grandeur royale. Œdipe est condamné dans l’ordre de la nature. Sertorius et Sophonisbe sont condamnés par l’histoire de Rome qui exclut le régime républicain à l’intérieur et l’alliance carthaginoise à l’extérieur. Œdipe, Sertorius et Sophonisbe se sont sacrifiés à des valeurs et à des idées: ils n’ont porté atteinte ni à l’héroïsme ni à l’Etat. ⇒ Il n’est pas le même pour Othon. Le sénateur romain est certes plus conforme aux exigences de la politique héroïque qu’un Lacus, un Martian, un Vinius, voire un Galba, mais la

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défense de la grandeur de Rome et celles de ses propres intérêts coïncident étrangement. La politique de l’amour-propre se substitue à la politique de la gloire: Othon accepte la fidélité et l’inconstance, la loyauté et la traîtrise, pourvu que ses reniements ne soient pas des renoncements au pouvoir. La cour de Ptolomée était moins corrompue que la cour de Gabla: les machiavéliens ont fait place aux politiciens. Othon est la première tragédie de la technique politique. Photin avait une ambition d’Etat. Othon a une carrière politique. Photin meurt au service de son roi. Othon survit au service d’Othon. La raison d’Etat est devenue la tautologie contemplative de l’amour-propre. En ce sens, Othon n’est pas une espérance, mais une catastrophe: Sertorius mort est plus utile à Rome qu’Othon vivant. Sertorius servait Rome, Othon se sert de Rome. La Rome de Sertorius et Sophonisbe, de Pompée et Scipion, n’est certes pas la Rome d’Othon. L’histoire a transformé l’Etat en enlevant la pouvoir aux héros et aux nobles pour le confier aux affranchis. Othon appartient à la race des héros, mais Rome ne reconnaît plus cette race. Il est un héros tragique: ou bien il accepte son destin sans bruit ou bien il tente de résister à la fatalité du déclin. Avec Othon, Corneille découvre que la décadence de l’Etat crée une dimension tragique. Dans Horace et Cinna, la grandeur naissante de l’Etat réduisait la tension tragique dans la perspective d’une histoire providentielle. Il était certain qu’Auguste serait un exemple d’Etat construit selon les principes de l’héroïsme. Il est probable qu’Othon sera un meilleur empereur que Galba ou Pison mais il n’est pas évident qui l’Empire soit à l’image de l’empereur. Cinna était la tragédie de l’Etat-héros. Othon est la tragédie du héros dans l’Etat. Cette dégradation de la politique correspond à une aggravation du péril tragique: l’effacement de la raison d’Etat devant la raison d’intérêt est un symptôme décisif. ⇒ Attila, Tite et Pulchérie développent donc une politique de la gloire qui tente de dominer la tragédie en identifiant une dernière fois les valeurs du héros aux valeurs de l’Etat. Ils sont les trois derniers souverains héroïques du théâtre de Corneille. ⇒ Mais le héros cesse d’être un héros s’il accepte le moindre compromis avec l’Etat. L’Etat cesse d’être un Etat s’il engage la moindre transaction avec le héros. Jadis Rodrigue devait le nom et la place du Cid au temps, à sa vaillance, à son roi. Suréna doit à son nom, à sa vaillance et à son roi d’être assassiné. La grandeur du héros et la grandeur de l’Etat ne peuvent plus exister ensemble, en même temps et en même lieu dans la même histoire. Le temps héroïque du Cid est devenu l’espace politique de Suréna. La politique, c’est-à-dire la durée du pouvoir dans l’histoire, est d’abord une force de modification: la passion politique, la libido dominandi a modifié toutes les valeurs, les unes après les autres, avant de modifier le cadre même dans lequel ces valeurs s’inscrivaient. Suréna est, en ce sens, la première tragédie totale de Corneille donc, logiquement, la dernière. Avant Suréna, le dénouement, si grave ou meurtrier fût-il, laissait deviner ou espérer une possibilité de restauration héroïque. Le sacrifice d’Œdipe mettait fin à une usurpation tyrannique. La présence de Pompée donnait un espoir à Rome. La victoire de Scipion et Lélius était celle de vrais héros. Othon portait sur son nom les aspirations de l’héroïsme politique. La disparition d’Attila ouvrait la voie à un nouvel ordre international. Tite et Pulchérie étaient des souverains conformes à l’héroïsme. Dans tous ces cas, le héros, avait sa place ou du moins une place après le dénouement de la tragédie. Dans Suréna, il n’en est pas ainsi. Le héros n’a donc plus à sa disposition que l’espace et le jeu sur l’espace: c’est la signification de la

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condamnation à l’exil. Mais le pouvoir ne lui laisse plus la libre disposition de cet espace. L’espace est une catégorie de l’ordre politique, non de l’ordre héroïque. La mort du héros permet à l’Etat d’occuper la totalité de l’espace politique. ⇒ Le nouvel Etat est donc né. La naissance de cet Etat coïncide avec la mort du héros. Jadis la double genèse de Rome avait coïncidé avec deux assassinats, ceux de Rémus et de Camille. Mais ces deux meurtres avaient été commis par deux héros au nom de l’Etat. Désormais, c’est l’Etat lui-même qui organise anonymement l’assassinat du héros. Horace et Camille ne pouvaient pas coexister dans Rome parce que l’ordre d’Horace et l’ordre de Rome étaient le même: deux conceptions antinomiques du héros ne pouvaient pas avoir en même temps droit de cité dans la même cité. La situation est toute différente dans Suréna: la question n’est plus celle de la coexistence de deux héros dans l’Etat, mais celle de la coexistence du héros et de l’Etat. Horace vivait pour servir l’Etat. Suréna meurt pour que l’Etat naisse. L’Etat est la forme ultime et inéluctable de la passion politique, de la libido dominandi.

MODULE 8. ⇒ RACINE OU LE MODÈLE ABSOLU DE LA POÉSIE CLASSIQUE. La tragédie de Racine est communément considérée comme le modèle absolu de la plus pure poésie classique, alliant l'intensité des sujets et des passions à la maîtrise de l'évocation et de l'expression, dans le cadre majestueux et funèbre d'une malédiction d'aimer, qui joue le rôle dévolu à la Fatalité par les anciens poètes grecs. ⇒ Cette réussite, due à une parfaite exploitation des règles et à une exacte intuition du goût de son siècle, a paradoxalement conféré à l'œuvre de Racine une sorte de perfection intemporelle qui le plus souvent séduit, qui a pu parfois irriter, mais qui, en fin de compte, n'aura cessé depuis trois siècles de fasciner les publics successifs de son théâtre. De Port-Royal à la cour. Alors qu'il était âgé de dix ans, on l'inscrivit dans un collège dirigé par des jansénistes, puis, à seize ans, aux Granges, où l'on donnait l'enseignement de Port-Royal. L'enfant y reçut une formation intellectuelle, morale et religieuse marquée par l'intransigeance et la rigueur propres à cette doctrine. Il apprit le grec et acquit cette familiarité avec les textes classiques de l'Antiquité et les grands thèmes bibliques, mythologiques et historiques qu'exploitera son art de poète tragique: il y forma son goût et son écriture, en y contractant peut-être déjà cette teinture de pessimisme et cette fascination pour les ravages de la passion qui coloreront son œuvre. Il entra en 1658 au collège d'Harcourt, à Paris, là encore dirigé par des jansénistes. ⇒ Mais alors que sa famille le destinait à entrer dans les ordres, il commençait à s'émanciper de la tutelle de Port-Royal, et songeait à devenir poète, et plus particulièrement auteur de théâtre. Il composa en 1660, à l'occasion du mariage de Louis XIV, la Nymphe de la Seine, ode dédiée à la reine Marie-Thérèse d'Autriche, où il montre sa maîtrise du genre sans dévoiler cependant de trait particulier. L'année suivante, Racine séjourna à Uzès dans l'espoir – finalement déçu au terme d'un procès qui lui inspirera les Plaideurs – d'y obtenir un bénéfice ecclésiastique par l'entremise de son oncle Antoine Sconin. En 1663, de retour dans le monde des lettres parisien, Racine publia deux odes, Sur la convalescence du roi et la Renommée aux muses, où il remercie le roi de sa générosité. ⇒ De la Thébaïde (1664) à Phèdre (1677), neuf tragédies et une comédie – incartade dans un genre léger, mais à l'imitation d'Aristophane – désignèrent Racine, après la mort de Molière, en 1673, et les échecs d'un Corneille vieilli, comme le maître incontesté de la scène auprès d'un public dont il sut épouser et satisfaire les goûts avec un

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sentiment très précis du temps. ⇒ Sa première tragédie, la Thébaïde ou les Frères ennemis, fut créée le 20 juin 1664 par Molière, ce qui lui valut d'être inscrit sur la liste des gratifications royales aux gens de lettres; la pièce, si elle ne révèle pas encore la grandeur de l'auteur, esquisse déjà son penchant pour une subtile peinture psychologique des personnages. L'année suivante, Alexandre le Grand fut d'abord confié à la troupe de Molière; mais Racine, mécontent des acteurs, offrit sa pièce à la troupe rivale de l'hôtel de Bourgogne, au mépris des usages et de l'amitié de Molière: succès brillant, et rupture avec Molière. ⇒ En 1666, Racine rompit avec les milieux jansénistes à la suite d'une polémique avec Pierre Nicole, attaché à Port-Royal, à propos de la moralité du théâtre. Ce dernier avait écrit: «Un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes (...)» (les Hérésies imaginaires, 1665, dirigé contre Desmarets de Saint-Sorlin). Racine, se sentant directement attaqué, rédigea deux lettres violentes et ironiques, A l'auteur des «Hérésies imaginaires», dont seule la première parut, ce qui fut suffisant pour consommer de façon spectaculaire sa rupture avec ses anciens protecteurs. ⇒ Racine enleva à Molière l'une de ses meilleures actrices, la Du Parc, pour lui offrir le rôle-titre de son Andromaque (1667), créée avec un succès retentissant le 17 novembre 1667 chez la reine, devant le roi, et sous la protection de Madame (Henriette d'Angleterre), à qui la pièce est dédiée. La pièce est caractéristique de l'œuvre de Racine par la modification d'une trame narrative connue – ici l'Andromaque d'Euripide – afin que la description des passions malheureuses permette d'atteindre au paroxysme dans le dénouement tragique. Ainsi Racine fut-il «obligé de faire vivre Astyanax un peu plus qu'il n'a vécu», mais, écrit-il dans sa seconde préface à la pièce, «je doute que les larmes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait d'Hector». L'intrigue d'Andromaque est tout entière suspendue à la décision de l'héroïne, puisque l'on ne trouve quasiment pas d'action dans la pièce, ce qui en fait sa nouveauté; c'est également ce qui causa la querelle qui opposa ses admirateurs à ses détracteurs. Parmi ces derniers, un comédien nommé Subligny composa la Folle Querelle, comédie-pamphlet contre Racine, qui fut jouée chez Molière en novembre 1668. Racine composa ensuite sa seule comédie, les Plaideurs (1668), imitée d'Aristophane, dont la préface égratigne la conception et les créations comiques de Molière. Avec Britannicus – première tragédie «romaine» (1669), il défia Corneille sur un de ses terrains de prédilection, celui de la dramaturgie politique tirée de l'histoire de Rome. La pièce fut très critiquée pour les libertés que l'auteur prenait avec l'histoire, et Racine, croyant que Corneille était à l'origine de ces critiques, composa contre son rival une préface polémique pour l'édition originale, qu'il adoucit cependant dans les éditions postérieures, sur le conseil de Boileau. ⇒ La Champmeslé, nouvelle interprète aimée du poète depuis la mort de la Du Parc en 1668, tint le rôle principal dans la tragédie suivante, Bérénice (1670), élégie de l'amour malheureux dédiée à Colbert et créée à la cour. C'est dans sa préface, qui est une sorte de manifeste, que Racine définit le principe fondamental du ressort tragique: «Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie; il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. (...) Il n'y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie.» Aux

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critiques qui lui reprochèrent de n'avoir fondé sa pièce sur aucune intrigue, une absence totale d'action, il rétorquait: «Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien (...).» ⇒ En 1671, Racine écrivit Bajazet (créée en janvier 1672), une tragédie contemporaine tirée d'une «aventure arrivée dans le Sérail». La renommée de Racine était désormais suffisamment établie pour qu'il pût se passer de protecteurs, donc de dédicace. Toujours dans la même veine, Mithridate (1672, jouée en janvier 1673) unit l'inspiration romaine et orientale, l'amour et la politique. Dans sa préface, Racine insiste alors sur un autre des éléments de sa technique dramatique: «On ne peut prendre trop de précaution pour ne rien mettre sur le théâtre qui ne soit très nécessaire.» ⇒ Puis il revient à la tragédie grecque, en hommage à Euripide, avec Iphigénie en Aulide, qui est créée à Versailles le 18 août 1674. La pièce est la plus fertile en événements de tout le théâtre racinien; par sa minutieuse construction, elle parvient à rendre vraisemblable un épisode mythologique dramatique, et une tension psychologique inouïe parcourt toute la pièce, à travers une seule question: le nécessaire sacrifice d'Iphigénie aura-t-il lieu? C'est tout l'art de Racine de trouver un dénouement duquel il a éliminé toute intervention divine et qui satisfasse cependant aux destinées héroïques des personnages. ⇒ Bientôt une cabale s'éleva contre sa pièce suivante, Phèdre (1677): on prétendit lui préférer Phèdre et Hippolyte, de Pradon, pièce jouée quelques jours seulement après la sortie de Phèdre, à l'hôtel Guénégaud – sans doute Pradon avait-il bénéficié de complicités pour obtenir le texte de la pièce de Racine alors en répétition à l'hôtel de Bourgogne et composer à la hâte sa propre pièce. Les premières représentations tournèrent à l'avantage de Pradon, mais bientôt, sur l'intervention du Grand Condé notamment et après un vigoureux échange de pamphlets et d'injures entre les deux partis, la pièce de Racine s'imposa. Cependant, cette bataille, semble-t-il, impressionna défavorablement Racine. ⇒ En 1673, Racine entra à l'Académie française; en 1674, il reçut la charge de trésorier de France au bureau des finances de Moulins, ce qui lui procurait 24 000 livres de rentes, un revenu considérable à comparer avec les 1 000 à 2 500 livres tirées de chacune de ses pièces. Il jouissait alors d'une haute estime à la cour, et de l'amitié de Boileau ou encore de celle de La Fontaine. Une édition collective de ses œuvres fut publiée, après remaniements, en 1676. ⇒ Racine se maria en 1677 avec Catherine de Romanet, dont il aura sept enfants. Grâce à d'influentes protections (Condé, Conti, le maréchal de Luxembourg), il reçut la même année, avec Boileau, la charge d'historiographe royal. Il mena dès lors une parfaite carrière de courtisan, tout en se rapprochant de ses anciens maîtres jansénistes, pourtant en disgrâce – c'est Boileau qui est à l'origine de la réconciliation de Racine et du Grand Arnauld. Protégé de la cour qui lui octroie sa faveur - en 1690, il sera nommé gentilhomme ordinaire du roi - , il abandonna alors la carrière dramatique; fût-ce l'effet du relatif échec de Phèdre, le sentiment d'avoir réalisé par le théâtre une ascension sociale à laquelle il lui fallait désormais sacrifier son art, ou plutôt un retour aux idées jansénistes qui avaient imprégné ses premières années? Dévoué désormais à la seule gloire de Louis XIV et fixé à la cour, il ne reviendra épisodiquement à la scène qu'aux jours lointains d'une vieillesse pieuse en composant à la demande de Mme de Maintenon pour les jeunes filles de Saint-Cyr, ses protégées, deux tragédies bibliques avec chœurs: Esther, représentée pour la première fois à Saint-

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Cyr le 26 janvier 1689, qui rencontra un grand succès mondain, et Athalie (1691), également créée à Saint-Cyr, dans une plus grande discrétion mais avec non moins de succès qu'Esther. Ces deux dernières œuvres sont très différentes des autres pièces de Racine, la passion n'y jouant pas le rôle crucial qu'elle tient ailleurs. De plus en plus soucieux de piété et de dévotion, Racine publia des poèmes religieux, dont Cantiques spirituels (1694), traduits des Ecritures et des épîtres de Saint Paul. Son œuvre comprend aussi un Précis des campagnes de Louis XIV (1684), des odes et un Abrégé de l'histoire de Port-Royal (composé vers 1698 et publié en 1767). Il s'éteignit le 21 avril 1699, après soixante ans d'une vie dont à peine plus d'une décennie aura suffi à le sacrer le plus grand poète de son siècle. ⇒ Les sources de l'inspiration. Racine s'est tourné vers le théâtre tragique, dont il retrouve les vrais accents inspirés des originaux grecs, mais polis par les grâces de la galanterie mondaine et raffinés par la réflexion des romanciers et des moralistes de son temps sur les tourments de l'amour malheureux. Du triomphe d'Andromaque (1667) à la cabale que suscite Phèdre s'écoulent dix années, ponctuées de créations et de succès réguliers, de passions et de conflits ardents, de réussites poétiques et de réflexions esthétiques. La Thébaïde et Alexandre le Grand (1665) avaient esquissé une inflexion vers un art tragique puisé aux sources antiques, tirant tout son effet d'une simplicité superbe et économe, et toute sa force d'une méditation vibrante sur les ambitions et les passions du cœur. Cette tendance s'épanouit dans le lyrisme funèbre et orageux d'Andromaque, où se confrontent, sur un fond de légende emprunté au cycle homérique, d'un côté, la noble et pathétique fidélité de la veuve d'Hector envers son défunt époux et son fils menacé, et, de l'autre, les passions dévastatrices qui agitent les enfants maudits des héros de l'Iliade s'entre-déchirant en une ronde infernale d'amours non partagées, source de jalousies et de dépits meurtriers. Autres œuvres empruntées à la mythologie grecque, Iphigénie en Aulide (1674) puis Phèdre opposeront de même les images pures d'héroïnes émouvantes, Iphigénie ou Aricie, à l'ardeur déchirée et meurtrière d'âmes tourmentées par le désir jaloux. La volonté malfaisante des dieux de la mythologie y sert d'alibi prestigieux et d'expression figurée pour désigner les nœuds de vipères grouillant au tréfonds de ces cœurs torturés et violents. Les trois tragédies inspirées de l'histoire romaine, Britannicus (1669), Bérénice (1670) et Mithridate (1673), associent sur le mode cher à Corneille une thématique et un ressort politiques, voire héroïques, à ces raffinements de cruauté affective. Mais chez Racine les enjeux du pouvoir politique sont pour l'essentiel asservis aux enjeux du pouvoir psychologique et sensuel: la confusion entre les deux formes d'ambition y joue le rôle de la Fatalité antique. Même les trois protagonistes de Bérénice, si nobles et généreux soient-ils, se trouvent propulsés par les exigences cruelles de l'Empire et de leur gloire vers un malheur partagé que résume l'ultime soupir (un triple «Hélas !») sur lequel se conclut cette douloureuse élégie, tendue par la dynamique dramatique des faux espoirs et des vraies désillusions. ⇒ Cette esthétique de la cruauté que Mithridate accomplissait en mariant la rigueur des mœurs romaines aux raffinements de l'Asie Mineure, Bajazet en avait décliné un an plus tôt le registre, en puisant audacieusement son sujet dans la mode des romans d'aventures en pays turc. C'était d'ailleurs pour y psalmodier les mêmes chants désespérés, étouffés par les murs infranchissables du sérail, régi à distance par un sultan absent et présent à la fois, dieu caché et démon omnipotent. Ce huis clos n'offre-t-il pas

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l'emblème de la condition humaine selon Racine, avec ses illusions, ses limites, ses fureurs et sa désespérance?

MODULE 9. ⇒ ÉTUDE DE CAS: PHÈDRE. Sources littéraires. (i) Euripide. ⇒ „Le sujet est pris d’Euripide”, affirme Racine dans la Préface de sa pièce. Le poète grec Euripide avait traité ce drame, en 436 avant notre ère, dans Hippolyte porte-couronne. Comme indique le titre, Hippolyte y est le personnage principal. Phèdre apparait comme une mère attentionnée, une épouse consciente de ses devoirs, qui voue à Thésée une estime sincère. La passion qu’elle éprouve pour Hippolyte résulte de la vengeance divine. En effet, Vénus détèste à la fois Phèdre et Hippolyte qu’elle juge trop chaste et trop misogyne. Si Phèdre se suicide (sans jamais avoir avoué sa passion à son beau-fils), c’est par souci de sa gloire et par crainte d’être la proie d’insupportables médisances. Aussi Euripide ne l’accable-t-il pas, même s’il ne l’excuse pas expressément. En fait, il s’agit moins, chez Euripide, d’un drame d’amour que du conflit de deux déessés qui s’affrontent par des êtres humains interposés: d’un côte, Vénus cherche à imposer son joug a tous les mortels; de l’autre, Diane (déesse de la Virginité) tente de proteger Hippolyte. Victimes irresponsables, les personnages sont des jouets entre les mains de deux déesses injustes et vindicatives. C’est pourquoi Euripide évite toute confrontation directe entre les différents protagonistes, ce qui aurait eu pour conséquence de ramener la tragédie à un niveau humain. Sénèque. Racine avait un second modèle antique dans Phaedra du Latin Sénèque qui, par rapport à Euripide, apporte d’importantes modifications au sujet. Diane et Vénus disparaissent, la présence des Dieux se réduit à l’intervention de Neptune. La tragédie perd ainsi son caractère mystique et sacré, s’avère plus humaine. Hippolyte n’est plus qu’un second rôle; il cesse d’être fidèle de Diane pour devenir une sorte de philosophe stoicien. Phèdre, surtout, change de caractère. Haïssant Thésée qui lui est infidèle, elle excuse son „crime” par les trahisons de son mari et elle ne se preoccupe guère de son propre fils (Acamas). Phèdre, en effet, avoue, contre le gré de sa nourrice, sa passion a Hippolyte qui, saisi d’horreur, appèlle la colère de Jupiter sur la coupable. Il maudit Phèdre, tire son epée pour la tuer, puis se ravise et s’enfuit en laissant tomber son epée. Tandis qu’après le départ d’Hippolyte se répand la rumeur de cette violente scène, Phèdre ramasse l’épée et va dénoncer Hippolyte à Thésée. Ce dernier croit d’autant plus facilement le récit de sa femme qu’il voit l’arme de son fils entre les mains de Phèdre. Ce n’est que lorsqu’elle apprend la mort d’Hippolyte que Phèdre avoue la vérité et se suicide. Même si elle a éprouvé des scrupules, des hésitations, son geste meurtier est toutefois celui de désespoir, non du remords. L’être aimé disparu, Phèdre n’a plus de raison de vivre. Sénèque désacralise ainsi le sujet et lui donne déjà un profonde résonance humaine et passionnelle. Garnier, Gilbert, Bidar. Plus près de Racine, en 1573, le Francais Robert Garnier avait, lui aussi, composé un Hippolyte: sa pièce suit celle de Sénèque quant aux modalités de l’intrigue, à une différence près toutefois: renouant avec la tradition euripidienne, il fait d’Hippolyte le personage principal de son oeuvre. Avec Hippolyte ou le Garçon insensible (1646) de Gabriel Gilbert, le sujet subi, en revanche, de grandes altérations: Phèdre n’est plus que la fiancée de Thésée, et Hippolyte devient sensible aux charmes de Phèdre, qui lui offre sa main et le trône de Crète à partager avec elle. Ce que le jeune homme refuse par crainte de son père. Il n’est plus question d’adultère, d’inceste, de vengeance divine. Seule une série de

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malentendus provoque le dénouement tragique. Il en va de même dans l’Hippolyte (1675) de Mathieu Bidar, qui abandonne l’idée de l’amour incestueux pour ne conserver que la jalousie comme seul ressort de l’action. Avec ces deux dramaturges, c’en est fini de l’amosphère antique et mythologique. La légende, édulcorée, avait perdu sa cruelle beauté. ⇒ Les emprunts. A Euripide, Racine doit l’essentiel de son intrigue: la reine brûlant d’amour pour son beau-fils, avouant sa passion quand elle croit Thésée mort, l’intervention de Neptune, le suicide de l’héroine. Il lui est un outre redevable du caractère même de Phèdre et de deux scènes: celle ou Oenone arrache à sa maîtresse le secrèt du mal qui la consume, et celle ou s’affrontent le père et le fils après l’accusation portée contre le jeune prince. ⇒ Racine se comporte également comme un imitateur de Sénèque, en faisant de Phèdre une épouse et une mère , en lui redonnant la place centrale dans sa tragédie. Deux scènes sont, en outre, directement inspirées de la Phaedra latine: la déclaration d’amour à Hippolyte et la confession de la reine sur le point de mourir. Si l’on ajoute que Racine a trouvé l’idée du personnage d’Aricie chez Ovide, Sénèque et Virile; celle du récit de Théramène chez Ovide, Sénèque et Euripide; qu’il a enfin emprunté quantité de details à ses devanciers français, son originalité peut apparaître douteuse. ⇒ L’originalité de Racine se manifeste sur plusieurs plans: dans les modifications de l’intrigue; dans une disposition nouvelle des événements. Racine modifie l’intrigue sur trois points d’importance. D’abord, Aricie devient une „princesse”, héritière potentielle du trône d’Athènes, ce qu’elle n’avait jusqu’alors jamais été. Cette élévation sociale du personnage permet au dramaturge de nouer inextricablement tragédie d’amour et tragédie politique. Ensuite, Racine invente les amours malheureuses d’Aricie et Hippolyte. Enfin, Oenone se voit doté d’un rôle majeur, dans la mesure où elle joue les entremetteuses entre Phèdre et Hippolyte et où elle calomnie Hippolyte. L’originalité de Racine réside par ailleurs dans une nouvelle disposition des éléments anciens de l’intrigue. Jamais, avant Racine, le drame n’avait été aussi harmonieusement agencé autour de deux personnages dont l’un, Thésée, détermine la marche des événements, et l’autre, Phèdre, determine l’action psychologique. C’est Thésée qui, par son absence, puis par son retour soudain, rend la tragédie possible. Il est au centre de l’intrigue qui s’ordonne autour de lui. Absent, il rend possibles les aveux aux confidents, Hippolyte avouant à Théramène son amour pour Aricie. Phèdre avouant a Oenone son amour pour Hippolyte. La fausse nouvelle de sa mort fait progresser l’histoire: les amoureaux, sachant leur passion licite, se déclarent, Hippolyte et Aricie se jurent une affection mutuelle, Phèdre scandalisant Hippolyte par sa fureur amoureuse. Avec le retour de Thésée, l’éclairage psychologique change radicalement. Lâchetés et erreurs se succèdent. Phèdre laisse Oenone calomnier Hippolyte. Thésée maudit son fils et le livre à Neptune. Un nouveau revirement se produit quand il découvre la vérité: il accable son épouse, réhabilite son fils et adopte Aricie. Ainsi la marche des événements est-elle commandée par l’absence et le retour du héros. Ce retour, Racine le place, par un coup de maître, au cours d’un acte, ce qui accroit l’effet théâtral et laisse à Phèdre moins de temps et de liberté pour décider ce qu’elle doit désormais faire. ⇒ Incidents et coups de théâtre concourent à un seul but: assurer la progression psychologique, la connaissance complète des âmes, révéler graduellement Phèdre. Avec la disparition de Thésée, Phèdre sort de sa retraite, se meurt d’amour pour

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Hippolyte. Se croyant veuve, elle se déclare au jeune homme. L’époux revenu, ç’en est fait de ses espoirs. Passive, elle laisse agir Oenone. La malédiction de Thésée qui frappe Hippolyte rend un instant à Phèdre le sens de l’honneur et le sentiment du remords. Mais une réflexion de son époux qui lui apprend qu’Hippolyte aime Aricie, déchaîne sa jalousie. Apprenant la mort de sa nourrice, puis celle d’Hippolyte, mesurant sa responsabilité, elle se repent et se tue. Tous ces différents épisodes révèlent la personnalité de Phèdre, fixent les images de l’amoureuse protestée, exaltée, angoissée, repentante. L’évolution de la folie amoureuse de Phèdre determine donc la démarche tragique. Elle efface les invraisembances mythologiques, donne à l’ensamble rythme et cohérence. Là se trouve la grande originalité de Racine. L’histoire dramatique de Phèdre et d’Hippolyte s’éclaire d’une sombre et implacable lumière, que la poésie de Racine colore du plus pur éclat.

MODULE 10. LE TRAGIQUE. ESTHÉTIQUE ET PRATIQUES TEXTUELLES. Une tragédie n’est pas tragique parce qu’elle s’achève sur la mort d’un ou plusieurs personnages. Le tragique naît d’abord, et singulièrement dans Phèdre, d’une atmosphère grandiose et inquiétante; il provient ensuite de la puissance pathétique qui se dégage de la pièce, ainsi que de sa valeur purificatrice. „Les personnages tragiques doivent être regardés d’un autre oeil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de près”, soutient Racine dans sa seconde préface de Bajazet. „On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous”. Ce „respect” est écrasant dans Phèdre. Racine nous conduit dans un univers primitif, habité par des forces obscures et inquiétantes. Tout ce qui vit ou a vécu revêt un aspect grandiose et redoutable. Celui-ci l’est d’autant plus que Racine transforme la contrainte de l’unité de lieu en une source supplémentaire de tragique. La géographie de Phèdre est en effet sombre et terrifiante. Le palais de Trézène est un vase clos ou, insidieusement, les passions s’exaspèrent en silence. Les autres lieux auxquels il est fait allusion sont étouffants et inspirent la crainte: le Labyrinthe où Thésée tua le Minotaure, la prison qui retint Thésée captif (v.965 a 968), les Enfers où siège Minos. Des monstres tels que le Minotaure, des figures cruelles (les brigands tues par Thésée, v.75 a 82), des morts dont le sanglant souvenir demeure pesant (les Pallantides assassinés par Thésée), rôdent en arrière-plan. Les personnages, physiquement présents sur scène, possèdent, quant à eux, des motifs de se détester. Aricie, prisonnière de Thésée, déchue de ses droits au trône, déteste le tyran qui, naguère, égorgea ses frères, les Pallantides. Hippolyte, pour sa part, est l’ennemi naturel de Phèdre qui succèda à sa mère (Antiope) et dont le fils (Acamas) est son rival politique. Les persecutions que la reine lui inflige ne peuvent qu’attiser cette aversion. Phèdre voit enfin en Aricie une rivale auprès d’Hippolyte. Par ailleurs, les puissances invisibles sont toujours présentes. Elles commandent les principales péripeties de l’action. Vénus, pour se venger du Soleil, a provoqué l’amour de Phèdre pour Hippolyte. Neptune, sans se soucier de l’innocence du jeune prince, execute les volontés de Thésée. La divinité se montre cruelle, inhumaine, se plaisant à séduire les mortels et à leur sourire pour mieux les perdre. Chaque immortel semble ainsi assouvir une vengeance particulière. Si le Soleil se contente de rougir en voyant les débordements de sa petite-fille (v.171-172), en revanche, Neptune et Vénus s’acharnent sur la famille de Thésée. Dans ce cadre terrifiant évoluent des personnages impuissants à réagir, à arrêter la machine infernale

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préparée par Vénus. La réapparition de Thésée, la calomnie d’Oenone, le dragon lancé contre Hippolyte sont autant d’incidents qui accellèrent le drame. Mais, même sans eux, Phèdre aurait été perdue. Ses premiers mots (avant que se multiplient les péripéties) sont en effet pour annoncer sa décision de mourir. „Soleil, je te viens voir pour la dernière fois” (v. 172), dit-elle, déjà extenuée par son jeûne (jeûne qui a commencé avant que débute la pièce). Le spectateur, saisi par l’angoisse, se prend d’emblée de sympathie pour ces personnages. Le tragique suscite alors l’émotion et engendre la pitié pour les victimes.

Selon Aristote, la tragédie remplissait une fonction morale, qu’il définissait sous le nom de catharsis et que le XVIIe siècle appelait la „purgation des passions”. Le spectateur était censé se purifier de ses tentations en voyant à quelle catastrophe elles aboutissaient sur scène. Or, si la régularité de la pièce satisfait les théoriciens du genre, les moralistes trouvent, eux aussi, leur compte à ce spectacle dont l’auteur vante, dans sa préface, la valeur édifiante: „Je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies. La seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même. Les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses […] et le vice y est partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité”. Tous les personnages expient leurs fautes et l’aveuglement auquel les ont conduits leur passion, leur désobéissance ou leur intérêt. Oenone, en calomniant Hippolyte, choisit l’injustice pour sauver Phèdre. La reine, en aimant Hippolyte, oublie ses devoirs d’épouse et de mère. Même l’amour si frais d’Hippolyte et d’Aricie est réprehensible, car il enfreint les ordres formels de Thésée. Tous sont punis. Phèdre et sa nourrice périssent déshonorées. Les autres personnages sont condamnés à la séparation et à la solitude: solitude de la mort pour Hippolyte dont les mérites reçoivent en compensation l’honneur de l’apothéose; solitude de la vie pour Thésée et Aricie, voués aux larmes et aux regrets.

MODULE 11. LA MORPHOLOGIE DE L’AMOUR TRAGIQUE. Le XVIIe siècle ne concevait pas la tragédie sans amour. Quand, par exception, celui-ci en étant absent, les dramaturges se sentaient obligés de s’en justifier, conscients qu’ils étaient de ne pas respecter une des constants fondamentales du genre. Racine s’est fait une loi absolue de bâtir, en partie ou en totalité, ses pièces sur les ressorts et les violences de la passion. Phèdre en fournit l’exemple le plus éclatant. L’amour y est le moteur essential de l’action: Thésée aime Phèdre, qui aime Hippolyte, qui aime Aricie. De cet enchaînement naît le drame. Souffrant qu’on ne réponde pas a leur attente, les personnages ne supportent pas que l’autre soit heureux sans eux: „L’on veut faire tout le bonheur, ou si cela ne se peut ainsi, tout le Malheur de ce qu’on aime”, dira La Bruyère. L’originalité de la peinture racinienne de l’amour consiste à renouer, en l’approfondissant, avec la tradition baroque. Cette tradition qui s’était surtout développée sous les règnes de Henri IV et de Louis XIII, dans le premier tiers environ du XVIIe siècle, se caractérisait par une grande liberté d’expression et par le paroxysme des sentiments. Or, chez Racine, l’amour, malgré le carcan que les bienséances imposaient à sa représentation sur scène, est toujours une force irrationnelle, plus puissante que la raison. L’amour est frappé d’interdit et conduit fatalement à la mort. La passion racinienne éclate comme un coup de foudre. Elle naît brusquement. Sa genèse et son développement sont immédiats. Un seul regard suffit: voir, c’est aimer. Un trouble physique s’ensuit aussitôt: „Je le vis, je rougis,

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je palis a sa vue; /Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue;/Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler; /Je sentis tout mon corps et transir et brûler.” - précise Phèdre. L’amour se présente ainsi comme un sentiment inexpliqué et inexplicable, comme une force incontrôlable. Rien ne le justifie. Il est lui-même sa propre valeur et sa propre raison. Il atteint, sitôt né, sa plus grande intensité: „C’est Venus tout entière à sa proie attachée.” – reconnaît Phèdre. Devant cette irruption soudaine et violente de la passion, la raison ne peut lutter. Dévorante, l’image de l’être aimé s’impose partout à celui qui aime. Phèdre a tenté de fuir Hippolyte, d’étouffer en elle cette passion qui la scandalise la première. En vain. Elle a d’abord cherché à apaiser Venus en lui offrant de nombreux sacrifices. Mais plus elle a multiplié les sacrifices pour obtenir de Vénus et des dieux sa guérison, plus elle songeait à Hippolyte. Constatant que les divinités restaient sourdes à ses prières, elle change de stratégie et utilise des moyens plus humains, plus ordinaires. Phèdre a décidé d’éviter Hippolyte. Mais quand elle voyait Thésée, elle retrouvait sur le visage du père les traits du fils. Affectant enfin la haine traditionnelle qu’au théâtre une belle-mère éprouve pour son beau-fils, Phèdre a obtenu de son mari l’exile d’Hippolyte. „Je respirais”, dit-elle à Oenone. Cette absence de l’être aimé, espérait-elle, favorisait l’oubli et la guérison. Mais cet exile auquel elle a contraint le jeune homme ne lui est d’aucun secours. Ignorant tout des véritables motivations de sa femme, Thésée a lui-même ordonné et provoqué les retrouvailles de Phèdre et d’Hippolyte à Trézène. Ce qui est vrai de Phèdre amoureuse d’Hippolyte l’est aussi d’Hippolyte amoureux d’Aricie. La passion se développe chez le prince avec la même rapidité et la même intensité. Lui aussi a cherché de fuir Aricie: „Si je la haîssais, je ne la fuirais pas”, dit-il à Théramène. Au fond des forêts, sur les bords de la mer où il recherchait la solitude, le souvenir d’Aricie l’a partout poursuivi. Le champ lexical dont use Racine traduit d’ailleurs la torture morale, le délire des personnages qui peuvent se délivrer de la pensée obsédante de l’être aimé. Ce ne sont que „flamme”, „feu”, „ardeur”, „égarement”, „fers”, „fureur”, „joug”, etc. Certes, Racine n’invente pas ce vocabulaire, qu’il emprunte à la langue galante et précieuse de son temps. Mais le fait qu’il choisisse est significatif de sa conception de la passion: l’amour est un asservissement, un tourment, une torture. On comprend que, dans ces conditions, l’amour soit une force destructrice. Rien ne peut s’opposer à ses ravages. Quelles que soient ses efforts, Phèdre est condamnée à courir de défaite en défaite. Avant que se lève le rideau, la malheureuse a déjà tout tenté pour combattre cette passion qui l’horrifie la première. Du moins, pense-t-elle, à défaut de guérir, cacher au monde son terrible secret. Car parler, ce n’est pas seulement le rendre public, encourir le risque de l’humiliation, du scandale, c’est glisser un peu plus avant dans la déchéance, c’est reconnaître officiellement son mal et donc, d’une certaine façon, l’admettre, y consentir. Aussi Phèdre préfère-t-elle disparaître plutôt que de parler: „je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste”, dit-elle à Oenone. Cette héroique résolution de s’enfermer dans le silence ne sauve pourtant pas Phèdre. Sa passion est si forte qu’elle ne peut la taire. C’est pourquoi la pièce est aussi une tragédie de la parole, d’une parole qu’il ne faudrait pas prononcer et qui sera pourtant formulée. Par trois fois, en effet, Phèdre se voit contrainte de parler. Chacun de ses aveux constitue une étape vers la déchéance et le suicide. L’inquiétude d’Oenone, d’autant plus émouvante que celle-ci lui voue un amour quasi maternel, lui arrache un premier aveu. Phèdre ne

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peut soutenir les „armes” de sa nourrice et elle lui confie qu’elle a pour Hippolyte „toutes les fureurs” de l’amour. Mais Phèdre espère encore que cette confidence restera secrète, elle songe d’ailleurs toujours à mourir. Venue trouver Hippolyte pour l’entretenir des conséquences politiques de la mort de Thésée, Phèdre se trouble, cède au vertige du coeur et des sens, et glisse, malgré elle, une seconde fois jusqu’à l’aveu. Lors de ce second aveu, sa passion, jusqu’alors refoulée, ruse avec les mots, joue avec les situations et les transpose. Elle commence d’abord par déclarer qu’elle „brûle” (aime) pour Thésée, mais c’est aussitôt pour dépeindre Thésée sous les traits différents de ceux qu’il possède dans la réalité. Thésée cesse d’être volage pour devenir fidèle, „fier, et même un peu farouche”. Ainsi, par un renversement de situation, ce n’est plus le fils qui ressemble à son père, mais le père qui ressemble à son fils. A ce stade, Phèdre lutte encore contre elle-même. Sa raison, sa volonté, son sens des convenances lui interdisent de nommer clairement Hippolyte, mais son coeur, déjà, ne se complait que dans l’image d’Hippolyte. Au portrait qu’elle brosse de celui-ci, il ne manque que le nom. Sa passion s’ingénie des lors à briser par des voies détournées les barrières que dressent la morale et les bienséances. De moins en moins maîtresse d’elle-même, Phèdre entreprend ensuite de reconstruire le passé. Poursuivant la substitution du père par le fils, elle a imaginé qu’Hippolyte a jadis pris la place de Thésée et qu’il a tué le Minotaure. Elle-même se substitue à sa soeur Ariane qui aida Thésée à sortir du Labyrinthe. L’emploie systématique des verbes au conditionnel passé seconde forme traduit cette reconstruction, par Phèdre, d’un passé souhaité, mais qui ne s’est pas produit. Phèdre se laisse aller à son rêve, à sa passion et croit progressivement à leur réalité. ⇒ Dans cette course, la jalousie joue un rôle essential. Le thème en soi n’était pas nouveau. Les prédécesseurs immédiats de Racine l’avaient déjà orchestré. Mais c’est un des traits du génie de Racine que d’avoir su lui donner son efficacité dramatique maximale. Il l’introduit d’abord tardivement dans l’intrique comme un surcroît, inattendu pour Phèdre, de douleur et d’humiliation, alors qu’elle croyait avoir touché le fond du désespoir et de la honte. C’est en effet Thésée en personne qui lui apprend l’amour réciproque d’Hippolyte et d’Aricie. A la confusion d’être repoussée s’ajoute soudain pour Phèdre la torture de se savoir dédaignée pour une autre: „Oenone, qui l’eut cru? J’avais une rivale.” Accablée par ce nouveau tourment, Phèdre songe au pire: „Il faut perdre Aricie”. La honte l’arrêtera. Elle chassera Oenone. Il ne lui restera plus qu’à mourir. La jalousie concourt ainsi à précipiter la tragédie. Les souffrances qu’elle engendre sont en outre d’autant plus fortes que les personnages raciniens possèdent une imagination suffisante pour se représenter l’intolérable, le bonheur de ceux qui s’aiment, quand, eux, ne sont pas aimés. La force irrationnelle de la passion racinienne permet de comprendre comment l’amour, une fois né dans le coeur de Phèdre, y exerce d’irrépressibles ravages. Mais cette force n’explique pas vraiment pourquoi il y naît, pourquoi l’épouse de Thésée tombe précisément amoureuse de son beau-fils. La jeunesse, l’air „charmant” d’Hippolyte sont des explications à la fois suffisantes et insuffisantes. Suffisantes pour provoquer le trouble de Phèdre. Mais insuffisantes si l’on considère que cet amour n’est pas ordinaire, que l’ombre de l’inceste plane sur lui. Aussi la peinture racinienne de l’amour possède-t-elle une autre caractéristique, inhérente non au sentiment lui-même, mais à la manière dont il est vécu: Phèdre ressent sa passion comme fatale. Racine renoue, par-delà ses prédécesseurs

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immédiats, avec l’envoûtement des légendes grecques dont il a découvert, notamment dans Andromaque et Iphigénie, les virtualités tragiques. Si l’on a souvent dit que Phèdre est une tragédie grecque, c’est d’abord parce qu’elle respecte scrupuleusement les données légendaires du drame, dont Racine a su tirer les plus grands effet d’intensité. Son héroïne, conformément a la plus pure tradition antique, est „engagée par sa destinée et par la colère des dieux dans une passion illégitime dont elle a horreur toute la première”, écrit Racine dans la Préface de sa pièce. Son comportement des lors s’éclaire. Phèdre se qualifie elle-même de „monstre”(v. 703), c’est-à-dire qu’elle se considère comme la descendante malheureuse et effrayante d’une lignée dont les actes ont été répréhensibles. Phèdre est en effet la fille de Pasiphaé, une créature dépravée qui fut l’amante d’un taureau et la mère du Minotaure. Elle est aussi la soeur d’Ariane. Or Ariane, qui était une Crétoise, avait donné par amour au Grec Thésée une pelote de fil pour qu’il puisse, après avoir tué le Minotaure, retrouver la sortie du Labyrinthe. Comme la Crète et la Grèce étaient alors en guerre, Ariane a donc trahi sa patrie (le Grec Thésée étant un ennemi) et sa famille, puisqu’en aidant Thésée à tuer le Minotaure, elle l’a aidé à tuer son propre frère. Phèdre connaît ce sombre passé. Elle se sait victime de la vengeance de Venus qui, pour punir le Soleil d’avoir éclairé ses amours illégitimes avec le dieu Mars, s’acharne à perdre les enfants du Soleil: Pasiphaé d’abord; Ariane ensuite; Phèdre enfin. Le destin prend ainsi la forme de l’hérédité, de l’atavisme. Les concepts d’hérédité, de parenté hantent d’ailleurs Phèdre. A plusieurs reprises, elle parle de son aïeul le Soleil (les vers 169-172 et 1274-1275), et elle fait souvent allusion à sa race. D’autres fois, Phèdre use du mot „sang” (au sens d’”ancêtres”, d’”hérédité”). L’emploi du mot „sang” ne relève pas du lieu commun. Littéralement les traces de l’hérédité se trouvent dans le sang. Le mot traduit une détermination biologique, donc inéluctable. Il est trente-sept fois employé dans la pièce, presque toujours par Phèdre, et toujours sur un ton plaintif (les vers 257-258). Ainsi, par une l’ambivalence des mots et par la rencontre de la mythologie et de la biologie, le spectateur n’a nul besoin, pour comprendre Phèdre, de se faire une âme athénienne. Il ne lui est même pas nécessaire de croire à un châtiment divin réservé à la démesure orgueilleuse. Il lui suffit de considérer que l’hérédité, qu’elle porte en elle, pousse Phèdre à la plus fatale des passions. Phèdre renferme donc un aspect à la fois très grec et très moderne d’une certaine vision dramatique, riche en virtualités tragiques et pathétiques. C’est d’ailleurs pourquoi Racine a choisi de mettre en scène Phèdre de préférence à sa mère Pasiphaé, pourtant plus célèbre qu’elle dans la mythologie grecque. Victime de son instinct dénaturé et du cercle familial, Phèdre pose, plus que sa mère, le problème de la responsabilité et de la culpabilité Mais Phèdre est objectivement innocente. Juridiquement et moralement, en effet, il n’y a faute que s’il y a liberté d’action ou du moins absence de forte contrainte. Or la vengeance de Venus, qui se confond avec la fatalité, met la reine dans l’impossibilité d’agir autrement qu’elle ne fait. Une mortelle ne peut se soustraire aux forces divines. Phèdre n’est pas plus responsable de la haine de Venus qu’on ne l’est de son apparence physique, des maladies ou des infirmités dont on souffre. Elle a par ailleurs tout tenté, tout essayé, fut-ce au prix d’un injuste exil d’Hippolyte, pour échapper à la malédiction qui l’accable. Elle fait tous ses efforts, souligne Racine dans sa préface, pour surmonter sa passion. Elle parvient même, à force de volonté, à retrouver une

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certaine paix: «Je respirais, Oenone; et depuis son absence,/Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence.» (v. 297-298). Est-ce faute si, par une tragique ironie du sort, Thésée ramène Phèdre à Trézène et lui fait revoir l’„ennemi” qu’elle avait éloigné (v. 302-303)? Reprochera-t-on alors à Phèdre d’avouer à Oenone qu’elle aime Hippolyte? Mais, affaiblie par le jeune (v. 153-156), elle ne peut supporter les plaintes et les larmes de sa nourrice qui la supplie de parler (v. 311-312). Quand elle se décide à aborder Hippolyte (II, 5), ce n’est pas dans l’intention avouée de l’entretenir de sa passion, mais pour défendre les droits politiques de son fils Acamas. L’aveu qu’elle fera pourtant viendra de son égarement, du trouble qu’elle ne pourra surmonter. Reste l’accusation majeure: celle d’une passion incestueuse. Depuis l’Antiquité, les lois civiles et religieuses condamnent sans appel l’inceste. Mais, contrairement à la légende d’Oedipe ou celui-ci épouse sans le savoir sa propre mère, il n’y a pas d’inceste dans la pièce. Cet inceste n’existe ni en action, ni en pensée. Quand Phèdre, malgré elle, se déclare en effet, elle a tout lieu de se croire veuve. Or cette supposée disparition de Thésée atténue, par le fait même, tout lien d’alliance entre elle et Hippolyte. Ainsi, dans les circonstances précises où elle s’épanouit, la passion de Phèdre pour Hippolyte ne choque pas vraiment les convenances. Comment d’ailleurs ne pas comprendre cette passion? Reine et Grecque des anciens âges, Phèdre a vécu sous les voûtes obscures du gynécée. Elle aperçoit un jour Hippolyte beau, radieux de jeunesse, hautain, farouche, vivante image d’un Thésée jeune, qu’elle n’a point connu. Le Thésée qu’elle a épousé était déjà âgé. Délaissée, trompée, comment Phèdre ne ressentirait-elle pas quelque penchant pour ce jeune prince qui incarne à ses yeux le renouveau, la fraîcheur, la beauté, le plaisir amoureux? Son désir, parce que tardif, se charge d’intensité. Les spectateurs du XVIIe siècle n’étaient pas assez puritains pour s’indigner d’une telle passion. ⇒ En fait, la question n’est pas de savoir si Phèdre est objectivement coupable et incestueuse. Une seule chose compte: Phèdre se reconnaît subjectivement coupable. Racine précise dans sa préface que son héroine „n’est ni tout a fait coupable ni tout a fait innocente”, ce qui revient à admettre qu’elle n’est pas sans responsabilité dans le drame. Mais, à ce moment, Racine souhaitait se rapprocher de ses anciens maîtres jansénistes et avait alors besoin de faire une déclaration quelque peu moralisante (voir p.7). En réalité, la mise en question de l’amour se situe sur un plan plus profond: dans toutes les pièces de Racine, à la seul exception d’Alexandre, l’amour tombe sous le coup d’un interdiction. Phèdre s’éprouve coupable: elle ne cesse elle-même de la proclamer. Dès sa première apparition sur scène, elle s’accuse de trop prolonger la „coupable durée” (v.217) de son existence, elle conçoit sa passion comme un „crime” pour lequel elle ressent une „juste terreur” (v. 307). La honte l’habite en permanence; elle supplie Hippolyte de la tuer: «Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper./ Voilà mon coeur. C’est là que ta main doit frapper.» (v. 704-705). Après le retour de Thésée et la calomnie d’Oenone, le sentiment de culpabilité de Phèdre s’accroît encore. Elle n’a point de mots assez durs ni assez violents pour se condamner: « Mes crimes désormais ont comble la mesure./Je respire a la fois l’inceste et l’imposture. /Mes homicides mains, promptes a me venger,/Dans le sang innocent brûlent de se plonger. /Misérable ! et je vis? (v. 1269-1273). C’est ce sentiment, autant que le remords d’avoir provoqué la mort d’Hippolyte, qui la conduit a se suicider. Phèdre se sent ainsi coupable et d’aimer et, en continuant à vivre, de

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rester la proie de la fatalité. «Triste rebut de la nature entière», elle se juge souillée (v.1241). C’est pourquoi Phèdre est une femme vouée par la colère de Venus à aimer malgré elle, dans la honte et la haine de sa propre passion.

MODULE 12. ⇒ UNE POLITIQUE ÉROTIQUE. La fascination que l’on éprouve pour Phèdre, ses déchirements intérieurs et son tragique destin, fait que l’on oublie trop souvent l’intrigue politique de la pièce. Toute tragédie est par essence politique et, dans ce cas-ci, la rumeur de la mort de Thésée ouvre une crise dynastique. La compréhension de cette crise éclaire davantage encore les mobiles passionnels des personnages. Le thème politique se justifie d’autant mieux dans la pièce que l’action se déroule dans le cadre d’une monarchie héréditaire, ce qui place au premier plan les droits de la naissance que les personnages portent avec eux. Or, comme l’indique le tableau généalogique, les protagonistes de la pièce non seulement appartiennent à une même et vaste famille par le jeu des adoptions et des descendances, mais ils peuvent encore tous prétendre succéder à Thésée. La mort du roi ouvre une crise dynastique complexe. Bien que l’action se déroule dans la seule ville de Trézène, Thésée était trois fois roi et laisse donc trois trônes vacants: celui de Trézène qu’il détenait en droite ligne de son père; celui de Crète, par suite de son mariage avec Phèdre, dont le père était roi de l’île; celui, enfin, d’Athènes, que Thésée occupait illégalement, son père ayant été jadis adopté par Pandion II, roi d’Athènes, et ayant chassé les héritiers légitimes (les Pallantides), dont Aricie est précisément la soeur. Dès sa première apparition sur scène, Aricie ne manque d’ailleurs pas de rappeler qu’elle est une princesse injustement écartée du trône d’Athènes (v.421 a 422). C’est ce qui motive l’interdiction que Thésée (un usurpateur a ses yeux) fait peser sur elle. Il a ordonne qu’Aricie ne se marie jamais (v. 106). Thésée redoute que, si Aricie se mariait, elle n’engendre des enfants qui sauraient plus tard faire valoir leurs droits sur le trône d’Athènes. Aussi les rivalités politiques se déchaînent-elles des que circule la rumeur de la mort du roi. Athènes se divise aussitôt en deux clans: les uns souhaitent avoir pour souverain Acamas (le fils de Phèdre et de Thésée); d’autres soutiennent Hippolyte (fils de Thésée et de l’amazone Antiope); certains même, rêvent de voir Aricie devenir reine et prendre la place légitime de ses aieux (v. 325 a 330). A ces ambitions, Hippolyte préfère un généreux partage; il compte se réserver Trézène, propose Athènes à Aricie et laisse la Crète au fils de Phèdre (v.477 a 508). Il n’a pas le temps d’en dire davantage, ni de rendre son projet public. Théramène lui annonce presque aussitôt qu’à Athènes les partisans de Phèdre viennent de triompher, et qu’ils ont imposé Acamas comme nouveau souverain. Le retour de Thésée rendra caduques toutes ces ambitions prématurées et ramènera l’ordre dans les trois royaumes. ⇒ Que la crise dynastique se dénoue d’elle-même par la réapparition de Thésée et qu’elle n’ait aucune conséquence sur le plan politique, n’implique pas qu’elle soit sans effet sur le drame passionnel que vivent les protagonistes de la pièce. Elle influe bien au contraire sur son déroulement. Ces querelles et rivalités politiques expliquent d’abord qu’Hippolyte ait honte d’aimer Aricie. Sur son amour pèse l’interdit paternel. C’est pourquoi Hippolyte ne se résout qu’in extremis à avouer à son père sa passion pour Aricie: il ne l’avoue que pour se disculper de la calomnie qu’Oenone fait peser sur lui. La nourrice de Phèdre vient de l’accuser d’avoir voulu tuer Phèdre. Mais, quoi qu’Hippolyte puisse dire pour se défendre, Thésée ne le croit pas: comment admettrait-il que son fils ait, en aimant Aricie, bravé sa terrible

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loi? L’ouverture de la crise dynastique précipite également le malheur de Phèdre. Sitôt la nouvelle de la mort de Thésée connue, Oenone lui suggère de s’allier à Hippolyte pour écarter Aricie du trône d’Athènes: «Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.» (v. 362). Sans ce conseil d’Oenone, sans cette nécessité pour Phèdre d’assurer un avenir politique à son fils Acamas, la reine n’accepterait pas de rencontrer Hippolyte; or de cette entrevue naîtra l’aveu fatal. On peut enfin mesurer la douleur de Thésée, après la mort de son fils et les révélations de Phèdre, à la protection dont il entend désormais entourer Aricie. Il adopte la princesse (v.1649 a 1654). Accablé, Thésée oublie plusieurs décennies de haines et de rivalités politiques, comme si le pouvoir avait perdu tout charme. Le roi cède la place à l’homme désespéré, éternellement seul avec ses souvenirs. La crise dynastique qui éclate dans Phèdre ne constitue donc pas un aspect négligeable de la pièce, ni une concession aux lois de la tragédie classique. Elle découle logiquement des événements, elle accélère la crise passionnelle. L’amour et la politique sont en fait indissociables.

⇒ La tragédie classique appartient à un genre littéraire fortement codifié. Des théoriciens du théâtre (tels que Boileau dans son Art poétique) ne cessaient de rappeler les règles auxquelles elle devait se plier et qui, pour l’essentiel, remontaient à la Poétique d’Aristote. Ces règles (qui s’imposèrent après 1640) Racine les a scrupuleusement respectées, même s’il affirme dans sa préface de Bérénice que „la principale règle est de plaire et de toucher”. Comme leur nombre interdit de toutes les détailler, on se limitera à l’examen des trois plus importantes: les unités de temps, de lieu et d’action. Ces règles découlaient logiquement de l’idée que l’on se faisait de la tragédie, alors conçue comme l’«imitation d’une action». Autrement dit, la tragédie devait être vraisemblable et offrir au spectateur l’illusion qu’il n’assistait pas à la représentation d’une oeuvre de fiction, mais au déroulement sur scène d’une action que l’autorité de la légende ou de l’histoire prétendait véridique. Cette vraisemblance s’exerçait dans deux directions: le dramaturge ne pouvait pas modifier ses sources; et rien, jusque dans la composition et la structure de la tragédie, ne devait choquer le spectateur. Les règles concouraient donc à faire naître un certain plaisir: celui de se croire le témoin privilégié d’une aventure tragique. Si leur respect ne procura jamais du génie, les autres de génie, à l’instar de Racine, surent les utiliser pour donner plus de force et de pathétique à leurs oeuvres. LE TEMPS. En conséquence de cette théorie de l’imitation, les dramaturges s’efforçaient de rapprocher les deux temps inhérents à toute représentation: la durée objective du spectacle (deux heures et demie à trois heures pour une tragédie) et la durée supposée de l’action. Idéalement, ces deux durées auraient dû coincider. Mais comme c’était rarement réalisable, on avait fini par admettre que la longueur de l’action représentée ne devait pas excéder vingt-quatre heures. Au-delà, pensait-on, se produisait entre temps réel et temps fictif un trop grand décalage, préjudiciable à la vraisemblance (le spectateur ne pouvant croire qu’en trois heures de spectacle on lui présente des événements censés de se dérouler sur deux ou plusieurs jours). L’unité de temps apparaissait comme nécessaire à la crédibilité de l’oeuvre jouée et, partant, à l’intérêt qu’elle devait susciter. Force est de constater que Racine l’observe strictement dans Phèdre. La décision d’Hippolyte de partir à la recherche de son père (I,1), l’aveu de Phèdre à Oenone (I,3), la rumeur de la mort de Thésée et le souci de Phèdre de défendre les

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intérêts politiques de son fils (I,4 et 5) exigent peu de temps, une heure ou deux. Sur le plan de l’action, le second acte ne s’enchaîne pas directement sur le premier. Les théoriciens admettaient que des événements soient censés se produire durant un entracte, mais non entre deux scènes à l’intérieur d’un acte. L’arrivée du messager annonçant qu’Athènes s’est déclarée en faveur d’Acamas (II,6) implique en effet qu’entre les deux actes s’écoule un laps de temps suffisant pour qu’Athènes réagisse à la (fausse) mort de Thésée et pour que le messager puisse gagner Trézène: quelques heures au total. Mais, pour le reste, l’entrevue d’Hippolyte et d’Aricie (II,2) la venue et l’aveu de Phèdre (II, 3-5), la surprise d’ Hippolyte (II,6) n’exigent pas plus de temps qu’il n’en faut aux acteurs pour jouer l’acte. Durée fictive et durée réelle se confondent strictement. Il en va de même pour l’acte III. Un bref intervalle sépare les troisième et quatrième actes, puisque, lorsque débute l’acte IV, Oenone a déjà commencé de calomnier Hippolyte. Le dernier acte suit temporellement le précèdent. Il faut toutefois admettre une accélération des événements entre la première et la sixième scènes: Hippolyte doit avoir la possibilité de quitter Trézène, d’être tué sur son char, et Théramène doit avoir celle de revenir au palais porte la triste nouvelle. Toute l’intrigue peut cependant se dérouler raisonnablement en moins de vingt-quatre heures. ⇒ LE LIEU. L’unité de lieu procède de la théorie de l’imitation et de l’unité de temps. La tragédie ne devait pas comporter de changements de lieu plus importants que les moyens de communication de l’époque ne permettaient d’en effectuer en un jour. En pratique, les déplacements devaient se limiter au cadre du palais (ou d’une ville) et de ses abords. Ce qui est le cas dans Phèdre, dont l’action se déroule à Trézène et plus précisement, dans le palais de Thésée. Il s’agit en fait d’un lieu assez conventionnel: une antichambre où successivement Hippolyte se déclare à Aricie et Phèdre à Hippolyte, où Oenone dénonce Hippolyte à Thésée, où Thésée appelle sur son fils la colère de Neptune. Mais ce lieu, Racine s’est efforcé, autant qu’il le pouvait, de le caractériser, de l’individualiser. Le palais est voisin d’un rivage, où Hippolyte faisait naguère „voler son char” (v.130), et des forêts ou retentissaient ses cris quand il chassait (v.133); aux portes mêmes de la ville, près de la mer, s’élève un „temple sacré”, redoutable aux „parjures” (v.1392 a 1394). Le lieu unique de la tragédie comporte ainsi tout un arrière-plan. ⇒ L’ACTION. L’unité d’action imposait que l’intérêt fut centré sur une seule intrigue. Ce qui ne signifie pas unicité de l’intrigue. „Ce qu’il fallait, c’est que les divers fils que pouvait comporter une intrigue fussent tisses de telle sorte que tout acte ou parole de l’un des personnages réagit sur le destin de tous les autres, et que chaque détail se subordonnait à l’action principale”. La pièce respecte cette exigence: la passion de Phèdre en constitue l’intrigue principale; l’amour d’Aricie et d’Hippolyte, la crise dynastique en forment les intrigues secondaires. Mais entre l’intrigue principale et les intrigues secondaires existent d’étroits rapports. La crise dynastique (p.41-42) n’est pas sans conséquence sur la passion de Phèdre, et l’amour d’Hippolyte pour Aricie provoque la fatale jalousie de la reine. Fénelon a pourtant contesté cette unité de l’intrigue: „Racine a fait un double spectacle en joignant a Phèdre furieuse, Hippolyte soupirant contre son vrai caractère. Il fallait laisser Phèdre toute seule dans sa fureur; l’action aurait été unique, courte, vive, rapide…”. ⇒ Le couple Hippolyte-Aricie est indispensable. Sa présence crée des concordances subtiles: elle s’oppose à la solitude de Phèdre, et sa saine pureté met en valeur la

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monstrueuse passion de la coupable. Ce parallélisme est sensible dans l’agencement des thèmes: le jeune homme révèle à son confident un amour normal, mais sans espoir (I,1); Phèdre avoue a sa nourrice une passion incestueuse, impossible a satisfaire (I,3). Hippolyte demande audience à Aricie sous prétexte de régler la succession de Thésée malgré lui, il lui parle d’amour (II,2). Phèdre rencontre Hippolyte pour l’entretenir de problèmes politiques; malgré elle un aveu délirant lui échappe (II,5). C’est l’image du couple Hippolyte-Aricie qui cause le désespoir de la reine (III,3) et provoque ses insinuations calomnieuses (III,4). Jusqu’à la fin, le rôle des deux femmes interfère, Aricie faisant une démarche pour sauver son amant (V,3), Phèdre ayant agi de même (IV), l’une et l’autre en vain. Si le spectateur assiste à la révélation de deux amours (un homme et deux femmes), il a le sentiment d’assister à un drame unique dont la jalousie fait l’unité. Tout ce qui est représente ou rapporte sur scène pousse inéluctablement Phèdre au suicide. Le récit de Théramène (v.1498 a 1570), le plus long du théâtre classique, a lui aussi longtemps été critique. Dans la mesure en effet ou la tragédie doit représenter (imiter, comme on disait à l’époque) une action, elle ne devait idéalement renfermer aucun récit, forme statique par nature. Comme c’était irréalisable en pratique, on avait fini par se résigner à admettre le récit, a la double condition toutefois qu’il se trouvât au début ou à la fin de la pièce, et qu’il fut justifie. Le récit de Théramène satisfait à cette double contrainte. Comme les bienséances interdisaient de montrer sur scène la mort d’un personnage et comme il aurait été par ailleurs techniquement difficile d’y représenter un „monstre furieux” sortant des eaux et s’attaquant aux „superbes coursiers” tirant le char d’Hippolyte, il fallait bien que quelqu’un vient relater cette fin cruelle. Mais, surtout, le récit de Théramène, outre sa valeur informative, fait partie intégrante de l’action. C’est un chant funèbre compose en l’honneur du héros exemplaire qu’est Hippolyte.

MODULE 13. ⇒ LANGAGE DES BIENSÉANCES. „Voilà une grande fortune pour notre siècle de voir courir une femme après le fils de son mari et vouloir faire un inceste en plein théâtre”, ironisait Pradon, le rival de Racine. Il ne voulait pas voir que le mérite de Racine était d’avoir su accommoder un sujet délicat au goût du public. La décence et l’obligation de ne pas choquer le spectateur (ce qu’on appelait d’un terme général, les «bienséances») exerçaient alors une véritable tyrannie. Non que les gens du XVIIe siècle fussent prompts à se scandaliser, mais, avant 1630, au cours de l’époque baroque, le théâtre avait connu de tels excès de brutalité et de grossièreté que s’était produite une très forte réaction. On pouvait continuer à mettre en scène tous les sujets à condition de savoir dire les choses avec art et élégance: «Il n’est point de serpent ni de monstres odieux/Qui, par l’art imite, ne puisse plaire aux yeux», soutiendra Boileau dans le chant III de son Art poétique. Dans ce contexte, le sujet de Phèdre s’avérait particulièrement difficile à traiter. Les bienséances avaient en effet adouci la légende antique. L’art de l’auteur fut assez subtil pour faire accepter au grand Arnauld lui-même, l’austère janséniste, les débordements de la malheureuse. ⇒ Ce qui confère une parfaite dignité aux paroles choquantes et aux déclarations les plus brûlantes, c’est la manière dont elles s’énoncent. La tragédie est dotée d’un langage technique, où se fondent et se confondent le langage de la Cour, et le langage de la galanterie. En proie aux pires égarements, les personnages n’oublient jamais de se donner leur titre: prince, princesse, madame, seigneur etc., créant ainsi un climat

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de majesté. Ils se servent en outre de mots qui ont pour fonction d’ennoblir: le „bruit” signifie la renommée, le „coeur”, le courage, l’„objet”, la femme aimée, le „neveu” est le descendant, la „gloire”, la réputation, le „travail”, l’exploit. Quand Phèdre laisse échapper son secret, elle ne déclare pas directement son amour, ce qui aurait été inconcevable pour une reine. Elle imagine seulement a haute voix qu’Hippolyte serait descendu à la place de Thésée dans le Labyrinthe, qu’elle l’aurait donc aidé, aimé, épousé, au lieu de Thésée, qu’elle avait effectivement aidé, aimé, épousé (vers 661-662). Cette façon de s’exprimer convient au rang des héros qui l’emploient. Elle les place au-dessus de la commune humanité, sublime leurs sentiments, leurs actes et leurs rapports. Si grands soient-ils, les personnages éprouvent pourtant de brûlantes passions. Pour révéler leurs faiblesses, tout en conservant leur prestige, ils usent du langage de la galanterie en vogue à la Cour et à la Ville, et de rigueur dans l’univers tragique. Les substantifs possèdent une valeur d’atténuation, grâce à l’emploi constant de la litote (art d’exprimer le plus en disant le moins); ils éveillent de furtives images qui traduisent noblement d’érotique confidences. Les unes évoquent un brasier: „feux”, „flammes”, „ardeur”, „brûler”, „fièvre”; d’autres soulignent la perte de la liberté: „liens”, „captifs”, „joug”, „fers”. La passion amoureuse, parvenue à son paroxysme, s’exprime en termes de „fureur”, d’”égarements”, de „trouble”. Certains mots retrouvent la vigueur de leur sens étymologique: „charme” (du latin carmen) est employé au sens d’incantation magique pour suggérer l’influence irrésistible de l’amour; „horreur” (du latin horror) évoque une frayeur qui touche à la répulsion; „fatal” (du latin fatum) relève du destin et marque l’impuissance de la volonté humaine devant les décisions de la fatalité ou des dieux; „funeste” (du latin funus: funérailles) implique l’idée de mort. D’autre mots désignent les délices (comme l’expression „aimables transports”) et surtout les tourments de l’amour: „soins”, „gène” (torture), „chagrin”, „tourment” (supplice), „affligé”, „affreux”, „étonné” (au sens de frappé comme par la foudre). Leur signification, affaiblie par l’usage, est révitalisée par le contexte. Ce langage se plaît a dégager la valeur poétique et symbolique de certains mots. Deux cas typiques: le mot „chemin” (les vers 1220-1224) qualifie l’itinéraire sentimental que les personnages ont tant de mal à suivre. Le mot „monstre” (du latin monstrum, créature anormale), par ailleurs, ne désigne pas seulement les brigands abattus par Thésée; il suggère aussi l’inconcevable vilainie des âmes, ce qui permet à Aricie de tenir des propos d’une ambiguité redoutable: «Vos invincibles mains/Ont de monstres sans nombre affranchi les humains;/Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre… » (v. 1443 a 1446).

MODULE 14. ⇒ UNE POÉTIQUE DU TEXTE. On a souvent loué la poésie racinienne. „Quels vers ! quelles suites de vers ! Y eut-il jamais, dans aucune langue humaine, rien de plus beau”, écrit Gide dans son Journal. Phèdre, modèle achevé de „poésie pure”, vaut autant, sinon plus, par la magie de son incantation que par son pathétique et la profondeur de ses analyses. Racine a souvent inspiré les peintres. C’est que tout son théâtre est rempli de „tableaux”. On peut classer ces images en trois catégories: mythologiques, idylliques et hallucinatoires. → (i) Les images mythologiques servent à recréer un état de civilisation très reculé dans le temps. C’est encore l’enfance de l’humanité. L’homme vit dans l’intimité des dieux, le surnaturel fait partie de l’existence journalière. Phèdre ouvre, par exemple, sous nos yeux le gouffre qui l'épouvante. Imaginant l’attitude de son père

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Minos, juge aux Enfers, elle décrit sa colère devant la passion criminelle de sa fille: «Que diras-tu, mon père, a ce spectacle horrible?/Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible;/Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,/Toi-même de ton sang devenir le bourreau.» (v.1285-1288). La vision est concrète, et s’adresse autant à la vue qu’à l’ouie du spectateur ou du lecteur. Les éléments naturels participent à la vie universelle, comme s’ils éprouvaient des sentiments. La terre engloutit les hommes et, „humectée”, elle «But à regret le sang des neveux d’Erechthée» (v.426). Elle renferme aussi les „cavernes sombres”,«Lieux profonds, et voisins de l’empire des ombres» (v.966), où Thésée fut enfermé. Si la mer, unie au vent, symbolise la liberté et l’évasion, elle indique également la mort. Oenone « A cherché dans les flots un supplice trop doux” (v.1632). Dans le récit de Théramène relatant la mort d’Hippolyte, les vagues reculent, comme si elles étaient épouvantées, devant le monstre qu’elles apportent (v.1524). Une allusion mythologique, un nom propre ou géographique, l’évocation des éléments fondamentaux, constitutifs de l’univers, font renaître un passé lointain, primitif, avec une dimension qui rappelle la couleur de l’épopée. → (ii) Les images idylliques viennent parfois adoucir la sauvagerie de ces tableaux. Les unes font surgir Hippolyte beau comme un dieu, pourchassant le cerf ou faisant courir son cheval sur la plage. Théramène dit qu’on voyait Hippolyte «Tantôt faire voler un char sur le rivage, /Tantôt, savant dans l’art par Neptune invente, /Rendre docile au frein un coursier indompté.» (v.130-132). Aricie déclare à sa confidente qu’elle aime en Hippolyte „sa beauté, sa grâce tant vantée” (v.438). Lui-même décrit le trouble que lui inspire l’amour qu’il éprouve pour Aricie en avouant que rien ne l’intéresse désormais: «Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune; /Je ne me souviens plus des leçons de Neptune;/Mes seuls gémissements font retenir les bois, /Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.» (v.549-552). D’autres images, fraîches et apaisantes, présentent un port baigné de lumière, des vaisseaux à l’ancre, des vagues luisant sous le soleil (v.797 et suivants). On dirait que, par instants, le dramaturge veut nous arracher à ces voûtes sombres où l’on suffoque, où les désirs et les haines s’exaspèrent. → (iii) Les images hallucinatoires campent Phèdre tantôt ivre de jalousie, tantôt accablée sous l’excès de douleur. Elle imagine le monde infernal (acte IV, scène 6): Minos le juge, la foule des morts, qualifiée de „pâles humains”, l’urne d’où l’on tire la sentence, les supplices du Tartare, le fleuve des Enfers. A l’arrière-plan, surgit un ciel empli de divinités, de ses parents qui l’abandonnent. La vision devient obsédante, créée par un flot d’apostrophes, d’interjections, d’interrogations, d’exclamations haletantes (v.1273 a 1289). Elles révèlent le fond d’une conscience si bouleversée que, par moments, celle-ci échappe au contrôle de la raison.

Racine crée avec une économie exemplaire de moyens. Le nombre limité de procédés confère au vers ses qualités classiques. Deux fréquentes tournures de style caractérisent la manière dont les personnages s’expriment. Comme tous sont des gens d’un rang social élevé, leur langage a quelque chose de noble, de raffiné. Ce style soutenu est rendu par: → (i) l’emploi de l’adjectif, souvent placé devant le nom qu’il qualifie: „des amoureuses lois” (v.59); le „sacré diadème” (v.801); „ma jalouse rage” (v.1258); le „sacrilège voeu” (v.1316); → (ii) l’emploi de mots abstraits au pluriel (appelé «pluriel poétique») qui étoffe en généralisant. Les amants parlent de leurs ardeurs, de leurs froideurs, de leurs mépris. On dirait que la

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multiplicité estompe le caractère trop précis des confidences. En revanche, Racine emploie le singulier au lieu du pluriel quand il lui faut donner aux passions une force inhabituelle. Lorsque Thésée veut marquer l'ignominie d'un fils qu'il croit monstrueux, il lui crie: «Après que le transport d’un amour plein d’horreur/Jusqu’au lit de ton père a porté sa fureur, /Tu m’oses présenter une tête ennemie» (v.1047-1049). Ordinairement, on parle de „transports amoureux”: le singulier fait peser toute la charge de l’accusation sur un seul être, exceptionnellement pervers. L’autre aspect caractéristique de cette poésie réside pour nous dans un discret archaïsme: le participe est apposé au sujet avec la valeur d’une proposition subordonnée. Racine écrit: «Les monstres étouffés et les brigands punis, [..] /Et les os dispersés du géant d’Epidaure,/Et la Crète fumant du sang du Minotaure.» (v.79 et 81-82). Au lieu de mots abstraits (l’étouffement, la punition, la dispersion), ce tour met l’action sous nos yeux, de façon vivante et concrète. Ce qui donne enfin à cette poésie son extraordinaire pouvoir de suggestion, c’est le retour où la juxtaposition de mots dont le rappel ou le rapprochement crée chez le spectateur une impression obsédante. Par exemple, le mot „feu” qui, au pluriel, traduit une passion brûlante. Il réapparaît avec des nuances différentes, mais toujours associé au désir ardent de Phèdre, souligne quelquefois par des références aux frissons, à l’accablement, à la folie: «Je sentis tout mon corps et transir et brûler. /Je reconnus Venus et ses feux redoutables.» (v.276-277). Phèdre prend sa „flamme en horreur”, maudit „une flamme si noire” (v.308 et 310). A Hippolyte, elle déclare: «Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée» (v.634). La sensation de brûlure est parfois si intense qu’elle est indiquée directement: «Penses-tu que, sensible à l’honneur de Thésée, /Il (Hippolyte) lui cache l’ardeur dont je suis embrasée?» (v.845-846). Ou bien: «Mon époux est vivant, et moi je brûle encore!» (v.1266). Le thème du feu est souvent lié à la déraison: «Il sait mes ardeurs insensées» (v.765). Le feu est toujours sous-jacent, toujours associé à des catastrophes. Est-ce un hasard si le monstre qui épouvante l’attelage d’Hippolyte crache le feu (v.1533 et 1534)? Si Thésée fit „fumer” (v.82) la Crète du sang du Minotaure? Si Phèdre fait „brûler” (v.284) l’encens pour apaiser Vénus? Plusieurs mots chers aux personnages sont également ambiguë: „monstre”, „sang”, „fumée”, „jour”, „lumières”, „ombres”, etc., sont autant de symboles qui suggèrent l’état d’esprit et les hantises des personnages. → Par le langage, par le thème du feu, par les images idylliques qui parcourent la pièce, par les hésitations de Phèdre qui tantôt aspire à revoir le jour et tantôt, épouvantée, se réfugie sous les voûtes du palais, la tragédie devient une sorte de symphonie primitive. ⇒ Phèdre, un caractère. C’est également en fonction de la dramaturgie et des bienséances qu’il convient d’interpréter les propos de Racine affirmant dans sa préface que le „caractère de Phèdre” est ce qu’il a „mis peut-être de plus raisonnable sur le théâtre”. La formule est en apparence paradoxale. Comment Racine peut-il en effet qualifier de „raisonnable” un être si fortement dominé par sa passion qu’il en oublie tous ses devoirs? Ce que Racine veut dire, c’est que Phèdre agit conformément à ce qu’on peut attendre d’un personnage tragique placé dans la situation qui est la sienne. C’est donc à la raison de l’auteur et des spectateurs qu’il faut penser. Il y a raison parce que le dramaturge se plie aux règles principales de la tragédie, parce que Phèdre obéit à la logique interne de ses sentiments. En empruntant son sujet à Euripide, Racine pratique l’imitation des Anciens, alors jugée

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indispensable et „raisonnable”. Ce respect des bienséances donne de la passion de Phèdre une peinture nullement choquante. Raisonnable, Phèdre l’est enfin parce que, conformément aux preceptes aristotéliciens, elle „n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente”, ce que devait être tout héros (ou toute héroine) de tragédie.

MODULE 15. UNE POÉTIQUE DE LA RÉCEPTION. L’oeuvre de Racine et Phèdre, au premier chef, ont été l’objet d’interprétations nombreuses et, parfois, contestées. On n’en retiendra que trois. La première s’interroge sur la signification de la pièce et est contemporaine à l’auteur; les deux autres s’efforcent de renouveler le sens d’un texte constamment étudié depuis trois siècles. → (i) Le jansénisme prend sa source dans les écrits de saint Augustin, dont l’évêque hollandais Jansen, appelé Jansenius, avait rédigé un commentaire, l’Augustinus, publié en 1640. Cette doctrine professait que depuis le péché originel, l’homme n’est plus entièrement libre, qu’il ne peut obtenir le salut de son âme que par la grâce divine. Mais Dieu ne l’accorde qu’à ceux qu’il a élus. C’est la thèse dite de la „prédestination”: Dieu décide seul et par avance des créatures qu’il veut sauver et de celles qu’il voue a la damnation, sans considération de leur foi ni de leur actions. Ce qui ne signifie pas que l’homme ne doive rien faire pour se sanctifier. Mais ses pensées et ses actes, si vertueux soient-ils, ne seront jamais suffisants pour mériter l’inestimable bienfait du salut. Or, comme les jansénistes qui possèdent un sens aigu du péché, Phèdre a une vive conscience de sa déchéance: elle sait qu’elle expie le péché originel qui pèse sur sa race, et elle est persuadée qu’elle est promise à la damnation (v.1269-1289). Les mots qu’elle prononce peuvent aisément prendre une coloration janséniste: „faute”, „crime”, „souillure”, „enfers”. Il est vrai que son suicide est contraire au jansénisme; mais il fait partie de l’arsenal tragique; c’est l’un des ressorts du dénouement. De là vient que, dès sa création en 1677, on a pu voir en Phèdre une tragédie janséniste. L’un des maîtres de Port-Royal, avec qui Racine souhaitait se réconcilier, le grand Arnauld, affirmait que Phèdre était „une chrétienne à qui la grâce aurait manqué”. L’héroïne représenterait l’un de ces êtres déchus auxquels Dieu, dès leur naissance, a refusé le salut. Phèdre a beau lutter contre la tentation du péché, chercher des secours dans la religion (en multipliant les sacrifices à Vénus), sa perte est certaine, car elle est prédestinée. Cette interprétation, maintes fois défendue, est cependant loin d’entraîner une totale unanimité. Elle soulève en effet plusieurs objections. S’il est évident que Racine a été fortement marque par le jansénisme, cela n’implique pas automatiquement qu’il ait voulu écrire une tragédie janséniste. Sa volonté, affichée dans la préface de la pièce, de réconcilier le théâtre et des personnes „célèbres pour leur piété”, ne fait que reprendre des lieux communs sur la fonction morale du théâtre. Ni Corneille ni Molière n’avaient dit autre chose en leur temps. Tout au long de l’histoire du théâtre classique, les dramaturges ont à l’envi répété que leurs oeuvres remplissaient une fonction morale dans la mesure ou, en montrant sur scène a quels malheurs aboutissaient les dérèglements passionnels, elles tuaient chez le spectateur le désir d’imiter les personnages. La seconde objection s’appuie l’une des caractéristiques fondamentales du genre littéraire qu’est la tragédie. Celle-ci repose en effet depuis toujours sur la notion de faute. Aristote recommandait que le héros tragique ne fût ni tout a fait coupable ni tout a fait innocent. S’il était totalement coupable, son châtiment ne pouvait en effet émouvoir le spectateur, qui le jugeait mérité; s’il était, à l’inverse, complètement

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innocent, sa punition indignait, scandalisait, mais n’émouvait plus. En campant Phèdre coupable malgré elle, Racine se conforme à la loi du genre. De plus, dans la pièce, la divinité n’est nullement représentée comme une divinité juge, mais comme une puissance foncièrement maléfique, responsable de l’amour de Phèdre. Enfin, contrairement aux jansénistes hantés par le péché, Phèdre se sent plus coupable de dire qu’elle aime Hippolyte que de l’aimer en secret: «…je n’ai que trop parle./Mes fureurs au dehors ont osé se répandre./J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre.» (v.740 a 742). C’est pourquoi, avant de considérer Phèdre comme une pièce janséniste, il convient d’y voir une pièce qui respecte les lois traditionnelles du genre. Par la fatalité qui écrase le personnage, l’oeuvre s’alimente aux sources traditionnelles du tragique grec. → (ii) La psychocritique, inaugurée par les travaux de Charles Mauron, appartient au courant dit de la „nouvelle critique” apparu dans les années 1950. La „nouvelle critique” se proposait d’étudier les textes à l’aide des outils et des acquis de disciplines modernes telles que la sociologie, la psychanalyse, la phénoménologie, l’anthro-pologie. La psychocritique se présente comme une application de la psychanalyse à la critique. Elle part du principe que la personnalité profonde d’un artiste se projette dans son oeuvre. Ainsi, en étudiant les structures d’une oeuvre, les images obsédantes qu’elle renferme, c’est-à-dire celles qui reviennent le plus fréquemment, on peut découvrir les désirs et angoisses secrets de l’artiste. Selon Charles Mauron, la personnalité de Racine a été marquée par deux empreintes indélébiles: sa condition d’orphelin et son éducation janséniste. Interprétant de manière psychanalytique le rôle joué par la tante de l’auteur (Mère Agnès, supérieure de Port-Royal) dans la formation affective du sur-moi de l’enfant, Charles Mauron estime que l’image de celle-ci dut être prédominante. Or cette image «était celle d’une jeune fille. Cela dut favoriser une fixation ambivalente à la mère, objet de crainte et d’amour à la fois, et aggraver les difficultés oedipiennes, entre trois et six ans”. On sait que les psychanalystes, tout fils éprouve, en son plus jeune âge, le complexe d’Oedip, c’est-à-dire le désir de s’unir incestueusement à sa mère. Le jansénisme, en considérant les instincts comme radicalement mauvais, renferme par ailleurs toutes les caractéristiques d’une névrose obsessionnelle. S’appuyant sur ces observations, Charles Mauron renverse l’optique traditionnelle de la pièce. Hippolyte, estime-t-il, ressent pour Phèdre, inconsciemment, comme tous les fils, un désir incestueux (pour satisfaire à la bienséance et pour respecter la légende, Racine a remplacé la mère par la belle-mère). Mais ce désir est refoulé, écrasé par le „sur-moi” qu’incarne le père, Thésée, obstacle à l’assouvissement de l’instinct. Pourtant le „moi” réagit, essaie de s’affirmer, recherche Aricie, avec qui il pourrait former le „couple”. Mais, là encore, il se heurte au „sur-moi”, à l’interdit paternel, puisque Thésée a expressément ordonné que nul homme n’épouse Aricie (I, 1). Cependant, cet amour, bien qu’il soit défendu, est normal, honorable, acceptable par le „moi”, alors que le désir incestueux, issu du „ça”, lui fait horreur. Il se produit donc un phénomène d’inversion: le désir ressenti pour Phèdre, fruit défendu, se transforme en haine, provoquée par la faute qu’il signifie. Ce désir se porte de la reine sur la princesse et devient conscient. Aricie représente ainsi le „moi” d’Hippolyte: elle sert de substitution à l’amour monstrueux et intolérable que le jeune homme éprouve pour Phèdre. Quant à Phèdre, elle est le double noir et criminel d’Hippolyte, l’image du „ça” inconscient et dépravé, opposé au „moi”

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conscient et sain. Le drame, s’organisant autour d’Hippolyte, consiste en l’échec du „moi”, désireux de réaliser son unité en épousant Aricie, de s’arracher à l’emprise du „ça” (Phèdre), et de trouver un accord avec le „sur-moi” (Thésée). Ce que l’on peut schématiser et résumer de la manière suivante: ⇒ Constitution psychique d’Hippolyte (selon Charles Mauron): → 1. SUR-MOI: Thésée: triple obstacle, le mari, le père, le roi. → 2. MOI: Aricie représentant l’amour normal. → ÇA: Phèdre représentant l’amour incestueux qu’elle inspire à Hippolyte, et qu’elle éprouve pour Hippolyte. Il y a donc un déplacement de culpabilité: le désir coupable du fils pour la mère s’inverse en un désir de la mère pour le fils. En somme, selon Charles Mauron, Phèdre et Hippolyte ne constituent qu’un seul personnage, tant Hippolyte est intimement lié à Phèdre. Son affectivité (son amour pour Aricie) ne peut se développer, le sentiment de sa culpabilité le fera mourir. La légitimité scientifique de cette lecture psychanalytique est en outre contestable dans la mesure où ni les données légendaires telles qu’elles nous ont été transmises, ni le texte même de Phèdre n’autorisent à conclure qu’Hippolyte aime, fût-ce inconsciemment, Phèdre. Enfin, même si cette interprétation jette peut-être quelques lueurs sur la genèse profonde de l’oeuvre, elle n’en explique ni la puissance dramatique ni la singulière beauté. → (iii) Le structuralisme s’efforce de dégager et d’analyser des „structures”, des rapports profonds, communs à des ensembles différents. Les onze tragédies que Racine écrivit durant sa carrière représentent globalement des organisations différentes les unes des autres. La question est de savoir si, au-delà de ces apparences, il n’existe pas une structure cachée commune aux onze pièces et par rapport à laquelle chaque tragédie serait comme une variante. Cette « structure » propre au théâtre racinien, Barthes a tentée de la dégager dans un ouvrage intitulé Sur Racine. Selon son interprétation, la „structure” fondamentale du théâtre de Racine est un „rapport d’autorité”. Ce rapport parait à Roland Barthes si permanent qu’il n’hésite pas à le représenter sous la forme d’une double équation: A a tout pouvoir sur B; → A aime B, qui ne l’aime pas. L’exercice du pouvoir que possède A revêt en outre un caractère toujours particulier en raison du lien spécifique qui unit les personnages: celui de l’ingratitude (qui est, effectivement, un thème fréquent des tragédies de Racine). B a une dette morale envers A; dès lors, si B résiste à A, il devient un ingrat. Mais l’ingratitude est pour B la forme quasi obligée de sa liberté. Ainsi A va-t-il tenter d’„agresser” B, en utilisant presque toujours la même technique: celle de donner pour mieux reprendre. B, quant à lui, résiste à cette „agression” soit par la plainte, soit par le chantage au suicide. Au fond de cette lutte entre A et B, qui reproduit en quelque sorte la situation existante entre le bourreau et sa victime, Barthes découvre que A incarne le „Père” et que B est le „Fils”. Il faut toutefois comprendre le mot „Père” dans son sens psychanalytique: le mot ne désigne pas obligatoirement le père biologique, naturel, mais la personne qui incarne le passé, qui, par son antériorité (le fait d’avoir vécu avant le „Fils”), affirme son existence et son pouvoir sur B. Plus precisément encore, l’image du „Père” se confond avec celle de Dieu, avec, non pas l’image du Dieu d’Amour de l’Evangile, mais du Dieu terrible et vengeur de l’Ancien Testament. Car, selon Barthes, le „Père” possède les mêmes attributs que Jahvé: il est celui qui engendre un „sentiment panique d’attachement et de terreur”, qui affirme le caractère inexpiable du passé et qui exerce toujours sa vengeance. „Son Etre est la méchanceté”. Mais comme le „Fils” (c’est-à-dire la

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créature) ne peut admettre que Dieu soit méchant, donc injuste, il va se faire coupable pour décharger la Divinité. Puisque le „Père” accable injustement le „Fils”, il suffit que le Fils mérite rétrospectivement ses coups pour qu’ils deviennent justes. „Tout Racine tient dans cet instant paradoxal où l’enfant découvre que son père est mauvais et veut pourtant rester son enfant.” En somme, les tragédies raciniennes sont le procés de Dieu. Roland Barthes conclut que ce „rapport d’autorité est extensif au rapport amoureux”, c’est-à-dire que ce dernier fonctionne sur le même schéma. → Cette interprétation, si elle rend compte d’une tragédie comme Bajazet, ne concerne pas beaucoup Ph èdre. On peut certes admettre que A représente Thésée et qu’il est le propriétaire inconditionnel de la vie de B (Hippolyte). On peut encore admettre que A (Thésée) voue un amour paternel sincère à son fils. Mais rien dans le texte de Phèdre n’autorise à affirmer que B (Hippolyte) n’aime pas filialement son père. Si l’on examine le „rapport amoureux” dont Barthes soutient qu’il fonctionne de la même façon que le „rapport d’autorité”, on n’aboutit pas davantage à des conclusions satisfaisantes. Il faut alors accepter que A représente Phèdre dans la mesure où elle exerce une contrainte sur Hippolyte pour l’obliger à faire ce qu’il ne veut pas, c’est-à-dire à l’aimer. Mais cette contrainte ne prend jamais dans la pièce la forme d’une pression morale ou d’un chantage. De quel pouvoir d’ailleurs dispose Phèdre sur Hippolyte? → Que ces interprétations et les controverses qu’elles suscitent parmi les spécialistes ne nous déroutent cependant pas. Elles montrent que des chefs-d’oeuvre comme Phèdre conservent leur mystère, et qu’au-delà du plaisir de la lecture, ils continuent de nous parler et de nous interroger.

MODELE 7. ⇒ MOLIÈRE. Comme Dante ou Goethe, Molière incarne le génie propre d'une langue et d'une culture nationales. Comme Cervantès, il incarne le rire dans sa puissance souveraine, qui transcende frontières et époques. Enfin, en matière de théâtre, son œuvre, avec celle de Shakespeare, constitue la référence absolue. Observateur sagace des mœurs et des cœurs, ne le surnommait-on pas en son temps le «peintre»? Virtuose de l'art de projeter la matière de son observation dans la trame d'une action comique admirablement ficelée, il excellait dans l'art de l'impromptu: son écriture épurée, nerveuse et drue «tombe» toujours juste, emportant dans son mouvement allègre une vision de l'humanité parfois acerbe, parfois attendrie, supérieurement aiguë et universellement moqueuse. Comédien admirable, habile à tirer un parti comique et expressif de ses défauts physiques mêmes, il inventa le masque de Sganarelle, auquel pour partie il s'identifia, mais sans jamais s'y laisser enfermer: l'éventail de son talent scénique allait de la vive insolence de Scapin à l'amertume véhémente d'Alceste. Ce génie de l'observation, de l'écriture et de l'incarnation dramatiques procède d'un double secret: une intuition souveraine de l'essentiel, qui confère à la comédie de Molière sa simplicité pertinente, sa justesse expressive et sa profondeur de méditation sans esbroufe; et une aptitude supérieure à opérer la synthèse entre des influences esthétiques, des sources dramatiques et des intentions morales très diverses, entre des sujets et des registres comiques très variés, entre des formes et des styles même disparates. → Baptisé le 15 janvier 1622 à Saint-Eustache, Jean-Baptiste Poquelin est le fils d'un marchand tapissier parisien, Jean Poquelin. Il aurait dû succéder à son père, qui obtient pour lui la survivance de sa charge, de «tapissier et valet de chambre du roi» - c'est-à-dire fournisseur de la cour en étoffes d'ameublement et

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petit mobilier. Il suit des études à Paris, chez les jésuites du collège de Clermont, puis à Orléans, où il aurait obtenu ses licences en droit. Mais Jean-Baptiste, qui a fait assez de latin pour lire les comédies de Plaute et de Térence dans le texte, rencontre la «tribu» Béjart, une famille originale, un peu bohème, passionnée par le théâtre, et il ne tarde pas à renoncer à la charge paternelle. → Avec ses nouveaux amis, le jeune homme fonde en juin 1643 l'Illustre-Théâtre. Ignorant la comédie, c'est aux grandes tragédies à la mode que s'essaie la troupe; son succès repose pour l'essentiel sur le talent de Madeleine Béjart. Jean-Baptiste est désormais devenu «Molière»; il épousera vingt ans plus tard Armande Béjart (très probablement la sœur de Madeleine, mais on a prétendu qu'elle était sa fille, voire celle de Madeleine et de Molière), qui créera le personnage de Célimène dans le Misanthrope. → Installé d'abord dans le faubourg Saint-Germain puis dans le quartier Saint-Paul, l'Illustre-Théâtre fait faillite au printemps 1645. Emprisonné pour dettes au début d'août et libéré immédiatement par son père, Molière quitte alors Paris. De 1645 à 1658, l'Illustre-Théâtre, dont il est devenu le directeur, fait ses classes dans les provinces, patronné un temps par le gouverneur du Languedoc, le prince de Conti, qui installe ses comédiens notamment à Pézenas lors des états provinciaux qu'il préside. → L'apprentissage de la comédie. De retour à Paris en 1658, Molière rapporte de ses tournées provinciales une expérience d'acteur comique rodé aux improvisations à l'italienne et aux tours de la farce française, dont le masque de Sganarelle opère la synthèse. Deux canevas comiques conservent la trace de cet apprentissage: la Jalousie du barbouillé et le Médecin volant. Car Molière a également commencé en province une carrière de poète dramatique et composé pour ses acteurs deux comédies régulières en vers tirées d'originaux italiens, l'Etourdi ou les Contretemps et le Dépit amoureux. Il y apparaît en Mascarille, autre personnage type créé par lui, celui d'un valet intrépide et virtuose, ancêtre de Scapin. Enfin, il semble qu'il se soit aussi essayé dès alors au théâtre mêlé de musique et de danse, en écrivant la trame du Ballet des incompatibles, dansé à Montpellier en 1655. Toute l'œuvre de Molière consistera désormais à épanouir ces tendances et, surtout, à en fusionner les intuitions selon des dosages variés, mais dans une unité et une cohérence de perspectives qu'on aurait tort de nier en opposant artificiellement chez lui une veine morale et une inspiration bouffonne: ⇒ l'histoire de la création moliéresque est précisément celle de leur fusion, à la faveur d'une conception synthétique du rire défini comme une optique universelle sur la nature de l'homme, celui d'alors et de toujours.

MODULE 1. ⇒ UNE ESTHÉTIQUE DU COMIQUE: LA TRILOGIE DE L’IMPOSTURE. De 1658 à 1664, Molière conquiert Paris, la cour et le roi par une série de coups d'éclat, en même temps qu'il élabore son esthétique comique en s'essayant à la comédie galante de ton soutenu (Dom Garcie de Navarre), en inventant une forme nouvelle d'association entre le texte dramatique et les ornements musicaux et chorégraphiques, qu'il nommera «comédie-ballet» (les Fâcheux, puis le Mariage forcé), en tentant divers dosages entre la farce et tantôt la satire sociale (sous le masque de Mascarille dans les Précieuses ridicules), tantôt la comédie morale (sous le masque de Sganarelle dans Sganarelle ou le Cocu imaginaire, puis l'Ecole des maris). C'est une petite farce, d'ailleurs, le Docteur amoureux, qui l'a mis en faveur dès 1658 auprès du jeune Louis XIV et de sa cour, avides de se divertir: ce succès vaut à la troupe, qui a acquis la protection officielle

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de Monsieur, frère du roi, son installation d'abord dans la salle du Petit-Bourbon, en octobre 1658, puis, ce théâtre cédant la place aux agrandissements du nouveau Louvre, dans la salle du Palais-Royal (construite jadis pour Richelieu), en janvier 1661. → Et c'est aussi avec une petite comédie d'origine farcesque, mais d'esprit satirique et de sel plus mondain, qu'il conquiert Paris dès 1659: les Précieuses ridicules profitent d'un effet d'actualité pour dégager de la pure farce l'esquisse d'une satire de mœurs et même d'une comédie de caractères d'un genre nouveau, où la bouffonnerie se charge non plus seulement de détendre l'atmosphère, mais aussi de faire la leçon aux extravagances chimériques par le ridicule dont elle les accable. Sganarelle ou le Cocu imaginaire scelle cette alliance de rencontre entre le simple plaisir de donner à rire par des effets farcesques, l'ambition la plus haute de peindre les ridicules de son temps et la profonde intuition morale des éternels travers humains. L'association de ces ambitions, nouée dans les Précieuses autour de l'extravagance ridiculisée, va bientôt féconder, comme le suggère le sous-titre de Cocu imaginaire, une dramaturgie de l'imagination aveuglante et aveuglée qui induit ces conduites incongrues, ces situations absurdes, ces doctrines perverses et dénaturées dont la comédie fait justice expéditive et implacable par le rire. Du Cocu imaginaire à l'Ecole des maris puis à l'Ecole des femmes, la leçon du moraliste et le métier du poète comique certes s'épurent et s'élèvent, mais la direction demeure la même: le triomphe de l'Ecole des femmes est fondé sur l'alliance désormais accomplie entre un rire éclatant qui exploite tous les registres, même les plus simples et les plus immédiats, et un dévoilement sans concession des masques de l'âme en proie à ses illusions aberrantes et à ses mensonges retors. → Bien sûr, jalousies et haines ne tardent pas à surgir autour de Molière (dont, par ailleurs, les Fâcheux sont créés le 17 août 1661 à Vaux-le-Vicomte au cours de la célèbre fête qui, ajoutée à d'autres griefs, vaudra sa disgrâce au surintendant Fouquet). Inimitiés excitées d'abord par les succès qu'il remporte, ensuite par la nouveauté des ambitions esthétiques qu'il assigne à la comédie en prétendant l'élever à hauteur de méditation morale sans renoncer pour autant à la piquante saveur des tours farcesques; et, surtout, on lui reproche les hardiesses d'une pensée exaltant, au nom de la nature et de la vérité, les plaisirs de la vie, l'amour, la liberté, la sincérité, que brime injustement une morale rigoriste et despotique, aveuglée par ses propres lubies qui la défigurent et la ridiculisent. La Critique de l'Ecole des femmes et l'Impromptu de Versailles, comédies de circonstance qu'il compose pour répliquer depuis la scène à ses adversaires, permettent d'ailleurs à Molière de formuler les données de cette esthétique renouvelée. Il y professe que le poète comique, prenant pour matière les conduites extravagantes de ses contemporains, doit les façonner en «caractères» universels dont la vérité se mesure, pour finir, à l'intensité du rire que ces ridicules transposés et mis à nu provoquent spontanément: le plaisir du spectateur vaut pour garantie de la réussite esthétique et morale de la comédie. ⇒ La trilogie de l'imposture. (i) Reste la question éthique et religieuse. Pour embarrasser les dévots, scandalisés par l'épicurisme joyeux et railleur de l'Ecole des femmes, Molière imagine de porter à la scène le couple ridicule formé par un dévot fanatique et un hypocrite libidineux qui le mystifie. Le Tartuffe est créé, comme le Mariage forcé et la Princesse d'Elide, dans le cadre on ne peut moins pieux des «Plaisirs de l'île enchantée», fête de cour donnée par Louis XIV à sa

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maîtresse du moment, Louise de La Vallière. La pièce métamorphose la farce traditionnelle du cocu mystifié par un moine lubrique et une femme facile en une grande comédie de l'imposture soutenue par les puissances perverses de l'image fallacieuse et de l'illusion fanatisée. En dépit de l'appui discret de la jeune cour et de son roi – qui patronne officiellement la troupe à partir d'août 1665 après avoir parrainé en février 1664 le premier-né de l'union entre Molière et Armande Béjart (janvier 1662) –, Tartuffe est interdit, sous la pression des dévots - regroupés autour de la reine mère et appuyés par la Compagnie du Saint-Sacrement, qui recrute jusque dans les plus hautes sphères de la société. (ii) La crise que font traverser à Molière les déchaînements de haine suscités par sa pièce et le triomphe éphémère de ses ennemis se manifeste, coup sur coup, par deux chefs-d'œuvre à la fois véhéments et perplexes, Dom Juan et le Misanthrope. → Ils posent à leur tour la question de l'imposture et de la vérité, mais aussi celle du rôle d'impitoyable dénonciateur prêté au genre comique, capable de débusquer par le rire les feintes du masque et les tromperies de l'imagination. Dom Juan, pourtant «épuré» dès la deuxième représentation d'une de ses audaces majeures (la scène du blasphème imposé au «Pauvre»), est néanmoins retiré de l'affiche sur on ne sait quelle pression après la quinzième; la maladie frappe gravement Molière durant l'hiver 1665-1666; le Misanthrope est accueilli fraîchement; enfin, une seconde version de Tartuffe, quoique adoucie, est à son tour interdite en août 1667. → Tout cela ne fait qu'aiguillonner l'activité du poète et du directeur de troupe: il compense pertes et déboires en exploitant aux dépens des médecins la veine farcesque de ses deux dernières «sganarellades» (l'Amour médecin et le Médecin malgré lui) et en satirisant les provinciaux ridicules (George Dandin). Molière cultive également une veine galante et souriante adaptée aux fêtes royales (la Princesse d'Elide, ou Mélicerte, pièce créée au «Ballet des Muses», à Saint-Germain), mais surtout épanouie dans la poésie en demi-teinte qui colore aimablement le Sicilien et Amphitryon, imité de Plaute. Autre sujet tiré du même modèle, l'Avare est, comme Dandin, charbonné de ces couleurs un peu sombres qui, dans la lignée du Misanthrope et jusqu'au Malade imaginaire quelques années plus tard, manifestent la présence persistante d'une nuance plus âpre dans la palette de Molière. Toutes ces œuvres, d'ailleurs, jusqu'à l'autorisation de Tartuffe, enfin survenue en février 1669, lorsque le parti dévot a perdu beaucoup de son influence à la cour, se ressentent discrètement de la grande querelle soutenue par le dramaturge et des coups qu'il y a pris et rendus: médecins portraiturés en imposteurs cyniques (Filerin dans l'Amour médecin), grand seigneur couvrant ses frasques du masque de la dévotion (Dom Juan), coquette sur le retour faisant une fin dans la pruderie (Arsinoé dans le Misanthrope), valet privé de son identité par un sosie qui lui emprunte ses traits pour s'en faire un masque (Sosie dans Amphitryon), pères tyranniques contraignant leurs enfants à un ascétisme hors de raison par avarice (Harpagon dans l'Avare) ou par rigueur morale (Orgon dans Tartuffe), femme dévergondée et rusée qui fait retomber sa faute sur un mari victime d'une erreur judiciaire devant le tribunal de la famille (George Dandin). Partout l'humanité semble en proie aux troubles et aux vertiges de l'illusion fomentée et exploitée par les tartuffes. Les années qui suivent la création du second Tartuffe parfont la synthèse entre les trois inspirations majeures, farcesque, galante et morale, qui avaient jusqu'alors fécondé l'œuvre de Molière. Et c'est sous le signe de

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l'imagination que s'opère cette association: sous le signe de l'imagination inventive et joyeuse des fourbes (Sbrigani dans Monsieur de Pourceaugnac et Scapin dans les Fourberies); sous le signe de la fantaisie imaginative et exotique dans les comédies-ballets à grand spectacle (Grèce de convention pour les Amants magnifiques ou Psyché, et Turquie imaginaire du Bourgeois gentilhomme); mais aussi, et inversement, sous le signe du délire d'imagination, celui du bourgeois qui se prend à son jeu de grand seigneur (le Bourgeois gentilhomme), celui de la provinciale qui se croit grande dame éclairée par les lumières de Paris (la Comtesse d'Escarbagnas), celui des femmes mordues par le démon du savoir (les Femmes savantes) et, sommet de l'égarement, celui du bien portant qui se veut et se croit malade en dépit de l'évidence (le Malade imaginaire). Les comédies-ballets. Toujours l'imagination et ses fantaisies: les «deux Baptiste», Molière et Lully, créent en trois ans (1669-1672) pour le divertissement du roi pas moins de cinq comédies-ballets, dont le texte comique, écrit et joué par le poète, est entrelardé de divertissements chantés et dansés conçus par le musicien. Cependant, pour la sixième et dernière, le Malade imaginaire, c'est à Marc Antoine Charpentier que Molière commande la musique. De fait, après le triomphe de Psyché, fruit d'une collaboration étroite entre plusieurs artistes qui frustre Molière d'une partie de son invention et convient assez peu, finalement, à son génie du ridicule, l'alliance se défait. Or, dès lors que le texte même de l'action dramatique y est chanté et non plus seulement joué, c'en est fait de la comédie telle que Molière la pratique: le combat d'avant-garde qu'avait mené la comédie-ballet depuis 1661 devient alors bataille d'arrière-garde, inéluctablement perdue, en dépit des efforts accomplis par Molière pour insérer au mieux les divertissements musicaux et chorégraphiques dans la trame comique de ses dernières œuvres. → Les deux meilleures réussites de ces efforts demeurent, après le carnaval endiablé de Pourceaugnac avec ses poursuites et ses farandoles burlesques, la scène de turquerie du Bourgeois gentilhomme et la cérémonie d'intronisation d'Argan en médecin dans le Malade imaginaire. Mais, globalement, c'est surtout la nature presque chorégraphique de l'écriture et de la structure dramatiques moliéresques, sensible dès les premières œuvres du poète (Scapin est en cela le frère jumeau du Mascarille de l'Etourdi ou les Contretemps de 1655), qui aura favorisé cette fusion inattendue du ridicule dru de la comédie morale et des fantaisies galantes ou délirantes de la comédie-ballet. ⇒ Cependant le principal acquis des dernières œuvres de Molière réside dans l'accroissement et l'approfondissement de ses personnages d'«imaginaires» – c'est-à-dire ces espèces de fous mus par la seule loi de leur imagination délirante, hantés par une idée fixe ou éblouis d'illusions chimériques –, comme M. Jourdain, Mme d'Escarbagnas, Philaminte et Bélise, qui d'ailleurs succèdent à Arnolphe, Argan, Alceste, Harpagon. → Ces personnages se répartissent en deux catégories majeures, les «obsessionnels» et les «extravagants», ceux-ci éblouis par une chimère qui repeint le monde aux couleurs euphoriques de leurs illusions puériles, ceux-là absorbés par une marotte qui les ferme à toute autre considération et abolit toute autre réalité. Chez certains s'associent d'ailleurs l'une et l'autre forme de folie: ainsi Argan, en proie à la hantise d'une maladie qu'il prétend faire soigner par une médecine dont le savoir est tout chimérique. La métamorphose du malade imaginaire en médecin imaginaire accomplit, au dénouement de la dernière comédie de Molière, la fusion entre les deux modalités du délire d'imagination dont sa dramaturgie n'aura cessé

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de mettre en évidence, par les formes les plus variées du rire, le ridicule aveuglement. ⇒ Voilà qui, au total, fait emblème de toute la démarche dramatique d'un acteur et dramaturge que la légende fait mourir sur scène (en fait, Molière meurt peu après la quatrième représentation du Malade imaginaire, le 17 février 1673, que, pris d'un crachement de sang, il doit interrompre): avant lui, le poète comique se croyait obligé de choisir entre imiter élégamment le réel pour plaire et instruire ou le déformer en le caricaturant pour faire rire, de choisir donc entre la comédie galante et la farce. A partir du principe que l'homme est par nature enclin à des comportements extravagants et aberrants, Molière réussit à fusionner ces deux inspirations: c'est dans la réalité même que le poète ira chercher sa matière naturellement déformée et caricaturale; il ne lui restera qu'à la mettre en lumière et en valeur par la transposition à laquelle pourvoit l'écriture scénique. Le ridicule dès lors n'est plus ajouté par le poète aux défauts des hommes comme une sanction en vue d'une salutaire correction: il jaillit comme une évidence du spectacle de leurs conduites naturellement dérisoires.

MODULE 2. ⇒ MODES ET MODÈLES. L'œuvre de Molière, entre autres traits originaux, présente la particularité de peindre les mœurs, ce qui lui permet d’actualiser un caractère considéré comme éternel, et, en outre, de faire écho à une certaine actualité, petites questions ou grands débats de son temps. C'est ainsi, par exemple que Les Précieuses ridicules font référence à la mode de la préciosité, L'École des femmes à l'éducation des jeunes filles, La Critique de l'École des femmes et L'Impromptu de Versailles au débat relatif au statut de la comédie, Le tartuffe à la question de l'hypocrisie religieuse, Le Bourgeois gentilhomme au snobisme des bourgeois voulant imiter les gens de qualité, et George Dandin aux mésalliances de paysans enrichis qui ont pris femme dans la noblesse. Cette orientation, en situant la dramaturgie moliéresque aux antipodes de la pastorale ou de la tragédie, donne aux spectateurs le sentiment que la comédie est le miroir de leurs actions et qu'ils y sont représentés. C'est ainsi que M. de Montausier ayant été reconnu par ses contemporains comme le modèle d'Alceste, héros du Misanthrope, «s'emporta jusqu'à faire menacer Molière, quoiqu'alors si à la mode, de le faire mourir sous le bâton», nous dit Saint-Simon; puis il vit représenter la pièce. «Plus elle avançait, plus il la goûtait, et il en sortit si charmé qu'il dit tout haut que ce misanthrope était le plus honnête homme qu'il eût vu de sa vie, et qu'il tenait à grand honneur, quoiqu'il ne le méritât pas ce qu'on en avait dit sur lui.» On comprend ainsi que Molière ait pu se faire, dans d'autres situations, un certain nombre d'ennemis et que sa carrière littéraire soit jalonnée de luttes, de conflits et de querelles. ⇒ Au-delà de ces questions émergeant de l’actualité, l'œuvre de Molière fait écho à l'évolution profonde de l'imaginaire collectif en reflétant l'aspiration à certains idéaux, tel celui de l'honnêteté: en témoigne le fait que le poète place au cœur de sa dramaturgie, comme norme révélant l'écart des comportements ridicules, des personnages aux attitudes galantes et raisonnables. De même, quand il oppose, dans L'École des femmes, par exemple, le naturel d'Agnès au carcan des règles brandi par Arnolphe, il prône une conception du naturel fondé sur l'intuition individuelle du bien; de surcroît, par delà cette situation de théâtre stéréotypée, l'œuvre éclaire en l'occurrence un moment capital de l'histoire des idées, l'émergence de la conscience individuelle comme référence éthique. Enfin, par sa forme même – la fonction du rire, l’importance du corps,

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l’invention d’un discours accidenté au sein d’un dialogue conflictuel – cette dramaturgie ne traduit-elle pas de manière métaphorique une sorte de mise en question de l’ordre des choses?

MODULE 3. STYLE D'ÉPOQUE. À l'époque où il écrit ses premières pièces, Molière est un auteur débutant, qui ne peut qu’imiter ce qui se fait dans les années 1630-1660, alors la comédie n’a pas encore trouvé son langage propre, et qu’elle se satisfait d’un discours impersonnel qui lui convient mal et que Jean Starobinski nomme le «style d’époque». ⇒ Il existe alors une ou plusieurs «langues» littéraires, distinctes de l'usage quotidien, mais établissant elles-mêmes, dans un système d'obligations et de licences obligatoires, des contraintes formelles qui ne laisseront qu'un mince degré de liberté à l'invention personnelle. L'écart est alors pris en charge par une convention anonyme, qui établit des genera dicendi, des genres poétiques, des «tons» convenables, etc. En pareil cas, le style prend valeur d'institution: l'écrivain n'en est pas le créateur, il y participe, avec plus ou moins de bonheur. Ce style d’époque paraît bien impersonnel aujourd’hui, et cela pour plusieurs raisons. → D’une part, il tend à la neutralité du discours, car il incite à l’emploi d’expressions et de tours de langue conventionnels, de sorte que les expressions stéréotypées y tiennent une place de choix. Par exemple, lorsque Mascarille s’écrie dans L'Étourdi: «Que de ce fol amour la fatale puissance» (v. 43) – l'épithète de nature qui entre dans la composition de nombreuses expressions stéréotypées, loin de suggérer ou de révéler l'état d'esprit de celui qui s'exprime, revêt bien souvent une portée informative extrêmement faible; on peut même voir un effet de redondance que suggère le contexte dans le groupe fatale puissance. En outre, l’emploi de ces adjectifs, qui sont en nombre limité, est régi par un usage rigoureux, de sorte que les choix lexicaux de l'écrivain sont limités aux alliances de mots «autorisées», et sa marge de liberté réduite d'autant. Un amant peut ainsi traiter sa maîtresse de cruelle ou d'inhumaine, même si ces termes sont en partie vidés de leur contenu sémantique initial par l'emploi constant qu'on en fait, mais il ne saurait en aucun cas se hasarder à employer une épithète originale, qui surprendrait et choquerait par sa nouveauté le public et les doctes. → D’autre part, le style d'époque se caractérise par le souci de l'exemplarité; le dramaturge s’efforce d’élargir telle situation particulière à un cas de figure plus général, ce qui se traduit, entre autres, sur le plan de l'écriture par certains emplois de l'article indéfini, là où l'on attendrait, par exemple, un adjectif possessif. Dans L'Étourdi, Lélie dira: «Pour frustrer un rival de ses prétentions» (v. 74) - au lieu de dire «mon rival», car cette formulation attirerait l'attention sur son seul cas, alors qu'en employant l'indéfini, le dramaturge gomme le caractère trop particulier de la scène pour en souligner la dimension archétypale. → Enfin, le style d'époque frappe le lecteur moderne par la faible émotivité des propos échangés. Certaines répliques paraissent impersonnelles, ou trop écrites, là où on attendrait une réaction émotive ou simplement une exclamation spontanée. Toujours dans la même pièce, quand Mascarille feint de s'impatienter de l'insistance d'Anselme, il ne trouve à dire que: «Ô long discours!» (v. 249). Plus loin, lorsque Lélie en colère promet de se venger de son valet, celui-ci, répond simplement, sans aucune exclamation ni appui du discours: «Vous vous êtes causé vous-même tout le mal.» (v. 1602). De même, quand Lélie s’adresse à son valet en ces termes: «Mascarille, je viens te dire une nouvelle,/Qui donne à tes desseins une atteinte cruelle» (v.1643-1644) – on se

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demande si c’est bien du Molière. L'ensemble de ces caractères du style d'époque a pour effet de favoriser l'effacement du personnage en tant que sujet individualisé, car l’emploi constant du stéréotype, qui uniformise la parole, ne permet pas de dévoiler sa subjectivité et ne contribuant que bien peu à exprimer leur existence propre. Ceux-ci n'ont en réalité qu'une éphémère existence verbale, durant le temps de leur discours, même s'ils disent je et s'adressent à un tu précis. Mais, à ce moment de sa carrière, Molière ne sait pas encore conférer une forte présence scénique à ses personnages. ⇒ Ces différents procédés compensateurs trahissent le poids d'une convention qui oriente cette dramaturgie vers l'exploitation d'une sorte de rituel rhétorique, de codage rendu rigoureux par une longue tradition oratoire, qui présente sans doute quelque chose de sécurisant pour le dramaturge et son public, dans la mesure où il répond à une attente. Mais le style d'époque ainsi conçu présente par nature des limites que Molière ne pourra admettre, quand il créera des œuvres plus personnelles et qu’il tendra à accuser la présence scénique de ses personnages. Ne pouvant alors se contenter de nommer un trouble au moyen de stéréotypes dénotatifs prévus à cet effet, il devra, afin de concevoir une nouvelle poétique comique, élaborer pour la comédie un discours stylisé, fortement émotif, et en relation étroite avec le geste.

MODULE 4. ⇒ (RE)LECTURES DE MOLIÈRE. Chaque époque relit les grandes œuvres du passé à la lumière de ses préoccupations profondes, et les comédies de Molière sont sans aucun doute de celles qu’on interroge avec le plus de constance. Bien que le monde qu’il dépeint ne soit plus le nôtre, ce poète est toujours actuel parce que toujours renouvelé par la pratique des gens de théâtre et la quête des érudits. Les metteurs en scène étonnent par la fécondité et la nouveauté des spectacles qu’ils parviennent à réaliser avec ces textes dont on pourrait penser qu’ils nous ont déjà tout dit. C’est le propre des grandes œuvres dramatiques que de conserver une telle jeunesse. → Mais Molière ne surprend pas seulement sur les planches; il le fait également au sein du monde savant, car il se trouve au centre de controverses et de débats critiques constants. Il peut paraître étonnant qu’un auteur mort depuis plus de trois cents ans fasse encore l’objet de «disputes ». Les érudits extrêmement divisés, débattent sans cesse des principes qui sous-tendent son art, de sa vision du monde et de l’interprétation de son œuvre, de façon constructive, à la lumière de la connaissance de plus en plus fine que nous avons aujourd’hui des courants de pensée et des doctrines esthétiques du XVIIe siècle. → Ce débat n’est pas nouveau: Molière a toujours fait l’objet de controverses. Dès sa mort, on dispute sur la portée de sa création: ses partisans, soucieux d’ennoblir son œuvre, ne veulent voir dans ses comédies que la veine morale de Térence, propre à corriger les travers de l’homme, alors que ses ennemis ne retiennent que le côté farcesque et l'immoralité de ses pièces, susceptibles à leurs yeux de pervertir les mœurs et la religion. Au siècle suivant, les uns font de lui un philosophe éclairé vivant dans une société pleine de préjugés, les autres, à la suite de Jean-Jacques Rousseau, lui reprochent le peu de vertu de certains personnages qui, tel le raisonneur Philinte du Misanthrope, prônent la résignation, voire le laxisme moral. Au XIXe siècle, après l'éclipse que Molière connaît durant l'époque romantique, où l'on fait de Dom Juan une sorte de Prométhée, et d'Alceste un personnage pathétique et meurtri, on redécouvre l'ampleur de son génie; on se divise alors sur la question de savoir si son œuvre est morale ou amorale, comme le pense

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Théophile Gautier. Un peu plus tard, le mouvement moliériste s'acharne à retrouver l'homme dans l'œuvre, à déceler les symptômes du poète souffrant sous les rictus de son malade imaginaire et à imposer une interprétation univoque et appauvrissante de ses comédies. Aujourd'hui, après être tombés dans les mêmes travers et avoir chaussé pour le lire les lunettes de Freud ou de Marx, la critique semble enfin adopter une attitude plus mesurée, en le dépouillant de ces défroques idéologiques. → Pour autant, les spécialistes actuels n’en sont pas moins divisés: pour les uns, Molière est avant tout un homme de théâtre, et toute sa création doit s’expliquer à l’aune de cette activité, position extrême naguère défendue par René Bray (Molière, homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954), en réaction contre l’identification systématique et simpliste de l’œuvre à tel ou tel mouvement de pensée du XVIIe siècle. → Pour les autres, Molière est avant tout un penseur jouissant d’un véritable système philosophique, le théâtre n’étant que son mode d’expression. Encore se demande-t-on, au sein de ce courant, si Molière a modifié sa vision du monde durant l’«affaire du Tartuffe», ou s’il a toujours jeté le même regard sur le monde; en d’autres termes, a-t-il d’abord connu une période de dogmatisme moral, croyant en la possibilité de corriger la nature humaine, avant de se laisser gagner par un scepticisme désabusé et de ne voir enfin que les ravages de l’amour-propre sur l’homme (Gérard Defaux, Molière ou les métamorphoses du comique, Klincksieck, 1992), ou bien a-t-il toujours porté sur le monde un regard sans illusion, tout en prônant une éthique du naturel (Patrick Dandrey, Molière ou l'esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992)? → On reste songeur devant la variété de ces approches critiques, qui parfois s’opposent. → Molière est ainsi un auteur particulièrement déroutant, car irréductible à l’une de ces tendances. Il se révèle tout aussi expert en médecine, ce qui, à l’époque, revient à dire qu’il a une anthropologie précise, puisque la médecine hypocratique est sous-tendue par une conception de l’homme; que dans la connaissance et dans l’art du théâtre. Son œuvre, en somme, résiste à la synthèse interprétative; la variété des pièces qui la composent laisse la voie ouverte à des approches qui, au fil du temps, sont, pour certaines, constamment enrichies, pour d’autres, remises en question, voire abandonnées. C’est en raison de cette diversité déroutante qu’on a eu très longtemps tendance à tronquer sa production dramatique, écartant ainsi les œuvres considérées comme mineures – les farces comme Le Médecin malgré lui ou Le Mariage forcé, ou encore les divertissements royaux, comme Mélicerte ou La Princesse d’Elide – pour ne s’intéresser qu’au «grand» Molière, celui du Misanthrope ou du Tartuffe; l’histrion, le farceur, ne pouvait être le même homme que le penseur, le philosophe qui contemplait la nature humaine pour en fustiger les vices. De surcroît, comment trouver un moule esthétique commun aux comédies-ballets fortement stylisées, telles que Le Bourgeois gentilhomme ou Le Malade imaginaire, qui s’achèvent sur une sorte de fantasmagorie peignant l’universelle folie, et les comédies unies, comme Les Femmes savantes ou Le Misanthrope, dont la visée mimétique crée une parfaite illusion réaliste? L'œuvre de Molière, entre autres traits originaux, présente la particularité de peindre les mœurs, ce qui lui permet d’actualiser un caractère considéré comme éternel, et en outre de faire écho à une certaine actualité, petites questions ou grands débats de son temps. C'est ainsi, par exemple que Les Précieuses ridicules font référence à la mode de la préciosité, L'École des femmes à l'éducation des jeunes filles, La Critique de

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l'École des femmes et L'Impromptu de Versailles au débat relatif au statut de la comédie, Le Tartuffe à la question de l'hypocrisie religieuse, Le Bourgeois gentilhomme au snobisme des bourgeois voulant imiter les gens de qualité, et George Dandin aux mésalliances de paysans enrichis qui ont pris femme dans la noblesse. Cette orientation, en situant la dramaturgie moliéresque aux antipodes de la pastorale ou de la tragédie, donne aux spectateurs le sentiment que la comédie est le miroir de leurs actions et qu'ils y sont représentés. C'est ainsi que M. de Montausier ayant été reconnu par ses contemporains comme le modèle d'Alceste, héros du Misanthrope, «s'emporta jusqu'à faire menacer Molière, quoiqu'alors si à la mode, de le faire mourir sous le bâton», nous dit Saint-Simon; puis il vit représenter la pièce. «Plus elle avançait, plus il la goûtait, et il en sortit si charmé qu'il dit tout haut que ce misanthrope était le plus honnête homme qu'il eût vu de sa vie, et qu'il tenait à grand honneur, quoiqu'il ne le méritât pas ce qu'on en avait dit sur lui.» Au delà de ces questions émergeant de l’actualité, l'œuvre de Molière fait écho à l'évolution profonde de l'imaginaire collectif en reflétant l'aspiration à certains idéaux, tel celui de l'honnêteté → par delà cette situation de théâtre stéréotypée, l'œuvre éclaire en l'occurrence un moment capital de l'histoire des idées, l'émergence de la conscience individuelle comme référence éthique ⇒ Enfin, par sa forme même, la fonction du rire, l’importance du corps, l’invention d’un discours accidenté au sein d’un dialogue conflictuel, cette dramaturgie traduit métaphoriquement une sorte de mise en question de l’ordre des mots et des choses.

MODULE 5. ⇒ LA QUERELLE DE LA MORALITÉ DU THÉÂTRE. Dans cette querelle, phénomène largement européen, s'affrontent l'héritage de la Renaissance, riche du théâtre antique, et la Réforme hostile au théâtre païen dont, à ses yeux, les comédiens aux mœurs dissolues corrompent la jeunesse. Dans les pays catholiques, une sorte de compromis, fruit de médiations patientes et d'une longue procédure casuiste, apaise les relations entre le monde du théâtre, d'autant qu'il est goûté de la plupart des souverains, et l'Église, qui d'ailleurs est moins hostile au texte dramatique proprement dit qu'à sa représentation scénique: c'est en effet la parodie d'incarnation du Verbe qui, face à la parole en chaire, passe pour démoniaque et qui risque de perdre l'âme du spectateur. À cette hostilité s'ajoute l'antique méfiance, d'origine platonicienne, envers l'art de la mimésis, qui risque d'enchaîner les âmes au monde sensible. L'équilibre fragile qui s'instaure néanmoins entre l'Église et le théâtre, dû à la moralisation des œuvres dramatiques et à l'évolution des goûts d'un public mondain, est brutalement remis en cause par les jansénistes qui, avec La Fréquente Communion d'Arnauld, puis la polémique de Nicole et de Varet, adoptent une attitude beaucoup plus radicale sur la question. C'est «l'affaire du Tartuffe» qui permet aux dévots et donc à la puissante Compagnie du Saint-Sacrement de ranimer ce conflit doctrinal ancien qui, avant 1666, n'avait pas encore touché Molière. → L'abbé d'Aubignac déplore, dans sa Dissertation sur la condamnation des Théâtres, que «le théâtre se laisse retomber peu à peu à sa vieille corruption», mais il essaie de calmer les esprits en suggérant l'intervention d'une censure susceptible de moraliser la scène. Les dévots ne désarmeront pas: Pascal se dira convaincu que «de tous les divertissements, le plus dangereux est la comédie», et Pierre Nicole accusera le théâtre d'être «un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles.» Pour lors, le parti des dévots attaque à coups redoublés: Conti, autrefois protecteur de Molière,

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soudainement revenu à la religion, publie son Traité de la comédie et des spectacles, selon la tradition de l'Église tirée des conciles et des Saints-Pères, et son aumônier, l'abbé de Voisin, rédige ensuite pour sa part une Défense du Traité de Monseigneur le prince de Conti. Bien qu'ils s'en prennent aux comédiens et à divers dramaturges, dont Pierre Corneille, ces ouvrages visent essentiellement Molière, écrivain accusé non seulement d'obscénité, depuis la querelle de L'École des femmes, mais surtout d'athéisme et d'ingérence dans les choses de la religion, depuis Dom Juan. Alors que des prédicateurs, comme Bourdaloue ou le père Maimbourg, se déchaînent en chaire contre le dramaturge, il est décevant de constater que ceux qui auraient dû s'allier naturellement à lui pour le soutenir, l'abbé d'Aubignac, Corneille, Racine, l'abandonnent à son triste sort. Molière ne peut que faire remarquer en vain, dans la préface du Tartuffe: «Je ne puis pas nier qu'il n'y ait eu des Pères de l'Église qui ont condamné la comédie; mais on ne peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait eu quelques-uns qui l'ont traitée plus doucement.»

La Querelle de l'École des femmes. Dès que la pièce est créée, avec grand succès, au Théâtre du Palais-Royal, le 26 décembre 1662, éclate la première querelle marquante de la carrière de Molière, qui dure jusqu'au début de 1664, et qui l'affecte en lui faisant découvrir la jalousie et la calomnie. La cabale revêt tout d'abord un caractère moral et mondain, car de nombreux spectateurs sont choqués par les recommandations d'Arnolphe à Agnès (III, 2), dans laquelle on voit une parodie de sermon, et, plus grave, une parodie des commandements de Dieu. La pièce vaut de surcroît à Molière une accusation d'obscénité à cause de l'équivoque (II, 5, v. 572); celle-ci déchaîne les foudres de ses ennemis, qui n'hésiteront pas à le rappeler des années plus tard: le prince de Conti, ancien protecteur de la troupe subitement revenu à la religion écrira: «Il n'y a rien de plus scandaleux», mais aussi d’un docte, l'abbé d'Aubignac, célèbre théoricien du théâtre tragique, qui réprouvera «les farces impudentes et les comédies libertines, où se mêlent bien des choses contraires au sentiment de la piété et aux bonnes mœurs.» La querelle est également l'affaire des gens de lettres, dramaturges et comédiens rivaux, auteurs débutants à l'affût d'une occasion de se distinguer. On remarque immédiatement, et non sans raison, les emprunts de Molière à une nouvelle de Scarron, La Précaution inutile, et à un conte de Straparole, tiré des Facétieuses Nuits. Mais dès janvier 1663, Boileau soutient Molière, qu'il ne connaît pas encore, dans ses Stances à M. de Molière sur sa comédie de L'École des femmes que plusieurs gens frondaient. Cela n'est pas sans susciter quelques jalousies: déjà ennemi de Molière, Thomas Corneille, qui se fait appeler De L'Isle – Molière raille ce nom d'emprunt dans sa pièce au vers 182 – est vexé. Quant aux relations que le dramaturge entretient avec Pierre Corneille, elles ne sont pas meilleures, et le vieux maître semble, selon d'Aubignac, prendre la tête d'une cabale hostile à l'œuvre. → Quelques semaines plus tard, Donneau de Visé, dans ses Nouvelles nouvelles, attaque plus insidieusement Molière, présenté comme un auteur à la solde des grands – allusion à ses relations aristocratiques et aux nombreuses représentations privées que la troupe donne en «visite» – auteur qui, de surcroît, emprunte abondamment à d'autres écrivains, et qui, de surcroît, n'est qu'un jaloux. Molière, alors pensionné par le roi, prépare son Remerciement, puis répond à ses ennemis en publiant La Critique de l'École des femmes, ce qui relance la querelle. La vive rivalité qui se développe entre les auteurs pousse Donneau de Visé à écrire Zélinde ou la

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Véritable Critique de l'École des femmes. Molière réplique en dédiant la pièce à Anne d'Autriche, une parfaite dévote. Boursault, ami des Corneille, fait alors représenter à l'Hôtel de Bourgogne Le Portrait du peintre ou la Contre-critique de l'École des femmes, suivie de la Chanson à la coquille; écrite par Donneau de Visé, cette chanson ordurière, insulte à la fois Madeleine Béjart, apparue en nymphe sortant d'une coquille dans le prologue des Fâcheux, et Molière lui-même. Celui-ci écrit alors L'Impromptu de Versailles, où il rabaisse le genre tragique et ridiculise les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne dont il raille la diction pompeuse. Nouvelle réplique des ennemis: Donneau de Visé fait représenter La Vengeance des Marquis, qui, à son tour, fustige le jeu des acteurs de Molière, ainsi qu'une Lettre sur les affaires au théâtre. Montfleury fils écrit L'Impromptu de l'Hôtel de Condé, et des contrefaçons de L'École des femmes, dues à l'éditeur Ribou, circulent à Paris. Quant à Montfleury père, directeur de l'Hôtel de Bourgogne, il adresse au roi une requête dans laquelle il accuse ignominieusement Molière d'avoir contracté mariage avec sa propre fille, Armande Béjart, mais cela reste sans effet, car Louis XIV répond en devenant le parrain de Louis, le fils de Molière et d'Armande Béjart. À son tour, le théâtre du Marais fait jouer une pièce de Chevalier, Les Amours de Calotin, et Philippe de La Croix écrit La Guerre comique ou la Défense de l'École des femmes. Enfin les choses se calment et Boileau met un terme à cette longue querelle en dédiant sa Satire II à son ami qui a su rester digne et qui, contrairement à ce qu'ont fait ses ennemis, ne s'est jamais livré à des attaques relatives à leur vie privée.

MODULE 6. L’AFFAIRE DU TARTUFFE. En mars-avril 1664, Molière écrit un premier Tartuffe, en trois actes, à un moment où les dévots, groupés autour de la puissante Compagnie du Saint-Sacrement de l'Autel, sont choqués par la vie privée de Louis XIV, amant de Mademoiselle de La Vallière. À l'occasion des Plaisirs de l'Île enchantée, en mai de la même année, la somptueuse fête donnée à Versailles par le roi, la troupe de Molière joue La princesse d'Élide, Les Fâcheux et Le Tartuffe. Cette dernière œuvre connaît un vif succès, et les spectateurs cherchent à deviner quel contemporain a pu servir de modèle au personnage du héros. Aussitôt, la cabale menée par la Compagnie du Saint-Sacrement se déchaîne avec une violence bien plus grande qu'à l'occasion de la querelle de L'École des femmes, car cette fois la lutte revêt également une portée doctrinale avec la «Querelle de la moralité du théâtre», débat ancien qui se ranime alors. Le parti dévot se lance dans la bataille, avec, à sa tête, Anne d'Autriche, devenue l'ennemie de Molière, et remporte une première victoire en faisant interdire la pièce par le roi. Molière entreprend des démarches pour défendre son œuvre, mais en vain; il reprend espoir quand un légat du Pape, le cardinal Chigi, s'y montre favorable, après une lecture privée. Pourtant, le 1er août, le curé de Saint-Barthélémy, docteur en Sorbonne, traite Molière de «démon vêtu de chair» dans un pamphlet retentissant, ce qui n'empêche pas Louis XIV d'accorder une gratification au dramaturge. À la suite de l'annulation d'une lecture dans un salon, Molière envoie un premier placet au roi, dans lequel il expose les intentions de sa comédie, se justifie, et fait allusion aux intrigues de la cabale: «Les originaux enfin ont fait supprimer la copie.» Par la suite, la Compagnie du Saint-Sacrement décide de ne plus nourrir la polémique, car, ainsi que l'écrit l'un de ses membres, «il [vaut] mieux l'oublier que de l'attaquer, de peur d'engager l'auteur à la défendre.» La pièce est représentée en

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privé à l'occasion de Visites, ce qui est toléré, en septembre chez Monsieur, frère du Roi, à Villers-Cotterêts, puis chez la Princesse Palatine, dans sa version en cinq actes. → La tension monte à nouveau avec la création de Dom Juan, en raison de la longue tirade prononcée par le héros sur l'hypocrisie (V, 2). Le prince de Conti, troisième personnage de l’État, ancien protecteur de Molière revenu à la religion de façon spectaculaire, est excédé, et y trouve l'occasion d'une nouvelle attaque: «Y a-t-il une école d'athéisme plus ouverte? [...] L'auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde.» La fureur des dévots est à son comble; on menace Molière, dans un sonnet anonyme, de lui crever les yeux et de l'enfermer à la Bastille avec un vautour qui le déchirerait. → Puis les choses évoluent; les amis de Molière se regroupent autour de Madame de La Sablière et de Ninon de Lenclos; le 14 août 1665, Louis XIV prend la troupe sous sa protection, et, enfin, Anne d'Autriche et Conti meurent à peu de jours d'intervalle, ce qui décapite le parti dévot. Molière remanie Le Tartuffe, fait de son héros un laïc, Panulphe, et atténue certains passages, de sorte que le roi en autorise verbalement la représentation avant son départ pour les Flandres. Le 5 août, la première de L'Imposteur connaît un succès sans précédent, mais, deux jours plus tard, alors que le spectacle est sur le point de commencer, des huissiers mandés par le Premier Président du Parlement, M. de Lamoignon, l'interdisent. Deux acteurs, La Grange et La Thorillière, partent pour les Flandres afin de remettre un second placet de Molière au souverain. «Monsieur nous protégea à son ordinaire et Sa Majesté nous fit dire qu'à son retour à Paris, elle ferait examiner la pièce de Tartuffe et que nous la jouerions», lit-on dans le registre de La Grange. Le 11 août, l'archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, censure la pièce, interdisant à tous, sous peine d'excommunication, de la lire, d'en entendre la lecture ou de la voir représenter. L'affaire n'évolue que dix-huit mois plus tard, avec ce qu'on appellera «la paix de l'Église», et, le 5 février, Le Tartuffe est enfin représenté. ⇒ La violence de cette affaire en déforme sensiblement les perspectives de la critique contemporaine. Molière n’est probablement pas un incroyant ni un contestataire, comme le prétendent ses ennemis qui voient dans Le Tartuffe une satire de la vraie religion; car Louis XIV, qui ne plaisante pas avec les questions religieuses ne deviendrait pas le protecteur de la Troupe, à laquelle il offre 6000 livres de pension. Il est plus probable, comme le pense Raymond Picard, que notre poète attaque, au travers d’Orgon et de Mme Pernelle, qui sont les personnages ridicules, une forme austère de la religion qui n’est évidemment pas celle, plus mondaine, de la Cour. Le scandale viendrait ainsi du fait que le poète opte pour une religion raisonnable comme celle de Cléante, qui tend au contraire à se confondre avec la morale des honnêtes gens. → Toujours est-il que Molière n’est assurément plus le même après les années 1664-1665. D’une part, il cesse de s'attaquer à de puissantes cabales, contrairement à ce qu'il a fait dans Le Tartuffe et dans Dom Juan, pour ne fustiger que des vices de caractère et des mœurs privées, d’autre part son inspiration s’assombrit (L’Amour médecin, Le Misanthrope, L’Avare, George Dandin en témoignent), et certains personnages jusque là sympathiques, tel le jeune premier amoureux de L’Avare, Valère, se mettent à tenir des discours bien cyniques. Cependant on peut discuter les raisons de ce changement: est-ce à cause de la gravité de cette crise dont Molière sort épuisé au terme de cinq ans de lutte, car sa santé s'est détériorée au point que la maladie l'a

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arrêté à deux reprises, il a perdu un enfant et connu de graves difficultés conjugales. Est-ce simplement parce que, étant devenu comédien du roi en 1665, il se doit de divertir la cour avec ses comédies-ballets? Les informations et les documents font ici défaut.

MODULE 7. ⇒ AU-DELÀ DE LA COMÉDIE. REPÈRES SOCIO-MENTAUX. Le souvenir de la Fronde est encore vivace. Louis XIV ne peut oublier cette époque troublée qui a boulversé toutes les valeurs. C’était une ère des conspirations, des désordres et des hypocrisies, des compromisions et des temporisations. C’est ce qui explique sa recherche d’un centralisme capable d’empêcher les forces centrifuges d’écarteler le royaume. La noblesse n’est plus dangereuse; elle est en pleine décadence. Le Dom Juan de Molière, aristocrate dont les pouvoirs ne sont plus que symboliques, ne reposent plus que sur les mots et la parade, est un témoignage de cet effacement. Les agents du gouvernement, par contre, représentent un danger réel. Louis XIV charge Colbert de la réorganisation de la France. La prospérité intérieure est le gage du succès de Molière. Il a besoin aussi du calme civil, seul capable de lui permettre le franc exposé de ses idées. Mais le centralisme ne parvient pas à extirper les dissensions spirituelles qui se manifestent dans le domain religieux. En 1665, Louis XIV pratique une religion de convention. La religion représente pour lui une arme utile pour modérer le peuple. Parallèlement, il cherche à soustraire l’Église de France à l’autorité extérieure de Rome. La hiérarchie sociale, décalque de la hiérarchie religieuse, demeure rigide. Mais les rapports ambigus entre Dom Juan et Monsieur Dimanche de la pièce de Molière illustre le fait que les échanges commencent à être possibles entre noblesse et bourgeoisie. → Si, à ce niveau, on constate un changement, la distance entre le monde des champs et le monde des villes ne se réduit guère. Ce phénomène explique la tendence à éliminer de la littérature la description du milieu paysan ou à le présenter sous un aspect particulièrement caricatural. Son apparition dans le théâtre aboutit à l’élaboration de personnages pittoresques et fugitifs comme les paysans du Dom Juan de Molière. → La société classique est constituée par la ville et par la cour. Il faut éviter mécontenter ce cercle restreint, noble, mêlé de bourgeois dans le ton et d’écclésiastiques mondains issus de la noblesse. → Molière s’est constament heurté à cette petite minorité et il a eu à affronter ses cabales. Elle lui a reproché ses prétendues incongruités, son style relâché, sa fidélité à la farce, dont elle réprouvait la grossièreté et les excès. Se posant en défenseur de la religion, en garant de l’ordre, elle a voulu voir des impiétés dans ce qui était dénonciation des hypocrisies. Elle a mal accepté la mise en scène de ses défauts et de ses vices. → Dans cette seconde moitié du XVIIe siècle on prône le triomphe de la vérité mais l’on se réfugie dans une vie d’apparences où il convient de dissimuler ses véritables sentiments, de jouer le grand jeu de l’honnête homme. On défend la juste mesure, et l’on se jette dans l’exaltation individuelle. On se dit classique, mais l’on pense baroque. → Il se manifeste un mode de réflexion proche de l’idéologie officielle: en peinture des sujets historiques et mythologiques; en musique, conception reposant sur la mesure et l’harmonie; en littérature, goût pour l’analyse morale; en philosophie, une pensée fondée à la fois sur la raison et sur l’acceptation d’un ordre infrangible. → Il s’affirme aussi un autre courant: les spectacles de cour composites, niant la séparation des genres, privilégiant les apparences, faisant appel à des éléments baroques, la métamorphose, l’eau, les

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apparitions, connaissent un grand succès et mettent à contribution des auteurs comme Corneille et Molière. → La farce possède encore un attrait certain. Le burlesque reposant sur un jeu d’inadéquations n’a pas perdu de sa vitalité. Scarron a de nombreux imitateurs. Molière est soumis à son influence au début de sa carrière. Il reprendra à l’occasion la tradition, notamment dans Dom Juan.

MODULE 8. ⇒ UNE FAUSSE RHÉTORIQUE ÉROTIQUE ET UNE PRATIQUE TEXTUELLE POST-CLASSIQUE. L’histoire littéraire nous assure que l’amour est une invention du XIIe siècle, mais c’est au XVIIe siècle que l’on invente l’érotisme, sous le signe de Don Juan. Jusqu’au début du XVIIe siècle, aucun auteur n’avait créé un personnage qui symbolisât cette passion. Lorsqu’on le réalisa, il devint populaire dans les littératures espagnole, italienne et française et l’on créa autour de lui une légende. Un Don Juan n’était pas concevable pendant le Moyen-Age, mais il pouvait être créé après la réforme protestante et la naissance de la libre pensée. La création littéraire de Don Juan était déjà possible au XVIe. Don Juan a été créé en Espagne, par Tirso de Molina dans El burlador de Sevilla y convidado de piedra. → Le Don Juan de Tirso s’accomplit dans le déguisement. Il est l’homme aux cent masques et le parfait comédien, parce qu’il est privé de moi permanent. Le premier Don Juan est au cœur du Baroque: il tourne autour de l’opposition du mouvement à l’immobilité, de l’inconstance à la permanence, et de l’opposition conjointe de l’être et du paraître. Le sujet de la pièce de Tirso passa en Italie et puis en France. Les deux premières adaptations françaises de la comédie de Tirso appartiennent à Dorimond et à Villiers. → Molière a créé son Don Juan en 1665. C’était une période difficile pour le dramaturge après le scandale qu’avait produit la pièce Tartuffe. Molière entreprend Dom Juan pour des raisons financières. Il décide à représenter une pièce ayant les éléments les plus demandés par le public de l’époque, à savoir le merveilleux, la farce et la machinerie et crée son Dom Juan ou le festin de Pierre. → Précédemment, Don Juan avait été présenté comme un être obsédé par l’amour physique. Molière a réalisé, au contraire, le portrait d’un jeune homme beau et noble dont les femmes subissent le charme et à qui elles s’offrent volontiers commes victimes. → Molière a voulu condamner, outre la méchanceté et l’irréligion de son héros, l’égocentrisme; la supériorité de la pièce de Molière étant assurée par la complexité de son protagoniste qui n’est pas seulement un séducteur qui a offensé un mort, mais un être impie, inhumain et hypocrite. → La conséquence directe du matérialisme donjuanesque, c’est le refus de Dieu. Tout est matière, l’esprit n’existe pas. Ce problème est largement abordé tout au long de la pièce. Don Juan refuse toute croyance qui ne peut être contrôlée de manière précise. Il nie tout ce qui fait appel à l’imagination. Don Juan refuse ciel, enfer, diable et vie éternelle: «…un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer” (acte I, scène 1).

Don Juan demande, pour être convaincu, des preuves certaines: «Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende.» → Dom Juan n’est pas véritablement athée. En réalité, il a engagé un combat contre Dieu, parce qu’il est un obstacle à son épanouissement, une limite à son action, une borne à sa volonté de puissance. Lorsque, au terme de ses provocations, Dieu enfin se révèle, Dom Juan accepte le combat puisque c’est lui-même qui l’a souhaité. Il invite le Commandeur: «Allons voir et montrons que rien ne me saurait ébranler» (acte IV, scène 7). → Ce que Dom Juan recherche, c’est le

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plaisir, la satisfaction des sens, l’exaltation du corps sous tous ses aspects: «Ah! n’allons point songer au mal qui nous peut arriver et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir.» → Le meilleur moment du sentiment est dans la nouveauté de ses débuts: «tout le plaisir de l’amour est dans le changement.» Il rejette Elvire pour la jeune fiancée et Mathurine pour Charlotte. Il voudrait disposer de plusieurs cœurs, afin de pouvoir aimer simultanément: «…si j’en avais dix mille, je les donnerais tous», et assurer sa domination amoureuse: «je me sens un cœur à aimer toute la terre»: «je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.» → Homme de guerre, il est aussi comédien, réussissant, la plupart du temps, une véritable distanciation. Pour séduire il utilise, tout d’abord, la promesse de mariage. Sganarelle le caractérise comme „un épouseur à toutes mains”, comme „l’épouseur du genre humain.” → L’aspect extérieur joue un grand rôle dans la séduction. Le libertin ne l’ignore pas et soigne sa tenue, essayant ainsi de se rendre les apparences favorables. → L’élégance dans les manières, la conduite chevaleresque attirent femmes nobles et bourgeoises. → Viol de l’obstacle sacré d’un couvent, tentative armée d’enlèvement de la jeune fiancée, ingratitude. ⇒ Tout autant de «pièces» d’une fausse rhétorique de la passion. → Le libertinage repose sur le jugement objectif, sur le refus des règles. Apparemment, Dom Juan repousse toutes les valeurs établies qui garantisse l’ordre social: la religion, la famille, le mariage. Il tente sans cesse de mettre en contradiction les motivations individuelles et les nécessités collectives. ⇒ Matérialisme discret, opposition violente à Dieu, recherche des plaisirs et de la domination, refus ambigu des conventions, tel est le système de pensée de Dom Juan qui ne parvient pas toujours à éviter les incohérences.

⇒ La notion de vraisemblance est un des éléments clefs de la pensée des classiques. Ce qui frappe dans la pièce de Molière, ce sont les invraisemblances au niveau de l’action: les rencontres semblent bien providentielles. Les lieux où les personnages se rencontrent créent l’impression d’irréalité. → Les rapports qui lient les personnages sont invraisemblables dans le contexte classique. Invraisemblable apparaît la familiarité de Sganarelle envers son maître et l’attitude de plain-pied que Dom Juan adopte à l’égard des paysannes ou même de Monsieur Dimanche. Invraisemblable est la crédulité du marchand trompé par son débiteur ou la crédulité de Dom Louis convaincu de la conversion de son fils. → Mais Dom Juan se situe dans un contexte picaresque où tout peut arriver et les barrières sociales des plus fragiles permettent la communication. → Encore plus éprouvante pour le dogme du vraisemblable est l’intrusion du merveilleux, de la statue du commandeur qui affirme sa présence obsédante dès le début de la pièce.

⇒ Une autre notion, liée à celle du vraisemblable, s’imposait au cours du XVIIe siècle: la notion des bienséances. → Si les atteintes aux bienséances sont nulles au niveau de l’action, elles sont par contre nombreuses en paroles et en attitudes. Mélange scandaleux des milieux, absence de la galanterie la plus élémentaire de Dom Juan envers Elvire, manque de reconnaissance envers Pierrot, négation de la piété filiale, véritable escroquerie à l’égard de Monsieur dimanche, hypocrisie, refus de Dieu, moqueries envers la religion, utilisation de la foi à des fins contestables. → Le théâtre classique s’efforçait d’aboutir à l’équilibre le plus parfait. Molière a renoncé tout d’abord au vers et il a recours à la prose qui est beaucoup moins rigide et moins unifiante parce qu’elle est dépourvue de rythme et

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de rime. → La dimension des actes et le nombre des scènes marquent un certain équilibre mais, quant à la répartition des scènes longues et des scènes courtes on constate une nette disparité. Sur les 27 que compte la comédie, la plupart sont d’une longueur importante. → Le grand nombre des personnages accentue le déséquilibre, d’autant plus que, en dehors du libertin et de son valet, leur apparition est épisodique. Les personnages n’ont de rapports les uns avec les autres, leur seul point commun réside dans leurs confrontations avec les deux protagonistes. → Le déséquilibre est encore aggravé par le peu d’importance accordé aux personnages féminins. Dans la comédie classique, chaque acte doit comporter au moins une présence féminine. Mais Dom Juan, malgré la nature de son sujet, ne consacre que sept scènes à la femme: Elvire (acte I, scène 3 et acte IV, scène 6); Charlotte (acte II, scènes 1, 2, 3, 4, 5); Mathurine (acte II, scènes 4 et 5). Des actes III et V, la femme est totalement exclue. ⇒ Au niveau de l’écriture dramaturgique, l’éclatement de la structure a pour conséquence le mélange total des genres. → Une grande partie de la pièce est marquée par la tension dramatique, et prend ainsi, malgré l’intervention d’éléments comiques destinés à l’atténuer, un aspect tragique ou tragi-comique. ⇒ Dans l’acte I, scène 3 et dans l’acte IV, scène 6, il s’agit d’une situation tragique, puisque la femme de Dom Juan, Elvire, soumise à l’infidélité irrémédiable de son mari, se trouve écartelée entre ses sentiments et ses obligations religieuses et sociales. → Situation d’essence tragique aussi que celle de Dom Juan face à la statue, puisque le libertin se montre incapable de tenir compte des faits, et résolu à assumer jusqu’au bout son destin. Mais l’intervention du merveilleux donne plutôt à l’action une résonance tragi-comique. → D’inspiration tragique est aussi l’affrontement entre Dom Juan et le pauvre à la scène 2 de l’acte III, chacun suivant inexorablement sa destinée. Mais la familiarité du valet, la brièveté de la scène et la disproportion sociale entre les personnages concernés font qu’il s’agit ici plutôt de tragi-comédie. → La tragi-comédie apparaît dans l’intrigue Dom Carlos-Dom Alonse. ⇒ La farce est aussi présente dans la pièce. Destinée à provoquer le gros rire, elle marque le jeu de Sganarelle, parfois influencé par un comique de geste quelque peu atténué par le tragique de la situation. → Le burlesque est aussi fréquemment employé par Molière dans son Dom Juan: la présence des paysans de l’Ile-de-France; l’attitude du valet en présence d’Elvire; la comédie hypocrite de Dom Juan avec Dom Louis et Dom Carlos; les remarques finales du valet sur ses gages. → Le donjuanisme en tant que philosophie de vie se retrouvera „en palimpseste” dans Les liaisons dangereuses de Laclos, ainsi que dans la prose de Sade. Harpagon, Alceste ou Dom Juan sont devenus les synonymes de la faiblesse humaine ou du vice. Certains critiques croient que le mythe de Dom Juan est mort pour toujours parce que sa grande époque est passée et aucune des mythologies contemporaines ne semblent se tourner vers le donjuanisme. Ce n’est plus à travers l’amour, comme le faisait le Dom Juan au XVIIe siècle, que l’homme cherche à exprimer son défi à la morale, son goût de la violence, de la profanation des sentiments honnêtes. Bien que la société contemporaine soit caractérisée par la liberté illimitée de l’amour physique et par l’accroissement de l’influence sociale de la femme, c’est-à-dire par le donjuanisme masculin et le donjuanisme féminin. C’est là le triomphe social, mental de Dom Juan. De cette perspective, la pièce de Molière est la première prophétie, écrite dans le registre tragi-comique.

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MODÈLE 8. DU PORTRAIT AU PERSONNAGE. LA BRUYÈRE. Ecrivain du XVIIe siècle, représentatif du classicisme. On le range parmi les moralistes. Son œuvre, Les Caractères, constituée d'observations sur la société de l’époque, est en fait une satire de la cour, de la noblesse, du clergé, et même du roi. → On notera la forme concise de ces observations contenues généralement dans un texte ramassé se réduisant à quelques phrases. On pense à des maximes ou des aphorismes. → La problématique: → la peinture de l'homme éternel. C’est la nature humaine dans toute sa diversité. C'est le sage ou encore l’homme de bien qui sont porteurs de la vertu et du cœur. La vertu, d’après le dictionnaire, est la force morale appliquée à suivre la règle définie par la religion et la société, la disposition à faire le bien. Ce mérite personnel n’est pas reconnu par la société qui lui préfère l'argent. ⇒ L’argent. C’est la valeur suprême - celle qui est reconnue. Elle est omniprésente dans le texte: „trésors, fortune, faveur, gain, intérêt, acquérir, avide, monnaie, contrat… „. → Les porteurs de cette valeur sont „l’habile homme” et même „l’honnête homme”, appelé aussi „l'homme d'esprit”, qui sont caractérisés négativement → s’opposant à eux, il y a „l’homme de bien” qui méprise l’argent et les valeurs qui lui sont attachées: ambition, postes, faveur; gain, intérêt. L’idéal de l’homme de bien. C’est un sage défini à partir des qualités comme la vertu ou grandeur morale. On peut classer ces différents personnages selon une échelle: en bas de l’échelle, on a l’habile homme, on trouve ensuite l’honnête homme et enfin l’homme de bien. Etre homme de bien constitue un idéal vers lequel on peut tendre.

La Bruyère a choisi pour sujet de son livre une étude morale. Il n’a fait que suivre le goût de son temps. Il paraît avant les Caractères, en cinquante ans, une centaine de Caractères, Pensées, Maximes, études morales de toutes sortes. Parmi ces études, les unes, comme le dit La Bruyère, sont des oeuvres pieuses qui enseignent à bien pratiquer les vertus religieuses; les autres, comme les Maximes de La Rochefoucauld, recherchent les principes des vertus et des vices. Mais aussi sont, comme l’ouvrage de La Bruyère, de simples analyses de l’âme humaine. Pour la forme même, l’ouvrage de La Bruyère obéit à des traditions. On aime, depuis La Rochefoucauld, la pensée ou la maxime, c’est-à-dire une réflexion qui substitue à une analyse méthodique une formule concise et ingénieuse. La pensée même de La Bruyère manque souvent de nouveauté et de profondeur. Il n’a pas découvert dans les passions humaine ces «secrets ressort» que les classiques ont sans cesse cherchés. Mais s’il n’éclaire pas le fond des âmes, il est un peintre excellent de ce qui les traduit extérieurement. Avant lui on s’efforçait surtout de saisir la pensée et le sentiment de l’homme. Il le regarde, lui, agir, s’habiller, manger, dormir même. Les passions un peu abstraites de la psychologie classique deviennent des attitudes, des gestes concrets. Il voit les insolences des uns s’étaler, les timidités des autres se couler, l’air recueilli de l’hypocrite, le geste de l’amateur qui cueille sa prune, celui du bel esprit qui tousse, relève sa manchette, étend la main. C’est la comédie non plus des esprits humains, mais des hommes dans leur attirail et leur train quotidien. D’autres l’avaient jouée avant lui, Scarron ou Furetière, par exemple, dans leurs romans; mais ce n’étaient que des divertissements auxquels on n’accordait guère la dignité littéraire. La Bruyère fait entrer ce réalisme dans la grande littérature. ⇒ Les clefs des portraits. Faut-il croire que ce pittoresque a eu pour rançon un peu de médisance? On a vivement accusé La Bruyère de n’avoir été si vrai que parce qu’il avait transporté tout vifs ses contemporaines dans son livre. «Je nomme, répond-il

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quand je fais vraiment le portrait d’un homme.». Il a pourtant fait certainement, le portrait de Fontenelle, de Condé et de quelques autres sans les nommer. Il a affecté de mettre dans son livre des mystères transparents. Il a voulu piquer la curiosité en mettant sous chaque portrait un nom souvent vraisemblable, souvent aussi douteux ou manifestent erroné.

MODULE 1. LA SATIRE SOCIALE. Ces «portraits» esquissés ou développés par La Bruyère ont fait, en grande partie, le succès du livre, mais il a mis dans son livre autre chose que pittoresque comédie. Tous ces personnages qui s’agitent devant nous sont des êtres aussi malfaisants que vicieux. La Bruyère ne se préoccupe pas seulement de morale individuelle; il vaut aussi savoir le bien et le mal qu’on fait. Il nous étale ainsi le tableau des maux qui rongent la société de son temps. Tableau hardi et tel que personne ne l’avait osé avant lui. Des prédicateurs, des moralistes l’avaient bien ébauché, mais seulement par fragments et d’une touche qui restait oratoire et molle. La Bruyère insiste, précise, éclaire d’une lumière crue. Il dénonce l’insolence, la brutalité, la débauche des grands, la vénalité des charges, les abus de la justice, les cruautés de certains usages, le désordre des finances qui fait les fortunes scandaleuses de quelques-uns et l’oppression, la misère du peuple. Si forte que soit cette peinture, elle reste d’ailleurs prudente et réservée dans ses conclusions. La Bruyère n’a rien d’un révolutionnaire. C’est peut-être par nécessité. C’est lui qui l’a dit qu’un Français et un chrétien sont contraints dans les grands sujets; c’est-à-dire que trop de hardiesse dans les grands sujets conduisait aux galères et à la potence. Mais c’est aussi par tempérament: il est chrétien, profondèment. En politique, il souffre vivement des maux sociaux, mais il croit plutôt aux abus des institutions qu’aux vices même de leurs principes. → La puissance de la satire reste grande pourtant par l’accent que La Bruyère lui a donné. Le ton n’est pas seulement incisif ou sarcastique, il est souvent âpre et brutal. Il trahit le dégoût et la révolte. On y sent même, et c’est nouveau à cette date, la rancune personnelle. La Bruyère a souffert non pas de n’être pas riche, mais de n’être, pour la cour insolente de Chantilly et de Versailles, qu’un obscur homme de roture dédaigné et parfois bafoué. Il a vraiment aussi, et plus généreusement, souffert pour tous les faibles, tous les bafoués. Il a écrit: «Je veux être peuple» et il a dit en somme qu’il était sans importance d’être noble ou roturier. Il a évoqué, qu’il le voulût ou non, le tableau d’une société ordonnée non par les privilèges ou par l’argent, mais par l’intelligence et vertu, et c’est là un rêve du XVIIIe siècle.

MODULE 2. LA LANGUE ET LE STYLE. La Bruyère fait appel à toutes les ressources de la langue pour dénoncer sur un mode plaisant les vices et les ridicules. → La construction des phrases. → Une syntaxe rigoureuse avec le recours systématique à la parataxe (procédé qui consiste à juxtaposer des phrases, sans lien de coordination ou de subordination). → Les figures de rhétorique: → Antithèse: „âmes sales, belles âmes” → doublée par le chiasme (nom-adjectif // adjectif, nom) qui accentue l’opposition. → Paradoxe („Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même.”). → Accumulation: l'idée d'“âmes sales” est développée par touches successives: „pétries de boue..., éprises du gain...; capables d'une seule volupté...; curieuses et avides...”. Noter au passage la densité et la concision avec lesquelles sont définies les „belles âmes”, caractérisées simplement

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par la „gloire” et la „vertu”. → Gradation → Litote: „L’honnête homme est celui qui ne vole pas sur les grands chemins, et qui ne tue personne...”. → L'ensemble de ces figures étroitement imbriquées a pour effet un grossissement de la réalité.

MODULE 3. L’IRONIE. C’est une tonalité: elle résulte du savant assemblage du vocabulaire, de la construction des phrases et des figures de style. Exemples: „De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes: ils ont de l’argent.”; „Acquérir ou ne point perdre” est assimilé à de la volupté, à un désir profond, à une jouissance physique ou morale: on voit réllement les „âmes sales... inquiètes... enfoncées...abîmées...”. → La satire prend ici la forme d'une dénonciation, sur un mode plaisant, des vices et des ridicules. L’argent nuit à l’équilibre, c’est un désordre pour l’esprit. Il a un effet comique et sérieux. Le style de l’auteur est provocateur. Un style fondé sur la symétrie et l’opposition avec un effet de grossissement. Le gain, l’intérêt, l’argent sont dévalorisés, tournés en dérision. La Bruyère opère une distinction entre trois types d’hommes: „l’habile homme”, „l’honnête homme” et „l’homme de bien”. → Cette distinction apparaissait chez Pascal qui distinguait trois ordres: celui de la chair ou de la grandeur temporelle, l’ordre de l’esprit, et l’ordre de la vertu. → La satire est associée à un moralisme chrétien: tendance forte au XVIIe siècle. → Au plan de l'écriture, on notera aussi le travail sur le style.

⇒ La forme de Caractères obéit encore à toutes les règles de l’esprit classique: raison, naturel, dédain de ce qui est alambiqué ou emphatique. La Bruyère s’accorde exactement sur tous ces points avec son ami Boileau. Et même, si épris qu’il soit de la dignité de l’intelligence, il ne croit pas qu’on puisse écrire pour écrire. Le métier d’homme de lettres ne se sépare pas pour lui du métier de moraliste; c’est encore une exigence de l’esprit classique. Mais son tempérament personnel renverse sans cesse les barrière. Il est capable de raison et de naturel; il ne l’est pas d’ordre méthodique. Racine, Molière ont voulu composer jusqu’aux frénésies de Phèdre ou à l’emportement d’Alceste. La Bruyère ne sait guère que juxtaposer ses remarques dans les cadres d’ailleurs un peu fragments, non pas logiques. Il a cherché patiemment, calculé savamment ses effets; il a voulu captiver ses lecteurs par une incessante variété de tours de style: maximes abstraites, courtes dissertations, silhouettes, portraits longuement fouillé, dialogues, apostrophes, scènes brèves de comédie ou de drames, pastiches, métaphores, comparaisons, etc. Il abandonne, décidément, comme d’autres avaient commencé à le faire avant lui (Fontenelle), la phrase oratoire et périodique qui est celle de Bossuet, de Boileau, ou même de Molière. Le développement se fait par remarques brèves, par juxtaposition de traits qui souvent s’additionnent sans s’enchaîner. Ce style déjà toute à fait d’être le «discours » classique. C’est déjà toute la phrase du XVIIIe siècle, rapide, alerte, et qui cherche moins la cadence et la puissance que la concision et l’éclat.

MODÈLE 9. LES AVENTURES DE FÉNÉLON, LE PRÉCURSEUR DES ROMANTIQUES. Prélat et écrivain français, appartenant à une famille de vieille noblesse, mais pauvre, François de Salignac de La Mothe-Fénelon fit ses études à Cahors, puis au collège du Plessis à Paris, entra au séminaire de Saint-Sulpice et fut ordonné prêtre en 1675. Nommé supérieur de la maison des Nouvelles Catholiques en 1678, il s'y fit remarquer par sa maîtrise dans la direction des âmes. Grâce au

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duc de Beauvillier et à Bossuet, il fut choisi, en 1689, pour assurer l'éducation du duc de Bourgogne. Académicien en 1693, archevêque de Cambrai en 1695, l'affaire du quiétisme et ses démêlés avec Bossuet le firent exiler dans son diocèse à partir de 1697. La publication des Aventures de Télémaque (1699), qui parut une critique du gouvernement de Louis XIV, acheva sa disgrâce. → Fénelon était né avec le goût de dominer et de convertir. Il s'imposait par son originalité, mais aussi parce qu'il voulait plaire. Il était très attaché à toutes ses conceptions. → Gagné à la doctrine du «pur amour» par Mme Guyon, et en lutte contre l'orthodoxie de Bossuet, son ancien protecteur, il vit son livre Explication des maximes des saints sur la vie intérieure (1697) condamné à Rome en 1699. Il lui fallut rester exilé dans son archevêché. Echec plus douloureux encore: la mort de son pupille, le duc de Bourgogne (1712), l'éloigna à jamais d'un monde qu'il voulait réformer. C'est «le plus bel esprit et le plus chimérique du royaume», disait de lui Louis XIV. → En 1699, Fénelon publie son œuvre la plus célèbre, les Aventures de Télémaque. Ce roman pédagogique écrit pour le duc de Bourgogne, mêle les enseignements politiques à l'évocation de l'Antiquité. Fénelon, à l'imitation d'Homère, imagine de faire voyager Télémaque à la recherche de son père Ulysse, et le mène successivement chez tous les peuples de l'Antiquité. Les contemporains ont voulu y trouver des allusions aux événements du temps. A nos yeux, aujourd'hui, cet ouvrage contient des thèses novatrices en matière de propriété, d'économie, d'administration, de démographie, de relations internationales. Pour la critique moderne, il reste l'un des écrivains les plus attachants du XVII e siècle, à la fois par ses «chimères» et par ses idées curieusement «modernes». De son œuvre abondante, il faut retenir, outre ses célèbres Aventures de Télémaque et ses nombreux Sermons, qui soutiennent la comparaison avec ceux de Bossuet, le Traité de l'éducation des filles (1687). A une époque où l'on néglige complètement l'instruction des jeunes filles, Fénelon veut qu'on les prépare au rôle qu'elles doivent remplir dans la vie, celui d'éducatrices des enfants et de maîtresses de maison. Il faut donc former leur jugement et les habituer au sens des réalités. Fénelon souhaite qu'on n'exerce pas sur la nature enfantine une contrainte trop forte, mais au contraire qu'on l'éveille par une méthode agréable et attrayante, des leçons de choses. → Fénelon, c’est un Rousseau croyant. En chageant de registres et de contextes, ses idées survivront, „masquées”, dans La Nouvelle Héloise et Emile, dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, ainsi que dans certaines pages stendhaliennes du Rouge et Le Noir.

MODÈLE 10. MADAME DE LA FAYETTE. La Princesse de Clèves fut publié en mai 1678, sans nom d'auteur, chez l'éditeur Claude Barbin. → Au dix-septième siècle, être auteur dans la bonne société n'était pas une qualité dont on pouvait se glorifier. La Princesse de Clèves qui fut par la suite attribué à Mme de Lafayette peut être considéré comme une œuvre collective. Il est probable qu'elle se soit fait conseiller par La Rochefoucauld; Segrais, qui avait publié en 1656, Les Nouvelles françaises ou les Divertissements de la Princesse Aurélie; Huet, un théoricien qui avait publié De l'origine des romans. On évoqua aussi Mme de Sévigné, une amie de Mme de Lafayette. S'il est difficile de reconnaître la part de chacun dans ce roman, les historiens ont acquis la quasi certitude que ce fut Mme de Lafayette qui fut l'architecte de cet ouvrage. C'est elle qui y insuffla son énergie et qui assura la cohérence de ce roman écrit entre 1672 à 1677. Le nom de l'auteur

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n'apparaîtra sur la couverture de ce roman qu'en 1780, soit plus de 100 ans après sa parution. La Princesse de Clèves, c'est l'histoire du regard. Regard amoureux, signe lumineux de „l'impossible contact” entre le duc de Nemours et la princesse de Clèves, entre elle et son mari, entre le moi et autrui. Source à la fois de jouissance et d'angoisse, de pouvoir et d'impuissance: le regard est le sine qua non de l'existence à la Cour. Cette existence se trouve théâtralisée à tout moment par l'accent mis sur l'apparence: la parure, le geste, et les paroles précieuses y constituent un langage théâtral basé sur l'image et sur l'artifice. Ainsi, la Cour que dépeint Mme de Lafayette se présente comme une espèce (et un espace) de trompe l'oeil désordonné; on y privilégie l'oeil et non pas les mots. C'est un lieu séduisant mais dangereux où „personne n'était tranquille, ni indifférent”, où „ce qui paraît n'est presque jamais la vérité”. Dans un lieu où il suffit de se parer afin de parler, le regard masqué-masquant règne tout-puissant. Il s'agit de désirs interdits que seul le regard peut trahir. Pour la princesse de Clèves et le duc de Nemours, le regard constitue la seule forme de communication possible quand il est défendu de se parler, de se toucher. Ainsi l'acte de regarder porte un certain bonheur limité; cependant c'est un acte vide, qui ne fait que rappeler au sujet amoureux la vanité et le silence de son désir. Mais en dehors du texte, dans sa transcendence „immanente”, le regard des personnages rencontre le regard du lecteur. Dans cet espace du jeu lectural se construit un intertexte complexe, signe des sensibilités et des mutations opérées dans les structures mentales. Le discours „duplicitaire” de Mme de La Fayette, qui oscille entre masque et dévoilement, complète et contredit ainsi le discours éthique de Voltaire, le discours biographique de Sainte-Beuve, celui sociologique de Taine ou freudien de Cocteau: „Je le (la Princesse de Clèves) trouve très agréable, bien écrit, sans être extrêmement châtié, plein de choses d'une délicatesse admirable, et qu'il faut même relire plus d'une fois, et surtout ce que j'y trouve, c'est une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont on y vit. Il n'y a rien de romanesque, ni de grimpé; aussi n'est-ce pas un roman, c'est proprement des mémoires et c'était, à ce que l'on m'a dit, le titre du livre, mais on l'a changé.”, écrit Mme de la Fayette en évaluant son écriture à la troisième personne. (Lettre du 13 avril 1678 à Lescheraine, secrétaire de madame Royale de Nemours-Savoie). Un siècle plus tard, pour Voltaire, „La Princesse de Clèves et Zayde furent les premiers romans où l'on vit les mœurs des honnêtes gens et des aventures naturelles décrites avec grâce. Avant elle, on écrivait d'un style ampoulé des choses peu vraisemblables.” (Siècle de Louis XIV). La critique française du XIXe siècle allait découvrir d’autres profondeurs psychologiques et syilistiques: „Il est touchant de penser dans quelle situation particulière naquirent ces êtres si charmants, si purs, ces personnages nobles et sans tâche, ces sentiments si frais, si accomplis, si tendres.” (Sainte-Beuve, Portraits de femmes); „Ce style est aussi mesuré que noble; au lieu d'exagérer, Mme de La Fayette n'élève jamais la voix. Son ton uniforme et modéré n'a point d'accent passionné, ni brusque. D'un bout à l'autre de son livre, brille une sérénité charmante; ses personnages semblent glisser au milieu d'un air limpide et lumineux. L'amour, la jalousie atroce, les angoisses suprêmes du corps brisé par la maladie de l'âme, les cris saccadés de la passion, le bruit discordant du monde, tout s'adoucit et s'efface, et le tumulte d'en bas arrive comme une harmonie dans la région pure où nous sommes montés.” (Taine, Essais de critique et d'histoire). Le XXe siècle découvrira dans les textes lafayettiens du

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Sade et du Freud: „Les ombres, les angoisses, les épouvantes, les fuites, les reprises, les reculs, les larmes de la Princesse nous laissent entendre les rêves qui doivent la tourmenter la nuit. Là, ceux qui subissent une règle deviennent libres et trompent impunément ceux qui les regardent dormir. Que deviennent Mme de Clèves et le duc dans leur sommeil? Sade et Freud s'ébauchent dans ces âmes qui se croyaient simples.” (Jean Cocteau, préface à La Princesse de Clèves).

MODULE 1. SOCIÉTÉ: ESPACE PUBLIC ET ESPACE PRIVÉ. Selon son auteur, La Princesse de Clèves appartiendrait au genre des mémoires, puisque cette oeuvre, quoique romanesque, présente «une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont on y vit.» → On peut voir ici une référence la dichotomie à laquelle se rapporte la conception de l'être et du paraître. «Imitation du monde de la cour x, c'est a dire reproduction de la substance; «imitation de la manière dont on y vit », c'est à dire reproduction de l'apparence que produit la substance. Nous nous proposons d'examiner le monde et les personnages que nous présente La Princesse de Clèves et d'essayer de déterminer quelle est cette substance que recouvre l'apparence. → Comme dans les autres oeuvres, le milieu présenté est aristocratique, ici, celui de la cour d'Henri II. Les hauts personnages s'y manifestent par ordre hiérarchique, comme dans la Vie de la Princesse d'Angleterre. La présentation de la famille royale est suivie, selon l'importance de leur rang et de leur position dans la société, de celle des autres Grands. Certaines des caractéristiques de l'univers de cette oeuvre sont reprises dans La Princesse de Clèves: intrigues, galanterie, dualité et ambition des personnages, fausseté des apparences dans leur rapport avec la vie intérieure, conception spectaculaire de la vie a la cour. Ces différents traits se dégageaient du milieu au fur et à mesure de la progression de la Vie de la Princesse d'Angleterre; → dans La Princesse de Clèves ils sont énoncés par 1'auteur des le début de la démonstration qu'en présente l’œuvre, ce qui pourrait indiquer que c'est a partir de la vision établie dans la Vie de la Princesse d'Angleterre que se construit l'univers de La Princesse de Clèves.→ Le goût spectaculaire de l'individu, manifesté dans des activités qui tiennent du divertissement, se retrouve dans ces deux oeuvres. Cependant, les cérémonies qui se déroulent dans La Princesse de Clèves ont un caractère plus imposant que dans la Vie de la Princesse d'Angleterre; elles sont imprégnées de solennité et de magnificence; → elles ont un cachet plus formaliste et se rapportent à des événements officiels. Ainsi, le bal ou la princesse et le duc font connaissance est donné à l'occasion du mariage du duc de Lorraine et de la seconde fille du roi. Le jeu de paume et le tournoi (où le roi sera mortellement blessé) font partie des fêtes célébrant les noces de Madame, sœur du roi, et de sa fille aînée, Elisabeth. Ces cérémonies ne sont plus seulement des divertissements et des plaisirs égayant la vie agréable de la cour, auxquels le roi participe joyeusement avec la noblesse. → Leur fonction primordiale est d'exemplifier la magnificence du régime politique; ainsi, le roi qui désire rendre les noces «célèbres» considère que les ballets et les comédies sont « des divertissements trop particuliers »; il en veut «d'un plus grand éclat». Pour faire « paraître l'adresse et la magnificence de sa cour», il décide «de faire un tournoi, ou les étrangers seraient reçus, et dont le peuple serait spectateur» . Si une illusion théâtrale résulte du spectacle, ce n'est plus alors seulement l'acteur qui doit y succomber, mais aussi le spectateur qu'elle doit envahir. La majesté du monarque trouve son écho dans le style impersonnel, oratoire et protocolaire de la publication

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par laquelle il fait annoncer le tournoi, et qui en établit la nature officielle et rituelle. → Le caractère religieux de la cérémonie des noces se transmet et se confond à l'atmosphère solennelle du régime qui émane de l'ordre des processions, dé l'ordonnance et de l'étiquette des cérémonies, de la présentation hiérarchique des hauts personnages au moyen de titres dont la sonorité en fait ressortir l'importance. La magnificence du système est reflétée dans le faste des équipages, l'apparat des costumes; la pompe des cérémonies, les couleurs étincelantes qui rehaussent l'éclat des personnages. → Tout est solidement exposé, logiquement agencé, savamment ordonné, comme pour l'évocation de l'absolu. Un peu comme à la messe (dont on sait d'ailleurs le caractère théâtral) lorsque par le geste du prêtre se manifeste la présence de Dieu sur l'autel, l'omnipotence monarchique est comme incarnée ici et elle se trouve attestée par l'action esthétique, du courtisan. → Cette action se double alors d'une valeur éthique qui ne transparaît par danse la Vie de la Princesse d'Angleterre. Un sentiment de devoir s'incorpore ainsi, dans La Princesse de Clèves a la conception du paraître. Le courtisan se trouve étroitement lié par ce devoir; le synchronisme du cadre historique et de l'intrigue en est la conséquence dans l’œuvre romanesque. La princesse, par exemple, qui voudrait éviter de rencontrer Monsieur de Nemours dans les cérémonies publiques ne le peut, car elle a une fonction à y remplir, un service à rendre: «Comme il y avait déjà assez longtemps de la mort de sa mère, il fallait qu'elle commençât a paraître dans le monde et a faire sa cour comme elle avait accoutumé.» Une seconde fois elle essaie de s'éloigner de la vie publique, mais son mari lui rappelle «qu'elle oubliait que les noces des princesses et le tournoi s'allaient faire, et qu'elle n'avait pas trop de temps pour se préparer à y paraître avec la même magnificence que les autres femmes.» Et, d'autre part, lorsque le tournoi est annoncé, tous les courtisans se préparent a remplir leur devoir, à jouer le ro1e qui leur incombe: «Tous les princes et seigneurs ne furent plus occupés que du soin d'ordonner ce qui leur était nécessaire pour paraître avec éclat.» → Comme le vassal féodal qui servait son suzerain par un exploit héroïque, le courtisan sert son roi en lui offrant une action esthétique, son plus noble geste. → Le paraître des personnages est également l'élément dynamique des relations sociales. Puisque le groupe spectateur doit, par son verdict, établir la valeur de l'individu, celui-ci tend à se modeler sur l'idéal prof-essé; il renforce ainsi l'homogénéité du groupe. L'action qu'inspire sa volonté de conformisme embellit la société, puisque cette action reproduit le beau tel qu'on l'y a défini: les princes et les seigneurs «étaient, en des manières différentes, l'ornement et 1'admiration de leur siècle.» → D'autre part, puisque les individus s'efforcent de maintenir un paraître constant, un certain ordre, une certaine sécurité (on connaît l'individu et on sait à quoi s'attendre) sont transmis aux rapports sociaux. → Les personnages s'efforcent par ailleurs d'agir conformément à leur propre paraître: le vidame de Chartres, discret et loyal sujet, n'avait pas mentionné sa liaison avec la reine au duc de Nemours, car il savait qu'il aurait perdu de son estime, en parlant «sans que la nécessité» ne l'y contraigne. M. de Nemours, amant respectueux, craint de paraître «hardi» à Mme de Clèves. → D'autre part, il demande au roi de lui garder le secret sur son expédition en Angleterre, relative a son mariage avec la reine: le public pourrait le juger ambitieux. Enfin, le paraître de celui à qui l'on s'adresse influence la conduite qu'on adopte envers lui. Le Maréchal de Saint André, quoique fort entreprenant et séduit par la princesse,

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craint de lui montrer ses sentiments, car elle a une réputation de vertu inébranlable. C'est pour cette même raison que le chevalier de Guise qui l'adorait n'avait jamais osé lui parler de son amour. Et cette conduite est naturellement envisagée selon la perspective du groupe témoin, étant donné son rôle capital: le duc de Nemours s'efforce non seulement de ne donner aucune marque de sa passion à la princesse, mais il observe aussi afin de n’en donner aucune au public. → Du spectacle qui se déroule, aux cérémonies publiques comme dans les salons, se dégage à première vue une image d'une imposante beauté qu'animent les personnages. Elle fait envisager leur excellence et la grandeur de l'idéal auquel ils adhèrent. L'auteur introduit brièvement chaque personnage, le distinguant des autres par son titre et quelques attributs, quant au moral et au physique. Sa personnalité se précise et s'étoffe ensuite d'après la perspective du groupe qui regarde; elle s'exprime souvent au cours de mises en scène, selon les réactions de ses spectateurs. Se sachant évalué par le groupe, le personnage qui veut s'embellir s'efforce de développer tout talent particulier qui correspond aux valeurs professées. → Le «naturel» étant lui-même une de ces valeurs, le talent en question se trouve rehaussé. Le roi en donne l'exemple: «Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations.» → Reconnaissant la valeur du courtisan et permettant son élévation sociale, le jugement du groupe, fondé sur le paraître, récompense ce personnage. Source de gratification et d'embellissement du courtisan, principe de continuité, de cohésion et de beauté pour le groupe, le paraître semble jouer un rôle instrumental dans la perfectibilité de l'homme.

MODULE 2. FICTIONS DU MASQUE ET DU MOI. Mais il faut remarquer que jusqu'ici l'image est une surface et que l'idéal qui l'a inspirée est une conception rationnelle à laquelle l'individu a volontairement décidé de faire correspondre son apparence ou sa conduite, et avec laquelle la totalité de son moi, qui n'est pas que raison, ne peut coïncider. L'action du personnage reste donc dans le domaine de la représentation, comme les activités publiques, dans le monde spectaculaire. L'univers présenté dans La Princesse de Clèves comporte un caractère de dualité identique à celui de la Vie de la Princesse d'Angleterre. ⇒ Le dédoublement exigé de ces personnages est inhérent à la nature spectaculaire du système politique dans lequel ils jouent un rôle, ainsi que nous l'avons établi en discutant la Vie de la Princesse d'Angleterre. ⇒ Pour mieux jouer leur jeu, pour se protéger de l'œil caché qui les guette, les personnages disposent de certains moyens qui rendent plus subtil encore le jeu de l'être et du paraître. On peut revêtir d'un masque conventionnel toute manifestation risquant de paraître déplacée ou lui faire attribuer une cause acceptable. On peut alléguer de nombreux prétextes qui justifient une action et en dissimulent la cause, mais qui doivent être choisis avec soin, car ils sont eux aussi sujets à interprétation et soumis à la juridiction du groupe. La sincérité envers soi-même, menant à la connaissance des mobiles, des impulsions des forces instinctives et indisciplinées du moi (dont le préexistence suppose fait envisager une potentialité «basse» reconnue a l’être) est alors l’instrument de défense de la gloire, et nous allons le voir, du pari dont l’enjeu est le bonheur. → L'élément le plus redoutable qui menace l'individu dans la voie que trace Mme de Chartres; c'est la passion qui peut insidieusement emprisonner l'être et détruire sa liberté. Si la passion ne peut être subjuguée, elle peut néanmoins être canalisée; l'institution sociale et rationnelle qu'est le mariage permet à l'amour une

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certaine possibilité de satisfaction, tout en le maintenant dans un cadre rationnel. Le mariage est alors la condition qu’à cet effet l'être glorieux peut choisir et adopter volontairement. Selon cette formule, par la sincérité qui le mène à se connaître, par la prudence et la vertu qui lui permettent d'échapper à l'effet néfaste des passions, l'individu glorieux peut trouver cette «tranquillité», cette approbation de soi-même qui fait le bonheur. Il convient de remarquer qu'au cours du combat que Mme de Clèves livre, ses sentiments lui sont dissimulés par sa propre conscience qui semble se faire complice tour à tour des deux impératifs passionnels qui animent son combat: l'un, l'amour, et l'autre, la gloire. Ainsi, elle essaie de justifier les actions qu'inspire la passion les faisant coïncider avec certains principes bienséants. → La même duplicité de sa conscience entretient l'illusion glorieuse. Car malgré ses échecs successifs en vue de maîtriser sa passion, Mme de Clèves, imparfaite et faible comme ses semblables, sujette comme eux à la tentation, continue à se considérer différente et supérieure. Ses mobiles se pressentent à elle sous une apparence sublime et fournissent de nouveaux buts à ses prochaines batailles. → Quand même, il semble que Mme de Chartres se soit trom-pée: la sincérité; la vertu et l'effort ne mènent pas au bonheur. La sincérité ne peut faire aboutir à l'analyse lucide, puisque les sentiments sont fausses à la conscience par la conscience elle-même. L’analyse est de toute façon inutile, puisqu’elle arriverait après l’évènement et que la connaissances, même imparfaite, qui aurait pu en résulter ne serait alors d’aucun secours. Cette connaissance n’aiderait d’ailleurs pas plus a diriger une conduite ultérieure puisque la vertu faillit devant la force et la spontanéité de la passion. Et malgré les efforts de la princesse pour aimer et rester «digne» de son mari, elle n'a pas trouvé le bonheur, mais tout au contraire, un sentiment écrasant de culpabilité à la suite duquel, comme Alphonse dans Zaïde, elle a horreur d'elle-même. → A la mort de son mari, la princesse se trouve libre d'épouser un homme dont les qualités correspondent à celles que Mme de Chartres avait jugées nécessaires chez une personne digne d'être aimée: naissance, grandeur, mérite, fidélité. Il semblerait donc qu'épousant un tel homme, qui , de plus, l'aime, et qu'elle aime, elle puisse refaire 1'unité en elle-même, satisfaire à la fois et sa conscience et son amour. Elle pourrait alors intégrer son monde social et son monde intime et trouver la tranquillité, le bonheur, ce dernier élément de la formule présentée par sa mère. → Dans un premier mouvement, elle admet que le devoir ne s'oppose plus à sa passion. Mais bientôt elle reconnaît la différence qui existe entre la conception du devoir selon le monde, et sa conception personnelle, beaucoup plus exigeante. → Comme la conscience et la vertu, la passion n'offre aucun espoir de salut dans un monde temporel. → Cet échec de la passion enlève la dernière possibilité de justifier le pari selon la formule suggérée par Mme de Chartres: ne visant que des contingences, il engage néanmoins la liberté, et donc la volonté et le repos, cet état de calme où l'être a résolu en lui-même tout antagonisme fondamental et peut se regarder avec ap-probation. La princesse décide de fuir le malheur; c'est à dire qu'elle se retire hors de la tentation du bonheur et du jeu, hors de la société. La maladie de langueur dans laquelle elle tombe l'aide d'ailleurs à se détacher des «choses de cette vie». Comme Henriette d'Angleterre, elle entrevoit la vanité et le néant des activités humaines.

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MODULE 3. UN ROMAN HISTORIQUE. Pourtant l'univers romanesque de Mme de la Fayette n'est pas un univers de convention comme de celui de L'Astrée. L’histoire crée pour des personnages un cadre réel et leur donne ainsi une couleur d'authenticité. Mme de la Fayette s'est documenté avec minutie sur la période qu’elle voulait faire revivre. Elle à lu des chroniques des histoires de France et d'Angleterre, des traités d'héraldique et de cérémonial. Elle introduit dans son récit de nombreux détails historiques et fait allusion à des événements précis, qui permettent de localiser l'action en 1558-1559. En outre, elle s'est attardée à évoquer la vie de cour, avec ses intrigues et même les jeux subtils de la diplomatie. → Elle est plus soucieuse d'exactitude que ses contemporains, auteurs de nouvelles historiques: Segrais, l’abbé de Saint-Real, Mme d’Aulnoy.

Les principaux personnages du roman sont cependant inventés ou entièrement recrées. → Tout d'abord, par l'atmosphère morale, le roman fait songer au théâtre de Corneille. Que l'on compare, par exemple, la princesse avec Pauline, dans Polyeucte: chez l'une et chez l'autre, même lucidité, même courage pour lutter contre un amour interdit; et l'héroïne de Mme de la Fayette est hantée par le souci de sa «gloire», jusqu'au renoncement final, décidé comme par un personnage cornélien, dans l'exercice souverain d'une volonté éclairée. → Par le caractère de l'observation psychologique, La Princesse de Clèves s'apparente plutôt aux pièces de Racine. Avant de remporter sur elle-même une victoire définitive, Mme de Clèves à opposé une vaine résistance au progrès de sa dangereuse passion. D'un bout à l'autre du roman, elle constate avec désespoir, comme un personnage racinien, lucide dans sa faiblesse, l'empire de son amour coupable sur son âme. Avec la technique propre au roman, Mme de la Fayette à peint les angoisses et les remords d'une conscience troublée. → La princesse apparaît soucieuse, à la manière d’un héros cornélien, de conformer sa conduite aux exigences de sa raison. C’est bien le propre de la passion de se donner de mauvaises raisons, et la cornélienne Mme de Clèves se laisse entraîner à son insu par des mouvements tout raciniens: curieuse complexité de ce caractère si riche de vérité humaine.

Un roman d’amour. La Princesse de Clèves est le premier grand roman d’amour de la femme mariée. Jusque-là, l’amour évoqué par les romanciers était pudique, chaste et fidèle. Madame de Clèves ressent une attirance fort vive pour Nemours. Le sujet du roman est le combat entre cette attirance et le sentiment du devoir. L’amour n’est pas remis en cause par des circonstances extérieures qui sont autant d’épreuves ont surmonter: c’est dans l’âme même de Madame de Clèves qu’est intériorisé le combat. Le roman est devenu psychologique. Madame de Clèves ne peut retrouver le salut que dans la fuite, elle écarte M. de Nemours et, quand son mari est mort, sa raison la pousse à préférer le calme aux tourments de la passion. Même les épisodes secondaires, insérés dans l’intrique principale, sont en rapport avec sa psychologie: la première histoire prépare son aveu; la seconde, son refus au duc de Nemours. L’amour tel qu’il apparaissait dans le roman était différent de celui qui inspirait les héros dans les romans de l’époque précédente. Ce n’était plus cet „amour de connaissance” comme on disait alors, ce mouvement des parties supérieures de l’âme et que déterminait la vue des perfections d’une être. C’était „l’amour d’inclination”, cette force aveugle et irrésistible, dont le marquis de Sourdines venait de dire „les terribles effets et si violents”. En cela, le roman de Madame de Lafayette portait témoignage sur un fait d’importance capitale dans

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l’histoire des idées morales. Car elle n’était pas seule à ne plus croire à la conception romanesque de l’amour. Le public venait d’applaudir aux Lettres portugaises où s’exprimait la même passion involontaire et désespérée que dans la Princesse de Clèves. L’héroïne du roman est sœur des plus émouvantes créations de Racine; le feu qui la brûle est celui qui dévore Phèdre, la fille de Minos et de Pasiphaé. Les plus grands esprits de cette époque se font de l’homme et de ses passions une image toute nouvelle. Une image singulièrement triste de la vie se dégageait de ce livre. Elle apparaissait comme une suite d’illusions, de malentendus, de compromis et de mensonges. A un moment, il semblait que Madame de Lafayette affirmait sa confiance en une possibilité de libération. La Princesse de Clèves avouait à son mari cette passion dont elle avait honte, elle pensait que sa loyauté devait la sauver. Cette scène de l’aveu fut immédiatement comprise comme la clef de l’œuvre. L’erreur est évidente, car cet aveu de la princesse n’aboutit qu’à désespérer son mari et à la rendre elle-même plus malheureuse. L’amour même apparaissait dans ce roman non comme une source de joie, mais comme une illusion sans durée que suivent de longs malheurs. C’est lui qui allait produire la mort de M. de Clèves. Il ravageait la vie de la princesse. Et l’on ne peut même pas dire qu’elle crut en lui. Car lorsque son mari est mort, lorsqu’elle est libre et que Nemours lui offre sa main, elle la refuse parce qu’elle sait de toute certitude que l’amour satisfait meurt bientôt. Nemours devenu son mari ne serait pas longtemps avant d’aller vers d’autres femmes. Stendhal disait, en parlant du roman de Madame de Lafayette „la divine Princesse de Clèves”. Il avait compris l’exceptionnelle grandeur de cette oeuvre, digne d’être mise sur le même rang que les tragédies de Racine. Ces cheminements obscurs de la passion, ce tragique d’une situation ou les nécessités du rang ne permettent pas d’esquiver la tentation et renouvellent chaque jour la blessure secrète du cœur, une peinture aussi impitoyable de la passion et des ruines qu’elles produisent sont rares même dans l’histoire du roman français. Le style même somptueux et triste, rendait sensible la pensée et atteignait au-delà de l’intelligence, cette région-là qui participe aux malheurs et aux. Le philosophe Auguste Comte admirait dans ce roman surtout le tableau de la passion aux prises avec la vertu; cette femme tendrement éprise et qui trouve la force de rester pure, qui la trouve non dans des considérations d’un ordre surnaturel, dans la crainte des châtiments du siècle, mais dans la chaleur de son cœur et dans le simple sentiment de ses devoirs.

MODULE 4. DIMENSIONS STYLISTIQUES. Le style à la sobriété et a la densité du style des chefs-d’œuvre classiques. Le vocabulaire est assez pauvre et souvent abstrait, mais se prête à la fois aux notations les plus brutales et aux remarques les plus subtiles. Aucun pittoresque extérieur, aucun éclat, aucune recherche: les phrases suggèrent plutôt qu’elles n’expriment; les mots sont choisis avec une discrétion extrême, mais chacun d’eux est si juste qu’il conserve son énergie primitive (sentiment, embarra, bonté Plus on serre le texte, plus il se révèle chargé de sens.) Le propre de l’art classique est bien en effet d’user d’un langage assez fort pour supporter la densité de la réflexion ou la finesse de l’analyse. Cette héritière perfectionnée de Mme de Rambouillet, amie de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon longtemps, à son rang et sa date assurée dans la littérature française, en ce qu'elle a réformé le roman. Dans ce genre que l'Art poétique ne mentionne pas, que Prévost, Le Sage et Jean-Jacques consacreront et qui confinait

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aux parties attendrissantes de la Bérénice ou même de l’Iphigénie, Mme de La Fayette a fait exactement ce qu’en des genres plus estimés et plus graves ses contemporains illustres s’étaient à l’envi proposé. L'Astrée, en implantant le roman en France, avait bientôt servi de souche à une série interminable de personnages (Cyrus, Cléopâtre, Polexandre et Clélie). Boileau y coupa court par ses railleries. → Proportion, sobriété, décence, moyens simples et de cœur substitués aux grandes phrases, tels sont les traits de la réforme que Madame de La Fayette fit au roman. → Elle réforma le roman chevaleresque et sentimental, et lui imprima cette nuance particulière qui concilie jusqu'à un certain point l’idéal avec l’observation.

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VIII. L’ÉPOQUE DES LUMIÈRES. LANGUE, LITTÉRATURE,

CULTURE, CIVILISATION 1. Cette période débuta au lendemain de la mort de Louis XIV, en 1715, et

prit fin à l’avènement de la Révolution française (1789). Elle se caractérise, d'une part, par un fort mouvement de remise en question ainsi que par l'établissement d'une plus grande tolérance et, d'autre part, par l'affaiblissement de la monarchie, suivi de la fin de la suprématie française en Europe et du début de la prépondérance anglaise.

1.1. La situation politique et sociale tendit à se modifier en France et ailleurs en Europe en ce début du XVIIIe siècle. Sur le plan intérieur, la situation financière était devenue catastrophique sous les règnes du régent Philippe d'Orléans, de Louis XV et de Louis XVI; ces rois faibles, aux prises avec un régime de fêtes et d'intrigues de cour, ne purent faire face aux difficultés financières croissantes, qui aboutiront à l'impasse et susciteront la haine du peuple envers la monarchie.

Parallèlement, la bourgeoisie riche et aisée poursuivit son ascension irréversible, devint une force politique et s'exprima publiquement. La monarchie et la noblesse n'étaient plus qu'une façade sans crédibilité. Le règne de la bourgeoisie financière, commerçante et manufacturière commença.

1.2. Sur le plan extérieur, la royauté tenta sans succès de poursuivre ses luttes contre l'Angleterre, la Prusse et l'Autriche. La France n'intervint plus en Europe et, après avoir perdu son empire colonial au Canada et en Inde (1763), elle finit par être écartée de la scène internationale au profit de l'Angleterre, qui accrut sa richesse économique et sa prépondérance grâce à la maîtrise des mers et à sa puissance commerciale. Par ailleurs, Frédéric II de Prusse avait remplacé le roi de France comme arbitre de l'Europe, et apparut le début de la montée de la Russie tsariste.

2. Au XVIIIe siècle, on assista au commencement du capitalisme, au développement du commerce, au début de l'industrialisation, à un engouement pour les sciences, à la découverte de nouvelles techniques, à des inventions de toutes sortes, à l'amélioration de la médecine et à l'adoption d'une meilleure alimentation. Cette atmosphère de progrès matériels modifia profondément les valeurs de la société. Les philosophes rationalistes et les écrivains de premier plan se rendirent indépendants de la royauté et de l’Église; de grands seigneurs pactisèrent avec les représentants des idées nouvelles et n’hésitèrent pas à les protéger contre la police associée aux forces conservatrices. Fait nouveau, la lutte des idées fut dirigée surtout contre l'Église et la religion catholique elle-même; on combattit agressivement en faveur de la tolérance au nom de la raison.

2.1. Par ailleurs, la société française s'ouvrit aux influences extérieures, particulièrement à celles venant de l'Angleterre devenue la première puissance mondiale. Le parlementarisme et le libéralisme anglais attirèrent l'attention, de même que la guerre de l'Indépendance américaine (1775-1782). Parallèlement, les

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journaux scientifiques, techniques et politiques se développèrent, se multiplièrent rapidement et furent diffusés jusque dans les provinces, alimentant la soif de lecture chez un public de plus en plus étendu et sensibilisé au choc des idées. Le développement de la presse fut à la fois la conséquence et la cause de cette curiosité générale, ainsi que de la contestation qui se répandait graduellement dans la société. Vers le milieu du siècle, parut même une littérature de type populacier, dite „poissarde” (par analogie avec les marchands de poissons des Halles), destinée aux gens du peuple. Tous ces faits contribuèrent au mouvement de révolte qui explosa en 1789.

3. L’État ne se préoccupait pas plus au XVIIIe siècle qu'au XVIIe de franciser le royaume. Les provinces nouvellement acquises, de même que les colonies d'outre-mer (Canada, Louisiane, Antilles), ne nécessitaient pas de politique linguistique. L'unité religieuse et l’absence de conflits inquiétaient davantage les dirigeants: l'administration du pays ne nécessitait pas la francisation ses citoyens. On estime qu'à cette époque moins de trois millions de Français pouvaient parler ou comprendre le français, alors que la population atteignait les 25 millions. Néanmoins, la langue française progressait considérablement au XVIIIe siècle, comme en fait foi la répartition des francisants, des semi-patoisants et des patoisants à la toute fin du siècle alors que la Révolution était commencée. À cette époque, le peuple francisant ne parlait pas «la langue du roy», mais un français populaire non normalisé, encore parsemé de provincialismes et d'expressions argotiques. Seules les provinces de l'Île-de-France, de la Champagne, de la Beauce, du Maine, de l'Anjou, de la Touraine et du Berry étaient francisantes. Nobles et bourgeois, initiés au français durant le siècle précédent, continuaient d'employer leur patois dans leurs relations quotidiennes. Pour eux, le français restait la «langue du dimanche», c'est-à-dire la langue d'apparat des grandes cérémonies religieuses ou civiles. La situation était identique en Bretagne et en Flandre, dans le nord-est, ainsi qu'en Alsace et en Franche-Comté, dans l'est. Les seuls à parler le français encore à cette époque étaient ceux qui exerçaient le pouvoir, c'est-à-dire le roi et sa cour, les juristes, les officiers, ceux qui écrivaient et qui, de fait, résidaient à Paris.

3.1. Il n'en demeure pas moins que le français progressa au cours du XVIIIe siècle, notamment dans les pays d'oïl, en raison de la qualité exceptionnelle pour l'époque du réseau routier en France. En effet, grâce à cet instrument de centralisation desservant même les villages, les communications étaient facilitées et favorisaient le brassage des populations et des idées. La langue bénéficia de cette facilité; un système de colporteurs se développa, et ceux-ci voiturèrent périodiquement des livres et des journaux français jusque dans les campagnes les plus éloignées.

4. L'école fut le grand obstacle à la diffusion du français. L'État et l'Église estimaient que l'instruction était non seulement inutile pour le peuple, mais même dangereuse. Dans l'esprit de l'époque, il paraissait plus utile d'apprendre aux paysans à obtenir un bon rendement de la terre ou à manier le rabot et la lime que de les envoyer à l'école. Pour l'Église, le désir de conquérir des âmes à Dieu ne passait pas non plus par le français; au contraire, le français était considéré comme une barrière à la propagation de la foi, et il fallait plutôt s'en tenir aux patois intelligibles au peuple. Sermons, instructions, confessions, exercices de toutes sortes, catéchismes et prières devaient être prononcés ou appris en patois. De toute façon, il n'y avait pas ou fort

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peu de maîtres capables d'enseigner le français. De plus, les manuels en français étaient rares et consistaient plutôt en livres de piété. On n'introduisit réellement l'enseignement de la grammaire, de l'écriture et de la lecture qu'en 1738. Enfin, dans les collèges et universités, l'Église s'obstinait à utiliser son latin comme langue d'enseignement, langue qui demeurait encore au XVIIIe siècle la clé des carrières intéressantes. Dans de telles conditions, on ne se surprendra pas que l'école fût même la source principale de l'ignorance du français chez le peuple.

5. La norme linguistique commença à changer de référence sociale. On passa de «la plus saine partie de la Cour» de Vaugelas aux «honnêtes gens de la nation». L'usage des écrivains du XVIIIe siècle ne montra pas de changements par rapport au XVIIe siècle, mais la phrase s'allégea encore. L'appauvrissement du vocabulaire, noté au XVIIe siècle, ne répondait plus à l'esprit encyclopédique du siècle des Lumières. Ce fut une véritable explosion de mots nouveaux, notamment de termes techniques savants, puisés abondamment dans le grec et le latin. De plus, l'infiltration étrangère se mit à déferler sur la France; la langue s'enrichit de mots italiens, espagnols et allemands, mais cet apport ne saurait se comparer à la «rage» pour tout ce qui était anglais: la politique, les institutions, la mode, la cuisine, le commerce et le sport fournissent le plus fort contingent d'anglicismes. Les censeurs linguistiques de l'époque ne s'élevèrent que contre les provincialismes et les mots populaires qui pénétraient le français; ils croyaient que la langue se corrompait au contact des gens du peuple.

5.1. Le français, qui va devenir avec la Révolution la «langue de la nation», n'était encore que la langue du roi, c'est-à-dire celle des classes privilégiées. Cette variété de français ne touchait pas seulement l'élite de France: elle avait saisi l'ensemble de l'Europe aristocratique. Toutes les Cours d'Europe utilisaient le français: près de 25 États, de la Turquie au Portugal en passant par la Russie, la Yougoslavie, la Norvège, la Pologne et, bien sûr, l’Angleterre. Le français restait la langue diplomatique universelle de l'Europe et celle qu'on utilisait dans les traités internationaux. Le personnage le plus prestigieux de toute l’Europe, Frédéric II de Prusse, écrivait et s’exprimait en français: toutes les cours l'imitaient. Au XVIIIe siècle, un aristocrate qui se respectait se devait de parler le français et c'était presque une honte que de l'ignorer. Les Anglais ont inventé le mot gallomanie – du latin Gallus («Gaulois») et manie, ce qui signifie «tendance à admirer aveuglément tout ce qui est français» – pour identifier cette mode qui avait saisi l'Europe aristocratique. Voltaire explique ainsi l'universalité du français en son temps: «La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté, de délicatesse tous les objets de la conversation des honnêtes gens.» Cette question de l'universalité de la langue française fit même l'objet d'un concours organisé par l'Académie de Berlin, auquel Antoine de Rivarol prit part; son Discours sur l'universalité de la langue française (1784) fut couronné. Il y déclara notamment que «ce qui n'est pas clair n'est pas français; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin». Il précisa aussi ce qu'il croyait être les causes de l'universalité du français: «Cette universalité de la langue française [...] offre pourtant un grand problème: elle tient à des causes si délicates et si puissantes à la fois que, pour les démêler, il s'agit de montrer jusqu'à quel point la position de la France, sa constitution politique, l'influence de son climat, le génie de ses écrivains, le caractère de ses habitants et l'opinion qu'elle a su donner d'elle

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au reste du monde, jusqu'à quel point tant de causes diverses ont pu se combiner et s'unir pour faire à cette langue une fortune si prodigieuse.»

6. Mais cette période dite «glorieuse» allait prendre fin bientôt. La position du français au XVIIe siècle fascinait bien des esprits régnants et exerçait encore au XVIIIe siècle une séduction certaine. Le latin étant tombé en désuétude, le français l'a remplacé comme langue de vulgarisation scientifique. Aucune autre langue ne pouvait rivaliser avec le français pour la quantité et la qualité des publications, traductions ou journaux. Non seulement le français servit comme instrument de communication international en Europe, au surplus normalisé et codifié, mais il constitua également un moyen d'identification pour les gens instruits. Connaître le français, c'était faire preuve de son appartenance au cosmopolitisme de son temps et, par le fait même, de son rang. Le français demeura donc, par-delà les nationalités, une langue de classe à laquelle toute l'Europe aristocratique s'identifia. Cette société privilégiée restera figée de stupeur lorsque explosera la Révolution française, qui mettra fin à l’Europe francisante.

7. Le XVIIIe siècle s'est appelé lui-même, Siècle des Lumières. Mais d'abord que signifie ce terme? Ces Lumières dont on fait le synonyme du XVIIIe siècle sont tout bonnement les Lumières de la raison. Lumières en France, Enlightenment en Angleterre, Aufklärung, en Allemagne, les Lumières désignent le pouvoir d'intelligibilité de la raison humaine, la raison naturelle, et en même temps que l'on met en évidence le pouvoir judicatoire que recèle la raison, la raison critique, et l'étendue de son domaine de juridiction, on a confiance que par sa seule force, les ténèbres de l'ignorance, du fanatisme, du dogmatisme, de la superstition, du despotisme et de la tyrannie vont reculer et disparaître.

7.1. Les sciences se développent prodigieusement et forment un édifice complet couronné par les sciences sociales. Et le progrès des connaissances développe la foi en un progrès continu de l'humanité vers un État supérieur. Les Lumières sont optimistes. Les Lumières que l'esprit libre s'applique à propager, les lumières de la philosophie et des sciences, les forces de la vérité et du progrès viendront à bout, pense-t-on, de terrasser le mal et l'erreur, de délivrer l'homme de toutes les chaînes qui le retiennent prisonnier et qui l'empêchent de se réaliser en tant qu'homme, enfant de la raison et fils libre de la nature.

7.1.1. Kant, le plus grand philosophe du siècle, définit l'Aufklärung comme la sortie de l'homme de sa minorité, minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui. Sapere aude! dit-il, Aie le courage de te servir de ton propre entendement!. Cette devise des Lumières traduit un optimisme pédagogique fondé sur deux principes ambitieux: l'intelligibilité de la nature et la perfectibilité de l'homme. La vraie profession de foi des Lumières, de l'Enlightenment, de l'Aufklärung est bien celle-ci: Aie la raison pour guide, la culture pour base et le progrès pour but.

7.2. Le XVIIIe, tout en continuant les travaux commencés au siècle précédent, tout en suivant des principes déjà posés, tout en poursuivant certaines directions déjà indiquées, ce sont là les grands points de continuité, le dix-huitième siècle entreprend d'aller au-delà des déplacements opérés par le siècle précédent.

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Les Lumières sont résolues à changer, dans un esprit résolument scientifique, les façons de penser et, en même temps, la société et la vie.

7.2.1. Le XVIIe siècle s'achève dans un tourbillon d'idées, mais aussi dans une atmosphère de conflit généralisée. La crise est à son comble: crise des idées politiques et sociales, guerres et crises des États, crise des idées et des sentiments où s'affrontent newtoniens et cartésiens. Sa fécondité, il la doit cependant en grande partie à ses crises. Dans sa poursuite des remèdes contre celles-ci, dans sa lutte contre les forces de dissociation et de destruction, l'homme multipliait ses inventions dans tous les domaines et se dépassait. Nations et individus s'affrontant et rivalisant accentuaient leurs caractères propres, leurs créations particulières, les échangeaient, s'éveillaient par comparaison à des créations nouvelles et les multipliaient. Bref, il est indiscutable que s'accomplit dans ce siècle comme une mutation de l'espèce humaine.

7.2.2. Un siècle qui a vu le bourgeois s'affirmer progressivement, s'accroître l'individualisme et s'ébaucher la figure de l'honnête homme, un siècle qui a vu s'épanouir le capitalisme commercial et croître le capitalisme industriel, un siècle qui a vu atteindre leur perfection propre le mercantilisme et la monarchie absolue pendant que naissait le régime parlementaire après la Révolution anglaise, celle de 1688, un siècle qui a vu l'apogée du baroque et du classique, Shakespeare et Racine, Rubens et Poussin, un siècle qui a produit Galilée, Descartes et Newton, le rationalisme de la quantité et le mécanisme, un siècle où l'esprit humain a décidément rompu avec Aristote canonisé au Moyen-Âge, et saisit l'univers par la mathématique et l'expérience, où savants, philosophes et religieux ont ouvert l'infini à l'homme et lui ont proposé le progrès sans limites, un tel siècle peut être appelé le Grand Siècle.

7.2.3. L'individu est beaucoup plus engagé dans des corps, dans des communautés, dans la famille, beaucoup plus soumis à leur autorité, à leurs traditions, à leurs règles que le modèle qui se dessinera au XVIIIe siècle et qui préfigure l'individu des sociétés libérales et démocratiques. Reste que l'homme du XVIIe siècle pense et agit en homme libre, en conquérant, en découvreur, et c'est cette liberté relative de la pensée et de l'action, cet individualisme qui lui donnent son pouvoir, son esprit de conquête et sa grandeur. C'est sur cet arrière-fond que le XVIIIe siècle engagera ses révolutions.

7.3. La révolution des Lumières non seulement ébranle comme le siècle précédent les principes sur lesquels s'appuyaient les forces de la nuit mais les détruit. La rationalité nouvelle, dans ses combats menés au nom de la raison, entre en lutte contre le cartésianisme, au nom du cartésianisme même, ne gardant de Descartes que sa méthode de doute et de libre examen qu'on applique à la société. Si ce siècle, sur le plan strictement scientifique, est pour Newton et Locke, ils admirent Descartes dont le génie, comme dit Condorcet ouvre un nouvel âge de l'humanité en imprimant aux esprits cette impulsion générale, premier principe d'une révolution dans les destinées de l'espèce humaine. Et D'Alembert dans la préface de l'Encyclopédie, le symbole du siècle, voit dans la révolte cartésienne contre la scolastique, l'opinion, l'autorité, les préjugés, un service essentiel rendu à la philosophie et dont les Lumières recueillent les fruits. Le XVIIIe siècle est avant tout le siècle des révolutions où toute son évolution le conduit, et l'esprit qui le caractérise, pour reprendre les mots de Diderot, est l'esprit de liberté qui souffle partout.

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7.4. Le XVIIIe siècle est un siècle de transformations économiques avec les débuts de l'industrie et la révolution agricole. Une révolution démographique l'accompagne. Si le XVIIe siècle avait vu triompher le système de la réglementation avec les manufactures d'État, les compagnies de commerce privilégiées et le renforcement des corporations, les physiocrates du XVIIIe siècle préconisent la liberté économique que Gournay résume dans une formule célèbre: «Laissez faire, laissez passer». Dans toute l'Europe, l'accroissement de la circulation de l'or et de l'argent, l'augmentation du nombre d'hommes, l'essor du commerce et l'essor colonial, l'intensification des échanges avec les pays d'outre-mer font monter les prix rééls, ouvrant des débouchés, multipliant les profits. La bourgeoisie devient la classe essentielle tout en améliorant sa situation civile et politique. C'est aussi, sauf en France, l'époque du despotisme éclairé (le roi doit être philosophe, c'est-à-dire conduire par la raison, adopter les valeurs de tolérance, de bienfaisance, encourager les savants et les arts), dont Frédéric II de Prusse est le modèle avec Catherine II de Russie. D'Alembert peut écrire ý Frédéric: «Les philosophes et les gens de lettres de toutes les nations, et en particulier de la nation française vous regardent de puis longtemps comme leur chef et leur modèle.».

7.5. Révolution intellectuelle et politique: le XVIIIe siècle s'ouvre par les Principia de Newton, voit naitre et s'établir une nouvelle théorie de la connaissance, une nouvelle morale, une nouvelle politique, hostiles à toutes les formes de métaphysique, de dogmatisme et de tyrannie, de superstition et de fanatisme. C'est l'époque où se créent les académies, les revues scientifiques, où le français remplace le latin. La recherche est orienté vers l'utile et l'amélioration de la santé humaine. Le progrès scientifique et technique fait des pas de géant en mathématiques, physique, astronomie, chimie, sciences naturelles pendant que commencent à se former les sciences de l'Homme selon les principes essentiels du déterminisme et de la relativité avec comme procédés l'observation des faits et le raisonnement expérimental: anthropologie (Buffon), érudition, sociologie (Montesquieu), économie politique (Smith), histoire (Voltaire, Condorcet), droit (Montesquieu, Beccaria), l'éducation. L'esprit de liberté qu'attisent, de Montesquieu à Kant en passant par les Encyclopédistes et l'inclassable Rousseau, tous les philosophes du siècle, triomphe enfin concrètement: l'ancien régime s'effondre, le siècle se termine par la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis, la Révolution française et l'avènement de l'Etat de droit. Le régime nouveau devant assurer à toute l'humanité cette liberté, cette égalité civile, cette propriété inviolable et sacrée, cette souveraineté de la nation, pour lesquelles on avait combattu dogmatisme et autorité et fait la guerre à tous les discours, à toutes les pratiques qui apparaissaient faire obstacle au progrès de l'humanité, donc à son bonheur. Dans la civilisation européenne, la Déclaration des droits devient le nouvel évangile. Malgré la défaite de la France et la chute de la première République, dont le souvenir demeure malgré tout comme une légende et une prophétie, la face du monde reste changée. Un monde nouveau se lève qui prépare et annonce par bien des traits l’avenir. «C'est bien du XVIIIe siècle que nous sommes les descendants directs».

7.6. Une figure paradigmatique monte à l'horizon, celle du philosophe, une sorte d'intellectuel engagé, en qui se résume l'idéal des Lumières. Au XVIIIe siècle, personnes cultivées et écrivains relèvent tous, comme adeptes ou comme adversaires, de l'esprit philosophique. Ceux qui le possèdent au plus haut degré et

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contribuent le plus à sa diffusion revendiquent le titre de philosophes. Celui-ci prend comme cri de guerre, comme le dit Condorcet, raison, tolérance, humanité. Définir le philosophe, c'est donc caractériser avec cette notion capitale l'esprit général du XVIIIe siècle, cet esprit philosophique qui anime les pensées et le comportement à l'époque. D’ailleurs, Dumarsais, un grammairien radical, développe avec beaucoup de clarté la conception du philosophe (cf. l'article „philosophe” dans l'Encyclopédie), pensant et agissant selon la raison, sociable et humain tel que l'entendait en général le XVIIIe siècle. Ce texte montre aussi les oppositions fondamentales dans la société de l'époque entre foi et raison dont le parti des philosophes se fait le propagandiste. Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse, les murs et les qualités sociales. Tandis que le philosophe au sens traditionnel est avant tout un spécialiste de la théorie et de l'abstraction, le philosophe du XVIIIe siècle, c'est, en général. tout homme éclairé, pénétré d'esprit critique, est donc d'abord un homme pratique et soucieux de la réalité quotidienne. Les principes essentiels qui orientent son style de vie sous l'égide de la raison sont: (i) le souci d'être utile en exerçant des activités qui contribuent au maintien et au progrès de la civilisation; (ii) la sociabilité en vivant dans la cité des hommes et non dans la solitude; ce qui donne aux lieux habituels de réunion, clubs, salons, cafés, une influence décisive; (iii) le cosmopolitisme en constituant, par-dessus les frontières, une sorte d'internationale des esprits. Tout ceci se fait non au gré du hasard mais sous l'égide de la raison. Le sourire de la raison, telle était la façon dont Carré, un critique, définissait la philosophie de Fontenelle. Mais il est frappant de constater que ce sourire se retrouve au XVIIIe siècle sur les visages d'auteurs aussi différents que Crébillon le dramaturge, Voltaire le polémiste et l'ironiste, ou d'Alembert, le mathématicien et le collaborateur de l'Encyclopédie. La raison, cette faculté, dont parlait déjà le XVIIe siècle de Descartes et de Boileau, prend une signification nouvelle: elle inspire l'esprit critique, dont le droit de regard s'étend désormais à tous les domaines, en vue de construire un monde éclairé. Prolongeant les recherches de Descartes, de Pascal, et surtout des libertins de la fin du siècle précédent, le philosophe s'acharne à perfectionner les méthodes qui permettent d'atteindre à la vérité: la critique du témoignage notamment est la base de tout raisonnement. Aussi bien la lutte philosophique ne s'est-elle pas livrée seulement entre les philosophes et le pouvoir, mais, à l'occasion, entre les philosophes eux-mêmes (D'Holbach-Diderot versus Voltaire; Voltaire versus Rousseau).

8. Le XVIIIe siècle fut avant tout un siècle d'idées nouvelles mais ces idées ne purent se répandre que parce que la mort de Louis XIV, en 1715, fut suivie d'un affaiblissement de l'autorité qui provoqua une importante évolution des moeurs. Par réaction contre l'austérité des dernières années du règne de Louis XIV, le gôut du plaisir, du luxe et de l'argent se déchaînent sous la Régence, c'est-à-dire durant l'époque où l'héritier du trône, Louis XV, fut suppléé dans ses pouvoirs effectifs par le duc Régent, Philippe d'Orléans, neveu de Louis XIV. Mais les hommes de lettres ne participent guère à cette richesse. La condition des écrivains reste marquée, sur le plan matériel, par la médiocrité et l'insécurité parce que la propriété littéraire ne fait encore l'objet d'aucune législation et parce que la censure et les persécutions constituent des risques très réels. En revanche, c'est l'époque de la sacralisation de l'écrivain qui acquiert un prestige social beaucoup plus grand qu'au XVIIe siècle.

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L'écrivain devient ainsi un interprète et un guide de l'opinion. Cette situation explique l'apparition à Paris et dans les grandes villes de nouveaux foyers de vie intellectuelle où les écrivains et leur public se sentent plus libres et ont plus d'influence. La vie de société s'épanouit principalement dans les salons, les cafés, les clubs, centres bouillonnants de vie intellectuelle, premiers lieux de la propagation de l'esprit philosophique et critique.

8.1. Tout d'abord les salons, ces «écoles brillantes de civilisation», selon les mots du comte de Ségur, où l'on «trouvait... les littérateurs, les philosophes les plus distingués, et cet esprit de liberté qui devait changer la face du monde en l'éclairant... ». Il s'agit de l'institution par excellence du XVIIIe siècle. Plus qu'ailleurs les femmes s'y sont fait leur place et parlent avec égalité avec les plus grands hommes. Tous et toutes sont animés par un même but: diffuser les Lumières, lutter contre l'obscurantisme, dans tous les domaines, politique, artistique, mais aussi économique. Chaque salon avait sa spécialité. Ainsi le premier salon où l'on se réunit, dès 1699 fut tenu par la duchesse du Maine dans son domaine de Sceaux, célèbre surtout par l'éclat de ses fêtes. Ce sont en majorité des poètes qu'elle accueille. À partir de 1710, le salon de la marquise de Lambert, rue de Richelieu, à Paris, réunit les écrivains et les gens de qualité qui font assaut de jeux d'esprit. Chez Madame de Tencin, rue Saint-Honoré, la société est plus nombreuse, plus cosmopolite. C'est le premier «salon philosophique» proprement dit. On y encourage les propos brillants ou piquants, la discussion des idées nouvelles. Mettant à la mode les entretiens philosophiques, ce salon a beaucoup contribué à la diffusion des idées nouvelles. Enfin au salon du baron d'Holbach, le grand philosophe matérialiste, c'est toute l'Europe intellectuelle qui se retrouve autour de sa table. Aussi Grimm le surnommait-il plaisamment le maître d'hôtel de l'Europe. On y rencontrait les plus marquants des hommes de lettres français, Diderot, J.-J. Rousseau, Helvétius. Raynal, Suard, Boulanger, Marmontel, Saint-Lambert, La Condamine, le chevalier de Chastellux, etc. À Paris, qui était alors, comme l'appelait Galiani, le «café de l'Europe», venaient fréquemment Hume, Wilkes, Sterne, Beccaria, Caraccioli, le lord Shelburne, le comte de Creutz, Verri, Frisi, Garrick, le prince héréditaire de Brunswick, Franklin, Priestley, le colonel Barré, le baron Dalberg, depuis électeur de Mayence, etc.

8.2. La société se retrouve aussi dans les cafés, plus démocratiques que les salons. Le premier café s'ouvre à Marseille en 1654, à Paris en 1667. En 1715, à la mort de Louis XIV, il y en a 300 à Paris, dont le célèbre café Procope, ouvert en 1695, et celui de la Régence. La mode se répand dans le monde de transformer certains jours les salons en café. C'est au café qu'on apprend les nouvelles, qu'on les commente. Les grands auteurs, Voltaire, Diderot, Fontenelle ne dédaignent pas d'y paraître et d'y entretenir leur publicité. C'est là qu'on peut acheter les libelles interdits qui circulent sous le manteau, c'est là qu'on peut lire les journaux, peu répandus encore au début du siècle, mais dont la diffusion augmente: en 1787, le Mercure de France se vend toutes les semaines à 15 000 exemplaires.

9. On ne saurait parler du XVIIIe siècle et du nouvel esprit qui le caractérise sans les rattacher et les comparer à l’époque précédente: celle du XVIIe siècle, où se forment la doctrine et la littérature classique, de Descartes à Boileau, de Corneille à Molière. Il convient de considérer dans cette littérature classique deux aspects fondamentaux qui expliquent le caractère contradictoire des œuvres du

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XVIIe siècle: d’une part, la marque certaine de la monarchie qui constitue l’aspect traditionnel de cette littérature, de l’autre, la veine bourgeoise, voire populaire, qui est comme la partie saine, vivante du classicisme français. Les œuvres des classiques relèvent en effet, d’un coté, de cet esprit de cour: esthétique codifiée, vision du monde à travers le prisme royal et catholique, goût pour l’éternel, pour l’homme psychologique, pour «l’homme en soi». Or, à bien comparer les deux époques, on peut se rendre compte que le XVIIIe siècle nie et continue à la fois ce XVIIe siècle.

9.1. Le XVIIIe siècle débute dans une crise de conscience, il mûrit sur un champ de bataille, il s’achève dans une révolution. C’est la belle époque de la pensée enrôlée et qui ne se manifeste que pour susciter de nouvelles recrues. Au XVIIe siècle, on écrivait pour le divertissement d’un public choisi; au XVIIIe, le livre, même badin, recrute des prosélytes. Le XVIIIe siècle s’ouvre sur la fin du règne de Louis XIV: monarque absolu, le Roi – Soleil incarne le pouvoir politique et religieux. Même si son prestige est un peu diminué par la longueur du règne, sa personne inspire le respect, il est presque divinisé. Garant des institutions, il est quasiément intouchable. En 1792, pourtant, Louis XVI, qui est porteur des mêmes valeurs, est emprisonné, ce qui serait apparu au début du siècle comme un véritable crime. Puis, quelques mois après, condamné à mort par une assemblée révolutionnaire, il est guillotiné. En moins d’un siècle, les certitudes et les traditions ont ainsi basculé, sous la poussée d’une contestation progressivement plus violente et plus affirmée. La Révolution de 1789 est issue de ce mouvement auquel les découvertes, la réflexion philosophique et politique, la littérature elle-même, sous toutes ses formes, ont très largement contribué.

9.2. Le siècle des Lumières est fécond en idées sociales et politiques. Presque tous les écrivains de cette période ont écrit sur l’organisation des sociétés sur la nécessité des réformes, sur le pouvoir, sur la distribution des richesses. Mais l’idéologie des Lumières n’est pas le fruit d’une imagination spontanée: elle répond à l’attente des classes moyennes d’une bourgeoisie active, consciente de ses responsabilités économiques, désireuse d’alléger les entraves qui encombrent l’espace politique. La recherche d’une nouvelle société tend donc à faire reconnaître les avantages acquis par le nouveau possédant: artisan, commerçant, petit industriel, affairiste. Ce n’est pas un hasard si les principaux intellectuels et écrivains du XVIIIe siècle sont issus de famille bourgeoise aisée: le père de Voltaire, notaire, doit sa fortune au commerce d’étoffe; Diderot est fils d’un maître coutelier; Rousseau et Beaumarchais, fils d’horloger.

9.3. Historiquement, le XVIIIe siècle prend son départ à la Révolution de l’Edit de Nantes (1685), événement à portée séculaire, qui met fin à la tolérance religieuse et détermine de grands déplacements économiques et sociaux: exils massifs de bourgeois et d’artisans, exils d’intellectuels qui vont illustrer les universités d’Amsterdam, Berlin, La Haye, y diffuser la langue française et le cartésianisme.

9.4. Le XVIIIe siècle a eu la passion des idées. Selon le mouvement amorcé par les Modernes dans leur Querelle avec les Anciens, les discussions d’idées, les thèses, les systèmes envahissent tous les genres littéraires, parfois au détriment de l’art. L’édifice politique, moral et religieux du grand siècle avait déjà été ébranlé par la crise de la conscience européenne; les philosophes, rejetant les solutions théologiques ou métaphysiques et l’autorité des traditions, vont se livrer à une révision critique des

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notions fondamentales concernant le destin de l’homme et l’organisation de la société. Caractérisé par une entière confiance dans la raison humaine chargée de résoudre tous les problèmes et par une foi optimiste dans le progrès, l’esprit philosophique est un nouvel humanisme. Il trouve son expression la plus complète dans l’Encyclopédie, grande œuvre collective destinée à diffuser les lumières, à combattre l’intolérance et le despotisme, et à contribuer ainsi au bonheur de l’humanité.

9.5. Le XVIIIe siècle littéraire va de la mort de Louis XIV (1715) à la date de 1802, marquée par les livres de Chateaubriand et de Mme de Stäel qui signifient un changement d’époque. «Trois difficultés se présentent si l’on veut rendre compte du siècle des Lumières, du point de vue littéraire, sur le plan européen: l’inégalité du phénomène dans l’espace, ses limites dans le temps, la place particulière qu’occupe l’art littéraire dans l’ensemble des activités humaines» (D’Annick Benoit-Dusausoy, 1992: 426 ).

9.5.1. Le roman moderne naît au XVIIIe siècle. La production romanesque est en effet extrêmement abondante et diverse. La définition du genre romanesque est obscurcie par la méfiance que le mot de roman inspiré, ainsi que par la prétention des romanciers à ne publier que des histoires vraies, des mémoires, des lettres authentiques, par l’existence d’œuvres marginales, satires, libelles, pamphlets, autobiographies romancées, contes allégoriques. Les grands penseurs de cette période sont Montesquieu et Voltaire, dont l’œuvre touche aux domaines les plus variés (religion, politique, morale, philosophie, sciences, littérature, histoire, etc.) et aux formes littéraires les plus diverses (poèmes, tragédies, lettres etc.). C’est également à cette époque que des écrivains comme Lesage, Prévost et Marivaux donnent des romans qui reflètent la vie quotidienne et les aspirations des gens simples, qui appartiennent au Tiers-Etat. La comédie psychologique de Marivaux, ainsi que la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée attestent la présence de la psychologie et de la morale bourgeoises. En littérature, les genres bourgeois (tels que les drames de Diderot ou de Sedaine, le roman sentimental de Rousseau et de ses disciples, aussi bien que les contes philosophiques de Voltaire, et surtout les romans de Diderot) attestent l’éclosion de cette culture bourgeoise arrivée à son apogée. La littérature acquiert un caractère révolutionnaire; elle est saturée d’idées philosophiques qui glissent dans les tragédies de Voltaire ou dans les romans de Marmontel, ou encore dans les comédies de Beaumarchais, véritable préface de la Révolution en marche. Le théâtre cultive le masque antique, soit pour dénoncer les idées monarchiques et catholiques, soit pour exalter les vertus républicaines des citoyens. La poésie a un caractère oral et agissant, s’adaptant aux nécessités politiques du jour: «La Carmagnole», «Ça ira», «La Marseillaise» ou «Le chant du Départ» sont autant d’expressions de ce lyrisme collectif du peuple, opposé à la poésie raffinée et touchante, d’inspirations contre-révolutionnaire, d’André Chénier.

9.5.2. Au XVIIIe siècle, le roman se met au service de la philosophie ou de la morale, dans les romans réalistes et, plus encore, dans les contes philosophiques ou moraux. «Ce que l’on appelle proprement Romans sont des fictions d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art pour le plaisir et l’instruction des lecteurs. Par un Roman, on a entendu jusqu'à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles dont la lecture était dangereuse pour l’esprit et pour les mœurs.» (Daniel Huet, Lettre à M. Segrais, sur l’origine des Romans, 1670; éd. José Corti, 1975).

9.5.3. La raison déterminante du succès du roman au XVIIIe siècle semble être son caractère informel. Le romanesque est un fouillis de traditions et d’idées

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nouvelles, au travers desquelles le roman en quête de sa propre vérité devra se frayer la voie. Dans sa maturation, on a distingué trois étapes: (1) la première, raccordée à la crise de la conscience; s’y prolonge la tradition du roman historique et galant de toute une série de romanciers, dont le style élevé contraste avec le ton trivial, des romans réalistes, de Courtilz de Sandras, d’Antoine Hamilton ou de Robert Chasles, qui continuent une tradition du XVIIe siècle. Les Aventures de Télémaque formulent une véritable poétique romanesque avant le roman: refus du baroque et de l’ornement superflu, art tout de simplicité qui émeut pour instruire, plaisir de conter. (2) La deuxième étape de l’évolution du roman est comprise entre 1715, date où commence la publication par Lesage de son Gil Blas, et 1761, parution de La Nouvelle Héloise; moment aussi où se dissout l’alliance première entre le romanesque et le philosophique; Candide (1759), d’ailleurs, est une œuvre symptomatique pour cette rupture. Le pattern sentimental de type anglais s’impose en France vers les années ‘50, grâce à Richardson. C’est à cette époque qu’on accède à la conscience littéraire des trois modes du roman: lettres, mémoires, dialogue. Les correspondances pullulent à cette époque de voyages et de curiosité intellectuelle: depuis les Lettres curieuses et édifiantes jusqu’aux correspondances personnelles, comme celle de Voltaire, véritable roman de mœurs autobiographique, ou encore la correspondance de Diderot avec Sophie Volland. (3) La troisième étape, qui inaugure une crise au niveau de la réception, commence par l’oeuvre de Rousseau et s’achève dans les premières années révolutionnaires. D’autre part, le roman retrouve le fantastique, avec sa variante, l’utopique, le poétique et, enfin, le macabre.

9.5.4. Lieu de l’action directe, du dialogue et de l’enthousiasme, le théâtre est, au XVIIIe siècle, au centre de la vie publique. Les deux novateurs de la scène comique ont été Marivaux et Beaumarchais. Marivaux inaugure un genre nouveau: la comédie de sentiment ou comédie psychologique. Amour et amour-propre, voilà les sentiments qui se disputent les cœurs de ses personnages. Le style de son théâtre est appelé, généralement, marivaudage.

9.5.5. Au XVIIIe siècle, la poésie tire ses ressources de la réflexion, du discours versifié des œuvres raisonnablement rimées. Chénier est considéré comme le seul grand poète français entre Racine et le romantisme. La lecture romantique s’est attachée aux Elégies où, en depit des lieux communs de l’époque, Chénier découvre le thème de l’expérience personnelle, fixe les pulsations de son moi. Les Iambes, écrits en prison, deviennent le symbole d’une poésie nouvelle.

9.6. L’événement fondamental qui marque, au XVIIIe siècle, l’histoire de la réflexion sur l’art, est l’instauration de l’esthétique en tant que discipline autonome. Le nouveau terme d’ «esthétique» désigne le comportement de l’homme par rapport au Beau. Les ouvrages théoriques de la première moitié du XVIIIe siècle oscillent entre un empirisme plutôt unilatéral et un platonisme imperméable à l’expérience sensible. L’un des premiers livres «empiristes» qui esquissent certaines directions de l’esthétique nouvelle est l’essai Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) de l’abbé Jean-Baptiste Du Bos (1670-1742).

9.7. Les gens de lettres ont le goût de cultiver leur intelligence; ont des curiosités et des scepticismes, comme un Fontenelle ou un Bayle. Ils raisonnent et critiquent. On devient sensible à l’infinie diversité des hommes. On achève de découvrir le monde: les récits de voyage sont en vogue; on en forme de vastes recueils qui promènent les lecteures chez les Orientaux, les Hottentots, les Caraibes, les Patagons. On découvre l’Angleterre, ses poètes: Pope, Milton ou

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Shakespeare; ses philosophes et moralistes: Addison, Locke, Berkeley, Clarke; ses romanciers: Swift, Richardson. On devient également sensible à la diversité des choses. Le système de Newton ouvre l’infini des cieux. L’histoire naturelle attire par les curiosités des fossiles, de la vie des insectes et des plantes. Bientôt la physique même, la machine pneumatique, le baromètre, les lentilles seront à la mode. Il y a dans le monde désormais autre chose que l’homme, il y a la multitude de tout ce qui est. L’homme devient un être parmi des êtres. On ne se contente pas de découvrir. On veut comprendre, expliquer, organiser. Dès la première moitié du XVIIIe siècle, on découvre la complexité du monde. On refuse de s’en tenir à l’étude d’un goût français, d’une politique française du XVIIIe siècle. On veut organiser la pensée, l’art, la société pour toujours et pour tout l’univers qui pense.

10. La métaphore de la lumière. Pierre Bayle, l'auteur du Dictionnaire historique et critique (1696-1697),la première machine de guerre contre l'ignorance et le fanatisme, avait prédit que le siècle à venir serait «de jour en jour plus éclairé». La métaphore de la lumière désigne le mouvement intellectuel critique, la floraison d'idées nouvelles, qui caractérise le XVIIIe siècle européen: illuminismo en italien, ilustración en espagnol, Aufklärung en allemand désignent le passage de l'obscurité au jour, de l'obscurantisme à la connaissance rationnelle. Les Lumières en effet sont un processus, une méthode, une attitude intellectuelle, plutôt qu'une doctrine achevée. ⇒ Kant, en 1784, écrit: «Les Lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise des Lumières.» ⇒ Pour les intellectuels du XVIIIe siècle européen, l'homme se caractérise par ses facultés cognitives, dont il doit faire un usage critique à l'encontre des préjugés et des superstitions. En cela, ils sont les héritiers de Galilée, de Descartes puis de Newton (dont les recherches théologiques et alchimiques sont alors inconnues), qui les premiers ont donné la priorité à la raison et à l'expérience sur la Révélation divine et l'autorité religieuse. À la suite de John Locke et de Pierre Bayle, ils définissent une méthode critique pour réfuter les prétendues vérités révélées, comme la vie des saints ou les explications par le surnaturel. Ils en viennent du même coup à critiquer la monarchie de droit divin. Montesquieu, président au parlement de Bordeaux et auteur des Lettres persanes (1721), satire audacieuse des croyances et des mœurs des Français à la fin du règne de Louis XIV, a formulé une nouvelle philosophie de l'histoire: «Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent, ou la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes» (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1734). Autrement dit, on peut expliquer le monde. L'année 1748 marque un tournant, avec la parution et le grand succès de l'Esprit des lois, dans lequel Montesquieu analyse tous les régimes politiques et établit les rapports nécessaires qui unissent les lois d'un pays à ses mœurs, à son climat et à son économie. Par là apparaît bien la relativité du régime monarchique. L'année suivante, Diderot publie sa Lettre sur les aveugles et Buffon le premier volume de son Histoire naturelle; en 1751 paraissent le premier volume de l'Encyclopédie de Diderot et de D'Alembert et le Siècle de Louis XIV de Voltaire. Entre 1750 et 1775, les idées essentielles des Lumières se cristallisent et se diffusent. La figure centrale est celle de Voltaire; admirateur des institutions et des libertés

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anglaises, dans ses Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises (1734), il attaque durement, par contrecoup, le régime de Louis XV. En 1760, Voltaire s'établit à Ferney, près de la frontière suisse, d'où il exerce une véritable souveraineté intellectuelle, par ses livres et surtout par son abondante correspondance. Quoique modéré sur le plan social et politique, il s'enflamme pour dénoncer les dénis de justice, le fanatisme et l'intolérance. A cette époque, les Lumières françaises ont conquis l'Europe cultivée: «Il s'est fait une révolution dans les esprits (...). La lumière s'étend certainement de tous côtés», écrit Voltaire en 1765. Désormais, l'athéisme n'hésite plus à se dévoiler, trouvant en Helvétius (De l'esprit, 1758) et en d'Holbach (Système de la nature, 1770) ses principaux défenseurs. Un nouveau venu, Jean-Jacques Rousseau, incarne le versant démocrate des Lumières. Persuadé que tous les hommes naissent bons et égaux, il exalte l'état de nature et la libre expression des sentiments, réclame la protection des droits naturels de l'homme. Si après 1775 les grands écrivains disparaissent (Voltaire et Rousseau en 1778, Diderot en 1784), c'est le moment de la diffusion maximale, tant géographique que sociale, des Lumières; l'opinion se politise, prend au mot leurs idées: la philosophie est sur la place publique. L'œuvre de l'abbé Raynal (Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, 1770), qui condamne le despotisme, le fanatisme et le système colonial, connaît un grand succès. Le mathématicien Condorcet publie des brochures contre l'esclavage et pour les droits des femmes, et prépare sa synthèse de l'histoire de l'humanité (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1793). Les Lumières ne connaissent pas de frontières. Leur cosmopolitisme découle de l'universalité de la condition humaine. Le mouvement touche donc toutes les élites cultivées d'Europe, mais sa langue est le français, qui remplace le latin comme langue internationale des intellectuels. A la cour de Vienne ou de Saint-Pétersbourg, les Français sont à l'honneur, et leurs livres à la mode. Cette hégémonie tient au poids particulier de la France en Europe depuis Louis XIV, mais aussi au modèle de modernisme qu'elle incarne, à travers ses écrivains et ses savants, aux yeux des étrangers. Et, de fait, c'est en France que le mouvement des Lumières conquiert la plus large audience intellectuelle dans l'opinion. Dans les autres Etats d'Europe continentale, il n'a entraîné qu'une partie des élites. Le cas de l'Angleterre est singulier: elle a précédé et influencé les Lumières françaises naissantes, mais ses intellectuels n'ont pas prétendu se substituer au gouvernement ou à l'Eglise; sa classe dirigeante est restée imprégnée de puritanisme et s'est plus préoccupée de commerce que de philosophie: elle s'est satisfaite des acquis de sa révolution de 1689.

BIBLIOGRAPHIE

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Lumières (1715-1815), Paris, PUF, 1985. Cassirer, E, La philosophie au siècle des Lumières, tr. fr., Paris, G. Montfort, 1965. Denis, M., Le XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1990. Goyard-Fabre S., La philosophie des Lumières en France, Paris, Klincksieck, 1972. Hazard P., La pensée européenne au XVIIIe siècle, Paris, Boivin, 1946. Pomeau R., L'Europe des Lumières. Cosmopolitisme et unité européenne au XVIIIe

siècle, Paris, Stock, 1964.

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IX. LE XVIIIe SIÈCLE. CORPUS B. MODÈLES ET MODULES MODÈLE 1. ⇒ MONTESQUIEU, PRECURSEUR DE LA POLITOLOGIE

CONTEMPORAINE. Le 18 janvier 1689, Charles Louis de Secondat, futur baron de Montesquieu, naît au château de La Brède, près de Bordeaux. Il y est élevé jusqu'à son départ pour le collège de Juilly, où il découvre la philosophie de Malebranche. Il revient à Bordeaux pour suivre des études de droit, qu'il achève à Paris, où il fréquente assidûment l'Académie des sciences et les gens de lettres. Devenu président à mortier au parlement de Guyenne, en 1716, il poursuit des activités scientifiques et littéraires: en 1721, il remporte un grand succès avec ses Lettres persanes. → Célèbre pour sa théorie de la séparation des pouvoirs, la philosophie de Montesquieu se caractérise par une connaissance approfondie de l'histoire des Anciens et par l'application de la méthode scientifique de Newton au domaine politique et social. Fondateur du libéralisme politique, Montesquieu est aussi l'un des fondateurs de la sociologie moderne. → Pour étudier les différents systèmes de législation, il parcourt l'Europe pendant plusieurs années, séjournant notamment en Angleterre et en Italie. A partir de 1731, partageant sa vie entre la Guyenne et Paris, il entreprend la rédaction de son ouvrage principal, De l'esprit des lois (1748). Il en publie un long extrait dès 1734: Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Alors qu'il perd peu à peu la vue, il continue, durant les dernières années de sa vie, à défendre sa théorie politique, récusée notamment par les jésuites et les jansénistes.

MODULE 1. LA RAISON ET SES LOIS. S'appuyant sur la méthode expérimentale, Montesquieu définit les lois comme des «rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses»; elles expliquent rationnellement les rapports constants de la création divine, de la physique, de la vie animale, mais aussi des hommes, même si la nature passionnée, l'ignorance et la liberté humaines conduisent à leur violation et à la révision des lois morales, politiques et civiles. A la différence de Hobbes, Montesquieu croit à une sociabilité naturelle et considère qu'avec les sociétés commence la formation de lois positives, distinctes selon leurs objets: le droit des gens, qui règle les rapports des nations, le droit politique, qui établit les rapports entre gouvernants et gouvernés, et le droit civil, qui organise les rapports entre les citoyens. En énonçant des rapports, les lois inscrivent l'infinité des cas particuliers dans un système rationnel général. Elles sont ainsi relatives au physique d'un pays, à son climat, à ses mœurs, à son économie, à la religion qu'il pratique, aux valeurs, et, surtout, à la nature et au principe de son gouvernement. Cet ensemble de rapports forme l'«esprit des lois», qui doit être en harmonie avec la nature et la liberté humaines. → De l'esprit des lois (De l'esclavage des nègres). Les systèmes de lois. Montesquieu reprend la traditionnelle typologie des régimes politiques – république, monarchie, despotisme – afin de définir leur nature, et

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surtout leur principe d'action, essentiel pour comprendre leurs systèmes de lois respectifs. Au sein du régime républicain, il distingue les formes démocratique et aristocratique selon que la souveraineté appartient à tous ou à quelques-uns. Le pouvoir monarchique est pratiqué en relation avec des lois fondamentales et à travers des corps intermédiaires. Le despotisme, quant à lui, est exercé par un seul pour son seul plaisir. Cette typologie permet d'établir une seconde distinction, nouvelle, entre les gouvernements républicain et monarchique, qui sont susceptibles d'être modérés, tandis que le régime despotique, contre nature, est déréglé. Plus que cette catégorisation, c'est la mise en évidence du «ressort» de chaque gouvernement qui est nouvelle. Le régime républicain a pour principe la vertu, qui rend compatible l'exercice de la souveraineté par le peuple et son obéissance; aussi modère-t-il le pouvoir des aristocrates. L'honneur est le principe de la monarchie parce qu'il forme et maintient distinctions et rangs sociaux. Enfin, limitant les ambitions des aristocrates et contraignant le peuple, la crainte est le principe du despotisme. La combinaison des natures et des principes des gouvernements rend possible la modération de la république et de la monarchie, et marque l'extrême dérèglement du despotisme, que seule la religion peut brider. Les gouvernements modérés doivent établir les lois nécessaires à la conservation de leurs principes contre le péril de leur corruption en despotisme. ⇒ La liberté par la modération. La liberté politique, relative au rapport entre le citoyen et la Constitution, et la liberté civile, qui concerne le rapport entre le citoyen et les lois, forment l'objet essentiel de De l'esprit des lois. Affirmant que «tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser», Montesquieu tente de trouver les moyens par lesquels «le pouvoir arrête le pouvoir» et de garantir par là la liberté des citoyens. La Constitution de l'Angleterre, établie sur la séparation des pouvoirs, fournit un modèle de gouvernement modéré dont le but est la liberté. ⇒ La distribution des pouvoirs. Montesquieu distingue le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, mais il attache aussi une importance capitale à la distribution des pouvoirs de l'Etat: pour éviter qu'une partie de la société ne craigne une autre partie, chacune d'elles doit disposer au moins d'un pouvoir; d'autre part, il convient d'établir des liens fonctionnels entre législatif, exécutif et judiciaire. C'est pourquoi chaque pouvoir aura une double faculté: celle de statuer et celle d'empêcher. Ainsi, aucun d'eux ne saurait statuer sans être en même temps empêché par le contrepoids de l'un des autres. En fait, c'est leur collaboration qui réalise la sécurité des hommes et qui les protège contre les abus du pouvoir. → Le libéralisme politique. Mais l'opposition inaugurée par Montesquieu entre pouvoir et liberté, qui fait de lui l'un des fondateurs du libéralisme politique, ne se réduit pas à la séparation des pouvoirs. Dans la lignée de Locke, il considère que la représentation politique offre «la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer». Exécutif et législatif forment deux partis parmi les citoyens libres et jaloux de leur indépendance. Pour conserver celle-ci, les citoyens équilibrent la puissance des deux partis. Ainsi placés dans une haine réciproque impuissante, les pouvoirs se maintiennent sans jamais nuire à la liberté. Le principe de modération se traduit dans ce modèle, d'une part, par la distribution des pouvoirs de l'Etat, d'autre part, par la représentation de citoyens libres. En recherchant «la tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté», qui définit la liberté politique, Montesquieu découvre la capacité des lois à garantir la liberté. ⇒ La liberté de

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tous. Dans la conception libérale du magistrat, la liberté signifie le droit non pas de tout faire mais «de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir». Inscrite dans la légalité, la liberté se définit négativement, par l'absence d'empiétement sur les libertés d'autrui. Elle est la conséquence non pas d'un régime politique spécifique mais de la modération des gouvernements qui règle la liberté d'indépendance et les excès du pouvoir. Montesquieu étudie donc avec une attention particulière les lois pénales et fiscales qui portent sur la situation du citoyen dans la vie civile et qui permettent au gouvernement d'assurer la liberté de tous. ⇒ L'esprit général d'une nation. Montesquieu est autant un sociologue qu'un penseur politique et un philosophe de l'histoire. L'écrivain politique attribue une influence déterminante aux facteurs géographiques sur la mentalité d'une nation et sur l'esprit des lois. Il inaugure ainsi une théorie des climats et des terrains, selon laquelle les sociétés humaines varieraient en fonction de facteurs physiques dont les conséquences doivent être contrebalancées par les législateurs: les lois ont à lutter contre les tendances négatives générées par la chaleur ou le froid asiatiques, mais elles sont appelées à conserver les effets bénéfiques du climat tempéré. Montesquieu établit ainsi une opposition entre l'Asie et l'Europe, dont les climats respectifs font de la première le terrain d'élection de la servitude et de la seconde celui de la liberté. → Cette hypothèse inédite, ancrée dans l'esprit des Lumières, selon laquelle les différences géographiques et le niveau d'exploitation des terres participeraient au degré de liberté des peuples, à l'évolution de leurs mœurs et à la formulation des lois civiles, s'inscrit dans une théorie, plus globale, de «l'esprit général d'une nation», que Montesquieu définit tout à la fois par «le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières». → L'économie est un moyen fondamental des sociétés pour modérer le pouvoir politique. Ainsi, le commerce et la monnaie, bannis des sociétés despotiques, mais favorisés par les gouvernements modérés, constituent une forme de communication entre les nations: ils adoucissent les mœurs et contribuent à la paix, dans la mesure où ils rapprochent les peuples en tenant compte de leurs intérêts réciproques. → Montesquieu, pour qui la grande diversité des lois et de la nature des gouvernements tient à la variété des faits sociaux qui les déterminent, est un philosophe de l'histoire, ni fataliste ni relativiste. Dans le tableau qu'il dresse de l'histoire des peuples, des institutions et des mœurs, l'ensemble des facteurs qui forment l'esprit général des nations obéit à une causalité rationnelle, déjà perceptible dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Selon lui, il règne un équilibre entre les diverses causes: «Quand les unes agissent avec force, les autres leur cèdent d'autant.» Aussi reconnaît-il aux hommes la capacité d'infléchir et de corriger toutes les tendances qui s'écartent du principe des gouvernements modérés et qui conduisent au despotisme.

MODULE 2. LA RAISON, LA NATURE, LA LIBERTÉ ET LES LOIS. Quelles sont les idées-forces des Lumières? Les idées qui soutiennent la pensée et l'action de ces grandes figures, telles Montesquieu ou Rousseau dans le combat révolutionnaire que mènent les lumières politiques? Le concept de nature, par exemple, pourrait être considéré comme l'index du champ sémantique à l'intérieur duquel travaillent à l'un bout du spectre du programme politique des Lumières,

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Montesquieu, à l'autre Rousseau. À cette époque où le modèle régnant est celui, inspiré du newtonisme, de la science expérimentale qu'autant Montesquieu que Rousseau ont reçu cet hommage de leurs contemporains qui les comparent respectivement à Newton, Newton a découvert les lois du monde naturel, et Montesquieu, les lois du monde intellectuel, Rousseau, les lois du monde social. Pour en revenir à la nature, cette notion joue à ce moment de la conjoncture discursive, conceptuelle, le rôle d'un index qui serait ensemble l'index de l'être, de la vérité, du bien. La nature renvoyant, au XVIIIe siècle, à la fois au réel, à ce qui est, et au normatif, ce qui doit être; dans les deux cas, cependant, le sens de cette notion est actif: la nature est la cause de tous les effets de l'univers. C'est pourquoi, par ailleurs, la connaissance de la nature humaine dépendra de la connaissance de la nature universelle. Le refus de toute forme de transcendance qui est lié à la critique de toutes les formes de l'autorité s'appuie donc sur la Nature, assimilée à la Raison, comme fondement immanent et garant suprême de l'union entre la théorie et la pratique, entre le connaître et l'agir. Le refus de Dieu et de la Révélation est à cet égard l'exemple le plus symptômatique; il s'accompagne de la recherche d'une religion naturelle excluant le surnaturel. De même, la religion écartée, la morale et la politique seront fondées sur la raison et le sentiment, autrement dit sur la nature de l'homme qui est sensibilité et raison. D'une part, on trouve donc la Raison – la lumière naturelle de la raison liée aux conquêtes de la vérité critique – d'autre part, la (les) Loi(s) ou le Droit indépendants du droit divin ou d'une quelconque autorité, et dont la pratique se nomme vertu: les lois naturelles objectives structurent la morale naturelle libérée de la théologie tout comme la politique naturelle transforme les sujets en citoyens. → Le thème du bonheur qui revient sans cesse au long du XVIIIe siècle s'enracine également dans la philosophie de la nature qui établit le bonheur de l'homme au sein du monde. Sur le plan individuel, la recherche du bonheur guidé par la raison et assuré par la pratique de la vertu aboutit à l'harmonie. Sur le plan collectif, le bonheur qu'il faut entendre dans un sens actif, comme la raison ou comme le progrès, un „faire”, une pragma, suppose une rencontre: celles des devoirs de l'individu et des préoccupations du législateur. Rencontre qui ne sera heureuse que par une pratique privilégiée: la vertu qui n'est pas autre chose en politique que l'observation des lois, naturelles et sociales, c'est-à-dire de la raison. Montesquieu précise bien, après sa célèbre définition des lois sur laquelle s'ouvre le premier chapitre de l'Esprit des Lois: „ Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses”. Montesquieu précise donc que: „La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre.” L'équilibre universel est en définitive le fruit du bon fonctionnement de ces lois auxquelles tous „mortels et immortels” sont soumis. Les lois sont donc les véritables remparts de la liberté et de l'égalité des hommes; ce sont elles seules qui pourront assurer selon la formule fameuse, „le plus grand bonheur pour le plus grand nombre possible”. Diderot expose à Catherine II (Mémoires pour Catherine II, XLVII) qu'en politique, le bonheur doit être le lieu de jonction des devoirs d'un individu libre par nature et les règles du législateur qui lui assurent ses droits correspondants: „Puisque ma pente naturelle, invincible, inaliénable, est d'être heureux, c'est la source et la source unique de mes vrais devoirs, et la seule base de toute bonne législation. La loi qui prescrit à l'homme une chose contraire à son bonheur est une fausse loi, et il est impossible qu'elle

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dure [...]. Aucune idée ne nous affecte plus fortement que celle de notre bonheur. Je désirerais donc que la notion de bonheur fût la base fondamentale du catéchisme civil. Que fait le prêtre dans sa leçon? Il rapporte tout au bonheur à venir. Que doit faire le souverain dans la sienne? Tout rapporter au bonheur présent.” Gages de la paix sociale, de la sûreté, de la propriété, de l'intégrité et de l'autonomie individuelle et collective, les lois positives se confondent en fin de compte avec la jus naturelle puisque elles se rapportent non pas à l'injonction d'un législateur mais à la nature des êtres physiques, moraux et sociaux. Les lois qui sont ainsi comprises comme l'expression naturelle des relations de l'individu avec lui-même, avec les autres êtres ou avec les institutions, sont investies d'un pouvoir moral et ordonnateur. Elles assurent, ou doivent assurer à tous, un système social et politique à l'intérieur duquel la liberté et le bonheur ne doivent plus rien au bon plaisir d'un quelconque monarque, fûsse-t-il bienveillant. La signification profonde des finalités qui orientent „le paradigme de la nature”, la signification de la lutte pour assurer le progrès et le bonheur de l'humanité, s'enracine dans l'anthropologie particulière à cette époque où l'on retrouvera derechef le parallélisme entre faits-lois de la vie physique et faits-lois de la vie sociale. Les principes maîtres de cette anthropologie affirment que la liberté et l'égalité existent par nature, qu'elles sont le fait de l'homme en tant qu'homme et qu'en vertu de ce droit naturel, les hommes sont unis par „les doux noeuds de la fraternité universelle”, comme le fait remarquer Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité: „Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la Nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct et l'autre par un acte de liberté. Ce n'est donc pas l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre”. Cependant l'homme n'est pas „un loup qui vive au fond des forêts”; il a commerce avec les autres hommes, un commerce qui doit être utile et agréable sous la protection des lois. Ce sera dans la vie sociale, dans la vie de tous les jours, en fait dans la vie politique, que ces qualités intrinsèques de l'homme, que l'égalité, que la liberté supposée par celle-ci, que la sociabilité devront être définies. L'homme ne peut être vraiment libre, heureux, en sûreté qu'au sein d'une communauté autonome organisée rationnellement; autrement dit par et dans l'institution d'un nouveau contrat social lequel assurera concrètement la liberté et l'égalité de tous et en codifiera légalement les droits, éloignant autant que possible les hommes des menaces de l'arbitraire, du despotisme ou de la tyrannie. Comme le dit Rousseau en des termes impérissables pour décrire le passage à l'État civil (Contrat Social, I, ch. 8): «Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite, la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusques là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands... qu'il devrait

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bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme (…). Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale. On pourrait ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui; car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté „. Si l'inclination à suivre en tout la nature apparaît très tôt en ce siècle comme la règle universelle de conduite, si seul ce qui est naturel devient le principe nécessaire de l'action, la tâche principale de la réflexion morale et politique consistera pour lors à inventorier, à reconnaître et à distinguer les lois de ce législateur universel qu'est la nature; les lois comme institutions de même que la loi des lois, la loi positive ou scientifique, l'esprit des lois, qui gouverne les êtres peuplant cette nature et qui en exécutent les ordres. L'on supposera que tout, jusqu'à la divinité, céleste et terrestre, est suspendu à l'invention et à la définition des lois. Des lois qui régissent le monde physique, on passe à celles du monde humain et social: les lois de l'entendement, puis de l'éthos individuel et collectif. La Loi entendue dans son sens politique et moral est donc considérée par ses caractères mêmes de transcendance et d'objectivité, comme le plus sûr des recours contre l'arbitraire et la tyrannie, un instrument de défense mais aussi positivement comme le plus sûr garant de la liberté, la manière de concilier les droits de la liberté propre aux êtres humains qui vivent en société avec le déterminisme qui gouverne les êtres de la nature. La définition que Montesquieu donne de la liberté politique dans un État, ou comme il le dit „dans une société où il y a des lois”, revient à une obéissance librement consentie aux lois qui gouvernent la collectivité mais qui, dans le meilleur des cas, ne sont que l'expression de la volonté générale (Esprit des Lois, XI, 3): „Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir.” La boucle de réalimentation de la liberté politique est dessinée: obéissance du „bon” citoyen aux lois dont la constitution et l'exécution desquelles il est partie prenante; en retour, les lois garantissent son autonomie. Les définitions subséquentes de la deuxième et troisième génération des Lumières feront écho à cette définition d'un régime de la liberté dont les lois sont le ressort essentiel. La nouvelle Raison et la nouvelle Loi donc composent les termes principaux de l'index rerum. La nature sive la société apparaît le référent majeur, voire la seule réalité pour cette époque qui se plaît à confondre l'être et le devoir-être ou à vouloir régler le système social sur le système de la nature. Être homme, s'écrie vers la fin du siècle d'Holbach en concluant Le système de la nature, c'est être sensible et raisonnable, c'est obéir en tout au code de la nature: „Ô Nature! Souveraine de tous les êtres! Et vous ses filles adorables, Vertu, Raison, Vérité! Soyez à jamais nos seules divinités„. → Une nouvelle théorie de la loi. La théorie de la loi qui se dégage ainsi, appuyée sur la nature et sur l'homme dans la pensée des Lumières et en particulier chez Montesquieu et chez Rousseau constituent un des points importants de jonction et de rencontre

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aussi bien avec la période révolutionnaire qu'avec la nôtre, le fait, que comme dit Montesquieu, mais Rousseau aurait pu aussi le dire: „La liberté consiste à être gouverné par des lois et à savoir que les lois ne seront pas arbitraires”. → Et depuis Auguste Comte, puis Durkheim, il est admis que Montesquieu (1689-1755) a fondé la science politique moderne et nous a donné une nouvelle théorie de la loi.À quoi tient précisément ces caractères de père fondateur, si j'ose dire? Répondre succinctement n'est pas chose facile. Enfin attachons-nous aux points essentiels, nouveaux et féconds, de l'Esprit des lois qui paraît à Genève en 1748 et qui tout de suite remporte un succès énorme: 22 éditions en 7 ans. Remarquons, en passant que l'influence de l'Esprit des lois à l'époque a été plus grande que celle du Contrat social plus abstrait et moins lu. Étudier la législation et les institutions politiques de tous les pays en fonction d'un grand nombre de paramètres pour ensuite dégager les lois scientifiques de la société, tel est le projet de Montesquieu. Son ouvrage principal est donc avant tout une tentative pour définir le rapport entre les moeurs, les habitudes morales et les institutions politiques et sociales. Les institutions sont commandées par les moeurs. Mais une fois établies les institutions dominent les murs du présent et celles de l'avenir. D'où une sorte de mécanique rigoureuse, un déterminisme historique évident. De plus murs et institutions et le rapport des deux sont liés au milieu physique (terrain, climats, régime matériel de vie); on ne peut les séparer de l'histoire du passé national, et plus généralement du passé humain. C'est donc d'abord une révolution dans la méthode que Montesquieu impose? Dans la lignée des grands penseurs politiques (Platon, Machiavel, Bodin, Hobbes, Spinoza et Grotius), Montesquieu opère en effet un progrès radical: ses prédécesseurs avaient le même projet, édifier la science politique; mais ils avaient ignoré l'objet réel de cette science, l'ensemble de toutes les sociétés réelles apparues dans l'histoire; ils s'étaient contentés de raisonner sur la „société en général”. Montesquieu refuse cette abstraction (Défense de l'Esprit des Lois, deuxième partie: „Idée générale”): „Cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le sujet en est immense, puisqu'il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes”. Le projet: trouver des principes derrière les fantaisies est exprimé avec netteté dans la Préface: „J'ai d'abord examiné les hommes et j'ai cru que, des cette infinie diversité de lois et de moeurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. J'ai posé les principes et j'ai cherché à en prendre l'esprit, pour regarder comme semblables des cas réellement différents; et de ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables”. On peut donc dire que Montesquieu en étudiant l'esprit des lois a recherché les lois des lois politiques, les „causes générales” qui permettent d'expliquer les „lois positives” et qu'il a voulu déterminer ainsi les règles sociales du droit politique. Mais Rousseau, en revanche, lui reprochera de ne se préoccuper que des principes du droit positif, c'est-à-dire de procéder à l'étude empirique des faits réels alors qu'il aurait fallu également fonder le droit politique, autrement dit faire comme lui, le Contrat social. Pour le moment demandons-nous comment Montesquieu, à partir de cette révolution dans la méthode, établit-il cette nouvelle théorie de la loi dont vous nous avez donné des aperçus tout à l'heure? Les principaux éléments de cette théorie se retrouvent aux Livres I et II. La même alliance d'une exigence de rigueur scientifique (dégager les lois générales qui seules permettent de comprendre les faits particuliers) et d'une

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volonté de ne pas s'écarter de l'objet même de la politique (relier le destin concret des hommes aux sociétés réelles dans lesquelles ils vivent) se retrouve dans l'ambiguïté féconde de la théorie de la loi qu'établit Montesquieu. Montesquieu oscille entre deux conceptions: la loi est-elle descriptive ou normative? Exprime-t-elle l'être ou le devoir-être? Les lois politiques sont-elles une espèce particulière de faits naturels (Esprit des lois, I, 1): „Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses”, ou bien des impératifs conventionnels propres aux sociétés humaines? (Esprit des lois, I,1): „la loi en général est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre”; → „fait pour vivre en société, [l'homme] y pouvait oublier les autres: les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles”. Pour Montesquieu, les lois politiques, conventionnelles, impératifs établis par les législateurs ou par les traditions des peuples, ne sont pas purement arbitraires; elles entretiennent des rapports avec l'ensemble des réalités terrestres: le climat, la géographie, l'histoire, le commerce, la démographie, les moeurs, la religion. La fécondité pratique de cette distinction apparaît dès lors que Montesquieu cherche, d'une part, les causes physiques (il s'agit de l'introduction par Montesquieu de sa célèbre théorie des climats (LXIV-XV, ch 5, XVII-XVIII) laquelle influencera le déterminisme de Taine puis de Marx ainsi que de sa théorie des gouvernements qui sera discutée par Rousseau en vertu de la distinction entre état et gouvernement) et conjointement (thèse de la liaison de la vie sociale et de la vie morale et culturelle propre aux Lumières) les causes morales (rapports entre lois et moeurs, religions, commerce) (LXIX-XXVI).

MODULE 3. THÉORIE DES CLIMATS. Par une simplification comme l’histoire des idées en connaît tant, Montesquieu serait l’auteur de la célèbre théorie des climats. Pourtant, s’il en fait bien l’usage le plus étendu à l’époque et si son effort de rationalisation aboutit à une pensée conceptuelle très influente, encore faut-il rappeler l’important héritage qu’il reçoit depuis l’Antiquité. → Aristote et Hippocrate peuvent figurer parmi les premiers penseurs occidentaux à relever l’influence des éléments climatiques sur les caractères humains mais c’est sans doute en raison d’une évidence populaire que l’idée se perpétue jusqu’à devenir un lieu commun durant plusieurs millénaires. Définir les traits d’un peuple dans un rapport étroit avec son implantation géographique et ses aspects distinctifs devient au fil du temps le produit de la „sagesse des nations” où se mêlent inextricablement expérience et préjugés divers. Par fatalisme ou résignation, les hommes ne peuvent qu’accepter en tous lieux leur destin et le déroulement des choses. Sans doute n’est-il pas inutile de souligner les liens originels que la théorie des climats entretient avec l’astrologie puisqu’ils perdurent au cours des premières décennies du XVIIIe siècle, notamment sous la plume du comte Henri de Boulainvilliers. → Après avoir été admise par de nombreux écrivains du XVIIe siècle comme Boileau (Art poétique: „Des siècles, des pays, étudiez les moeurs;/Les climats font souvent les diverses humeurs.”; III, v.113 – 114); Fénelon, La Bruyère, l’idée de déterminisme climatique revient en force à l’aube des Lumières, vraisemblablement sous la poussée d’une littérature de voyage sans cesse plus abondante. Aussi fragmentaire et confuse qu’elle ait été alors, l’incessante collecte de détails sur les moeurs et coutumes des différents peuples de la terre dévoile aux yeux des Européens l’infinie diversité des langues et des cultures mais aussi des différences considérables entre les organisations sociales. Aussi est-il probable

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qu’émerge dès cette époque le paradoxe qui restera si longtemps au coeur des débats sur les origines et qui freinera la pensée anthropologique au XVIIIe siècle: comment inscrire la diversité de la nature humaine dans un discours rationnel, tout en maintenant son unité fondamentale? → On comprend l’attrait qu’exerce alors la théorie des climats dans l’élaboration de systèmes philosophiques et même scientifiques qui cherchent une cohérence interne dans le rapport des hommes à leur environnement: la différence de latitude explique celle des moeurs et par conséquent les écarts entre institutions ou gouvernements. Nature, culture et société peuvent être pensées à l’intérieur d’une dynamique préfixée mais dialectique, et non dissociées dans un chaos comme le constat de diversité aurait pu le laisser craindre. → La notion d’un déterminisme géographique s’accorde avec deux tendances majeures de la philosophie des Lumières: d’une part, elle fournit au „spinozisme” latent ou avoué de l’époque un contenu concret et l’esquisse d’une confirmation expérimentale; d’autre part, en supposant les hommes individuellement ou collectivement passifs à l’action du milieu naturel, elle rejoint l’hypothèse sensualiste, et surtout l’interprétation matérialiste qu’en donnent fréquemment les disciples français de Locke. → L’une des premières manifestations du regain d’intérêt pour l’influence climatique nous vient du domaine esthétique avec les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de l’abbé J.B. Dubos (Paris, 1719). Qu’elle soit ou non un prolongement tardif de la querelle des Anciens et des Modernes, l’oeuvre défend la thèse des avantages géographiques de certains peuples quant au bon goût, à la fécondité des artistes ainsi qu’à la qualité de leurs créations. Jugement européocentriste puisque la France, la Grèce et l’Italie en particulier produiraient l’art le plus raffiné du monde. Toute la première moitié du siècle retentit du bruit des polémiques en aval des théories de Dubos dont les principaux détracteurs restent attachés à la doctrine classique. La médecine, parallèlement, donne une caution scientifique aux hypothèses climatiques dans sa recherche des causes de différentes maladies contagieuses comme la peste. Particulièrement actif en Angleterre, ce courant attribue aux propriétés de l’air une action déterminante dans la propagation des épidémies et l’Essai des effets de l’air sur le corps humain de John Arbuthnot (Londres, 1733) connaît un grand succès à travers l’Europe. Tant de convergences – et provenant d’horizons si divers – montre bien comment s’opère la cristallisation des enjeux idéologiques autour d’un concept; le déterminisme climatique atteint son apogée en plein débat sur les origines de l’homme (monogénisme ou polygénisme) et sur l’opposition civilisé / sauvage. Dans ce contexte, l’Essai sur le génie et le caractère des nations, publié à Bruxelles en 1743 par l’abbé F.I d’Espiard de la Borde, marque une étape par son sujet lui-même, traité en fonction du postulat suivant: „Le climat est, de toutes les causes, la plus universelle, la plus puissante”. Mais il appartient à Montesquieu, lecteur de l’abbé, d’avoir fourni un meilleur cadre conceptuel, plus élaboré et par ailleurs appliqué au seul domaine politique, ce qui explique partiellement le retentissement considérable de la théorie des climats dans L’Esprit des lois (1748). Nul doute que Montesquieu ait été influencé par les thèses médicales contemporaines puisqu’il inaugure son livre XIV (troisième partie) – le premier des quatre consacrés aux rapports des lois avec la nature du climat –, par une explication physiologique des effets du froid et du chaud sur les activités humaines (chap.II) (7). „Climat” signifie donc ici „température”, définition courante à l’époque qu’entérinera l’Encyclopédie peu après, alors qu’à la fin du XVIIe siècle,

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Antoine Furetière donnait dans son Dictionnaire universel (1690) deux formules bien distantes de celle-ci, la première comme „espace de terre dans lequel les plus grands jours d’été vont jusqu’à une certaine heure”, la seconde d’une „terre différente de l’autre, soit par le changement des saisons, ou des qualités de la terre, ou même des peuples qui y habitent, sans aucune relation aux plus grands jours d’été”. → Pour Montesquieu, en vertu de la situation géographique des lieux où vivent les hommes apparaît leur tempérament. On serait tenté de ne voir là que la reconnaissance du phénomène naturel d’adaptation tel que nous le concevons entre les êtres vivants et leur milieu physique. Mais la notion de température entraîne un clivage entre chaleur-mollesse d’une part et froid-vigueur d’autre part, donc entre l’indolence des uns et la vitalité des autres. Basée sur le principe de causalité, la dialectique de Montesquieu s’avère implacable puisqu’elle aboutit à une espèce de fixisme historique: „Ce sont les différents besoins dans les différents climats, qui ont formé les différentes manières de vivre; et ces différentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois.” (’Esprit des lois, III partie, Livre XIV, chap.X.). Rappelons le passage qui lui sera constamment reproché par les matérialistes athées de la seconde moitié du siècle: „Il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C’est un effet qui dérive de sa cause naturelle.”(L’Esprit des lois, III partie, Livre XVIII, chap.II). → Symbolique nous paraît sa notoriété qui, par la force des convictions, a porté la théorie des climats à son acmé, c’est-à-dire à un point de systématisation fatal à sa crédibilité philosophique. Que le despotisme ou la liberté soient conçus comme une naturalité – en grande partie indépendante des hommes – freinait le processus historique dans cet espace précis où intervient l’acte politique. Il est clair pour Montesquieu que les lois doivent corriger autant qu’elles le peuvent le déterminisme géographique mais, en définitive, quel degré de développement peut-on attendre, compte tenu d’un enchaînement inéluctable des causes et des effets? → L’aspect spéculatif du problème fut rapidement perçu comme une menace par la génération des philosophes matérialistes regroupés autour du baron d’Holbach et d’Helvétius. Dans deux ouvrages – De l’esprit (1758) et De l’homme (1772), ce dernier réintègre les domaines abandonnés par Montesquieu et d’autres, c’est-à-dire, selon ses termes, „l’expérience et l’histoire”. → Aux causes physiques il substitue les „causes morales”, principalement responsables de l’inégalité entre les hommes. Peut-être se souvient-il des thèses de l’abbé Dubos lorsqu’il interroge ainsi le passé: „Pourquoi les sciences et les arts, tour à tour cultivés et négligés chez différents peuples, ont-ils successivement parcouru presque tous les climats?”. → Par l’affirmation de la volonté humaine dans le devenir humain, Helvétius s’oppose au fatalisme et à l’européocentrisme implicitement inclus dans la théorie des climats, supprimant ainsi la division géographique entre peuples libres et populations esclaves. Les cycles de l’histoire – naissance, apogée, déclin des empires – s’expliquent par la corruption parce qu’en „se poliçant les Nations perdent insensiblement leur courage, leur vertu, et même leur amour pour la liberté”. → A la même époque, Nicolas-Antoine Boulanger s’appuie sur l’un des grands principes de la loi naturelle - l’amour de soi- dans ses Recherches sur l’origine du despotisme oriental, affirmant que „ce serait tout accorder au physique aux dépens d‘une infinité de causes morales et politiques qui ont pu y concourir (...). Quel que soit le pouvoir des climats sur les divers habitants de la terre, nous

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pouvons être certains, par exemple, qu’il n’y a aucune action physique qui puisse éteindre dans l’homme le sentiment naturel de ses plus chers intérêts”. → Au milieu de ce concert d’opinions presque aussi systématiques que les thèses qu’elles combattent, Diderot tempère et arbitre avec finesse. Reprenant Helvétius, le voici qui corrige de la sorte: „Il dit: l’influence du climat est nulle sur les esprits. Dites: on lui accorde trop.” Pour avoir été discrète ou étouffée, la voix de l’écrivain – comme celle de Voltaire – ne parvient pas à endiguer les polémiques autour de la théorie de Montesquieu. C’est qu’à rebours une nouvelle conjonction d’éléments idéologiques s’oppose à la suprématie d’une nature physique surdéterminante alors que commence à s’épanouir le concept de perfectibilité individuelle et sociale, notamment par l’éducation et la circulation des idées. En outre, la doctrine du progrès -comme mouvement expansif – se révèle étroitement liée à la notion d’universalité, ce qui explique le rejet peu à peu définitif du déterminisme climatique hors du débat philosophique. De manière paradoxale, ce qui avait initialement réactivé la théorie des climats au début du siècle va causer son déclin, tout en lui donnant une orientation scientifique concrète. Sous l’impulsion de la pensée des Lumières, les voyageurs s’attachent alors, dès le dernier quart du siècle, à observer les peuples étrangers sous l’angle du fonctionnement de leurs institutions. → Au Proche-Orient, Volney se trouve au contact de l’extrême misère engendrée par le despotisme, notamment au cours de terribles famines dans les villes et campagnes égyptiennes. Face à cette réalité humaine insupportable, il se place d’emblée sur le terrain politique, avec pour postulat de base que „les hommes de tous les temps sont unis par les mêmes intérêts et les mêmes jouissances.” Aussi s’attaque-t-il violemment aux formulations catégoriques de Montesquieu, pétries selon lui de préjugés ancestraux hérités des Grecs et des Romains qui ont transmis l’idée de la mollesse asiatique, alors que l’histoire de l’Antiquité laisse le témoignage de peuples actifs et conquérants. Volney lui-même constate la vivacité naturelle de nombreux travailleurs – paysans ou matelots - malgré la forte chaleur. Sa dialectique est d’une clarté égale à celle de Montesquieu, avec l’avantage considérable d’une connaissance de l’Orient et d’une hypothèse moins discriminatoire que le déterminisme géographique: „Toute activité, soit de corps, soit d’esprit, prend sa source dans les besoins; que c’est en raison de leur étendue, de leurs développements, qu’elle-même s’étend et se développe.” Inutile de nier l’influence et les interactions du milieu sur les hommes puisque partout ceux-ci adaptent leur mode de vie à la nature du sol, des vents et à l’hydrographie etc. Et pointe déjà, sous la plume du voyageur, la nécessité d’une définition du climat au contenu expérimental et sur des bases épistémologiques plus conformes aux acquis récents des sciences de la terre: „Que veut-on dire par pays chauds? Où pose-t-on les limites du froid, du tempéré? Que Montesquieu le déclare, afin que l’on sache désormais par quelle température l’on pourra déterminer l’énergie d’une nation, et à quel degré du thermomètre l’on reconnaîtra son aptitude à la liberté ou à l’esclavage.” → Le réquisitoire de Volney - qui traverse l’ensemble du Voyage en Egypte et en Syrie - obéit au double objectif d’évacuer toute trace de la vieille et tenace théorie des climats dans l’analyse de l’Orient et d’introduire à l’intérieur de l’espace ainsi libéré la thèse d’un aménagement des activités humaines en rapport avec la sphère politique. Il convient de mesurer la portée de cette rupture, engagée sur divers plans par la philosophie des Lumières, en faveur de la maîtrise du devenir social. A la veille de la Révolution française, la perspective d’une liberté

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collective – à conquérir par la „régénération”, c’est-à-dire un mouvement réformiste – s’ouvre sur une nouvelle dimension de l’individu dans la société, basée sur le respect du droit naturel et la conscience d’une responsabilité des institutions sur le sort du peuple. → Tout au long du XVIIIe siècle, le débat sur le déterminisme climatique n’a donc cessé de dresser les uns contre les autres des esprits de tendances et d’intérêts fort éloignés. Les enjeux d’une telle polémique, aussi générale que déterminante dans ses conclusions, déplacent successivement les éléments du rapport nature-société de la pensée spéculative vers une observation détaillée et rigoureuse des phénomènes. Aussi, dès le siècle suivant, apparaît la géographie humaine qui prend pour objet l’évolution des sociétés en rapport avec le milieu physique où elles vivent, soit du point de vue de l’action des agents naturels sur elles, soit de celui des réactions de l’effort et de la volonté humaine sur les agents naturels. Pour les historiens de cette discipline, Volney en est l’un des précurseurs. → Enfin, si l’on considère que l’ethnologie naissante prend en charge la réflexion sur le concept de fait culturel – déjà amorcée par certains Idéologues – en répondant peu à peu au problème de la diversité des moeurs, l’explication climatique ne relève plus que des réalités auxquelles s’adaptent les hommes. Il reste pourtant une béance idéologique pour tous ceux qui veulent justifier l’écart de développement entre les nations. → Au cours du XIXe siècle, l’idée de race - issue de la pensée anthropologique des Lumières - influencera certaines approches philosophiques, politiques et même scientifiques, dans le sens d’un déterminisme biologique. Si, globalement, la théorie des climats n’a pas survécu aux attaques des matérialistes par son incapacité à instaurer un moyen terme entre nécessité et liberté, elle reste un point d’ancrage historique dans la recherche d’un équilibre entre nature, société et politique.

D'autre part, Montesquieu cherche à juger les lois existantes, les „lois positives” en fonction de sa recherche scientifique des „rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses”: la science a, par elle-même, une fonction critique, du fait du simple recul qu'elle prend par rapport à son objet. À quoi donc se ramène la politique pour Montesquieu? Sur quels concepts fonde-t-il sa théorie des gouvernements ou des régimes? Toute la politique se ramène, en dernier ressort, pour Montesquieu, aux „moeurs”, aux habitudes morales qu'un peuple contracte dans son histoire. C'est dans les moeurs d'un peuple que se manifeste l'esprit des lois de ce peuple. Les moeurs ont un pouvoir contraignant sur les formes d'un gouvernement: sans „vertu”, au sens politique du terme (c'est-à-dire amour de la liberté et de l'égalité, (Avertissement de l'Auteur) les républiques ne peuvent subsister; comme il le dit: „la vertu dans la république est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité”; sans „honneur” (désir d'être distingué) les monarchies s'écroulent; sans la „crainte”, le despotisme dégénère en anarchie. La théorie des gouvernements est donnée dans les livres LII, IV, ch. 1-6, V, VI, ch. 1-9, 16-19. C'est là que nous trouverons sa fameuse analyse de la Constitution d'Angleterre qui alimentera autant les revendications des philosophes pour un régime représentatif contre la monarchie absolue que la critique de Rousseau pour une égalité plus étendue et plus réelle. Nous verrons tout à l'heure, plus en détail cet autre pôle de la pensée politique des Lumières. Chaque régime pour Montesquieu est donc caractérisé par sa nature (“sa structure particulière”) et son principe (“les passions humaines qui le font agir”). La „vertu”, l'“honneur” et la „crainte” sont les trois „principes” (ou passions) qui conditionnent les formes traditionnelles de gouvernement (la république, la monarchie fondée sur des lois, et

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le despotisme), et qui inversement sont suscités ou renforcés par ces formes. Ces trois „ressorts” font fonctionner des gouvernements avec lesquels ils ont une affinité: en effet dans le despotisme, sans loi ni règle, le despote conduit tout par sa volonté et ses caprices (et les sujets vivent dans la crainte); dans le gouvernement monarchique, un seul gouverne mais au moyen de lois fixes et établies et, dans le gouvernement républicain, le peuple ou une partie du peuple a la „souveraine puissance” (Liv. II, ch. 1). En dernière instance, Montesquieu découvre une totalité concrète, „l'esprit de la nation” (et chaque nation a son esprit qui le caractérise, résultat complexe des influences du climat, des moeurs, etc.) qui s'exprime politiquement en un principe et une forme de gouvernement. Il peut y avoir des contradictions entre l'esprit de la nation et la forme de gouvernement qui l'exprime: c'est précisément ce qui explique le devenir, le développement et la décadence des états. Mais est-ce que Montesquieu n'a pas de préférence pour un type de gouvernement particulier? Quel est le meilleur des gouvernements pour lui? En vertu de quels critères choisit-il de faire l'apologie des institutions anglaises? Il est bien sûr que Montesquieu est pour ce qui lui apparaît le régime de la liberté Les Institutions anglaises sont pour lui, influencé nettement par Locke ici, un modèle de liberté politique, la liberté, „ce bien qui fait jouir des autres biens”, est là, tangible, concret, pris comme objet de la Constitution anglaise, et est assurée par les lois. Montesquieu ne se contente pas du recul critique du savant: outre la „nature des choses”, il existe pour lui, comme pour la pensée commune des Lumières, une „nature humaine”, une exigence de liberté individuelle et de respect de certaines valeurs (tolérance, propriété, sûreté). Les lois ne sont pas bonnes seulement parce qu'elles sont adaptées à un climat, à des moeurs et à un régime politique donné, elles sont aussi plus ou moins bonnes selon qu'elles répondent plus ou moins aux exigences de la „nature humaine”. Ce décalage entre le critère moral et le critère technique ou scientifique fonde le „parti-pris” de Montesquieu relativement au choix du meilleur des gouvernements. Entre les trois espèces de gouvernement auxquelles il réduit toutes les formes politiques rencontrées concrètement dans l'histoire des hommes, Montesquieu, rejetant aussi bien la démocratie que le despotisme, favorise comme régime idéal, la monarchie, définie sur la base de son analyse de la Constitution anglaise, comme le pouvoir d'un seul réglé par des lois fondamentales et tempéré et canalisé par des corps intermédiaires, qui sont „naturellement” la noblesse d'épée et la noblesse de robe, et qui empêchent le souverain de devenir tyran (il a cependant droit de veto). Montesquieu résume ainsi sa pensée, à cet égard (L, XI, 4): „Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps de principaux et de nobles ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs: celui de faire des lois, celui d'exécuter des résolutions publiques et celui de juger les crimes et les différends des particuliers.” Sa profonde conviction est que le pouvoir politique est dangereux et mène à la corruption. De là la célèbre règle, expression concise de sa doctrine constitutionnelle: „Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir”. C'est sur la valeur de la modération, y compris dans l'usage de la raison que se clôt ce chapitre 6 du liv. XI qui ont joué un rôle si important dans la diffusion du thème de la séparation des pouvoirs et dans le débat qu'il sous-tend, celui de la représentation politique. Montesquieu défend contre la démocratie le gouvernement représentatif. L'exigence de la représentation, pour lui ne dérive pas

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de l'impossibilité matérielle de réunir les citoyens pour qu'ils se prononcent sur la loi. Une autre logique l'anime. La représentation est nécessaire car elle n'est pas un pis-aller lié à l'étendue de la collectivité mais une exigence due à l'insuffisante capacité intellectuelle du peuple à reconnaître le bien commun. Pourtant le peuple bien qu'incapable de „conduire une affaire”, se révèle, en raison de son expérience, apte à choisir les hommes, davantage que le monarque enfermé dans son palais. Montesquieu ne se demande pas si les Anglais jouissent de la liberté (opposée au despotisme): celle-ci est établie par leur loi. Montesquieu ne décrit pas non plus une séparation stricte des pouvoirs. Non seulement elle serait introuvable où que ce soit, elle serait aussi ingérable (un gouvernement est contraint d'émettre des actes de type juridique: règlements, arrêtés, décrets). Ce que montre Montesquieu c'est un système complexe où la puissance législative peut chercher à sanctionner des ministres, membres de l'exécutif, et où dans l'autre sens, l'exécutif fixe la durée des assemblées législatives. De plus, le roi qui remplit une fonction législative, intervient par sa „faculté d'empêcher” la fonction exécutive pendant que la chambre des nobles s'apparente à une Cour suprême. Dans cette théorie Montesquieu veut permettre l'existence d'une Constitution par l'affirmation d'une spécialisation des différentes parties des institutions, ce qu'on appelle les organes. La règle en est qu'aucun de ces organes ne peut remplir plusieurs fonctions, ce qui veut dire non pas qu'il doit exister un organe par fonction, mais qu'un organe remplit une seule tâche. C'est un principe général de division du travail. On a donc affaire à un système qui est parfois appelé „gouvernement mixte” ou „balance des pouvoirs”, cette métaphore étant plus apte à rendre compte de la complexité constitutive de la monarchie ainsi décrite que la formule de „séparation de pouvoirs”. Quoiqu'il en soit la séparation des pouvoirs telle que l'exprime Montesquieu: „Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs: la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil „demeure indispensable à la protection de la liberté politique que M. assimile à la „sûreté”, c'est-à-dire à l'absence de crainte de l'action des autres citoyens. La conception de la „liberté politique” que défend Montesquieu n'est pas celle qui prévaut dans le monde contemporain où la liberté est autonomie, capacité de décider. Pour lui, comme pour Rousseau la liberté n'est pas l'indépendance: „La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent”, dit Montesquieu, et Rousseau, pareillement, rattache la liberté et l'obéissance aux lois (8e Lettre de la Montagne): „On a beau vouloir confondre l'indépendance et la liberté. Ces deux choses sont si différentes que même elles s'excluent mutuellement. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu'à n'être pas soumis à celle d'autrui; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d'autrui à la nôtre. Il n'y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu'un est au dessus des lois...Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas; il a des chefs et non pas des maîtres; il obéit aux lois, mais il n'obéit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu'il n'obéit pas aux hommes”. Parmi les lecteurs de Montesquieu, c'est donc Rousseau qui se montrera beaucoup plus critique que les Encyclopédistes. Comment pourrions-nous résumer brièvement sa contribution au programme politico-juridique des Lumières, même si cette contribution est originale, importante et immense par sa portée? Si on doit couper au plus court, on peut répondre par les trois thèses centrales que Rousseau a défendues et sur la base

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desquelles il a établi sa critique du „despotisme de l'orgueilleuse philosophie”: l'idée contractuelle, la volonté générale et la souveraineté de la nation qui renvoient respectivement à la liberté et à l'égalité par la loi qu'on s'est soi-même donnée ainsi qu'au régime démocratique ou du moins à la souveraineté du peuple. Rousseau, pour la portion de sa pensée qui nous occupe plus particulièrement ici, sa pensée politique, s'est montré le plus ardent défenseur de celui que le parti de l'humanité, comme disait son ennemi intime Voltaire, et plus tard de celui que les Constitutions républicaines, ont mis à l'origine de leurs Déclarations et des objectifs de leurs révolutions: l'Homme qui est en même temps, indissociablement Citoyen, ses droits à la liberté, à l'égalité et au bonheur, à la sûreté et à la propriété, droits assurés par les lois. Mais pour cela il fallait créer une nouvelle écriture et une nouvelle science, au carrefour des sciences de la nature et des futures sciences sociales et politiques, l'histoire de l'homme, ce qu'on nommera plus tard anthropologie. Et Rousseau s'y emploie tout en étant conscient qu'il inaugure, qu'il sait ce qu'il est en train de faire dans les Discours, dans l'Émile, dans le Contrat. Il ouvre par ces lignes la Préface du Discours sur l'inégalité: „La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l'homme”. Rousseau repense et reconstruit ainsi sous l'angle „anthropologique”, aussi bien le concept de nature que celui de droit, de loi, et même celui de raison. Mais, ce faisant, il parvient à l'intérieur de ce nouveau genre d'anthropocentrisme non seulement à réorienter la définition de la nature (physis) et la définition de la société autour d'un axe unique, la nature humaine, par lequel il fait coïncider raison, coeur, conscience, action; mais encore il réussit, suivant en cela la pente des préoccupations du siècle, à rejointoyer les ordres de l'éthique et du politique, et, ce qui est plus fort, à en fonder l'histoire commune, histoire qui n'est pas autre chose que l'histoire de l'humanité. Mettant au coeur de sa problématique la question de l'autonomie du sujet moral, transposée dans le Contrat comme la question de la liberté civile, Rousseau rencontre dès le Second Discours l'antinomie fondamentale que ses oeuvres successives s'efforceront de briser. L'homme, du point de vue politique, a des droits sacrés, la liberté qui, en même temps, du point de vue métaphysique, constitue l'attribut essentiel de la nature humaine, et l'égalité, puisque sans elle la liberté ne peut subsister comme il le montrera dans le Contrat Social (II, chap. 2): „Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est générale, ou elle ne l'est pas; elle est celle du corps du peuple”. Comment concilier ces droits qui seront nécessairement fondés sur des conventions (Contrat Social, I, chap. 1) avec une organisation sociale, un ordre collectif qui limite nécessairement la liberté naturelle et primitive, la liberté sans loi? Le même problème se présente dans l'ordre éthique puisque la morale détruit elle aussi partiellement notre liberté. Le principe duquel Rousseau partira pour résoudre ces contradictions devra être valide sur les deux registres, individuel et collectif; la cohérence logique se confortant chez lui d'une option théorique. Comme il l'écrit dans l'Émile (Livre IV): „Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société: ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale, n'entendront jamais rien à aucune des deux. Il y a dans l'état de nature une égalité de fait réelle et indestructible, parce qu'il est impossible dans cet état que la seule différence d'homme à homme soit assez grande, pour rendre l'un dépendant de l'autre. Il y a dans l'état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que

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les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire; et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le faible, rompt l'espèce d'équilibre que la Nature avait mis entre eux. De cette première contradiction découlent toutes celles qu'on remarque dans l’ordre civil, entre l'apparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et l'intérêt public à l'intérêt particulier. Voilà maintenant l'étude qui nous importe; mais pour la bien faire, il faut commencer par connaître le coeur humain”. Rousseau pose alors au départ de son élaboration théorique qu'un droit n'est respecté que dans la mesure où le sujet accepte librement, c'est-à-dire sans contrainte, la force qui le soumet, ou s'il transforme son obéissance en devoir. Mais, comme Rousseau le fait remarquer, si l'acceptation de l'autorité par l'individu est libre, elle ne peut cependant être gratuite: la liberté ne peut être aliénée en entier. Elle ne peut l'être qu'en partie, donc dans des conditions strictement définies par un contrat, par une convention. L'objet du contrat social est principalement d'établir de telles conventions. Comment Rousseau va-t-il passer de ces constations critiques à la proposition de voies de solution aux problèmes qu'il dénonce? Reprenant et développant de façon plus rigoureuse dans le Contrat Social (1762) les intuitions du Discours sur l'inégalité, Rousseau nous dit que son ouvrage relie deux objectifs: expliquer la naissance de l'organisation sociale et esquisser la structure d'un ordre nouveau fondé sur des lois utiles et justes. Voici comment Rousseau y définit la difficulté qu'il a à résoudre (Idem, I, Ch. VI): „Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant? Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté: «car chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ». L'existence même d'un ordre social paraît, à première vue, inconciliable avec le caractère le plus essentiel de la nature humaine: la liberté. De toute évidence „l'homme est né libre”. Selon Rousseau, la liberté appartient à l'essence même de l'homme. Mais d'une manière tout aussi évidente, l'homme actuel est engagé dans une organisation sociale qui limite sa liberté: „Partout il est dans les fers”. Pour lever la contradiction, fonder, justifier l'ordre social, il faut garder le maximum de liberté réalisable afin de sauver l'essence même de la nature humaine. Le même problème se présente en matière morale puisque la morale, elle aussi, détruit partiellement notre liberté. Pour résoudre ce problème dans l'ordre éthique et politique, Rousseau pose comme principe qu'un droit n'est respecté que dans la mesure où le sujet accepte librement la force qui le soumet, ou s'il transforme son obéissance en devoir. Mais si l'acceptation de l'autorité par l'individu est libre, elle ne peut cependant être gratuite. La liberté ne peut être aliénée en entier. Elle ne peut l'être qu'en partie, donc dans des conditions strictement définies par un contrat, par une convention. D'où la conséquence: la liberté sans loi est seule naturelle et primitive, à l'exclusion d'un ordre collectif. La société est une création „artificielle”, résultant des décisions libres d'une pluralité d'individus égaux. Le Contrat semble, au premier abord, transférer à la communauté une part de la liberté individuelle, mais étant indivisible, la liberté intérieure doit rester égale à elle-même au fond de

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l'individu dont elle est l'attribut essentiel. Deux notions centrales de son entreprise, la notion de volonté générale: „chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous [sa] suprême direction” (Contrat, I, VI), de sorte que „nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout”; et la notion de peuple: c'est-à-dire les „associés” du „corps politique” qui sont en tant que „citoyens” „participants à l'autorité souveraine”; et de souveraineté du peuple, en même temps qu'elles sont retravaillées de façon originale lui permettront de rendre solubles les antinomies fondamentales auxquelles il s'est heurté d'emblée. Voici, toujours dans le Contrat, mais ici c'est au Livre II, ch. III, la conception que se fait Rousseau de la volonté générale pour qu'elle soit toujours droite et qu'elle tende toujours à l'utilité publique: „Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulières: mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s'entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les Citoyens n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne... Il importe donc pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État et que chaque citoyen n'opine que d'après lui. Que s'il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l'inégalité. Ces précautions sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne se trompe point „. Rousseau fait alors la théorie du régime d'Assemblée destinée à remplacer de manière constructive le régime représentatif préconisé par Montesquieu et par les Encyclopédistes, ce régime dont les éléments constituaient pourtant pour ces derniers les conditions nécessaires et suffisantes de la liberté sociale. Rousseau réussit en dépassant la revendication représentative à surmonter une triple contradiction, tout en fondant la nouvelle légitimité de l'avenir politique, la légitimité d'une république qui repose essentiellement et absolument sur la souveraineté du peuple. Comment Rousseau caractérise-t-il le régime d'Assemblée qui préserve et la liberté et l'égalité? C'est en trois temps que Rousseau va déduire le régime d'Assemblée: (i) chaque individu transfère à l'ensemble des individus de son groupe, sa liberté propre, sans en rien garder pour lui-même. (ii) ainsi naissent: (a) la volonté générale du corps social tout entier; (b) et aussi un corps moral collectif composé d'autant de membres que l'Assemblée (du Peuple) a de voix. D'où un double engagement à l'égard de chaque membre du Peuple et à l'égard du Peuple assemblé. (iii) Rousseau précise que tout le Peuple peut être réuni en une Assemblée unique où s'opère l'échange des engagements individuels. Chaque membre de la nation ou du peuple a le droit de vote à l'Assemblée. Le changement radical que Rousseau apporte dans le sens de certains mots usuels: Volonté générale, Peuple, Prince, Loi, Gouvernement, Cité, État, Souverain, entraîne la redéfinition de toutes les catégories politiques traditionnelles. La notion centrale de Peuple, telle que Rousseau l'élabore illustre bien ce processus où se marque le recommencement et du même coup l'achèvement d'une certaine manière d'envisager le problème des rapports entre éthique et politique. Mais que recouvre cette notion de peuple promise à un si bel avenir, ce peuple en qui Rousseau fait résider la souveraineté? Il faudrait se demander d'abord qu'est-ce qu'un peuple?

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Chez Rousseau la nature ne peut jamais être invoquée pour fonder l'autorité: nature et domination sont des termes contradictoires. Récusant le fondement naturel de l'autorité chez Aristote, par exemple, il récuse tout autant son fondement en Dieu. Ayant perdu la „liberté naturelle”, et voulant la retrouver dans la société civile, les hommes s'engagent mutuellement à respecter la loi qu'ils se donnent à eux-mêmes. Mais la „moralité” est moins le fait de l'individu isolé que de l'association des personnes en un „Peuple”. En ce sens le Contrat est aussi l'énoncé d'une philosophie de l'histoire dont l'agent est le peuple (sujet moral) et l'élément moteur, la liberté. L'acte par lequel un peuple est un peuple est un acte éminemment moral. Le peuple est donc ce „corps moral” et „collectif”, ce „moi” qui garantira la liberté pour tous et pour chacun. Le peuple est la pierre angulaire de l'édifice constitué par le contrat. Si l'État (post-contractuel) est contemporain de son origine, c'est à la condition que quel que soit le type de gouvernement, le peuple soit toujours souverain. Le peuple étant le Souverain, il est par cela même: (1) source de la loi: souverain donc législateur. La loi est „la déclaration de la volonté générale”; (2) puisque le peuple est souverain, exerçant son autorité sur lui-même par la loi qu'il se donne, il n'y a pas de problème théorique à ce que la liberté se réalise effectivement dans l'État. Le problème est donc pratique: le gouvernement est, en son principe, distingué du souverain. C'est l'instance de l'exécutif au service du souverain, (le peuple) et qui dispose de la force (armée, police). Là est la raison pratique de la dégénérescence de l'État: elle se fait contre le peuple, car l'exécutif tend à échapper à la puissance législatrice.

MODULE 4. ⇒ LETTRES PERSANES. Ce n'est pas de leur intrigue que les Lettres persanes tirent leur originalité. Celle-ci est fort simple: deux Persans, Usbek et Rica, arrivent à Paris et communiquent leurs impressions à des compatriotes. Ils reçoivent aussi d'eux des nouvelles de leur pays. Les seuls incidents ou retournements de situation sont d'ailleurs le fait d'une sorte de roman enchâssé: Usbek reçoit de son sérail une quarantaine de lettres qui l'avisent d'une révolte des femmes et du suicide de la favorite Roxane. → C'est donc la composition qui donne au roman tout son prix. La forme épistolaire d'abord: l'échange des lettres multiplie les points de vue, relativise les jugements émis par les personnages ou les infirme malignement par la conduite des faits. Leur psychologie reste aussi évolutive, puisque ces lettres s'échelonnent sur une huitaine d'années (1712 à 1720): le narrateur peut tour à tour transparaître dans chacune d'elles ou brouiller les pistes en laissant aux personnages la totale responsabilité de leurs propos. Il appartiendra d'ailleurs à notre projet de lecture de déterminer la place du philosophe dans cet écheveau et d'établir les leçons morales qui ne manquent pas de se dégager des nombreux apologues. → Les Lettres Persanes constituent aussi un roman du sérail. Le genre, exotique et licencieux, était fort à la mode. Mais Montesquieu ne s'est pas contenté d'en reprendre les motifs pour de simples raisons tactiques. Si les lettres qui arrivent du harem d'Usbek rachètent par leur parfum le contenu parfois aride des autres échanges, elles n'en constituent pas moins une facette irremplaçable de la réflexion philosophique, à propos notamment de la condition féminine mais aussi des contradictions qu'elles révèlent chez Usbek, pris entre son désir de tolérance et ses réflexes phallocratiques à l'égard de ses femmes. → Enfin le roman vaut par son procédé, que Paul Valéry a nettement formulé: «Entrer chez les gens pour déconcerter leurs idées, leur faire la surprise

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d'être surpris de ce qu'ils font, de ce qu'ils pensent, et qu'ils n'ont jamais conçu différent, c'est, au moyen de l'ingénuité feinte ou réelle, donner à ressentir toute la relativité d'une civilisation, d'une confiance habituelle dans l'ordre établi.» (Variété II). Ces vertus du «regard étranger» sur nos mœurs, Montesquieu en avait déjà un exemple dans le chapitre Des Cannibales des Essais de Montaigne, mais il exploite jusqu'au bout cette naïveté: l'étonnement d'Usbek et de Rica déshabille les coutumes de leur allure absolue et fait éclater les différences. Le narrateur n'oublie jamais l'identité des épistoliers afin de jouer mieux de cette fausse ingénuité: l'indignation vertueuse d'Usbek la colore en effet d'une autre manière que la malice de Rica. Il arrive aussi que l'éloge entonné par un des deux Persans résonne pour nous d'une manière très différente: ainsi les vertus qu'Usbek apprécie chez Louis XIV (lettre XXXVII) correspondent à des valeurs orientales où l'Occidental ne percevra qu'absolutisme, arbitraire et goût du paraître.

Le „regard persan” favorise ainsi l'ironie à l'égard de coutumes décrites d'un autre point de vue: les périphrases et les italiques aiguisent la satire car elles obligent à redéfinir platement les choses et les désacralisent; le vocabulaire persan appliqué à des valeurs occidentales ridiculise leur ethnocentrisme. A la surprise manifestée par les Persans répond d'ailleurs un autre étonnement: celui des Parisiens, condensé par la formule célèbre de la lettre XXX «Comment peut-on être Persan?»

MODULE 5. LA DERNIÈRE LETTRE. L’écrivain politique se réalise dans l’Esprit des Lois qu’il écrit entre 1741 et 1743 avant de le publier en 1748. La loi est le rapport nécessaire dérivant de la nature des choses, contestées aussi bien par les tenants de la «loi-commandement», philosophes et juristes, que par les empiristes comme Hume. Montesquieu situe sa recherche sur: (i) la minimalité du recours au droit naturel à concilier avec la supposition inéluctable de rapports d'équité fondamentaux; (ii) l'écart décisif pour mettre de côté les questions classiques de sociabilité naturelle et du contractualisme.

⇒ Mais en même temps que la question des rapports émergent deux problèmes: (i) celui de la totalité réelle que constitue une société civile (organisée politiquement), du lien entre le politique et le civil qui peuvent rester principalement distincts (réunion des volontés, réunion des forces); (ii) celui de la rationalité à travers l'étude d'une série de «générations de lois» car «la loi est la raison humaine en tant qu'elle éclaire tous les peuples de la terre». ⇒ Il pose la question du contenu réel de ce que l’on appelle gouvernement, du rapport de ce contenu avec sa forme (sa nature) et son principe (les passions sociales qui le font mouvoir) et le rapport de cet ensemble avec sa condition extrapolitique. La dialectique nature/principe se double d’une distinction entre gouvernements non modérés et gouvernements modérés, où l’hétérogénéité des forces sociales et des constituants du corps politique s’oppose à l’uniformité d’un pouvoir fondé sur la force. Cette distinction lui permet d’introduire une double théorie de la liberté politique (du point de vue des organes de la puissance sociale) et civile (du point de vue de la sûreté des citoyens). Pour Montesquieu, la véritable servitude se situe là où l’on confond dans une même contrainte les trois relations de l’individu à la collectivité: les lois, les moeurs et les manières. Il n’existe pas de garantie structurelle absolue de la liberté politique.

La citoyenneté moderne dans une cité est là où «la loi civile regarde chaque particulier comme toute la cité même» et où «la liberté de chaque citoyen est une

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partie de la liberté publique». Les principaux conflits proviennent de ce que chacun fait de ses intérêts propres l’intérêt commun alors qu’il faut que «chacun aille au bien commun en croyant aller à ses intérêts particuliers». Or le législateur est pris entre la nécessité d’édicter des maximes générales, les contraintes qui ne relèvent pas des lois et les niveaux différents de la légalité et de la légitimité; il doit se montrer à la fois utopique et universel, contre les idées d’uniformité qui frappent les petits esprits. Les systèmes juridiques doivent être fondés sur l’évolution de la société et des moeurs.

Montesquieu a tenté d’interpréter sa rhétorique en rapport avec les réalités des Etats actuels et des républiques démocratiques; il inspirera Tocqueville.

Montesquieu fournit un modèle pour la concorde du savant et du politique; il pose la question du savoir politique: c’est un savoir qui doit impérativement garder une forme d’universalité, sans être hanté par le fantasme ruineux de sa toute puissance, un savoir du particulier qui ne débouche pas sur la sacralisation d’une histoire figée, réelle ou mythique et qui est sollicité à la fois par la limite impossible de l’Etat dans le citoyen (démocratie antique) et le refus organisé de cette transformation du pouvoir en puissance pure qu’est le despotisme parce que tout pouvoir est porté à une extension de ses attributions. La séparation des pouvoirs devient une nécessité.

MODÈLE 2. DIDEROT. L’ENCYCLOPÈDIE, UN NOUVEAU DISCOURS DE LA MÉTHODE. Le panthéon révolutionnaire n'en a pas plus voulu que l'Académie française: Diderot disparaissait derrière le monument dont il était le principal architecte, l'Encyclopédie. Longtemps l'histoire de la littérature l'a trouvé trop philosophe et l'histoire de la philosophie trop littéraire. Aujourd'hui encore son matérialisme radical choque certains et sa passion pour les forces de l'esprit, pour l'imaginaire et l'exception individuelle interdit d'en faire un simple militant. Mais son œuvre ne cesse d'inspirer scientifiques et artistes. Elle entre en résonance avec les doutes et les espoirs contemporains. Au système, Diderot a toujours préféré le dialogue; à l'affirmation l'interrogation; aux hiérarchies et aux frontières le désordre et l'hybridation. Penseur de la complexité, du fugitif et de l'individuel, il s'impose comme un compagnon du XXIe siècle. Diderot philosophe n’a laissé son nom comme signature incontestable à aucun grand système rationaliste. Il nous apparaît avant tout comme un touche-à-tout des sciences, de l’art et des techniques, le laborieux directeur d’un ouvrage monumental, l’Encyclopédie. C’est un libertin, jugé vulgaire par le dix-neuvième siècle, auteur d’une œuvre littéraire dont l’originalité est incontestée. Philosophe, il l’est, certainement, et même un de ceux dont la libido sciendi, ce désir de savoir qui n’ignore ni ne dissimule rien de sa nature passionnelle, a porté sur le plus grand nombre possible d’objets. C’est pourquoi son activité philosophique se présente sous tant de formes diverses. Qui plus est, Diderot philosophe se prend lui-même comme objet d’étude, s’exposant ainsi littéralement aux regards de la postérité, et nous ouvre par là l’accès à un monde intime. La rencontre avec Diderot est donc dans un premier temps la découverte d’une grande philosophie matérialiste athée, intimement liée à la naissance et au progrès de ce qu’on appelle les sciences de la vie, préoccupée de comprendre ce que sont la nature animée et inanimée, l’homme, sa morale comme ses vices, sa société, ses productions techniques et artistiques. Mais c’est aussi la rencontre avec un individu qui voulut, en homme des Lumières

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débarrassé de la superstition et aidé des sciences, comprendre la vie dans tous ses états. La majeure partie de son œuvre ne fut connue que tardivement: les feuilles manuscrites que Diderot a laissées ont été scientifiquement répertoriées en 1951 par le savant H. Dieckmann. → Envers et contre tout, et souvent même contre ses propres envies, Diderot est l’homme de l’Encyclopédie. Lorsqu’il signe en 1748 un contrat pour une traduction de la Cyclopaedia de l’Anglais Chambers, il ne sait pas qu’il s’engage dans une aventure qui va durer vingt ans, et offrira au public en 1772 dix-sept volumes de texte (les «discours») et onze volumes de planches. Le Prospectus présente le projet et vise à convaincre d’éventuels souscripteurs de participer à son financement. Il est diffusé à 800 exemplaires en octobre 1750. Un premier arrêt frappe l’ouvrage collectif en 1752, puis en 1759 sa vente est interdite et il perd l’accord de la censure royale (son «privilège»), l’Eglise l’inscrit sur la liste des ouvrages interdits («l’Index»). La publication reprend cependant, et les derniers volumes, des planches, paraissent en 1772. Un dernier procès pour plagiat dure jusqu’en 1778. Diderot a alors soixante-cinq ans, il s’est battu toute sa vie pour l’existence de l’Encyclopédie, alors que de son propre aveu il aurait préféré écrire des pièces de théâtre ... Enfin, tout est terminé. Mais l’encyclopédie a donné, dès le Prospectus, les principes d’après lesquels tout commence. → L’Encyclopédie se veut la description des arts, des sciences et des métiers de son époque. Dans la langue du dix-huitième siècle, l’art désigne tout cequi est le résultat de l’action humaine et non d’une production spontanée de la nature. Par conséquent, les «arts» sont toutes les activités humaines: celles qui font appel au travail manuel ou à celui des machines (les arts mécaniques, dont la science de la mécanique et tous les métiers); celles qui privilégient le travail de l’esprit (arts libéraux, comme l’astronomie, la musique, la logique); enfin celles qui privilégient l’imagination (les beaux-arts). Par là, l’Encyclopédie entend d’abord être un bilan, détaillé et inédit. Ce bilan, personne ne l’a encore établi: les techniques des arts mécaniques comme celles des beaux-arts se transmettent dans le secret des ateliers, dans la relation du maître à son apprenti, et les innovations restent confidentielles. Les progrès des sciences ne sont encore que ceux des savants. La diffusion à grande échelle d’une description de l’état des connaissances dans tous les domaines serait déjà une entreprise inédite et révolutionnaire. Inédite, car jusqu’ici on n’avait encore jamais mis à contribution, dans le même ouvrage et à dignité égale, les philosophes et les détenteurs d’un savoir proprement technique. Les dessinateurs des planches de l’Encyclopédie vont pénétrer dans les ateliers, sur les champs et les chantiers, et reproduire les outils et les procédés de fabrication de tout ce qui se produit. Révolutionnaire, car non seulement on sous-entend par là une subversion de la hiérarchie traditionnelle des connaissances, mais on procède de fait à la promotion des techniques au rang de savoir: les techniques ne sont plus seulement des savoir-faire transmissibles seulement par l’apprentissage. Par là, les Encyclopédistes tentent d’ouvrir en grand les portes de l’art: autrement dit, il n’est plus nécessaire désormais d’être introduit, parrainé, pour avoir accès au savoir, quel que soit son objet. L’Encyclopédie révolutionne les procédures habituelles de transmission des savoirs, dépossédant ainsi les «maîtres» de toutes sortes de leur pouvoir.→ Mais elle se veut plus que cela. Les articles ont pour ambition de donner les «éléments» de ces savoirs, à partir desquels n’importe qui devient capable de produire à son tour des savoirs nouveaux. Pour les philosophes du dix-huitième

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siècle, toute science peut être reconstruite à partir de ses «éléments»: ce sont les quelques propositions fondamentales que l’on combine entre elles, celles dont on tire les conséquences les plus éloignées, et que l’on applique à des objets multiples. Le plus souvent, cet ordre logique selon lequel on peut exposer une science, depuis l’axiome fondamental jusqu’aux conséquences les plus éloignées, ne correspond pas à l’ordre historique de leurs progrès réel, mais c’est pourtant en le suivant qu’on progresse le plus rapidement et le plus sûrement. Les quelques propositions fondamentales de chaque art sont la base nécessaire et suffisante au progrès des arts et des sciences: l’Encyclopédie n’est pas qu’un projet de description statique, c’est aussi un projet dynamique qui, par une présentation ordonnée des savoirs (du plus simple au plus complexe; du plus général au plus particulier; du plus abstrait, c’est-à-dire du plus commun, au plus particulier et divers), contribue au mouvement historique du progrès des connaissances humaines. De ce point de vue, le progrès ne la rend pas caduque aux yeux de ses auteurs: les sciences et les techniques progressent, à partir des éléments tels qu’on les trouvera dans le texte. L’entreprise menée par Diderot est donc un inventaire dynamique et une organisation du savoir synonyme de progrès. C’est un point important: dans toute son œuvre philosophique, Diderot va travailler à partir de cette idée du progrès des individus et des sociétés, dans son lien à l’organisation du savoir et au développement des sciences. → L’Encyclopédie est une œuvre profondément pédagogique, à visée éducative. C’est une première manière de tisser le lien entre elle et la société, un lien fondé sur la conviction que les hommes apprennent, donc qu’ils progressent, et que leur société peut alors être dite éclairée. Enseigner aux hommes les éléments des sciences signifie contribuer à leur progrès, donc à celui des Lumières et du bonheur. Il faut remarquer que l’ouvrage procède à un recentrage du savoir autour de l’homme. Si tout peut à première vue être appelé un savoir, en réalité seul ce qui sert l’homme, et qui lui sert, a de l’intérêt. Ainsi, au début de l’Encyclopédie, on trouve un arbre encyclopédique des connaissances, qui propose d’organiser les savoirs selon la manière dont nous seuls les produisons: les colonnes dans lesquelles ranger nos connaissances correspondent aux facultés de notre esprit (la mémoire, la raison, l’imagination). Il faut donc classer les connaissances non pas en fonction de l’objet dont elles traitent, mais en fonction de la faculté humaine qui saisit cet objet. L’homme est donc le centre qui produit le savoir et aussi celui vers lequel tout savoir doit être dirigé, le critère selon lequel on mesure le degré d’avancement des Lumières. En d’autres termes, ce qui est bien, c’est ce que l’homme produit selon un ordre raisonné, susceptible de progrès, à l’usage de l’homme: l’utile.

MODULE 1. L’anthropocentrisme de l’Encyclopédie ne contredit pas la science physique nouvelle, celle de Newton, qui exile l’homme aux marges et non plus au centre de l’univers. L’Encyclopédie utilise cet anthropocentrisme uniquement comme un principe pour classer nos connaissances, et ne prétend pas que l’homme soit le centre de l’univers, ni même celui de la terre. Mais il faut classer nos connaissances pour pouvoir en produire toujours de nouvelles, et ainsi accéder à une civilisation plus heureuse. L’Encyclopédie, comme somme organisée de toutes les connaissances disponibles, ne se propose rien d’autre que de nous apprendre à être plus heureux. On peut dire que toute la philosophie de Diderot

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demeure toujours dans cette conviction que le bonheur et le progrès du savoir sont intimement liés. C’est déjà une prise de parti politique: en effet, les gouvernements, qui doivent promouvoir le bonheur de leurs sujets, ont partie liée avec la science et la philosophie. C’est là aussi ce qu’on appellera l’optimisme des Lumières.

Dès 1749, Diderot publie un premier ouvrage philosophique, qui lui vaut trois mois d’emprisonnement à Vincennes: la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Diderot y examine les points de départ de sa philosophie. L’EMPIRISME. L’Encyclopédie se plaçait sous la tutelle de trois penseurs: Bacon, Locke, Newton. Tout en les prenant à son tour comme modèles, Diderot va discuter leur héritage. Bacon d’abord, est celui qui a indiqué qu’il fallait classer les connaissances en fonction des facultés. Mais il est également l’auteur d’une théorie de l’expérience et de la mise à l’épreuve, systématique et ordonnée selon une méthode, des données de cette même expérience, pour construire la science. Newton est celui qui a su recentrer les interrogations de la physique, du «pourquoi?» (la Terre tourne-t-elle de telle manière, par exemple) vers le «comment?». En d’autres termes, Diderot comprend la démarche newtonienne comme une démarche elle aussi expérimentale: constater les faits et s’y tenir, sans «forger d’hypothèse», selon l’expression de Newton lui-même, sur ce que la physique des corps ne saurait résoudre. Locke, enfin et surtout, élabore une théorie de la connaissance qui redonne un contenu à l’axiome antique selon lequel «il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans le sens»: un empirisme. En d’autres termes, toutes nos idées naissent de l’expérience sensible, de l’exercice des sens; ou plus précisément toutes celles qui ont un contenu réel. Qu’en est-il des autres (par exemple celle de Dieu, dont je n’ai jamais fait l’expérience sensible), à quoi correspondent-elles? Il faut alors une théorie des idées fausses, sans contenu, qui sont de purs êtres de langage auxquels rien ne correspond dans la réalité. Locke est celui qui a compris que toute question doit être rapportée à celle de l’origine des idées. Les trois figures tutélaires se rejoignent donc sous un commun mot d’ordre: L’EXPÉRIENCE. C’est cette notion qui est fondamentale pour toute la théorie de la connaissance du dix-huitième siècle: nous ne connaissons que ce dont nous faisons l’expérience, toutes nos idées sont des transformations, des combinaisons, des abstractions, à partir de sensations physiques. Mais il ne suffit pas de dire «expérience» pour s’entendre ni pour dire la même chose. Diderot va dans un premier temps affronter les difficultés qu’offre une telle théorie de la connaissance; puis en donner son interprétation propre, dans le sens du matérialisme. Le personnage du mathématicien aveugle Saunderson est celui qui remet en question le bel ensemble de ceux qui s’écrient sans savoir ce qu’ils disent: «l’expérience!». Si toutes nos idées vraies naissent des sens, il faut que même les plus «intellectuelles», comme le dit Diderot, soient comptables d’une genèse sensible. D’où nous viennent nos idées de bien, de beau, nos idées mathématiques, comment s’élève-t-on à leur niveau d’abstraction? Mais auparavant, une question se pose: si telle idée naît de l’usage de tel sens, par exemple si l’idée de beauté est tirée de la vue du spectacle de la nature, alors faut-il penser que quand le sens est grossier, voire inapte, il n’y a pas d’accès possible à l’idée? Par exemple, les aveugles peuvent-ils avoir l’idée du beau, alors qu’ils n’ont pas accès au spectacle de la nature? Ou encore, sont-ils sensibles à la pitié, alors qu’ils ne voient pas non plus le spectacle de la douleur d’autrui? Ce sont ces questions que Diderot pose, et

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auxquelles il tente de répondre dans la Lettre sur les aveugles. Le personnage de l’aveugle permet en outre à Diderot de donner un fondement expérimental aux deux idées qui caractérisent sa doctrine philosophique: l’anti-finalisme, qui est une expression du matérialisme, et l’athéisme. Diderot combat, on le sait assez, la conception chrétienne de la nature et de la nature humaine. Le problème des thèses chrétiennes sur l’homme et la nature est qu’elles ne permettent de comprendre ni l’homme, ni la nature. Diderot reconnaît qu’il serait plus consolant de voir dans la nature un beau spectacle, créé pour notre plaisir, et dans l’homme un être libre et volontaire … Mais sa raison lui démontre, par mille et une difficultés que la philosophie chrétienne ne résout pas, qu’il s’agit là d’une vision illusoire, imaginaire, destinée à nous plaire et nous consoler. Elle conduit nécessairement à des contradictions entre la vie et la théorie, contradictions qui nous déchirent et nous rendent malheureux. Par exemple, la philosophie chrétienne exige de moi que je respecte et tente de pratiquer l’abstinence sexuelle. Selon elle, je le peux, puisque je suis un être libre qui décide de ce qu’il veut et dirige librement sa vie. Or, Diderot constate que cette prescription morale nous rend malheureux: ceux qui parviennent à être chastes se brident eux-mêmes, et sont malheureux tout en rendant d’autres malheureux, et ceux qui n’y parviennent pas aussi, parce qu’ils s’en prennent à eux-mêmes, à leur soi-disant manque de volonté. Cette philosophie de l’homme libre et volontaire est donc certainement une mauvaise compréhension de l’homme, une erreur intellectuelle, qui a des conséquences réelles. Il est plus conforme à ce qu’est vraiment l’homme de dire qu’il est un être sensible qui cherche le bonheur, qu’il est naturellement porté vers l’autre sexe, en raison de son instinct de conservation et de plaisir. Il n’y a là ni pure liberté ni pure volonté: ceux que leur corps pousse à se multiplier auront tendance à obéir à leur nature, de la même manière que ceux dont le corps désire naturellement moins. Il ne faut donc ni se glorifier ni se dévaloriser à propos d’actions qui ne dépendent pas entièrement d’une illusoire liberté. Il faut confronter cette nouvelle théorie du corps sans âme à son adversaire. Pour les théologiens, l’homme est un composé de deux substances: un corps, qui est une substance matérielle, et une âme, qui est une substance spirituelle. Le premier serait passif, inerte, étendu, déterminé par des causes; la seconde serait active, en mouvement, n’occuperait aucun lieu matériellement déterminé et serait libre. Si je veux me mettre à marcher par exemple, ma volonté, faculté active qui caractérise l’âme, en donne librement l’ordre à un corps qui lui obéit passivement dans tous ses membres. Ce que dit Diderot, suivant en cela toute la tradition matérialiste, c’est que l’union de l’âme et du corps est proprement incompréhensible et nous promène de difficulté en difficulté. La première phrase du Rêve de d’Alembert résume de la manière suivante: «j’avoue qu’un être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace; (...) qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue [puisque l’âme fait bouger tous les points du corps]; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni; (...) un être dont je n’ai pas la moindre idée [au sens où, comme on l’a vu, nous n’avons pas de sensation physique de l’âme] (...) est difficile à admettre.». Pour Diderot, il est clair que l’idée de l’âme est une idée vide de correspondant réel; elle n’existe pas ailleurs que dans notre imagination. C’est donc le corps qui commande le corps. La théorie matérialiste doit donc s’attacher à montrer comment le corps, c’est-à-dire la matière, prise ici dans une de ses organisations particulières, suffit pour expliquer

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toutes ses propres actions, sentiments et productions. Il faut une théorie matérialiste de l’action, des passions, de la connaissance, de l’art, de la morale et de la politique. Il faut même une science matérialiste: le matérialisme dit que la matière suffit à expliquer la vie sous toutes ses formes, qu’elles soient minérales, animales ou végétales. L’affirmation matérialiste (tout est, en dernière analyse, matière, et cette substance seule suffit à tout expliquer, du minéral à l’œuvre d’art) contredit aussi radicalement la vision chrétienne de la nature. Pour les théologiens, la nature est finalisée, c’est-à-dire qu’elle est construite selon un plan dirigé par une volonté, une fin: la coexistence ordonnée des créatures. La thèse finaliste affirme que si nous avons un cerveau, c’est parce que Dieu a voulu que nous soyons des créatures pensantes. Le matérialisme renverse l’affirmation: nous sommes des créatures pensantes parce que, dans l’histoire sans volonté ni dessein de la nature, c’est-à-dire dans toutes les formes que la matière a prises dans l’histoire de ses productions au hasard, il s’est trouvé une formation animale dotée d’un cerveau tel, qu’il a permis la naissance de la pensée. Les formations viables (les espèces subsistantes) se reproduisent entre elles, et ainsi se perpétuent. Les formations monstrueuses sont stériles et disparaissent, comme celles qui ne sont pas adaptées à leur environnement. La nature et la nature humaine existent sans Dieu, elles n’ont pas besoin de lui ni comme créateur ni comme conservateur; et elles sont sans but autre que de persévérer dans leur être, se conserver. En cela, on peut dire qu’il n’y a qu’une nature, à laquelle l’homme appartient sans plus de dignité que tout le reste des formations matérielles animées ou non. → Diderot ne s’affirme athée, matérialiste et empiriste que si cela lui permet de mieux comprendre plus de choses. C’est pourquoi il n’est jamais dogmatique, pourquoi encore il n’écrit pas de ces grands traités que les philosophes affectionnent: un traité sur la matière, un sur la nature animée et inanimée, un sur les passions, etc. On ne sait pas encore ce qu’est la matière, écrit Diderot à la fin de la Lettre sur les aveugles, mais on sait que jusqu’ici elle explique mieux les phénomènes que la volonté divine. Toute l’œuvre philosophique de Diderot est un essai, au sens où il teste continûment ce qu’il nomme ses «conjectures». Elle est incontestablement philosophique dans sa volonté de comprendre, c’est-à-dire, dans le vocabulaire de Diderot, «d’interpréter».

MODULE 3. L’INTERPRETATION DE LA NATURE. Selon Diderot, la méthode à suivre pour produire la connaissance de ce qui nous entoure porte le nom d’interprétation de la nature. Les Pensées sur l’interprétation de la nature en donnent le mode d’emploi. Observation, conjecture et expérimentation sont les trois étapes de la connaissance. La conjecture est plus spécialement la tâche du philosophe: elle est la supposition, l’hypothèse, formulée comme d’instinct (mais elle résulte en réalité d’une longue série d’expériences manquées ou réussies), à l’aide de laquelle on va tenter de comprendre. Les expérimentations qui doivent la suivre ont pour but de mettre à l’épreuve la validité de l’hypothèse. Or ces conjectures peuvent être de tous ordres: scientifique, moral, etc. La grande hypothèse de Diderot, c’est celle de la matière sensible. De la pierre à l’homme pensant, tout est constitué par des molécules de matière qui peuvent sentir: il suffit qu’elles se trouvent dans des organisations telles que leur sensibilité peut s’exprimer. Dans la pierre, la sensibilité est empêchée. Mais si on brise une statue, qu’on l’incorpore à de la terre, qui nourrit une plante, si cette plante est mangée par un animal et cet animal par nous; alors dans le processus de la digestion nous

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allons nous régénérer grâce à ses molécules, en faire notre propre chair. Or, sous forme de pierre ou de chair humaine, ce sont toujours les mêmes molécules. On ne les a pas rendues sensibles, elles l’étaient déjà, mais empêchées. Le rêve de d’Alembert décrit sur le mode onirique toutes les possibilités qu’offre une telle hypothèse: on pourrait comprendre la production des monstres, l’apparition et la disparition des espèces, la formation de la conscience de l’être pensant, etc. C’est cette hypothèse philosophique qui permet à Diderot, qui pourtant ne croit pas à l’éternité de l’âme, d’espérer presser ses molécules éparses sur celles de sa bien-aimée Sophie, par-delà la mort: « Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. (...) O ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus ! » (Lettre à Sophie Volland, p.171-172). On est loin ici de l’Encyclopédie, en apparence. Mais il s’agit toujours du même projet: comprendre, et savoir, faire progresser les sciences et la philosophie, pour être plus heureux. La méthode à suivre est désormais éclaircie. La philosophie matérialiste de Diderot en effet, dans sa tentative perpétuelle de comprendre la « nature », en d’autres termes de comprendre ce qui est, offre une interprétation possible de ces phénomènes humains que sont la société et la morale. Aidés de cette compréhension peut-être plus proche de la vérité, nous pourrons déterminer ce qu’elles doivent être, et cesser de souffrir d’une morale qui n’est pas adaptée à la vérité de notre vie, ainsi que d’un régime politique qui est fondé sur une fausse idée de l’autorité légitime.

MODULE 4. POLITIQUE DU CORPS HUMAIN. Si nous n’avons pas d’âme, c’est donc le corps qui pense, c’est le corps qui produit la philosophie. Mais surtout, si c’est la nature humaine que nous voulons connaître, pour lui offrir une morale et une politique qui lui conviennent, il faut se pencher sur ce que l’expérience quotidienne nous offre comme réalité sensible de cette nature humaine: un corps humain, corps qui se meut, qui souffre, qui jouit, qui pense, qui fabrique, et qui en a conscience. Cette réalité incontestable constitue les faits auxquels il faut se tenir. Or que nous apprend ce corps? → Avant tout, il montre qu’en tant que chose physique il est soumis à des effets (effets des autres choses comme obstacles, de la température, de la nourriture, etc.), et qu’il peut être cause. Nous sommes donc partie prenante de la grande chaîne des causes et des effets, et ne sommes pas une «cause première», c’est-à-dire une cause qui n’est elle-même causée par rien. Nos volontés ne sont que les effets de déterminations si complexes que nous les prenons pour des volontés libres. Nos choix sont déterminés par notre constitution physique, notre éducation, notre histoire personnelle. Ensuite, l’expérience quotidienne atteste du lien plus qu’étroit entre la pensée et le corps: lorsque nous sommes malades, notre pensée est brouillée en même temps que notre estomac, écrit Diderot: «bonne ou mauvaise santé fait notre philosophie» (Lettre à Vialet, tome V, p. 642). De là à supposer que la pensée est une des fonctions du corps parmi d’autres, et qu’elle peut être saine ou malade, il n’y a qu’un pas. Un pas de plus encore, et on peut envisager que, de même qu’il y a des corps naturellement plus résistants que d’autres à la maladie ou la fatigue, ou des organes qui fonctionnent plus ou moins bien, il y a peut-être une capacité naturelle à l’exercice intellectuel différente dans chaque individu. Certains cerveaux sont plus

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rapides que d’autres, comme certaines jambes ... Voici une nouvelle hypothèse à vérifier, ce que Diderot fait chaque fois qu’il tente de faire la part du donné en nous, celle de l’éducation, et celle de l’histoire. On voit donc que le corps peut être considéré à la fois comme le sujet et l’objet de la philosophie de la nature humaine. Il est philosophe et philosophique. Mais on peut peut-être aller plus loin encore, et trouver dans la physiologie humaine les normes de la morale et de la politique. Si nous sommes des corps en effet, même des corps très complexes et raffinés, capables de produire des œuvres d’art ou des machines, capables même de se conduire selon une morale, alors c’est dans ce corps que nous sommes qu’il faut trouver l’ultime norme de la morale. Il nous faut retrouver ce que Diderot appelle le «code naturel», les exigences de notre nature qu’on ne saurait contredire sans se rendre malheureux. Sera dit bon tout ce qui sert ce code naturel, ou du moins ne le contredit pas. Le code naturel tient en une phrase: nous voulons être et rester heureux. L’éducation des hommes doit donc être une éducation sensible en vue du bien, puisque l’expérience nous enseigne qu’il vaut toujours mieux se conduire dans le sens de la justice et du bien général (pour Diderot, c’est une vérité d’expérience qui est aussi rationnellement démontrable). Il faut, dans les termes de Diderot, «se hâter de rendre la philosophie populaire»: «Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes.» (Pensées sur l’interprétation de la nature, § 40).

Rendre la philosophie populaire, cela signifie pour Diderot faire en sorte que chacun devienne lui-même philosophe. Par conséquent, le personnage social du philosophe, tel Diderot lui-même, disparaîtra. Si tout le monde a accès à la connaissance de ce qui est bien: vivre en société selon la justice; de ce qui est vrai: nous sommes des êtres matériels déterminés et nous pouvons jouer de ces déterminations que sont la physiologie individuelle, l’éducation, le régime politique, etc., pour faire advenir une société plus heureuse; alors le philosophe ne sert plus à rien. Et tant mieux, nous dit Diderot, si c’est la conséquence d’une société vraiment éclairée. → Pour rendre la philosophie populaire, le philosophe doit se faire le conseiller des princes, en sachant bien qu’un despote même éclairé est surtout un despote, et aider à la construction de systèmes d’éducation nationale. C’est ce que fit Diderot auprès de l’Impératrice Catherine II de Russie. Il doit se faire encyclopédiste pour répandre le savoir et offrir à tous l’accès aux moyens techniques et philosophiques d’augmenter son bien-être – comme Diderot, là encore. Il doit aussi se faire auteur d’opéras ou de pièces de théâtre, car le théâtre est le meilleur lieu d’éducation des foules. Par le spectacle du vice humilié et de la vertu récompensée, on touche chacun dans sa sensibilité physique au bien. C’est le projet de Diderot lorsqu’il écrit des drames. Pour Diderot, «le peuple se sert mieux de ses yeux que de son entendement. Les images prêchent, prêchent, prêchent sans cesse, et ne blessent point l’amour-propre. Ce n’est pas sans dessein ni sans fruit que les temples sont décorés de peintures qui nous montrent ici la bonté; là le courroux des dieux.» (Essai sur les règnes de Claude et de Néron). En d’autres termes, les peintres, les écrivains, les comédiens qui nous font aimer la vertu par le spectacle qu’ils en donnent sont au moins aussi indispensables que les philosophes ... Mais les philosophes doivent tout de même, en attendant le temps où ils disparaîtront, agir pour le progrès de la manière qu’on a dite: «Le philosophe est un homme estimable partout, mais plus au sénat que dans l’école, plus dans un

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tribunal que dans une bibliothèque» (Idem, p. 1207). → Le philosophe ouvre ses yeux et les nôtres sur une nature qu’il découvre matérielle, et sans but. Pourtant le monde n’est pas condamné à l’absurdité: au cœur de cette nature et obéissant à ses lois, il y a l’homme: «Si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette. L’univers se tait; (...) tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d’une manière obscure et sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante.» (article ENCYCLOPÉDIE). C’est par l’homme qu’il y a du sens dans la vie, qui n’est en elle-même que le résultat des productions hasardeuses de la nature. C’est pour lui et pour son bonheur qu’il faut travailler à construire un monde plus vrai, fondé sur une vraie connaissance de lui-même. A la fois rien et tout, simple effet sans liberté et sans éternité, mais qui en est conscient et peut agir sur certaines des causes qui le déterminent. Ce second temps, celui du travail, de la réforme de l’ordre social, est aussi celui de la philosophie, qui est interprétation de la nature. Mais le philosophe est appelé à disparaître, quand la philosophie sera, enfin, populaire. Il ne peut s’agir que d’un temps républicain, c’est-à-dire libre, et éclairé, c’est-à-dire aussi instruit. C’est cette sagesse que le philosophe, athée et matérialiste, nous propose: « Il n’y a qu’une vertu, la justice; qu’un devoir, de se rendre heureux; qu’un corollaire, de ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort» (Eléments de physiologie). Tout en sachant que nous ne sommes «qu’ombres parmi les ombres», que nous devons notre existence au hasard, que nous ne sommes pas plus libres que les autres êtres naturels, Diderot nous invite à travailler à notre bonheur, parce qu’il n’y a qu’une vie et qu’elle vaut la peine d’être vécue sous le signe du bonheur et du plaisir. Sa philosophie est une recherche de la sagesse qui exhorte à jouir; un désir de vérité qui reconnaît son désir d’être trompé et consolé par les fictions religieuses de l’âme et de la liberté; une revendication de l’homme comme valeur ultime, alors même qu’on s’attache à le descendre au même niveau que les autres vivants naturels. Diderot sentait assez combien une telle philosophie était paradoxale. Paradoxale, mais peut-être vraie … Dernier avertissement du corps-philosophe qui ne croyait pas en Dieu: «Il faut souvent donner à la sagesse l’air de la folie afin de lui procurer ses entrées. J’aime mieux qu’on dise: Mais cela n’est pas si insensé qu’on croirait bien, que de dire: Ecoutez-moi, voici des choses très sages.» (Lettre à Sophie Volland du 31 août 1769).

MODULE 5. UNE CARTES DES IDÉES. Idées philosophiques: Esprit universel, Diderot croit en la «Science de toutes les sciences», la philosophie, qui, en synthétisant toutes les connaissances, peut mener au progrès de l’humanité. → Soucieux d’instaurer une philosophie positive, il poursuit des études scientifiques, s’intéresse aux travaux des savants et surtout à la méthode expérimentale. → Avec l’entreprise encyclopédique, il a la double ambition d’ouvrir le savoir au plus grand nombre et de combattre l’intolérance et les préjugés, afin de faire triompher la raison. → Face à la religion, Diderot adopte peu à peu la position du matérialiste athée. Le monde se crée lui-même, en un devenir incessant. L’homme n’est qu’un moment dans le devenir d’un univers matériel. La crainte de Dieu est un obstacle à l’épanouissement de l’homme. Il remplace la métaphysique par une morale positive fondée sur sa confiance en l’homme, qui éprouve du plaisir à faire le bien et a l’horreur du mal. Il croit, à l’inverse de Rousseau, que l’homme peut trouver le

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bonheur individuellement et collectivement dans la société. N’étant lui-même finalement sûr de rien, constamment en proie à ses propres contradictions, balançant entre les «lumières de la raison» et les «transports de la sensibilité», il place la dignité de l’homme dans la recherche plutôt que dans la découverte de la vérité.

Idées politiques. Diderot semble être un partisan du despotisme éclairé, c’est-à-dire d’une monarchie où les élites intellectuelles contribuent à la postérité de l’État. Il pense en avoir trouvé le modèle avec Catherine II de Russie. Mais ses analyses politiques laissent entrevoir les prochains bouleversements révolutionnaires. À travers l’Encyclopédie, il condamne l’absolutisme, la monarchie de droit divin, dénonce les privilèges, les atteintes à la liberté du travail et la guerre. Avec l’entreprise encyclopédique, Diderot espère qu’il aura «au moins servi l’humanité ». Investie sur tous les fronts pour les libertés et contre l’intolérance, l’Encyclopédie, diffusée à vingt-cinq mille exemplaires avant 1789, aura été le plus puissant véhicule de la propagande philosophique. Diderot est représentatif de ce tournant du siècle, du rationalisme pur au culte de l’instinct et de la passion. Goethe saluera plus tard Diderot en déclarant à son propos: «la plus haute efficacité de l’esprit est d’éveiller l’esprit».

MODULE 6. LES SOURCES DE L'ENCYCLOPÉDIE. Pour mener à bien l’ambitieux chantier ouvert par le projet encyclopédique de Diderot et d’Alembert, les rédacteurs ont puisé à de multiples sources, consultant les archives, les bibliothèques, empruntant et faisant acheter des ouvrages par les Libraires-Associés. Ils se sont inspirés des travaux de leurs prédécesseurs: (i) Francis Bacon le tout premier, dont Diderot présente l’Arbre des connaissances dès le Prospectus comme plan de l’Encyclopédie; (ii) Chambers, dont la Cyclopedia est à l’origine de l’Encyclopédie (qui ne devait être qu’une traduction de l’anglais); (iii) Avant de se lancer dans l’aventure de l’Encyclopédie, Diderot avait participé à la traduction du Dictionnaire Universel de Médecine, de Chirurgie, d’Anatomie,... de James. Il en reprend bon nombre d’informations et de figures. → On sait également que ses longues pages sur l’histoire de la philosophie sont en grande partie reprises de Jacob Brucker (Historia critica philosophiae...). ⇒ Ce sont les travaux de l’Académie royale des sciences qui constituent la source première et constante: (i) les Mémoires (Mémoires pour servir à l’Histoire des plantes, Mémoires pour servir à l’Histoire des Animaux, etc.); (ii) la collection des Machines et Inventions et celle de la Description des arts et métiers fournissent plusieurs modèles aux articles et aux planches. Ainsi, l’un des premiers manuscrits rédigé par Jacques Jaugeon pour la Description des arts et illustré par Simonneau et Quinault, était consacré à l’imprimerie; il sert de base à tous les articles et à toutes les planches (revues par Goussier) de l’Encyclopédie sur ce sujet. (iii) Les encyclopédistes consultent également les travaux de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et en utilisent les Mémoires dans des chapitres sur la musique, l’histoire, ou l’archéologie. → Pour les articles concernant les civilisations, la faune et la flore étrangères, les rédacteurs se plongent dans les nombreux récits de voyages, notamment ceux des jésuites de retour de Chine ou d’Amérique, particulièrement intéressants pour la multitude de sujets qu’ils abordent avec précision. D’expéditions scientifiques lointaines les naturalistes rapportent des dessins. Des planches gravées d’après ces dessins sont reprises presque exactement dans l’Encyclopédie. Ce n’est plus par l’observation directe d’un objet, mais par sa gravure dans un livre que passe la transmission du

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savoir. → Mais toutes les sources iconographiques sont revues, comparées et adaptées par Goussier et son équipe de dessinateurs et graveurs. Et, finalement, c’est Goussier lui-même qui vérifie et révise la totalité des planches. Les encyclopédistes ont puisé leurs sources dans les livres plus que dans la nature, mais ils ont sélectionné les documents en fonction de leurs propres convictions et positions philosophiques. ⇒ L’Encyclopédie se présente comme un Dictionnaire raisonné. Dans le Prospectus de lancement de l’Encyclopédie, Diderot annonce s’être assuré la collaboration de cinquante-cinq rédacteurs, parmi lesquels apparaissent les plus grands noms du monde littéraire et scientifique. En réalité, ils seront plus de cent soixante, et pas des plus connus. Les gloires de l’époque ont peu collaboré à cet obscur travail ou bien l’ont laché en se fâchant. Ainsi Rousseau, après avoir produit cent quatre-vingts articles de musique (et l’article «Économie politique»), se retire complètement,furieux contre l’article «Genève». Fontenelle, Buffon et Montesquieu, qui avaient promis leur contribution, s’esquivent. Voltaire écrit, du bout de la plume, quarante-cinq articles anodins de littérature et d’histoire. → En revanche, d’autres, moins illustres et plus fidèles, travaillent sans relâche. Le chevalier de Jaucourt accomplit un immense labeur de compilation et de vulgarisation, extrayant ou synthétisant un nombre invraisemblable de textes pour signer finalement dix-sept mille articles sur absolument tous les sujets. Le baron d’Holbach, banquier autour duquel gravite un groupe d’intellectuels athées anticléricaux, qui publie sous l’anonymat des pamphlets contre la religion, rédige quatre cents articles concernant la minéralogie et la métallurgie, le plus souvent sans les signer. Il ouvre sa riche bibliothèque à Diderot. Helvétius, fermier général qui fait partie du cercle d’Holbach, soutient financièrement les encyclopédistes. → Parmi la foule des rédacteurs, on trouve également des académiciens (La Condamine, Marmontel), des aristocrates, comme Saint-Lambert, des hauts fonctionnaires, comme Turgot et Perronet (fondateur et directeur de l’École des ponts et haussées), des artistes, comme le graveur Cochin. Damilaville, employé au bureau des impôts, homme de confiance de Voltaire, prend en charge trois articles très importants sur la finance et la démographie. Ce sont avant tout des professionnels, médecins, juristes, chimistes, théologiens, etc. → Diderot recrute un grand nombre de dessinateurs et graveurs, restés pour la plupart inconnus. Louis-Jacques Goussier, engagé dès le début dans l’entreprise, donne plus de neuf cents planches (l’Encyclopédie en compte 2.885), accompagnées de leurs légendes. Il sera le seul dessinateur à rédiger, de surcroît, soixante-dix articles et à être cité dans le Discours préliminaire de d’Alembert (publié dans le premier volume); Diderot l’a dépeint sous les traits de «Gousse» dans Jacques le Fataliste.

MODULE 7. L'ENCYCLOPÉDIE, EMBLÈME DES LUMIÈRES. Les objectifs de Diderot et d'Alembert. L’Encyclopédie se démarque de ces prédécesseurs dans la façon d’aborder la connaissance. Dès la rédaction du Prospectus (1750), en choisissant de présenter la division des sciences suivant l’arbre, ou «système figuré des connaissances humaines» inspiré de Bacon, Diderot se place hors du projet initial de traduction de Chambers. Ce système dessine les relations de dépendance et de voisinage entre les savoirs, qui, selon d’Alembert, «peuvent se réduire à trois espèces: (i) l’histoire, (ii) les arts tant libéraux que mécaniques (iii) et les sciences proprement dites, qui ont pour objet les matières de pur raisonnement». → La philosophie constitue le tronc de l’arbre et la théologie

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n’en est plus qu’une branche éloignée. Dans son Discours préliminaire, d’Alembert, énonçant les principes de l’entreprise, spécifie que la connaissance vient des sens et non de Rome ou de la Bible. L’Encyclopédie place l’homme au centre de l’univers. Présentée comme une oeuvre de compilation, elle n’en est pas moins un manifeste philosophique. Le tableau des connaissances laisse entrevoir au lecteur les différentes opérations de jonction, de déplacement, de hiérarchisation, qui constituent, d’après d’Alembert, la supériorité du dictionnaire encyclopédique: «Montrer la liaison scientifique de l’article qu’on lit avec d’autres articles qu’on est le maître, si l’on veut, d’aller chercher». Cette liberté offerte au lecteur est toutefois éclairée par un système de renvois très élaboré, qui permet de créer des connexions entre les sciences, de compléter, de reconstituer l’enchaînement des causes, et qui fait de l’Encyclopédie le Dictionnaire raisonné qu’elle prétend être. L’objectif de ces renvois est double: (a) remédier, certes, à l’ordre alphabétique qui empêche de traiter d’une science dans son intégralité, (b) mais aussi, plus sournoisement, déjouer la censure pour exprimer des idées non conformes à celles reconnues par l’Église et l’État. ⇒ Ainsi: 1) l’article «Cordeliers», plutôt élogieux vis-à-vis de cet ordre, renvoie à «Capuchon» où les religieux sont ridiculisés; 2) la «Constitution Unigenitus» est critiquée à l’article «Controverse» et «Convulsionnaire». → Les attaques les plus virulentes contre l’absolutisme politique ou religieux sont contenues dans des textes aux titres les plus anodins (l’article «Genève», rédigé par d’Alembert, renferme une violente critique du parti dévôt français et des prêtres genevois) ou les plus saugrenus (dans «Aschariouns» et «Épidélius» on trouve une dénonciation des absurdités du christanisme). Le savoir à portée de tous. Une autre préoccupation des encyclopédistes apparaît constamment dans leur ouvrage: mettre le savoir à la portée de tous. La multiplication des illustrations participe de cette volonté. Diderot l’annonçait dans le Prospectus: «Un coup d’oeil sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus long qu’une page de discours.» L’iconographie se développe d’autant plus qu’après l’interdiction de l’Encyclopédie autorisation est donnée de publier un recueil de planches. L’image devient alors prioritaire, elle n’est plus illustration au service d’un texte, c’est au contraire le texte qui explique l’image. À travers leur oeuvre, les encyclopédistes ont fait passer leur idéal philosophique: a) diffuser auprès du plus grand nombre un savoir libre de tout préjugé, de toute superstition; b) mesurer les connaissances à l’aune de la raison; c) enfin, fournir un matériel pour, comme Diderot le proclame dans l’article «Encyclopédie», «changer la façon commune de penser». ⇒ «Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c’est qu’il n’admet rien sans preuve, qu’il n’acquiesce point à des notions trompeuses et qu’il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux. Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité.» (Lettre de Diderot à Sophie Volland, 26 septembre 1762).

MODULE 8. L’ENCYCLOPÉDIE, RETROSPECTIVES ET PERSPECTIVES. En 1751 parurent les deux premiers tomes de l'Encyclopédie dont Diderot a défini l'enjeu en des lignes à juste titre mémorables: „Le but d'une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre; d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous; afin que les travaux des siècles passés n'aient

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pas été inutiles pour les siècles qui succèderont; que nos neveux devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux; et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain”.→ L'Enyclopédie fut la plus grande entreprise éditoriale du temps en volume, en capital investi, en ouvriers employés. Edité par souscription, l'ouvrage connut un succès attesté par les multiples rééditions et contrefaçons qui accompagnèrent sa parution. En un siècle qui fut l'âge d'or des dictionnaires, il s'agissait au départ, en 1745, de procéder à la traduction augmentée du Dictionnaire universel anglais en 2 volumes, la Cyclopaedia or an Universal dictionary of arts and sciences d'Ephraim Chambers, paru à Londres en 1728 et souvent réédité. En 1747, deux jeunes gens de Lettres, Diderot et d'Alembert, à la notoriété alors modeste, encore que, pour Diderot, déjà sulfureuse, sont chargés de l'édition par les libraires parisiens associés, Le Breton, Durand, David et Briasson. L'ouvrage, prévu pour constituer dix volumes, atteindra, à son achèvement, 28 volumes – 17 de discours et 11 de planches – et aura demandé plus de 25 ans de travail. → Si l'accomplissement de „cet ouvrage immense et immortel”, pour citer Voltaire, marque avant tout l'ampleur des vues et l'énergie intellectuelle de ses concepteurs, sa publication souleva bourrasques et tempêtes. Ce n'est pas un savoir paisible que celui qu'offre l'Encyclopédie: le caractère d'un bon dictionnaire, disait Diderot, „est de changer la façon commune de penser”, et ces majestueux in-folio sont, de fait, traversés par les combats politiques, religieux, scientifiques du temps (lisons, p.e., Droit naturel, Intolérance de Diderot, Collège, Éléments des sciences de d'Alembert, INOCULATION de Tronchin). Très vite, une redoutable conjuration – les jésuites, menant campagne dans leur Journal de Trévoux et dénonçant l' „impiété” des articles, bientôt relayés par les jansénistes et leurs représentants au Parlement – alerte le pouvoir royal et aboutit à l'interdiction de l'Encyclopédie (temporaire en 1752, définitive en 1759, avec révocation du privilège et, peu après, condamnation papale). Les dix derniers volumes de texte, parus en 1765, et les 11 volumes de planches, achevés en 1772, auront vu le jour grâce à l'efficace protection de Malesherbes, alors directeur de la Librairie, au travail inlassable du chevalier de Jaucourt, et surtout à la pugnacité du maître d'oeuvre Diderot qui sut affronter, outre ces multiples traverses, des accusations de plagiat, la défection de d'Alembert, et la censure secrète de ses articles par son libraire lui-même. → Les innovations de l'Encyclopédie par rapport aux autres grands Dictionnaires universels de son temps, comme celui de Trévoux, dont elle fut à la fois la critique et le dépassement, se marquent essentiellement sur quatre plans: (i) Entreprise collective, elle fait appel aux savants spécialisés, donc aux savoirs vivants et non plus seulement aux compilations livresques: d'Alembert s'occupe de la partie Mathématiques; Daubenton contribue à l'Histoire naturelle, Bordeu, Tronchin, à la Médecine, Rousseau à la Musique, Dumarsais à la Grammaire générale, etc.; parmi ces „talents épars”, on trouve aussi Voltaire, Turgot, Jaucourt, d'Holbach, Quesnay, tant d'autres, sans oublier les anonymes, artisans ou artistes: plus de 150 collaborateurs, issus pour la plupart de la bourgeoisie d'Ancien Régime, techniciens, praticiens, liés à l'activité productive du temps. (ii) Elle est un dictionnaire, certes, mais raisonné. Le „système figuré des connaissances humaines”, l'„arbre encyclopédique”, renouvelé de celui du Chancelier Bacon, fonde l'entendement sur les trois facultés que sont Mémoire, Raison et Imagination, aux multiples ramifications: chaque article est, en principe,

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accompagné de la „branche” de savoir dont il relève, permettant ainsi d'obvier à l'arbitraire de l'ordre alphabétique par une lisibilité transversale renforcée par le système des renvois entre articles. (iii) Elle intègre les „arts mécaniques” dans le cercle des connaissances: la description des arts et des métiers, impulsée par Diderot, unit l'inventaire des procédés de fabrication, des inventions techniques à la divulgation des secrets d'ateliers. Loin de se limiter à un glossaire de termes techniques, elle inclut une collection sans précédent de définitions; elle témoigne, entre autres, de l'extraordinaire effort de Diderot pour penser une „langue des arts”, devenant ainsi – citons Jacques Proust – „le premier homme de lettres qui ait considéré la technologie comme une partie de la littérature”. (iv) Elle offre 11 volumes de planches, relais indispensable à la description des métiers: „un coup d'oeil sur l'objet ou sur sa représentation en dit plus qu'une page de discours”, souligne Diderot. Grâce aux planches, activité humaine et nature deviennent lisibles, voire limpides. Par les dessins d'abord, dus notamment à L.-J. Goussier, puis par les gravures, sont montrés, outre l'anatomie et l'histoire naturelle, les lieux, les outils, les gestes du travail, surtout de la manufacture, tous les secteurs de la technique et de la production. Mais, au-delà de ces traits novateurs, ce qui caractérise l'Encyclopédie est avant tout d'avoir été un recueil critique: critique des savoirs, dans leur élaboration, leur transmission et leur représentation, critique aussi du langage et des préjugés véhiculés par l'usage, des interdits de pensée, de l'autorité surtout, et du dogme. Et de cette oeuvre, à laquelle sceptiques, huguenots, athées, voire pieux abbés ont collaboré, jaillit une véritable polyphonie. „Tentative d'un siècle philosophe”, légué à la lointaine postérité, l'ouvrage le plus surveillé et censuré de son temps atteste, au-delà des inévitables erreurs, prudences ou contradictions qu'on y peut rencontrer, de ce que furent les Lumières: l'appétit de savoir, la liberté de penser, le goût d'inventer et la nécessité de douter. Et il émane de ces austères colonnes une impatience allègre, aux antipodes tant de la dérision désabusée que des maussades unions du savoir et du sérieux. ⇒ La descendance de l’Encyclopédie fut si riche qu'on n'évoquera que sa postérité immédiate: outre un Supplément et une Table, publiés par le libraire Panckoucke à partir de 1776, signalons les éditions de Genève, de Toscane, la refonte protestante d'Yverdon, l'Encyclopédie méthodique de Panckoucke, et, au XIXe siècle, ces monuments que sont la Description de l'Egypte, sous l'Empire, ou ,plus tard, le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse. L'Enyclopédie aujourd'hui, à l'heure des premières tentatives de numérisation de l'ouvrage, nous apparaît étrangement contemporaine: il y a 250 ans en effet qu'elle propose ce que nous appellons un parcours interactif, grâce au jeu incessant des renvois, dont nos liens hypertextes sont l'avatar électronique. Contemporaine, dans sa volonté de questionner et de décloisonner les savoirs. Contemporaine, voire en avance même sur notre temps, par sa capacité à rendre, en une langue limpide, le savoir accessible à ceux qui le cherchent, par son projet didactique auquel seul le souci du „genre humain” et de son avenir donne sens et contenu.

MODÈLE 3. ROUSSEAU ET VOLTAIRE. REPÈRES POUR UNE HISTOIRE CONTRASTIVE DES IDÉES

Gide disait que la vérité est aussi diverse, nombreuse, que les esprits pour l'entendre. On aurait envie de dire la même chose de Rousseau. Selon les époques, selon les lecteurs, c'est un Rousseau différent, parfois diamétralement opposé, qu'on nous propose. De l'idéologue de la Révolution de 1789, «c'est la faute à

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Rousseau», au Rousseau humaniste qu'après Guehenno, Starobinski, Tzvetan Todorov admire et aime, en passant par l'enfant martyr, ou presque, des Confessions, la victime de l'universel complot mené par Hume et Voltaire à l'horrible sourire, le kaléidoscope donne le tournis. D'autant que, classé horizontalement, et non plus verticalement, nous pouvons collectionner un Rousseau musicien, un romancier, un herboriste, un technicien des constitutions et de l'économie politique, un pédagogue, un politique, un rêveur, un pervers polymorphe, etc.

MODULE 1. L’ÂME. L'existence d'une âme immatérielle constitue le troisième dogme de la religion naturelle exposée par dans la Profession de foi du Vicaire savoyard: „L'homme est donc libre dans ses actions et comme tel animé d'une substance immatérielle”. La vie morale requiert l'admission de ce dogme, qui nous garantit qu'après la mort, le souvenir des actions bonnes et mauvaises fera la récompense du juste et le tourment du méchant. Toutefois, il convient de noter que Jean-jacques Rousseau ne se prononce pas vraiment sur la question de savoir si la permanence de l'âme après la mort du corps signifie vraiment qu'elle est immortelle: simplement, „cette présomption me console et n'a rien de déraisonnable”. L'immortalité de l'âme fait partie des croyances que la raison ne peut, ni établir, ni récuser, de sorte que le sentiment décide de leur admission. D'une façon plus générale, l'âme de l'homme, chez Rousseau, se caractérise d'abord par la sensibilité: elle forme le milieu de l'affectivité, dans lequel chacun éprouve la communauté de nature qui le rattache aux autres hommes, avant même de réfléchir son appartenance à l'espèce entière. C'est pourquoi la véritable émotion musicale consiste en une affection de l'âme (par la mélodie) qui dépasse les plaisirs sensuels (produits par l'harmonie) rationnellement combinés.

MODULE 2. L’AMOUR DE SOI. Chaque homme est doté du sentiment naturel de l'amour de soi qui le porte à veiller à sa propre conservation. Rousseau est loin de condamner cette passion première; l'amour de soi est naturellement bon, mais ce sont ses développements, rendus possibles par la perfectibilité humaine, qui peuvent mener l'homme à sa perte. → Jean-Jacques Rousseau n'est pas le premier à le mettre en valeur, et en faire la base de l'anthropologie (l'amour de soi est en effet la source dont découlent toutes les passions), mais son originalité réside dans les liens qu'il exhibe entre celui-ci et d'autres passions. Ainsi l'amour de soi ne devient nocif que lorsque l'homme, sortant de l'isolement naturel où il était unique juge et spectateur de lui-même, commence à se comparer et à tenir compte de l'opinion d'autrui: pour être satisfait l'amour de soi voudra désormais qu'on fasse plus de cas de lui que d'autrui, ce que tous ne peuvent évidemment exiger en même temps sans contradiction: l'amour de soi est devenu amour-propre. Il y a forcément des insatisfaits, et de tant d'amours-propres inassouvissables découlent tous les maux sociaux. En contrepartie, Rousseau trouve en l'homme un deuxième principe qui tempère les effets de l'amour-propre: la pitié nous fait fuir la souffrance d'autrui, et évite de la causer. Ces deux conséquences immédiates de la pitié incitent l'homme au respect de ses semblables et assurent la paix à l'état de nature. Ainsi, la pitié tient lieu de loi naturelle spontanée et irréfléchie. Or la pitié est parfois décrite comme le prolongement sur autrui de l'amour de soi, ce qui interdit définitivement de voir en l'amour de soi un simple égoïsme. → Ainsi de la dialectique entre la source (l'amour de soi) et ses branches ou dérivés (pitié et

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amour-propre) résulte tout le destin moral de l'homme, et la façon dont la nature humaine bonne peut engendrer les maux sociaux ou être canalisée autrement (solution politique du patriotisme par exemple).

MODULE 3. LA CONFESSION. Au livre IV de l 'Emile, Jean-Jacques Rousseau affirme que „l'étude convenable de l'homme est celle de ses rapports”. Ces rapports définissent d'abord la relation de l'individu physique aux choses matérielles, et cette relation découvre à l'enfant une nécessité aveugle, rebelle à ses caprices. → Pour l'homme moderne, en revanche, ces rapports sont déterminés par l'opinion et fortifiés par l'imagination. L'homme de l'homme épuise toutes ses forces dans la satisfaction d'un amour propre qui consiste, selon le second Discours sur l'Inégalité, en „Un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences (...) qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d'autrui”. Tel est précisément l'objet des Confessions, que de fournir à la postérité un nouveau point de comparaison, qui restitue une image authentique de l'homme („un homme dans toute la vérité de la nature”, écrit Jean-Jacques Rousseau, à la place des opinions variées et dégradées: l'ouvrage peut ainsi „servir de première pièce de comparaison pour l'étude des hommes, qui certainement est encore à commencer” (Confessions). Une des fonctions du récit autobiographique serait ainsi de manifester la permanence d'une humanité authentique, au sein de rapports corrompus qui aliènent l'individu.

MODULE 4. LA CONSCIENCE. La principale difficulté de la théorie rousseauiste de la conscience réside dans les rapports qu'elle entretient avec la raison. Au sein de la tradition scolastique, la conscience occupait déjà une place considérable dans la vie morale. Mais elle consistait tout entière en un raisonnement, et Jean-Jacques Rousseau récuse explicitement cette interprétation: la conscience est un sentiment. Toutefois, cet amour spontané du bien ne se développe qu'à l'occasion d'une opération intellectuelle. La raison, moralement neutre, doit présenter à la conscience les objets sur lesquels il revient à celle-ci de se prononcer- on ne peut donc parler de moralité authentique que si une connaissance rationnelle éclaire les premiers mouvements de la conscience. Sur ce point, l'auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard s'inspire surtout de Malebranche, dont il simplifie néanmoins le propos. Quoi qu'il en soit, Rousseau affirme que, toute sa vie, il mit un terme aux longues délibérations en consultant sa conscience: „Dans toutes les questions de morale difficiles (...), je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de la conscience plutôt que par les lumières de la raison” (Rêveries du promeneur solitaire). → Mais s'il est précisément question d'un dictamen, c'est que l'homme de l'homme doit vaincre ses propres résistances afin d'écouter en lui le „verbe intérieur” qui tranche infailliblement en matière morale.

MODULE 5. LE CONTRAT. Le contrat est la notion centrale des théories du droit naturel moderne, auxquelles Hobbes a donné une forme canonique. La souveraineté n'est légitime que si elle tire son origine des volontés individuelles de ceux qui lui sont soumis. Il faut donc remonter à un contrat originaire où chacun a renoncé à ses droits pour les transmettre au Souverain ou pour laisser celui-ci exercer la plénitude des siens. → Cette renonciation n'est pas gratuite: chacun y consent afin de protéger sa vie (Hobbes) ou ses biens (Locke). Il n'est pas

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nécessaire que ce pacte ait véritablement eu lieu: son énoncé indique seulement le fondement logique de la société civile. Rousseau introduit dans la seconde partie du Discours sur l'origine de l'inégalité un mauvais contrat, où le riche abuse ses voisins en leur proposant comme leur salut l'union politique qui va consacrer sa puissance et achever de ruiner leur liberté. Dans le Contrat social, au contraire, il décrit le contrat qui fonde une société vraiment libre; dans un tel pacte, chacun contracte avec le souverain qui n'est autre que le peuple constitué par le pacte lui-même; ainsi chaque associé s'aliène totalement à la communauté: la condition est donc égale pour tous et ne peut engendrer de nouvelle oppression. Comme il ne reste aucun droit en dehors de l'association, aucun particulier ne peut se réserver une parcelle de pouvoir qui rétablirait l'état de nature; enfin, „ chacun se donnant à tous ne se donne à personne”. Chaque citoyen est donc à la fois soumis au souverain et membre de ce même souverain, la liberté naturelle a été remplacée par la liberté civile.

MODULE 6. LE DROIT NATUREL. Le droit naturel est défini, à l'époque de Jean-Jacques Rousseau, comme la science des „devoirs les plus généraux de l'Homme”, en tant qu'ils „découlent manifestement (...) des lumières de la Raison toute seule”( Pufendorf), c'est-à-dire indépendamment des lois civiles et de celles de la religion.

Rousseau reprend ce concept à son compte, mais en modifie radicalement le contenu. Selon le Second Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, la raison et l'idée même de devoir sont absentes du pur état de nature, domaine par excellence d'application du droit naturel depuis Hobbes. Les relations entre les hommes, pour autant qu'il en existe, y obéissent donc nécessairement à d'autres principes, „antérieurs à la raison”. Ces principes sont des sentiments, les plus primitifs qui soient, à savoir: l'amour de soi et la pitité. Le premier pousse chaque individu à se conserver et le second le retient, dans la recherche des moyens de sa conservation, de faire inutilement du mal à autrui. Ainsi est donc assurée, comme chez les théoriciens du droit naturel moderne, mais par des moyens tout autres, car infra-rationnels, la conservation à la fois de l'individu et de l'espèce. On voit que ce que Rousseau appelle „droit naturel proprement dit” n'a rien, en définitive, de juridique. Ce qu'il décrit sous ce nom, ce sont les deux principes fondamentaux de son anthropologie, lesquels déterminent de fait, en dehors donc de toute perspective normative, la conduite des hommes à l'état de nature. Une fois cet état aboli, le droit naturel se transforme et se dédouble. D'une part, sur le plan moral, sauf à n'être qu'une „chimère”, il reste fondé sur l'amour de soi et la pitié, donc sur „de véritables affections de l'âme”, certes, maintenant, „éclairée par la raison”. Il est donc équivalent à la conscience. Sur le plan politique en revanche, il se déduit de la „loi fondamentale et universelle du plus grand bien de tous” ou de l'utilité générale, „seule véritable loi fondamentale qui découle immédiatement du pacte social” et „vrai principe du juste et de l'injuste” en politique: donc d'un principe, qui, s'il est dérivé de l'amour de soi, est cette fois purement rationnel.

MODULE 7. L’ÉDUCATION. Quelles que soient les justifications de plus ou moins bonne foi par lesquelles Jean-Jacques Rousseau a expliqué l' abandon de ses cinq enfants. „En livrant mes enfants à l'éducation publique faute de pouvoir les élever moi-même (...), je crus faire un acte de citoyen et de père, et je me regardai

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comme un membre de la république de Platon (...) Les regrets de mon cœur m'ont appris que je m'étais trompé”. Il n'en reste pas moins qu'il s'est penché sur l'éducation avec intérêt, persuadé que dans cette étape décisive du devenir humain, tant les auteurs que les usages d'alors s'y prennent à l'envers, en dépit de la nature et de son développement progressif. Il a suscité des vocations pédagogiques et sa pensée est aujourd'hui sans cesse interrogée. Admirateur de la République de Platon, des législations antiques (Sparte) où l'éducation publique façonnait de vrais citoyens, Rousseau prend acte pourtant dans l' Emile des données sociales modernes: l'individualisme bourgeois interdit la prise en charge politique de l'éducation, sauf dans des nations naissantes comme la Pologne ou la Corse. Aussi s'agit-il de trouver le compromis qui fera de l'enfant un homme capable de vivre pour lui-même, d'être heureux le plus possible, mais aussi de vivre en société en connaissant ses devoirs: „un sauvage fait pour habiter les villes”. L'éducation négative parie que la nature se développant d'elle-même en est capable et cette éducation ne refuse que ce qui dénature. L'enfant acquiert ses facultés dans l'ordre naturel ( „selon la marche naturelle au cœur humain”): sensation, mémoire, raison, moralité, car il puise dans ses besoins qui naissent les uns après les autres (besoin de l'agréable, puis de l'utile, puis du convenable, enfin du bien) le désir de les accroître. Il est aidé seulement à découvrir, jamais enseigné de l'extérieur, ou assommé de théories étrangères.

MODULE 8. L’ENCYCLOPÉDIE. L'association de Jean-Jacques Rousseau à l' Encyclopédie, quelque superficielle qu'elle paraisse, ne doit pas masquer l'importance, dans l'œuvre du philosophe, d'une entreprise qui donne le ton du siècle. La critique des philosophes, en effet, n'interdit pas que Rousseau leur emprunte beaucoup, et les leçons de choses de l' Emile sont souvent puisées dans les articles du Dictionnaire raisonné des sciences et des arts. L'importance même que Rousseau accorde à la possession d'un métier atteste qu'il partage l'un des soucis majeurs des éditeurs de l'Encyclopédie - il s'agit de donner aux arts libéraux leur place dans la philosophie: „Il a donc fallu plusieurs fois se procurer les machines, les construire, mettre la main à l'œuvre; se rendre, pour ainsi dire, apprenti et faire soi-même de mauvais ouvrages pour apprendre aux autres comment on en fait de bons” (Denis Diderot, Prospectus de l'Encyclopédie). Les premiers livres des Confessions témoignent alors de ce que Rousseau s'est, à de nombreuses reprises, comporté en encyclopédiste. Mais cette communauté de pratiques ne rend que plus sensibles les divergences de l'auteur de la Profession de foi du Vicaire savoyard par rapport à l'orientation anti-chrétienne qui se manifeste souvent dans le Dictionnaire raisonné.

MODULE 9. L’ÉTAT DE NATURE. Dans toutes les théories du droit naturel moderne, l'état de nature décrit la situation où se trouve chaque individu avant d'entrer, par le pacte, dans la société civile. Seule cette considération permet de dire ce que sont vraiment les hommes et, par là, à quelle condition ils peuvent légitimement constituer une société. Chaque doctrine dispose donc dans cet état à la fois tout ce qu'elle veut retrouver ensuite dans la société, et les raisons nécessaires de constituer celle-ci - la guerre de tous contre tous ( Hobbes) ou, déjà, une certaine sociabilité (Locke). Dans le second Discours, Jean-Jacques Rousseau reproche à ses prédécesseurs ce qu'eux-même reprochaient à l'aristotélisme: avoir décrit la société réelle en la prenant pour l'état de nature. Il constitue donc, quant à

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lui, un premier état de nature autrement radical, dans lequel les hommes n'ont aucune relation les uns avec les autres – pas même l'hostilité. „Sujet à peu de passions et se suffisant à lui-même”, l'individu n'y est mû que par l'amour de soi et la pitié; sans l'accident qui a détruit cet état, la société civile ne se serait jamais constituée. C'est seulement un second état de nature, „l'état de société commençante”, qui comportera les traits d'hostilité et de sociabilité qui peuvent engendrer les mécanismes historiques menant aux sociétés réelles. Dans le Contrat social, l'état de nature n'est pas décrit pour lui-même: il est mentionné par différence, comme ce qui ne peut plus subsister dans la mesure où les obstacles à la conservation des hommes l'emportent sur les forces des individus.

MODULE 10. LE GOUVERNEMENT. Dans un Etat légitime, la souveraineté, c'est-à-dire le pouvoir législatif, appartient à la volonté générale du corps politique. Or les „actes de souveraineté”, c'est-à-dire les lois, sont par principe, universels. Il est donc besoin d'une autre instance qui, par des „actes de magistrature”, applique ces règles générales aux cas particuliers, autrement dit qui administre l'Etat. Ce „corps intermédiaire établi entre les sujets et le souverain pour leur mututelle correspondance” est le gouvernement ou pouvoir exécutif. Le gouvernement n'est donc pas le représentant du peuple, mais son simple „ministre” ou „commissaire”, c'est-à-dire l'exécutant de sa volonté. Rousseau souligne la subordination stricte qui doit exister entre l'exécutif et le législatif et voit dans „l'abus du gouvernement et sa pente à dégénérer”, c'est-à-dire à s'emparer de l'autorité souveraine, le danger principal qui menace le corps politique et la cause la plus fréquente de sa mort. Le gouvernement peut revêtir différentes formes selon le nombre de membres qui le composent (ou „magistrats”), nombre qui devrait lui-même varier „en raison inverse de celui des citoyens”: il peut ainsi, à l'extrême rigueur, être démocratique (gouvernement de „tout le peuple ou de la plus grande partie du peuple”), aristocratique (gouvernement du petit nombre) ou monarchique (gouvernement d'un seul). Contrairement à une image trop répandue de la pensée politique de Jean-Jacques Rousseau, le meilleur gouvernement est pour lui l'aristocratie élective, parce que le pouvoir exécutif a besoin d'hommes sages et expérimentés. Il faut cependant noter que la question du meilleur régime, centrale dans la réflexion politique antérieure, passe au second plan. Tout Etat respectant le principe de la souveraineté de la volonté générale est légitime et si son gouvernement peut revêtir différentes formes, celles-ci ne relèvent plus de l'ancienne typologie, qui reposait sur l'identification entre gouvernement et souveraineté.

MODULE 11. L’HOMME. Ce terme a un sens précis dans la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, où il est défini par un double système d'oppositions. Tout d'abord, l'homme civil s'oppose à l'homme de l'état de nature et, seul, mérite pleinement le nom d'homme. Ainsi devrions-nous „bénir sans cesse l'instant heureux du Contrat social (...) qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme” (Contrat social). → Mais il a aussi un sens plus spécifiquement rousseauiste, en tant qu'il désigne l'une des deux „voies” (T. Todorov) dans lesquelles peut s'engager l'homme civil. Celui-ci peut en effet devenir soit un citoyen - ou, du moins, a-t-il pu en être un dans l'antiquité, dans des Républiques comme Sparte ou Rome - soit - et c'est en fait le seul idéal effectivement réalisable par l'homme moderne - il peut s'efforcer, comme Emile, de devenir „véritablement homme”. „Homme”, pris en ce sens, est alors équivalent à „homme en tant qu'homme”,

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„homme naturel” ou „homme selon la nature”. L'homme est défini par sa conscience, qui est son guide, comme le citoyen l'est par la loi de la cité. A ce titre, il ne s'oppose pas moins à l'homme de l'état de nature qui „ne connaît que lui” (Lettre à Christophe de Beaumont) qu'au citoyen. Ce que vise l'homme, c'est non, comme ce dernier, une commuauté restreinte au-delà de laquelle il ne verrait plus rien, mais la „grande société”, celle de ses „semblables” (Emile). Contrairement à la morale civique, celle de l'homme a donc vocation universelle et l'humanité est l'horizon de toute son éducation, l'„éducation naturelle”. Le but de celle-ci est de développer les affections qui peuvent l'„identifier à son espèce” et, notamment, la pitié qu'il faut, en partant de ses proches, „généraliser et étendre sur tout le genre humain”, pour la faire coïncider avec le „bien commun des hommes”. On comprend que Rousseau ait considéré la voie de l'homme et celle du citoyen comme exclusives l'une de l'autre et qu'il ait même été le premier à „découvrir le conflit proprement moderne de l'homme et du citoyen” (V. Goldschmidt): c'est la conséquence de la radicalité avec laquelle il a pensé chacune de ces deux figures qui, l'une comme l'autre, tentent de résoudre la contradiction qui affecte la condition de l'homme moderne.

MODULE 12. L’IMAGINATION. L'imagination, au même titre que les autres facultés supérieures, ne s'exerce pas dans l'homme de l'état de nature: elle ne s'active que lorsque la perfectibilité arrache l'individu aux déterminations élémentaires de l'amour de soi. Le statut de l'imagination ne se conçoit clairement que lorsque l'on considère l'apparition de la sensibilité active, qui nous permet de reconnaître notre semblable dans l'autre homme: „Il y a une sensibilité physique et organique, qui, purement passive, paraît n'avoir pour fin que la conservation de notre corps et celle de notre espèce par les directions du plaisir et de la douleur. Il y a une autre sensibilité que j'appelle active et morale qui n'est autre chose que la faculté d'attacher nos affections à des êtres qui nous sont étrangers” (Rousseau juge de Jean-Jacques). Cette sensibilité morale, qui ne s'éveille dans le cœur du jeune homme qu'à l'adolescence (au livre IV de l' Emile), repose largement sur l'imagination: nos affections s'étendent sur autrui pour autant que nous l'imaginons capable de les éprouver. Mais cette projection explique également la dimension catastrophique de l'imagination: nous pouvons imaginer que les biens dont jouissent les autres individus pourraient nous profiter, et nous souhaitons nous les approprier. L'imagination est donc le ressort de la moralité comme de l'amour-propre, par lequel nous nous épuisons dans des comparaisons inutiles.

MODULE 13. L’INÉGALITÉ. Jean-Jacques Rousseau critique l'inégalité et les obstacles qu'elle oppose au mérite. Elle est criante: partage inégal des richesses au point que certains n'ont pas le nécessaire pour vivre; partage inégal du pouvoir qui accentue l'inégalité de richesses, et soumet l'homme à l'homme. Comment l'inégalité advient-elle? Est-elle injuste ou fondée? Pour y répondre, il faut la définir en distinguant le physique du moral. → Il existe d'abord une inégalité „physique ou naturelle”, dont il est vain de chercher la raison. Elle „consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps, et des qualités de l'esprit”. A l'état de nature où aucune relation n'est durable, c'est la seule inégalité qui existe. Pourtant, faute d'être conscients les uns des autres, les hommes ne remarquent pas ce qui les distingue. Ils ne s'occupent que d'eux-mêmes et vivent dispersés. Donc „l'inégalité est à peine sensible dans l'état de nature” où personne ne s'en préoccupe

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ni n'en souffre. Elle n'advient que par la comparaison. L'inégalité est toujours relative. Quand la société se développe, les rapports entre les hommes deviennent durables et les inégalités se font sentir. Le droit de propriété qui défend les possessions de chacun, peut ainsi fixer les différences ou les laisser se développer. Le partage des terres et la loi autorisent la pauvreté et la richesse; la délégation du pouvoir à des magistrats marque l'avènement de puissants et de faibles. Troisième et dernier stade de corruption, la dégénérescence du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire oppose des maîtres à des esclaves: c'est le „dernier degré de l'inégalité” . Telle est „l'inégalité morale, ou politique” qui „est établie ou du moins autorisée par le consentement des hommes”. Elle consiste en „ privilèges dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres „. Le pacte fondamental est censé substituer „une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes”. Mais si le législateur n'en prévoit pas les abus, le contrat favorisera plutôt l'inégalité morale et politique en la rendant plus durable.

MODULE 14. LA LIBERTÉ. La liberté métaphysique distingue l'homme de l'animal, car l'homme a le pouvoir de résister à „l'impression” de la nature à laquelle l'animal ne fait qu'obéir. C'est un fait intérieur, un sentiment irrécusable. Mais Jean-Jacques Rousseau rénove surtout la conception de la liberté politique. L'indépendance sans règle, où chacun fait ce qui lui plaît, et qui déplaît forcément aux autres n'est qu'une liberté naturelle ou négative. On ne peut être libre sans justice, sinon cette indépendance se détruit elle-même. On n'est libre que par une règle positive qui limite et empêche que chacun fasse ce qui lui plaît, mais qui n'est pas imposée de l'extérieur. C'est donc celle que le peuple souverain et législateur se donne à lui-même: la loi. On n'évite durablement l'oppression entre les hommes que si la loi émane de la volonté générale, de la souveraineté qui prononce ce que tous veulent en même temps pour chacun. Donc on est libre quand on se donne à soi-même sa loi, littéralement, dans „l'autonomie”. Kant a reconnu sa dette envers Rousseau dans sa définition de la liberté morale. Pourtant la liberté morale chez Rousseau n'est pas aussi pure que chez Kant de tout rapport avec les penchants: elle se définit comme possibilité de vaincre ses affections certes, mais en les ordonnant, en les proportionnant à nos moyens de les satisfaire. On n'est pas libre hors des passions, on l'est si on a des passions qu'on peut satisfaire. Selon que l'on considère la liberté que l'homme aliène à la société ou ce qu'il récupère grâce au contrat social, on considèrera Rousseau comme un penseur de la liberté politique ou on l'accusera de totalitarisme. La liberté est pourtant définie par cet échange avantageux de la liberté naturelle contre la liberté politique, loin de tels excès interprétatifs.

MODULE 15. LA LOI. Le pouvoir législatif appartient exclusivement au souverain. Le peuple n'est pas forcément l'initiateur des lois, mais il doit toujours leur donner son suffrage. La loi répond au critère d'une double universalité: celle „de la volonté et celle de l'objet”. Premièrement, la loi est l'acte de la volonté générale qui tend à l'intérêt commun. Ni un individu ni un groupement de personnes ne peuvent faire de loi: il n'y aurait que volonté particulière, au lieu qu'une loi consiste en une règle que chacun accepte pour soi et pour autrui. Il faut un effort de réflexion de la part des citoyens qui délibèrent. Ils doivent prendre pour mesure la volonté générale dans le silence des passions. Si chacun accepte de se soumettre aux conditions qu'il impose aux autres, au lieu de défendre contre eux

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ce qu'il désire, le résultat de la délibération suivra l'intérêt commun. Alors les volontés additionnées dans la „volonté de tous” pourront approcher la volonté générale. Ainsi la loi établit l'égalité de tous à son égard. De cette égalité devant la loi émerge la justice. „Tant que les sujets ne sont soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté”, et sont libres par la loi. „C'est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté”. Deuxièmement, la loi statue sur des objets généraux; elle „considère les sujets en corps et les actions comme abstraites”. Si jamais elle statue sur un objet particulier elle perd sa qualité, car il n'y a „point de volonté générale sur un objet particulier”. Elle se dégrade alors en simple décret. Seul le gouvernement applique et exécute les lois. Pour que le gouvernement n'abuse pas de son pouvoir, le législateur doit le soumettre à la loi (Discours sur l'économie politique). La force publique soutient la loi, mais si cette dernière se dégrade jusqu'à n'être plus perçue que comme une menace, un frein gênant, elle dépérit. C'est l'amour de la patrie et des lois, et les moeurs des citoyens qui tiennent la loi en vigueur, et non la crainte du châtiment. En tant qu'expression de la volonté générale, la loi peut toujours être changée par le peuple en corps. Il n'y a donc pas selon Rousseau d'idée de loi fondamentale, intangible, car „il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l'avenir”.

MODULE 16. LA MORALE. Jean-Jacques Rousseau appréhende la morale dans une perspective historique, „le Genre-Humain d'un âge n'étant pas le Genre-Humain d'un autre âge” . Les facultés de l'individu se perfectionnent peu à peu, et l'état des passions humaines dépend du développement de la société et des moeurs. Etre moral, c'est être en rapport avec autrui, aussi „ce n'est qu'en devenant sociable (que l'homme) devient un être moral”. Rousseau en tire la conséquence que pour la morale, „tout tient radicalement à la politique” et au gouvernement sous lequel on vit. Pour autant il ne met absolument pas en doute la réalité de la morale et de la justice, comme ces sophistes modernes que sont les philosophes matérialistes (Hobbes et Helvétius). Pour se faire remarquer ces derniers nient l'existence des valeurs morales, et les considèrent comme une duperie du pouvoir politique et religieux. Rousseau combat cette fausse démystification de la morale. La morale n'est pas un leurre. L'attaquer, ce n'est pas libérer le peuple trompé, mais saper les fondements de la société. Par quoi en effet tient le pacte social, si ce n'est par le devoir de tenir ses engagements? Par ailleurs la diversité des conceptions morales n'entraîne pas chez Rousseau leur relativisation comme chez Montaigne. La conscience morale est toujours présente, plus ou moins étouffée par notre intérêt, mais elle reste prête à se faire entendre si on y prête attention. Rousseau est-il, comme le veut Ernst Cassirer, un précurseur de Kant quand il insiste sur le rôle de la volonté face aux penchants? Certes Rousseau a le mérite de rendre à la sphère morale son autonomie et de reconnaître l'existence du sens de la justice présent dans le cœur de chacun. Mais la raison pratique de Rousseau ne ressemble en rien à celle de Kant, faculté des principes; elle est plutôt l'ordre que nous réussissons à mettre entre nos facultés. En cela Rousseau est plus proche des théoriciens du sens moral (Shaftesbury, Hutcheson, Diderot) pour qui la morale prend sa source dans un sentiment, et non dans la raison qui ne porte pas à l'action. Rousseau synthétise ces deux exigences de la morale: le sentiment est nécessaire à l'action morale parce qu'il fait aimer le bien et nous y porte, mais il doit être éclairé par la raison qui le fait connaître.

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MODULE 17. LA NATURE. L'idée de nature occupe une place essentielle chez tous les philosophes des Lumières. Jean-Jacques Rousseau partage du reste plusieurs des convictions de ses contemporains, par exemple sur le rôle des conditions naturelles (le climat) dans les sociétés politiques. Néanmoins, son opposition aux autres penseurs se fonde sur la critique de l'idée inadéquate qu'ils se font de la nature: „Parlant sans cesse de besoin, d'avidité, d'oppression, de désirs, et d'orgueil, ils ont transporté à l'état de Nature, des idées qu'ils avaient prises dans la société” (second Discours). Au contraire, l'élucidation des dispositions naturelles de l'homme doit permettre de critiquer l'ordre social qui a travesti l'homme, au point de le rendre méconnaissable, comme la statue de Glaucon. Quoi qu'en dise Voltaire, Rousseau n'entend cependant pas renvoyer l'homme à l'état de nature, dans lequel „il est nul, il est bête” (Lettre à Christophe de Beaumont). Maintenant que l'homme est sorti de l'état de pure nature, il faut développer entièrement les facultés supérieures et dangereuses dont il était privé à l'origine (ainsi l'entendement), afin d'en faire un homme selon la nature: c'est tout le sens de l'Emile, où Rousseau décrit le meilleur accomplissement d'un individu qui, arraché à la nature, sera toutefois différent de l'homme de l'homme. Il faut accomplir le processus de dénaturation, afin d'en annuler les effets les plus pervers.

MODULE 18. LA PATRIE. Rousseau tente de comprendre pourquoi certains sont tellement attachés à leur patrie qu'ils considèrent comme un bienfait de „verser au besoin tout leur sang pour sa défense” et ne se sentent bien que dans leur pays. Partout ailleurs ils dépérissent. Sont-ce les biens matériels qu'elle fournit qui en sont responsables? Non, car on les trouve ailleurs. „Ce ne sont ni les murs ni les hommes qui font la patrie”, mais quelque chose de moral: „ce sont les lois, les moeurs, les coutumes, le gouvernement, la constitution, la manière d'être qui résulte de tout cela”. Ce sont aussi les „douces habitudes et le commerce innocent et désintéressé qui forment et nourissent l'amour de la patrie”. Aussi une patrie peut-elle disparaître sans que la nation et le territoire cessent d'exister. Les Romains d'aujourd'hui ne tiennent plus à leur patrie par les mêmes liens qu'autrefois. La patrie romaine n'existe donc plus. La patrie est un être purement institutionnel. Aussi est-elle soutenue par un sentiment artificiel que le législateur doit insuffler dans le cœur des citoyens. L'amour de la patrie prouve quand il est fort, que les citoyens „tirent” d'elle „tout ce qui peut donner du prix à leur propre existence”: sûreté, liberté. Ce sentiment particulier se distingue de l'amour de l'humanité, affection douce, mais qui „n'inspire point le courage, ni la fermeté”. Le patriotisme est l'affection du héros: l'amour des hommes se réduit à celui de ses compatriotes et gagne en force ce qu'il perd en extension. Il anime des hommes courageux, prêts à se sacrifier pour défendre la patrie. Cependant une vraie patrie ne sacrifie jamais aucun citoyen en vain.

MODULE 19. LA PERFECTIBILITÉ. Ce néologisme créé par Rousseau désigne la faculté „presque illimitée”, qui „réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu”, de faire des progrès en bien comme en mal (Second Discours). Cette notion-clé de l'anthropologie rousseauiste ne désigne donc pas la capacité qu'aurait l'homme de se rendre plus parfait, mais un principe foncièrement ambivalent qui, selon les conditions d'existence auxquelles l'humanité est soumise, fait éclore „ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus”. Et si seule cette

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„qualité très spécifique” distingue de façon incontestable l'homme de l'animal, c'est aussi par elle que l'homme peut retomber „plus bas que la bête même” qui, du moins, „reste toujours avec son instinct”. Mais il faut aller plus loin: cette faculté de transformation ne s'oppose pas seulement, d'une façon qui pourrait être encore classique, à l'instinct animal, par définition statique, mais, d'une façon radicalement moderne, à l'idée même d'essence ou de nature humaine. Le rôle de la perfectibilité ne se réduit, en effet, pas à développer des germes ou des dispositions qui seraient contenues en puissance dans la nature originaire de l'homme; elle signifie que la véritable nature de l'homme est de ne pas en avoir. „Nous ignorons ce que notre nature nous permet d'être” (Emile). Si cette plasticité presque indéfinie a jusqu'ici été le principe d'une histoire catastrophique, celle que décrit le Second Discours, elle est aussi ce qui permet d'espérer en la possibilité d'une régénération, c'est-à-dire d'une action réformatrice et éducative. Le Contrat social se termine sur un chapitre dans lequel Rousseau souligne la nécessité, pour un Etat bien constitué, de comporter une religion commune au plus grand nombre des citoyens. L'exemple des Anciens atteste qu'une „ religion nationale” conduit chaque individu à placer la défense de la Cité avant même le souci de sa propre conservation. Mais ces religions nationales sont, par nature, intolérantes et elles offensent „le vrai culte de la divinité” (Contrat social), prescrit par la religion naturelle. Or „le devoir de suivre et d'aimer la religion de son pays ne s'étend pas jusqu'aux dogmes contraires à la bonne morale” (Profession de foi du vicaire savoyard, OC IV, p.628). Par suite, la religion civile, qui conservera la vigueur des religions nationales, sera complétée par les mêmes dogmes qui définissaient la religion naturelle. Elle ne comportera qu'un seul dogme négatif, contre l'intolérance. Cette solution équilibrée s'avère néanmoins très fragile: l'authentique christianisme, qui prêche l'amour de toute l'humanité, fait des citoyens médiocres. Et de bons citoyens ne peuvent, en toutes circonstances, observer fidèlement cet amour universel qui nuit à la patrie.

MODULE 20. LA RELIGION. L'examen serein de l'ordre qui régit l'univers entier et des fondements de la moralité conduit le Vicaire savoyard à formuler trois dogmes fondamentaux, qui constituent les éléments de la religion naturelle: l'existence d'un premier moteur immatériel à l'origine des mouvements physiques; l'intelligence de cette première cause, qui a donné des lois à ces mouvements; la survie de l'âme après la mort du corps, que nous suggère l'irréductibilité de la pensée aux modifications de la matière. L'amour de l'ordre qui sanctionne la compréhension de ces dogmes conduit un homme bien disposé à la moralité et à la foi. Les thèses de Rousseau ne sont guère originales en ce domaine: la religion naturelle s'inscrit dans le courant du stoïcisme ancien (le De Natura deorum de Cicéron), que Juste Lipse diffuse à l'âge classique. Rousseau affirme que cette religion naturelle est seule nécessaire à l'accomplissement de l'individu: „Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle. Il est bien étrange qu'il en faille une autre!” (Profession de foi du vicaire savoyard). Pourtant, il en faut bien une autre: selon Rousseau, chaque homme doit rester dans la religion de ses pères, même si la seule confession protestante est, en droit, conforme à la religion naturelle. C'est que les dogmes qu'elle contient restent trop abstraits pour supporter une pratique religieuse effective, qui a besoin d'une tradition. Dans l'esprit de Rousseau, les philosophes sont d'abord les auteurs de l 'Encyclopédie, pour laquelle il rédigea les articles consacrés à la théorie musicale. Sa brouille avec Diderot

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entraîne cependant une critique généralisée des penseurs classiques, de sorte que la mention des „philosophes”, chez Rousseau, est le plus souvent péjorative. Il leur reproche leurs spéculations abstraites (contre Descartes), leur mauvaise description de l'état de nature (contre Hobbes), leurs principes politiques (Pufendorf) et, surtout, leur critique de la religion chrétienne (contre les matérialistes): lorsqu'ils dérivent de la matière toutes les qualités humaines, les philosophes compromettent le développement d'une moralité authentique, qui requiert la croyance en l'organisation finalisée de l'univers et en l'immortalité de l'âme. Il est vrai qu'on doit aux philosophes d'avoir critiqué certains dogmes absurdes et d'avoir défendu la liberté dans les matières de foi. Aussi Rousseau préconise-t-il de tenir un juste milieu, où la vérité trouvera son chemin dans le cœur de l'homme: „Osez confesser Dieu chez les philosophes; osez prêcher l'humanité aux intolérants” (Profession de foi du Vicaire savoyard).

MODULE 21. LA RÉPUBLIQUE. Même si l'on trouve parfois chez Rousseau l'emploi de ce terme au sens classique et générique d'Etat ou de corps politique, quelle que soit la forme de celui-ci, il est l'un des premiers philosophes qui en modifient radicalement la portée en lui donnant son sens moderne et, à l'époque, polémique, contre l'absolutisme, d'Etat dans lequel le peuple est souverain. C'est ce qui, d'après les principes du Contrat social, fait de „République” le strict synonyme d'Etat légitime: „J'appelle donc République tout Etat régi par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être. Tout gouvernement légitime est républicain: car alors seulement l'intérêt public gouverne et la chose publique (la res publica, n.n. N.Z.) est quelque chose.” Seul Etat dans lequel le peuple soit souverain, c'est-à-dire détienne l'autorité législative, et donc dans lequel il y ait à proprement parler des lois et non seulement des décrets, une République peut recevoir diverses formes d'administration ou de gouvernement: une République (niveau de la souveraineté, c'est-à-dire du pouvoir législatif) n'est donc pas nécessairement, pour Rousseau, une démocratie, au sens où il prend ce dernier terme (et qui désigne une forme de gouvernement, donc de pouvoir exécutif). Elle peut même être une monarchie, si l'ensemble du peuple a décidé de confier à un seul l'exercice du pouvoir exécutif et si celui-ci reste l'exécutant de la volonté générale: „Pour être légitime, il ne faut pas que le gouvernement se confonde avec le Souverain, mais qu'il en soit le ministre: alors la monarchie elle-même est République”. Ce que Rousseau exprime par le terme de République, ainsi redéfini, c'est donc le principe de la souveraineté populaire, seul fondement d'un Etat légitime.

MODULE 22. LA SENSIBILITÉ. La sensibilité est le propre des êtres vivants. Elle est le „principe de toute action”: si nous ne sentions pas, nous n'aurions pas de plaisir à rechercher ni de douleur à fuir, et nous ne chercherions pas à modifier notre condition. La sensibilité nous donne donc des „motifs d'agir”. Tous les hommes sont sensibles, et sentent avant de penser. Cependant ils ne sentent pas tous de la même façon: „il y a une sensibilité physique et organique, qui, purement passive, paraît n'avoir pour fin que la conservation de notre corps et celle de notre espèce par les directions du plaisir et de la douleur”. Celle-ci appartient à tous. Mais la sensibilité „active et morale” est réservée aux hommes moraux, et devenus conscients de leurs semblables. Cette forme de sensibilité nous ouvre en effet à notre prochain, c'est la „faculté d'attacher nos affections à des êtres qui nous sont étrangers”. Pour qu'elle se mette en action, il est nécessaire que

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l'imagination soit éveillée: „Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s'anime et commence à le transporter hors de lui”. Il faut être capable de se mettre à la place d'autrui par l'imagination. La sensibilité est la condition de possibilité de la pitié. A son tour la sensibilité active se subdivise en deux: nous nous attachons à autrui soit positivement par des passions aimantes, soit négativement par l'amour-propre qui s'irrite de la présence d'autrui. Les „âmes sensibles” (expression que la Nouvelle Héloïse a contribué à promouvoir) sont facilement émues par la branche positive de la sensibilité active, c'est-à-dire par les passions aimantes. Des âmes comme Julie et Saint-Preux étendent leur être sur autrui pour renforcer le sentiment de leur existence. Aussi sont-elles capables d'un amour non égoïste. Elles sont en outre sensibles à l'intérêt moral, c'est-à-dire qu'elles éprouvent un plaisir réel à bien faire, et ressentent de la douleur face à l'injustice. L'âme sensible possède l'énergie sans laquelle on ne fait rien de bien ni de vraiment vertueux. „Il n'y a que des âmes de feu qui sachent combattre et vaincre (...) la froide raison n'a jamais rien fait d'illustre” reconnaît le froid Wolmar dans la Nouvelle Héloïse. Pour savoir personnellement que la sensibilité est souvent source de faiblesses, Rousseau ne situe pas moins dans cette faculté la source de l'action morale et la possibilité de notre bonheur. La sensibilité est naturellement innocente, et Rousseau refuse le renvoi chrétien de celle-ci à la sphère du péché. Il n'y a pas de sociabilité naturelle pour Rousseau, et on s'étonne, quand on reconstruit l'état de nature, du „peu de soin qu'a pris la Nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l'usage de la parole”. Cependant la sociabilité existe en puissance: si l'homme n'est pas naturellement sociable, il est fait pour le devenir. Mais comment advient la société si rien ne la requiert à l'état de nature? Elle se forme par des causes insensibles et répétées, par les catastrophes et les besoins qui unissent les hommes, par la naissance progressive des arts. → Rousseau est l'un des premiers penseurs à faire de la société un acteur autonome et un facteur d'explication anthropologique: „l'homme n'est pas naturellement méchant, c'est la société qui le corrompt” . Les mécanismes de celle-ci sont indépendants des volontés individuelles. La société conditionne les hommes à leur insu. Elle forme une réalité en soi dont le fonctionnement est autonome, „et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu'on appelle société, placés dans les mêmes circonstances feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent”. La société uniformise les moeurs et rabote le naturel de chacun. Elle agit sur nous malgré nous et détermine nos passions. Le déterminisme social, ou l'influence de la société sur l'homme est certainement le thème principal de l'œuvre de Rousseau. La société signifie donc une dépendance des hommes les uns par rapport aux autres, des comportements collectifs déterminés par mécanismes globaux. Elle signifie aussi la présence d'intérêts particuliers amenés à s'opposer. „Qu'on admire tant qu'on voudra la société humaine, il n'en sera pas moins vrai qu'elle porte nécessairement les hommes à s'entrehaïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables”. Les hommes ainsi matériellement rassemblés sont moralement désunis. Ils forment „si l'on veut une agrégation, mais non pas une association”. Or, „s'il y a mille manières de rassembler les hommes, il n'y en a qu'une de les unir”, qui est évidemment le contrat social. Seule la société politique présente une unité

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parce qu'elle a su fédérer les hommes autour de ce qui les unit et non autour de ce qui les oppose: elle les lie par l'intérêt commun. C'est à la seule société politique que tous ont un intérêt équivalent. Tous ont intérêt à être soumis en même temps aux mêmes lois. La pensée de la société par Rousseau ne se réduit pas à une condamnation, d'autant moins que l'auteur reconnaît en elle l'occasion pour l'homme de développer les „plus sublimes facultés” de la raison et de la moralité. Les dernières oeuvres autobiographiques Rousseau juge de Jean-Jacques et surtout Rêveries du promeneur solitaire semblent se complaire dans la description d'un homme „seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que lui-même” . Sur cette figure s'est notamment appuyée l'interprétation qui fait de Rousseau le précurseur du romantisme. Le solitaire des Rêveries anticiperait ainsi l'artiste „maudit”, que son génie repousse hors de la société ou du moins dans ses marges: „On a dit cent fois que le Romantisme depuis Rousseau était l'insurrection, chez l'écrivain, du sens individuel contre la société” (A. Thibaudet). Cette lecture qui, du point de vue de l'histoire littéraire, a sans doute une certaine pertinence, repose cependant sur un contresens lorsqu'elle prétend s'autoriser de la pensée de l'auteur (V. Goldschmidt).

MODULE 23. LA SOLITUDE comme position existentielle, c'est-à-dire la suppression de l'un des termes du conflit, théorisé dans les oeuvres philosophiques, entre l'individu et la société, ne peut constituer, aux yeux de Rousseau, une solution au problème de leurs rapports. Les plaisirs que la solitude peut procurer (herborisation, rêverie), apparaissent, y compris dans sa dernière oeuvre, comme n'étant en définitive qu'un pis-aller, au mieux un dédommagement, en l'absence de ceux de la société, dont le Promeneur avoue sa nostalgie. La solitude extrême qui fut celle de Rousseau à la fin de sa vie est justifiée, à titre personnel, par des circonstances exceptionnelles, mais lui-même ne lui accorde aucune valeur d'exemplarité, loin d'en faire un idéal ou de glorifier en elle le triomphe de l'individu. Les Rêveries ne peuvent donc être mises sur le même plan que l' Emile et le Contrat social: le Solitaire ne constitue pas une troisième voie, que l'on pourrait comparer à celles de l'Homme et du Citoyen et la dualité de ces figures reste bien le dernier mot de Rousseau concernant les rapports de l'individu et de la société. A la suite de Bossuet, Rousseau condamne le théâtre parce qu'il exerce une influence néfaste sur les mœurs: „Tout nous force d'abandonner cette vaine idée de perfection qu'on nous veut donner de la forme des spectacles, dirigés vers l'utilité publique. C'est une erreur, disait le grave Muralt, d'espérer qu'on y montre fidèlement les véritables rapports des choses: car, en général, le poète ne peut qu'altérer ces rapports pour les accommoder au goût du peuple” (Lettre à d'Alembert sur les spectacles). C'est d'abord contre le genre comique que Rousseau développe cet argument: au théâtre, la vertu est ennuyeuse; l'homme de métier (Molière) ne la représentera donc que pour en faire rire. Et les spectateurs ne s'amusent jamais du spectacle de leurs vices: ils ne feront donc l'objet d'aucune représentation comique. Mais la critique des spectacles ne se comprend que dans le réseau des rapports dans lesquels ils s'inscrivent. Les conséquences désastreuses que dénonce Rousseau n'ont d'importance que dans une cité encore vertueuse (Genève). A Paris, l'existence du théâtre n'est pas un mal, parce qu'il ne peut plus rien gâter. Contre Diderot, Rousseau affirme donc qu'il ne sert à rien d'essayer de réformer les spectacles. Rousseau a vécu dans l'indignation la réception faite à sa

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Profession de Foi, le décret de prise de corps lancé contre lui, et le retournement de ses amis pasteurs. Répondant à ces événements dans les Lettres écrites de la Montagne, il affirme que la justice humaine ne peut juger que des actions et des crimes visibles, non des pensées ou des intentions, celles-ci relevant de Dieu seul. Il réclame la tolérance religieuse: „les lois n'ont nulle autorité sur les sentiments des hommes en ce qui tient uniquement à la religion”. Faute de certitude sur les articles de foi, il faut être tolérant et laisser à chacun l'autorité de sa raison pour interpréter l'Ecriture tant que cela n'influe pas sur la pratique. Tel est l'esprit originel de la Réforme protestante que Rousseau juge alors en déclin. Mais si chacun s'en remet à sa raison pour ce qui est de la spéculation, il faut s'unir dans la pratique des devoirs. La tolérance est fondée sur l'impossibilité d'une assurance théorique à propos de certains sujets. Elle ne concerne pas la pratique, car chacun sait immédiatement par sa conscience ou par les lois ce qu'il doit faire. Rousseau voit dans la tolérance ainsi délimitée une condition de possibilité de la vie en société. Et la tolérance est aussi fondamentale que l'obligation des devoirs sociaux est ferme. Si l'on impose certains dogmes dans la société civile pour entretenir les „sentiments de sociabilité”, l'intolérance est le seul dogme interdit par la religion civile. Faute de la bannir, on ne pourra en effet être „bon citoyen ni sujet fidèle”, car on ne peut „vivre en paix avec des gens qu'on croit damnés”. Les intolérants ne peuvent même pas vivre en paix entre eux, car „dès qu'ils ont inspection sur la foi les uns des autres, ils deviennent tous ennemis, alternativement persécutés et persécuteurs”. La vertu apparaît d'abord chez Rousseau dans la figure du héros qui sacrifie son intérêt au service du bien commun (Discours sur la vertu du héros). Elle est combat, effort. „Il n'y a point de vertu sans force, et le chemin du vice est la lâcheté”. La vertu est encore la „force de faire son devoir dans les occasions difficiles”. C'est „un état de guerre”, un renoncement dont l'impulsion est rare. Bref, la vertu est difficile et Rousseau avoue ne l'avoir jamais pratiquée. Il établit en effet une distinction entre la vertu et la bonté. La bonté consiste à faire le bien naturellement, en suivant nos penchants. Mais „combattre ses plus chers désirs et déchirer son cœur pour faire son devoir” a toujours été au-dessus des forces de Jean-Jacques. Aussi la vertu est-elle le devoir de ceux que les penchants ne mènent pas spontanément vers le bien. Rousseau prend la mesure de sa faiblesse et préfère se retirer des occasions de mettre en contradiction ses devoirs et ses penchants; en se retirant de la vie sociale à la fin de sa vie, il évite ainsi d'avoir à être vertueux. Or il reste nécessaire, en société, que chacun fasse son devoir. Mais la vertu des héros suppose une volonté exceptionnelle. Existât-elle, elle resterait instable et inacessible au grand nombre. Aussi, oubliant les exemples idéalisés de l'antiquité qui ont enflammé son coeur, Rousseau cherche comment utiliser les penchants pour soutenir la vertu au lieu de les combattre. Il faut donner très tôt aux passions les mêmes objets que ceux auxquels nous porte la vertu: la justice, l'intérêt général. Ainsi Emile est-il tourné dès l'adolescence vers ses semblables et amené à porter sur eux ses affections. L'éducateur utilise ainsi la force passionnelle de l'enfant pour le rendre bon, charitable, juste. La vertu devient alors possible et acquiert une assise solide. L'éducation réalise donc ce qui est décrit dans le second Discours. Dans ce texte, en effet, toutes les vertus sociales: „générosité, clémence, humanité” sont dites dériver de la pitié, c'est-à-dire d'un penchant qu'on a appliqué „aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général”. L'application de ce

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penchant aux bons objets pour le transformer en vertu dépend de la sagesse du législateur et de l'éducateur. Cette notion constitue le principe fondamental du système politique de Rousseau et désigne l'autorité souveraine dans l'Etat: „la souveraineté n'est que l'exercice de la volonté générale” (Contrat social). Seule la volonté générale peut en effet „diriger les forces de l'Etat selon la fin de son institution, qui est le bien commun”. Elle ne regarde qu'„à l'intérêt commun”, mais cet intérêt n'est pas celui d'un corps collectif, que l'on ne demanderait à l'individu de préférer aux siens propres. Il est ce qu'ont de commun les intérêts des citoyens, „le point dans lequel ils s'accordent”. Par conséquent, la volonté générale n'est pas non plus la volonté d'une entité collective, peuple ou nation. C'est au contraire un principe individualiste: c'est en chacun qu'elle réside. Elle ne porte que sur le général, ce qui intéresse „tout le peuple”, mais dans un Etat bien constitué, „il n'y a personne qui ne s'approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous”. Chacun veut donc le bien public pour son propre intérêt et c'est précisément „la préférence que chacun se donne” qui est garante de l'équité des déclarations de la volonté générale, les lois. Cet „accord admirable de l'intérêt et de la justice” est rendu possible par le principe d'égalité, base de tout le système politique: „tout acte authentique de la volonté générale oblige ou favorise également tous les citoyens” et, „la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres”. Cela n'empêche pas que „chaque individu puisse, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen”. D'où la distinction que Rousseau opère, pour préciser la nature de la volonté générale, entre celle-ci et la „volonté de tous”, qui „n'est qu'une somme de volontés particulières” et ne vise qu'un intérêt privé, fût-il celui de la majorité des citoyens. Quand l'Etat se corrompt et que se forment des „associations partielles”, brigues ou partis, il se peut, en effet, que le plus grand nombre des citoyens veuille des choses contraires à l'intérêt commun. Mais tout „ le jeu de la machine politique „vise à résoudre le conflit entre la volonté particulière et la volonté générale, et dans une société saine, des „plus” et des „moins” des volontés particulières „qui s'entre-détruisent”, „reste pour somme des différences la volonté générale”. Ce qu'on appelle le droit non écrit n'est pas chez Rousseau un second pouvoir en concurrence avec la loi. Le souverain ne se partage pas et s'exprime par la loi seule. Mais les moeurs ont pourtant un rôle très important: elles sont le soutien de la loi, son énergie. Si elle n'était qu'une interdiction formulée à des gens toujours désireux de l'enfreindre, la loi ne subsisterait pas. „Tout peuple qui a des moeurs et par conséquent respecte ses lois” doit se garder de les corrompre. Jean-Jacques Rousseau n'est donc pas exclusivement préoccupé par l'aspect juridique de l'Etat, si ce n'est dans la définition du pouvoir légitime, différente de ses conditions d'existence qui sont les moeurs. Les moeurs sont une contrainte implicite, intériorisée: Rousseau tolère la brutalité de l'opinion quand il s'agit de faire respecter la „continence publique”. Quelque tyrannique qu'il soit, le caquet des femmes sert de censeur salutaire aux actions contraires à l'ordre comme l'adultère. Est-ce une réminiscence de Montesquieu pour qui les femmes dans les républiques „sont libres par les lois, et captivées par les mœurs”? Les moeurs sont aussi une morale spontanée: „les coutumes sont la morale du peuple” . Leur corruption a donc valeur de corruption morale. Enfin, comme modes d'agir particuliers et propres à un peuple, les moeurs

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font l'être et l'existence d'une nation. Aimer vivre ensemble est une expansion politique de l'amour de soi qui crée une identité communautaire et une différence cultivée avec autrui, à rebours du cosmopolitisme jugé immoral des Lumières. S'ils flattent leur noble orgueil, le mode de vie particulier, les costumes, la langue des Polonais les engageront aux vertus patriotiques et au zèle de défendre ces moeurs auxquels ils s'identifient. Contre la thèse qui veut que l'homme n'agisse que par intérêt personnel, Rousseau affirme l'existence d'un autre principe: la pitié, qui „modère dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même”. Ce sentiment „nous inspire une répugnance à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables”. L'existence de la pitié prouve que nous sommes naturellement ouverts aux autres par une sensibilité commune. Nous ne nous lions donc pas entre nous uniquement par calcul. Cette disposition innée suppose que nous sachions reconnaître les signes de la douleur par comparaison avec notre expérience. C'est „en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l'animal souffrant (...) en quittant pour ainsi dire notre être pour prendre le sien”, que nous éprouvons de la pitié envers un être qui souffre. „Ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons”. Aussi, bien que naturelle, la pitié suppose que soient développés en nous l'imagination qui nous transporte hors de nous, et le jugement qui reconnaît la douleur chez autrui.

MODULE 24. À L'ÉTAT DE NATURE, ce sentiment éloigné de la souffrance et interdit de la susciter. Cette „douce voix” naturelle est plus forte que la raison à nous retenir de mal faire, parce qu'elle touche et nous émeut. Aussi „de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales”. Cependant si la pitié subsiste chez l'homme civilisé, elle est fortement altérée par la raison égoïste attachée à l'intérêt particulier. Pourtant on l'observe encore même chez l'homme le plus dépravé. Il faut pour cela des circonstances favorables, comme le théâtre, où il ne nous coûte pas de nous attendrir: „Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla au récit des maux qu'il n'avait pas faits lui-même”. La pitié seule se laisse étouffer ou est inefficace; la raison seule devient égoïsme à force de réflexion. Il faut donc que la raison ordonne la pitié et l'oriente. Ainsi fait l'éducateur d' Emile qui „offre au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son cœur”, l'excitant à „la bonté, l'humanité, la commisération”. La place de Rousseau dans la pensée, la littérature et la société du siècle est unique, exceptionnelle, paradoxale. Elle est aussi prééminente, car c'est avant tout à Rousseau que le siècle doit de n'être pas réduit à un plat antagonisme entre la pensée philosophique traditionnelle, cautionnant un immobilisme de l'homme et de la société, et l'euphorie rationaliste des Lumières, rendue fragile par ses illusions, celle du progrès à coup sûr, mais plus encore peut-être celle de l’unité. De la philosophie des Lumières, Rousseau fera éclater les sophismes, sans pour autant rien concéder à l'orthodoxie des États et des Églises: d'où la solitude de Rousseau, les anathèmes qu'il lance et les condamnations qu'il subit. Pour combattre sur ce double front, le génie de Rousseau est d'avoir puisé sa conviction et sa force à deux sources: d'une part, la vigueur et la cohérence d'un système (faut-il rappeler que Rousseau est le seul grand penseur de ce temps à avoir su en élaborer un, construit en quelques années, et sur lequel il ne reviendra jamais, ni pour des retouches ni pour des concessions; d'autre part, une prise de conscience du moi, aussi exhaustive et aussi sincère qu'elle pouvait l'être en un temps où l'abus des maximes générales sur l'homme,

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legs du christianisme et du classicisme, n'avait guère permis l'émergence de la différence individuelle. Surtout la découverte de Rousseau est d'avoir établi entre le système et la conscience de soi tout un réseau de rapports et de correspondance où chaque élément renforce et nourrit l'autre, lui servant de preuve et d'appui. Ce créateur de système n'est-il pas cependant la proie des contradictions? Solitude et contradictions voilà ce qui, pour Basil Muntéano, caractérise Rousseau, tandis que le critique polonais Bronislaw Baczko construit sa magistrale interprétation de Rousseau en fonction d'une autre bipolarité: Rousseau: solitude et communauté. Pourtant Gustave Lanson, dès 1912, pensait avoir démontré «l'unité de Jean-Jacques Rousseau», et les ouvrages fondamentaux de Pierre Burgelin et de Jean Starobinski reposent eux aussi sur des explications unitaires. Contradiction ou unité? Peut-être le problème est-il mal posé. La pensée de Rousseau constitue bien un système, mais c'est un système de la dualité. Cette dualité, aucune dialectique ne vient la prendre en charge pour tenter de la résoudre. Aussi a-t-on pu dire qu'il demeure tout un «impensé» de Rousseau, appelant irrésistiblement ceux qui, par la suite, auront à le penser: Kant, Hegel, Marx, peut-être Freud. Quoi qu'il en soit, la réflexion de Rousseau se borne, mais en projetant d'irréversibles clartés, à discerner des incompatibles, à les opposer radicalement, à distinguer, si l'on peut dire, des «ordres», comme le faisait Pascal, à qui Rousseau par là ressemble: l'état de nature et l'état de société; la nature et l'histoire; l'homme de la nature et l'homme de l'homme; l'homme et le citoyen. Toutes ces oppositions traduisent le même fait fondamental: 1'aliénation que subit l'homme en passant de son état d'origine au temps de l'histoire et à son statut d'être social. Ce concept d'aliénation qui est au centre du système rousseauiste prend à rebours l'idée de civilisation sur laquelle s'appuyaient sans inquiétude les philosophes. La pensée dualiste de Rousseau était seule capable de dépasser le simplisme trompeur de la philosophie des Lumières, de l'empêcher de se dégrader en une sorte de positivisme ou d'historicisme naïf, où toutes les valeurs se seraient confondues avant de se détruire.

MODULE 25. TRANSPARENCE ET ALIÉNATION. La situation de Rousseau par rapport à son siècle, quelquefois aussi par rapport à lui-même, est celle d'une solitude vécue sur divers modes. Solitude qui peut être hautement revendiquée, se donner pour exemplaire: l'individu Jean-Jacques témoigne pour l'homme de la nature, dont son sentiment intime l'assure qu'il est l'unique représentant. Mais solitude menacée, solitude de l'écart irréductible, solitude conflictuelle du proscrit ou du prisonnier. Sur le mode intime, la solitude de Rousseau appelle la compensation des «chimères», toujours ambivalentes car elles envoûtent mieux que le monde réel et pourtant ne le remplacent pas. Seul le sentiment de l'existence, soutenu par le rapport léger de la sensation, peut libérer la solitude de la mélancolie ou du tragique. Mais il ne se conquiert qu'après bien des renoncements. La rêverie et l'anathème sont les deux manifestations extrêmes de la solitude de Rousseau. Contre la raison des philosophes, contre les dogmes, contre les fruits de la civilisation et de l'art (le théâtre, le roman, l'harmonie musicale), Rousseau s'épuise en procès et en combats. A l'origine de son action, une accusation majeure portée contre la société: celle d'avoir aliéné l'homme naturel, d'avoir dissocié l'être et le paraître, d'avoir situé l'existence de l'homme hors de lui-même, de l'avoir contraint à ne vivre que pour le regard d'autrui. Ce thème de l'aliénation commande toute la pensée critique de Rousseau. L'homme, tel que la

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société et l'histoire l'ont fait, a perdu son unité intérieure, on a pu dire sa «transparence» (J. Starobinski). Transparence de soi à soi et, à l'intérieur du corps social, de chaque individu aux autres. La quête de Rousseau aura pour but de restituer la transparence perdue. La principale cause du brouillage intervenu en chacun de nous et dans la société étant la confusion entre l'homme et le citoyen, le salut pourrait tenir en cette alternative: un homme qui serait un homme pur, hors de l'espace de la cité, ou un homme qui s'accomplirait tout entier à l'intérieur de cet espace en devenant exclusivement un citoyen. On voit que le citoyen est, au plan de la vie civile, l'exact équivalent de ce qu'était l'homme dans l'état de nature. A cet égard, il n'y a pas de contradiction chez Rousseau, même si sa pensée emprunte deux voies divergentes: ou l'état de nature ou la cité idéale. Deux mondes qui n'existent jamais. Mais les deux seuls en tout cas où vérité et bonheur soient concevables. Or il se trouve que l'histoire a suivi la seule voie désastreuse, celle de la confusion et de la dégradation. Sur ce point, le pessimisme de Rousseau est radical: l'histoire aliène l'homme et corrompt toute forme de vie publique. Et même si la cité idéale s'édifiait un jour en ce monde, comme elle le fut presque chez les Grecs et les anciens Romains, il n'est pas douteux que l'histoire la conduirait à sa ruine.

MODULE 26. LES GRANDS MYTHES rousseauistes, outre celui de la transparence, traduisent, au plan symbolique ou personnel, le rêve de l'homme absolu. Mythe du commencement, rêve auroral des premiers jours du monde, au moment du passage entre le primitif isolé et les premières sociétés. Mythe de resserrement, de l'existence enfermée en soi-même, rêve d'insularité et plénitude de l'instant éternel. Refus de la médiation, impliquant la satisfaction sans obstacle du désir et la primauté des sensations sur toute démarche réflexive. Le système aura lui aussi pour fonction de penser l'homme ou le citoyen: l’Émile et le Contrat social développent ces deux aspects. Mais pour apprécier correctement le système, il importe de ne pas confondre histoire et société. Si l'histoire est uniformément condamnable, s'il est permis de rêver d'une autre histoire, ou d'une absence d'histoire où n'aurait jamais été altéré ni l'essence de l'homme ni celle d'une société parfaite, s'il est permis de rêver à la rigueur – mais) le rêve atteint ici son extrême limite – un monde où la société ne fût jamais advenue, il est impossible en revanche de déclarer ceile-ci absolument mauvaise. Il faut se souvenir que l'homme de l'origine se distinguait à peine de l'animal. Il demeurait bien en deçà de la raison et même de la conscience. Jamais Rousseau n'a contesté cette vérité fondamentale: c'est que les grands privilèges de l'homme ne furent acquis qu'à partir du moment où la société exista. Avant elle, l'homme ne pouvait être l'objet d'une véritable qualification morale: bon sans doute, en vertu d'une innocence immédiate, simple ignorance du bien et du mal, il ne pouvait devenir authentiquement vertueux et raisonnable qu'affronté à lui-même, à travers ses passions, et à ses semblables, à l'intérieur du groupe social. La morale de Rousseau comporte ainsi trois degrés: innocence, vertu, sagesse. L'innocence est irrémédiablement perdue avec l'état de nature. Elle n'était d'ailleurs nullement méritoire puisqu'elle allait de soi. La vertu, en revanche, qui se définit par un état de tension et de lutte, est le propre de l'homme doué de raison et qui la mobilise contre ses passions: situation, encore une fois, propre à l'homme de l'homme. Quant à la sagesse, qui est une stratégie du désir et de la tentation, elle demande sans doute plus de prudence encore, mais elle permet de faire l'économie d'une tension épuisante. Le vrai sage est celui qui sait

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l'art d'esquiver les combats et les risques de la vertu. C'est en 1750, dans le Discours sur les sciences et les arts, qui remporte le prix de l'académie de Dijon, que Rousseau donne forme à l'intuition génératrice de tout le système ultérieur: «le rétablissement des sciences et des arts» – entendons «la civilisation» – a contribué à «corrompre les mœurs». Illumination irrationnelle, paradoxe, provocation? Contre-pied, en tout cas, de ce que tenait pour acquis la philosophie des Lumières. Cependant, la thèse que Rousseau défendait avec un grand éclat de rhétorique se bornait à poser un contraste entre vertu et corruption, sans vraiment tenter de montrer une genèse. D'où la prééminence philosophique du second Discours, publié en 1755, «sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes». L'état de nature et l'état civil sont les deux termes que Rousseau, cette fois, oppose. Et il s'agit d'illustrer le passage de l'un à l'autre, lequel est d'ailleurs plus un devenir qu'une genèse proprement dite, car les conclusions ne sont pas contenues dans les prémisses, l'histoire de l'homme et de la société devant plus au hasard qu'à la nécessité. Rousseau est, en effet, le seul penseur du siècle à ne pas croire à la sociabilité de l'homme, à considérer l'émergence de la société comme un accident, de même qu'il est le seul à dissocier le concept de loi naturelle, nature et loi relevant de deux ordres radicalement différents. Qu'était-il donc cet état de nature: origine attestée de l'histoire humaine, point idéal de référence, horizon immobile d'une rêverie? Tout cela à la fois, sans doute. Mais Rousseau tient à préciser qu'il écarte les faits: sa démarche n'est en rien celle de l'ethnologue, et les primitifs qui survivent de par le monde ne peuvent valoir qu'au titre de lointaine analogie. Jamais Rousseau n'a songé à enrôler les «sauvages», pas plus qu'à en redevenir un. Pourtant, cet état de nature c'est bien, en partie, par un recours à l'expérience intime qu'il y accède, et aussi par une réflexion théorique souvent indiscernable de l'envol d'une imagination. Toujours est-il, comme le note Jean Starobinski, «qu'il faut sortir de l'histoire pour voir naître l'histoire humaine». Le premier homme, à coup sûr, était proche de l'animal, entièrement assoupi comme lui dans la nuit de l'existence physique, comme lui aussi miraculeusement accordé au monde et n'ayant pas à combler l'écart qui séparera, pour l'homme que nous sommes devenus, le désir ou le besoin de l'objet capable de l'éteindre. Mais, à la différence de l'animal, cet homme des origines n'allait ni par couples ni par troupeaux. Curieusement, chaque individu restait à l'écart des autres, étrange promeneur solitaire. A la racine même de tout le système de Rousseau, à l'endroit où l'on s'attendrait le moins à la trouver, la solitude est inscrite comme une donnée première (en l'occurrence, on en conviendra, peu crédible). Les accidents survenus sur la terre, et qui provoquaient la peur, la satisfaction de plus en plus complexe des besoins, la nécessité de s'associer pour un effort commun suscitèrent les premiers groupes humains. C'est alors un second état de nature qui commence, c'est la «véritable jeunesse du monde», l'aurore de la vie sociale, le moment de l'idylle, le point exact où l'histoire aurait dû s'arrêter. A partir de là, l'humanité franchit des seuils successifs, qui la font entrer pas à pas dans l'ère de la vie sociale. L'apparition de l'agriculture et de la métallurgie constituèrent, nous dit Rousseau, une «grande révolution». Mais il y eut surtout un moment exécrable, celui où, pour la première fois, un homme s'avisa de dire: «Ceci est à moi.» Dès la proclamation de la propriété, tout dégénère. Car le seul pacte, le seul contrat sur lequel se mirent alors à reposer toutes les sociétés ultérieures, fut un pacte inspiré par l'esprit

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d'imposture et d'exploitation, tournant tout au profit de ceux qui posséderont, avec l'assentiment apparent de ceux qui n'avaient rien,'Cela valait mieux, il est vrai, que l'état de guerre dans lequel s'était abîmé le second état de nature lorsque les premiers occupants se proclamaient propriétaires sans titres et se déchiraient entre eux. Or le destin des sociétés n'est-il pas, justement, de revenir à cet état de nature et de se livrer ainsi une lutte sans loi? Si l'on peut inventer de prétendus contrats qui permettent aux puissants d'asservir les humbles, on n'a pu encore en forger qui sachent tenir en respect les nations. Rousseau avait porté contre le genre romanesque une condamnation sévère.Il considérait le roman ainsi que le théatre, comme la «pâture des peuples corrompus». Et lorsqu'il succombe, à son tour, et se met à écrire un roman, il persiste à penser qu' «aucune fille honnête» ne devra lire son ouvrage./ Cependant, l'âme de Rousseau est profondément romanesque: la lecture de l’Astrée avait formé son imagination et sa sensibilité d'adolescent et, à 45 ans, il se voyait lui-même comme un «berger aux tempes grises». En outre, la fiction romanesque est sans doute, bien plus que l'essai ou le discours, plus peut-être même que le dialogue ou la confession, la forme la plus complète et la plus juste pour l'expression de sa pensée. D'autant que le roman, tel qu'il saura l'écrire, devient une immense harmonie et que le raisonnement philosophique, la rigueur utopique, l'amour de la rêverie, le lyrisme et la passion de l'éloquence y trouvent également leur place.

MODULE 27. LA NOUVELLE HÉLOÏSE n'a pas trouvé d'emblée la forme sous laquelle nous la lisons. La genèse du roman comporte plusieurs étapes. Avant même de prendre forme romanesque, l’Héloïse ne fut qu'une libre invasion d'images et de chimères. Dans la solitude de l'Ermitage, en 1756, après sa demi-rupture avec le monde, Rousseau avait besoin de «créatures selon cœur» pour donner une âme à sa solitude et ajouter au bonheur réel qu'il pouvait savourer la part imaginaire d'un bonheur que la vie lui avait refusé. Il invente alors de beaux fantômes qui deviendront peu à peu les personnages féminins d'un roman cî'amour, Julie et Claire, si différentes et si proches, et entre elles Saint-Preux, le double de Rousseau. Dans une seconde phase, Rousseau, pris d'un repentir mais aussi hanté par la durée qui s'empare inéluctablement de ses personnages pour les modifier et les mûrir, décide de plier ses chimères à la vérité et à la beauté morale. Ce n'est pas que La Nouvelle Héloïse devienne brusquement un roman édifiant qui prendrait le contre-pied du roman d'amour et de passion. L'œuvre ne se renie pas, elle s'élargit.Elle est désormais un roman total, dans lequel le problème de l'amour à deux se trouve mêlé à bien d'autres et subordonné à l'élaboration d'une petite société parfaite, où aucune distance, ni aucun voile, ne s'interpose entre les quelques élus qui la composent et où les rapports entre eux se multiplient de manière à constituer un réseau complexe de sentiments. Enfin, unime dessein, dernières retouches: Rousseau, visant toujours plus haut, songe à faire de son roman un «objet de concorde publique» en s'efforçant de réconcilier les athées de bonne foi et les chrétiens tolérants. C'est alors qu'une inspiration religieuse s'empare de l'œuvre par quelques touches rétrospectives et en colore toute la dernière partie. Cela ferait donc trois conceptions successives, auxquelles correspondrait une Héloïse en quatre, puis en cinq, et finalement en six parties. Cependant, l'unité de l'œuvre, sous sa forme définitive, demeure évidente, et il n'y a là rien de mystérieux si l'on songe qu'à chaque étape de la genèse, c'est en réalité la

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destinée du personnage principal qui se prolonge, s'approfondit, s'enrichit.Sous l'influence de Julie, tous les personnages changent aussi en môme temps que l'œuvre, et Rousseau n'avait sans doute pas tort de croire que son lecteur se trouverait dans le même cas. Si La Nouvelle Héloïse est un roman aussi long, c'est que Rousseau avait besoin d'une durée pour la maturation ou la métamorphose de son personnage. Si elle comporte un si grand nombre de discours et de digressions, c'est qu'il a voulu construire une véritable somme romanesque où fussent évoqués tous les rapports possibles entre les personnages et le monde, où fussent débattues toutes les questions relatives au sentiment, à la famille, à la société, à la morale et à la religion. Aucune discussion n'est vraiment étrangère au roman. Les héros de Rousseau ont la passion de voir clair en eux-mêmes, de se déchiffrer mutuellement, de comprendre tout ce qui les entoure, de se défendre contre toutes les aberrations et toutes les déraisons communes. En même temps que l'histoire de leur cœur (qui ne sera jamais tout à fait élucidée), se déroule l'histoire de toutes leurs pensées et de leurs réflexions. La Nouvelle Héloïse se présente sous la forme de deux ensembles symétriques de trois parties, qui s'opposent et en même temps se répondent par de discrètes correspondances. Les trois premières racontent l'histoire d'une passion amoureuse vécue dans une totale sincérité, mais conçue – selon la vieille tradition romanesque – comme une absolue indépendance de l'ordre imposé par la société. Ce n'est pas que l'amour de Saint-Preux et de Julie soit jamais «immoral». Dès le début, ils aiment la vertu et se réclament d'elle; elle constitue même le point de cristallisation de tous leurs sentiments. Mais ils se réclament aussi de la nature, et ils oublient que celle-ci n'est pas tout entière du côté de l'amour. Elle cautionne aussi bien toute une part de la vie sentimentale (singulièrement le sentiment de la famille), et tout un ordre domestique et social s'édifie sur elle. Si la passion de Saint-Preux et de Julie devient coupable, ce n'est pas parce qu'elle est mauvaise, ni même parce qu'elle conduit les deux amants à la «chute», c'est plutôt parce qu'elle est anarchique et qu'elle repose sur un choix qui mutile l'âme, non sur une synthèse englobant toutes les virtualités du cœur et tous les appels de la conscience. En se réformant, l'amour des deux héros se doit de conserver ce qu'il a d'irremplaçable – et d'ailleurs d'indestructible. Aucun d'eux ne pourrait y renoncer sans se renier et sans perdre le meilleur de lui-même. Les trois dernières parties, séparées des trois premières par la conversion de Julie et par un silence de six années, pendant lequel Saint-Preux fait le tour du monde, décrivent l'organisation de la vie à Clarens, demeure de Julie, devenue l'épouse de M. de Wolmar. A son retour, Saint-Preux vient rejoindre les Wolmar et s'installe auprès d'eux. Ce n'est pas, comme on l'a dit sottement, pour constituer un «ménage à trois». Ce n'est pas non plus, comme le pense Wolmar, pour que Saint-Preux guérisse en constatant que les temps sont changés et que ni lui ni Saint-Preux ne sont plus les mêmes. C'est parce qu'entre Julie et Saint-Preux, qu'ils soient amants ou amis, règne une union profonde ou, pour reprendre une formule de Pierre Burgelin, une «communauté existentielle». Si M. de Wolmar veut avoir près de lui autre chose qu'un fantôme de Julie, il faut que Saint-Preux soit présent, car Julie sans Saint-Preux ne serait pas elle-même. Ce point acquis, qu'en est-il de leur guérison et de la métamorphose de leurs sentiments? Dogmatique à l'excès, M. de Wolmar croit à l'efficacité d'une thérapeutique qu'il applique à ses patients avec une naïveté et un sérieux de psychiatre. Plus subtile, Julie croit que l'ancien amour s'est épuré en vertu d'une

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sublimation inhérente à l'amour même. Tous, en tout cas, entretiennent une illusion qui les sauve, et Julie ne se veut irréprochable qu'à la condition de ne pas sonder trop profondément son cœur. La vertu de Julie, c'est d'abord son mystère. Cependant, des signes inquiétants, de dangereuses crises, une nostalgie voilée laissent quelquefois deviner la vérité. Saint-Preux, l'homme-enfant, éprouve des désespoirs violents. Julie avoue que son bonheur «l'ennuie». L'absolu que lui avait révélé sa passion pour Saint-Preux lui est refusé dans l'harmonieuse vie de Clarens, si soigneusement ordonnée. Elle ne le retrouve que dans une vie seconde, dans des moments de méditation religieuse et d'extase mystique, dans la préparation à l'au-delà. Le couronnement chrétien de l'œuvre n'est nullement une conclusion surajoutée, mais l'achèvement nécessaire d'une dialectique qui consomme et transfigure l’admirable destinée de Julie. A celle à qui la passion est interdite, qui n'a trouvé ni l'apaisement ni la plénitude dans l'ordre domestique de Clarens, il ne restait que la vie éternelle. Sa mort accidentelle – mort provoquée, a-t-on dit, en tout cas mort souhaitée – n'est pas seulement le point final, pathétique, du roman, mais le point de perspective à partir duquel l'existence de Julie prend enfin son sens complet. La grandeur de La Nouvelle Héloïse a trois caractères: la totalité, dans la mesure où le roman, synthèse de la pensée de Rousseau, pose toutes les questions qui hantaient, en 1760, la conscience du siècle. La durée ensuite: La Nouvelle Héloïse est le premier roman de notre littérature où le temps transforme intérieurement les personnages. Enfin, le mystère: aucun des personnages n'est épuisé par ce que le romancier nous dit d'eux et par ce qu'ils pensent connaître d'eux-mêmes. Leur vérité ultime nous échappe.

MODULE 28. L'EMILE et LE CONTRAT SOCIAL sont deux œuvres non seulement contemporaines par leur genèse, mais intimement associées par des liens profonds. On pourrait les dire superposables si l'on songe qu'au plan de l'idéal et de la totalité, Rousseau a toujours affirmé qu'il était impossible de séparer l'anthropo-logie et la morale d'une part, et la politique de l'autre. Mais, au plan du réel et de l'histoire, où l'homme et le citoyen constituent deux figures radicalement dissemblables, il faudra plutôt dire que l’Émile et le Contrat répondent chacun aux deux ternies d'une alternative. On connaît l'homme de l'homme, jeté dans le tourbillon des passions et des mensonges, dans un jeu de masques et d'illusions, l'aliénation à toutes les formes du paraître et les surenchères de l’amour-propre, substitut fatal du très authentique amour de soi qui, lui, faisait partie de la nature, excédant à peine le simple instinct de conservation. Au lieu de s'aimer absolument, à seule fin de se conserver, l'homme de la société se compare aux autres et entend leur être préféré. D'où la nécessité de projeter toute son existence dans l'opinion d'autrui, et d'imposer de soi non une vérité, mais une image. C'est contre une telle société qu'il convient d'immuniser le jeune Emile. Naturaliser l'homme de l'histoire, l'homme de l'homme, l'homme de l'opinion, tel est le propos du traité Emile ou De l'éducation, et l'on comprend que l'œuvre laisse une impression d'ambiguïté, car Emile n'évitera pas l'équivoque ni la distorsion. D'ailleurs, comment résoudre le paradoxe? Peut-on, à la fois, éduquer en vue d'une société et contre ses maximes? On sent la gêne de Rousseau qui, après avoir décidé de former Emile pour le monde tel qu'il est, finit par subtiliser son personnage au profit d'une fiction romanesque plus accommodante. D'où l'échec relatif de l’Émile en tant que traité d'éducation – échec qui n'enlève rien à sa richesse en tant que somme philosophique, rassemblant tous les éléments de l'anthropologie de Rousseau et de sa métaphysique.

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MODULE 29. ANTHROPOLOGIE, POLITIQUE ET RELIGION. Le projet du Contrat social est exactement inverse: comment dénaturer l'homme pour en faire un parfait citoyen? C'est au niveau de la cité idéale que la pensée de Rousseau s'élève cette fois. Et la cité idéale est celle dont chaque membre investit toute son existence dans son rôle de citoyen, où le citoyen fixe et absorbe toutes les virlualités de l'homme. Entre l'homme et la cité, l'unité est donc rétablie, comme à l'intérieur de chaque citoyen. Aucune division, aucun conflit d'intérêt, ni dans un cas ni dans l'autre, ne peut se faire jour. Cette unité, cette totalité est celle de l'utopie. Et l'on peut dire que, par définition, l'utopie est ce qui n'existe pas. Rousseau pense peut-être qu'elle pourrait exister dans de petites communautés, chez de petits peuples qui n'auraient pas trop dégénéré depuis leur origine. Mais son scepticisme n'en demeure pas moins, car si l'utopie s'inscrivait dans l'histoire, elle subirait très vite l'atteinte de l'histoire et se dégraderait infailliblement. Le pessimisme historique semble bien l'emporter chez Rousseau sur les prestiges de la rêverie utopique. De l’ Emile et du Contrat social réunis, on peut tirer une anthropologie, une politique et une religion.→ Pour l'anthropologie rousseauiste, l'homme adulte n'advient qu'après s'être incarné en une suite d'êtres spécifiques, possédant chacun sa cohérence et son unité, et méritant une compréhension particu-lière: d'abord un être purement sensitif, puis un être actif, enfin un être sensible et raisonnable. Chaque étape se caractérise par un état d'équilibre entre des «forces» et des «besoins». Pour passer de l'une à l'autre, une véritable mutation est néces-saire. Celle-ci doit se faire à la fois dans la liberté et sous le contrôle d'un précepteur, démiurge inlassable qui dispose secrètement des choses et des situations et qui est, avec le législateur du Contrat social et le psychothérapeute Wolmar de la Nouvelle Héloïse, l'une des figures d'un personnage rousseauiste essentiel: le médiateur. La politique de Rousseau, telle qu'elle est systématisée dans le Contrat social, relève bien de l'utopie, quoiqu'elle tienne compte d'une relation historiquement attestée ou idéalement possible entre la cité parfaite et de petites républiques telles que Sparte ou Genève. Le Contrat social propose une réponse décisive à l'alternative obsédante: homme ou citoyen. Il imagine un peuple de citoyens, où chaque être individuel n'existe que paroles rapports et les liens qui l'unissent à la cité. Être membre de la cité épuise toute son essence et, de là, découlent ses idées et ses sentiments, la totalité de ses engagements et tous les critères de son action. On comprend aisément pourquoi Rousseau, – que certains revendiquent comme le père de toutes les révolutions – peut être dénoncé par d'autres comme le responsable de toutes les tyrannies, notamment de toutes les conceptions modernes d'un État totalitaire. En réalité, la pensée de Rousseau dans le Contrat ne dévie pas du système: transformer l'homme en citoyen, une fois l'humanité installée dans l'état de société et menacée par la dérive de l'histoire, est la seule manière de donner, en quelque sorte, la réplique à la nature, et de forger un être aussi cohérent, aussi homogène et par conséquent aussi heureux que l'homme des origines. L'histoire, on l'a vu, a multiplié ces contrats d'imposture qui asservissent le pauvre au ric3ie et îe faible au puissant. Cet état de choses demeure inévitable tant que la société se divise en gouvernants et en gouvernés. C'est ce partage détestable qu'il convient d'abolir. Les citoyens du Contrat sont à la' fois gouvernants et gouvernés et partagent également une souveraineté dont ils sont à la fois le fondement et l'objet. Citoyens, parce qu'ils font la loi, citoyens parce qu'ils la

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vivent: souverains dans les deux cas. Ce n'est pas en cette identité que réside la part utopique du Contrat social: Rousseau, après tout, ne pose-t-il pas ainsi l'essence même de la démocratie? L'utopie rousseauiste consiste à ne pas vouloir considérer la souveraineté du peuple autrement que sous la forme d'une unanimité. Les membres de la cité ont tous même vouloir et même pensée. La volonté de chacun est strictement la volonté de tous: proposition capitale, qui recèle à la fois une tautologie et une illusion. Rousseau ne semble pas concevoir que puisse exister une «minorité»., encore moins une «opposition»; les citoyens du Contrat sont-ils donc encore des êtres individualisés? Et, par suite, appartiennent-ils encore à notre monde? Il est clair que la thèse de la souveraineté et de la volonté générale demeure une hypothèse d'école et qu'aucune république de l'histoire n'a jamais reflété l'image concrète d'un tel idéal. Quand l'unanimité s'y fait, ou paraît s'y faire, elle n'est en réalité, comme à Venise ou à Genève, que le fait d'une élite aristocratique. Lorsque, dans la cité grecque, le peuple tout entier se rassemblait sur l'agora, pour délibérer des affaires publiques, tous ceux qui parlaient et tous ceux qui écoutaient n'étaient pas du même avis, et si, d'aventure, un politicien éloquent inspirait à tous la même pensée et les enflammait de la même émotion, on appelait cet homme habile un démagogue. La philosophie de Rousseau est couronnée par une religion. Né dans le calvinisme – qu'il abjura un peu légèrement dans sa jeunesse avant de revenir plus tard, pour des raisons où la religion n'était pas seule en cause, à la foi de ses pères et de sa patrie – Rousseau tient à se proclamer chrétien, considérant les athées de son époque comme des ennemis, et l'athée d'exception qu'il a lui-même inventé (M. de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse) comme un infirme. Mais cet attachement au christianisme est surtout, de sa part, la revendication d'une origine, le besoin tout subjectif d'une sécurité. Cet étrange chrétien est aussi critique à l'égard des dogmes que Voltaire lui-même et il tient la Trinité pour une idée absurde, tout autant que l'Eucharistie. En revanche, lorsqu'il se met à rêver les religions, il peut fort bien imaginer une Julie cultivant les états seconds de ''extase, et concevoir à travers ces personnages d'étranges mariages entre la métaphysique et l'anthropologie, très proches en vérité d'une pensée mystique, sinon magique, amalgamant, par exemple, le dogme de l'immortalité de l'âme et le n'.ythe d'une survie éternelle de la conscience. A vrai dire, la religion de Rousseau ne se trouve guère unifiée, pour les besoins de l'argumentation, que dans la Profession de foi du vicaire savoyard. Dans La Nouvelle Héloïse, elle ne s'exprime que par le biais d'un dialogue entre Julie et Saint-Preux, où s'affrontent des thèses incompatibles. Dans la mesure toutefois où la religion de Rousseau s'intègre à son système, dans la mesure où l'on peut admettre l'identité entre Saint-Preux, le Vicaire et Jean-Jacques, on délimite avant tout la religion rous-seauiste comme une religion de VOrdre. Elle se réduit alors à ces deux propositions essentielles: l'ordre visible dans la nature atteste l'existence d'un Dieu créateur; le désordre qui bouleverse ou frelate tout ce qui est imputable à l'homme, à l'histoire et à la société postule l'existence d'un Dieu réparateur. Ce double raisonnement, fort proche dans sa substance du déisme voltairien, s'en distingue cependant par le sentiment religieux qui l'accompagne. Peut-on qualifier ce sentiment de chrétien? On a dit ce qui sépare Rousseau du christianisme, et l'intervalle n'est pas mince puisqu'il est, à tout prendre, celur-là même qu'emplit la Révélation. Rousseau n'admet pas que Dieu se soit révélé autrement qu'à travers la nature et par la raison,

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c'est-à-dire une fois pour toutes et pour tous les hommes. Aucune place n'est laissée à la grâce et à ses prétendus miracles, inadmissibles coups de force contre l'ordre naturel. Ce sentiment religieux, propre à Rousseau, n'est donc pas lié à la foi chrétienne. Il réside dans les résonances affectives qui accompagnent sa philoso-phie de la conscience, où l'on peut voir sa création la plus originale. La conscience nous fait aimer l'ordre que la raison nous révèle. Telles seraient sans doute, résumées en une phrase, la profession de foi de Rousseau et la proposition essentielle de son déisme.

MODULE 30. LE NARCISSISME DE L'ŒUVRE AUTOBIOGRAPHIQUE de Rousseau prend le relais, dans le temps, de l'oeuvre philosophique. Les deux sont successives, non parallèles ou alternées. Ce n'est pas que Rousseau se soit assigné, tour à tour, deux tâches; l'élaboration du système et l'expression de soi. Le rapport qui vient des deux groupes d'œuvres est plus étroit et plus profond. Tout d'abord, le système, construit en fonction d'une norme idéale – la nature – réclamait un point d'attache plus concret qu'une rêverie mythique sur l'origine de l'humanité. C'était au moi de Rousseau, au vécu de son existence, à faire, en quelque sorte la preuve de la réalité de l'état de nature. C'était au moi de Rousseau à devenir le meilleur garant du système. Ce rapport était donc en soi nécessaire. Tant que la condamnation du Parlement et des Églises se bornait à frapper le contenu du système, Rousseau pouvait se borner à répondre, comme dans les Lettres écrites de la montagne, par une polémique philosophique. Mais sa personne même fut mise en cause par un libelle de Voltaire, Le Sentiment des citoyens (1765) qui révélait l'abandon de ses cinq enfants. Il importait aiors de dire toute la vérité sur soi et d'établir qu'entre le système et l'homme aucune contradiction n existait, que Jean-Jacques était bien le témoin irrécusable de la nature. Toute l'œuvre autobiogra-phique de Rousseau s'appuiera sur un besoin de justification. Elle n'est pas de contemplation narcissique, mais d'apologie permanente. Elle repose sur cette démarche essentielle: avouer publiquement tout le mal que Rousseau parvient à découvrir en lui-même, afin que tout le reste lui soit imputé à crédit. C'est la démarche propre aux Confessions, celle des Dialogues, qui les ont suivies, consistant à établir, par une argumentation et par des preuves, la conformité irrécusable de l'œuvre de Rousseau et de la personne de Jean-Jacques. Quant aux Rêveries, troisième volet du triptyque, elles marquent la redécouverte de l'innocence, terme du parcours apologétique et le repli sur soi d'un être proche de la mort, qui n'a plus rien à craindre de ses contemporains, et s'en remet sereinement à la postérité. L'œuvre autobiographique de Rousseau repose donc sur l'idée qu'une conjuration d'anathèmes, et tout un foyer de malfaisances et de trahisons, isolent Rousseau au sein d'une société hostile et le placent en situation d'accusé. Il n'est pas exact de parler, comme on l'a fait, de délire de persécution. D'abord parce que d'un pur délire sort rarement une œuvre: les deux termes sont incompatibles. Ensuite, parce que nous savons qu'existait bel et bien une coalition d'intérêts, de craintes et de haines à rencontre de ceiui qui s'était placé en marge de tous les conformismes. Mais si l'idée du complot n'est pas, chez Rousseau, «délirante», elle n'en demeure pas moins obsessionnelle. C'est de cette obsession que l'œuvre autobiographique tire son intensité et son rythme, avec ses trois mouvements successifs: la recherche des signes et la découverte du complot (Confessions), l'analyse du système et la dialectique de la disculpation (Dialogues), l'apaisement et la reconquête de

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l'innocence (Rêveries). Toutefois, il convient de ne pas réduire l'œuvre autobiographique à l'apologie. Ce serait méconnaître tout le contenu d'âme et la splendeur formelle. Marcel Raymond a fort bien marqué les trois aspects de cette œuvre: à côté de la «tentative de disculpation», deux autres projets le soutiennent et l'inspirent: «le dévoilement d'un être par lui-même» et «un essai de récupération du bonheur» (M. Raymond). A propos de chacun des trois livres, il convient d'apprécier la façon dont les trois projets s’amalgament et dont chacun s’épanouit en une form d’art.Dès les Confessions,l ‘existence et les buts du complot se trouvent dénoncés: il s'agit de condamner leur auteur au silence et de s'emparer de ses manuscrits. En rédigeant ses Mémoires, Rousseau est en proie à une sorte d' «horreur obsidionale» (Marcel Raymond): l'Angleterre où il s'est réfugié, où une brouille mélodramatique l'a opposé à Hume, allié des philosophes, est devenue une prison d'où il ne peut s'échapper. Pourtant, il est remarquable que, devant la montée de l'angoisse, outre le recours à l'aveu qui sera «la marque de sa sincérité», Rousseau compose sereinement, dans les six premiers livres, un portrait en mouvement de lui-même au cours de ses années d'enfance et de jeunesse. Le récit autobiographique met au jour l'inquiétante vérité d'un être voué à d'étranges phénomènes de discontinuité et de rupture, à des moments d'aliénation, fugues et folies – où Rousseau, selon sa propre formule, «devient un autre». Tout un fonds de fluctuation intérieure, d'instabilité et d'absence à soi-même, rend d'autant plus nécessaire une quête de soi. Celle-ci est conduite tout au long d'un récit où le narrateur veut montrer comment des impressions successives finissent par façonner un être, se constituant en «chaînes secrètes» qui donnent au moi ses structures fixes. Mais la première partie des Confessions est surtout un merveilleux poème du bonheur. Rousseau laisse refluer sa mémoire, qui lui tient lieu d'imagination, vers la lumière originelle et le paradis de l'enfance. Le souvenir lui restitue, avec une fraîcheur étonnante, des parcelles de réalité abolie: «Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela même qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures.» Tout le passé devient alors un capital de bonheur, non comme une vague aura, mais comme une suite d'impressions «locale», de souvenirs ponctuels, où chaque élément – un geste, une coiffure, un ton de voix, un éclairage, un événement – dans la plénitude d'être enclose en chaque détail, réalise le prodige de la mémoire affective qui permet de revivre le passé avec une intensité qu'il n'eut sans doute jamais et que n'aurait aucun présent. Le cabinet du pasteur Lambercier est ainsi ressuscité: «Une estampe représentant tous les papes, un grand baromètre, un calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait par-derrière, venaient ombrager la fenêtre.» Et dans la scène où Rousseau contemple furtivement M’”Basile, brodant près d'une fenêtre, il précise qu'elle ne pouvait pas l'entendre « à cause du bruit que les chariots faisaient dans la rue». Rousseau sait bien que le public n'a pas besoin qu'on lui livre tous ces détails. Mais lui a besoin de les lui dire, comme pour se réciter à lui-même tous les moments, toutes les formes et tous les visages du passé heureux, à quoi il veut réduire toute son existence.

MODULE 31. JUGE DE SOI-MÊME. Dans les Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques, ce n'est plus la voix d'une personne unique qui s'exprime, ce n'est plus le discours continu d'une parole horizontale, mais une conscience rompue, réfractée en plusieurs personnages, une parole verticale où s'édifie une construction

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complexe, où plusieurs vérités se superposent pour, finalement, converger vers une révélation acquise au prix d'une rigoureuse démonstration. Ce discours disloqué a pour but de rompre un enlacement: le complot par lequel les «Messieurs» – entendez les philosophes – tentent d'étouffer Jean-Jacques, tout en préservant sa vie afin de prolonger son supplice, mais en le réduisant au silence et en le déshonorant. Ne suffit-il pas pour cela de dénoncer le prétendu mensonge d'œuvres édifiantes écrites par un criminel? L'univers des Dialogues est l'antithèse même de ce monde de la transparence qui est celui de la nature et la patrie intime du vrai Jean-Jacques. C'est un monde de l'opacité, de l'insinuation et de la surveillance, peuplé de signes obscurs et d'espions invisibles. Accuser clairement Rousseau rendrait possible sa défense et lui permettrait d'établir son innocence. La fièvre d'apologie qui s'empare de lui est d'autant plus ardente qu'il ne peut, au sens propre, se disculper. Il ne peut qu'illustrer qu'il est bien à la fois l'homme de ses livres et l'homme qui vit selon la simplicité de la nature. Donc ses livres ne peuvent mentir, et la vérité de l'homme garantit la vérité de l'œuvre. Cette revendication de l'unité est le projet organisateur de toute l'œuvre autobiographique. Mais le récit des Confessions s'adressait naïvement à un lecteur. Dans les Dialogues, par la faute des ennemis qui occultent Rousseau, se dérobent eux-mêmes et le calomnient insidieusement, la communication est devenue impossible. C'est donc une instance plus haute que vise la parole de Rousseau. Il ne peut plus guère s'adresser qu'à Dieu: d'où la tentation étrange de déposer le manuscrit des Dialogues sur l'autel de Notre-Dame. Mais cet ultime recours est, lui aussi, un échec: la grille de l'autel était, ce jour-là, fermée. Les Dialogues s'achèvent donc sur un constat de solitude, que reprendront, en le modulant, les Rêveries. Cependant, la solitude de Rousseau n'est tragique que lorsqu'elle est vécue par rapport aux hommes. Elle devient paisible, au contraire, lorsqu'elle favorise une présence immédiate aux choses. Le monde physique, à la différence du monde social, est celui de l'unité, d'une osmose facile entre la conscience et l'objet. C'est ainsi que Jean-Jacques se laisse captiver par les menus spectacles du monde, convertis en «ce lent cortège d'images» (R. Osmont): «Un bateau qui passe, un moulin qui tourne, un bouvier qui laboure, des joueurs de boule ou de battoir, la rivière qui court, l'oiseau qui vole attache ses regards.» Notons qu'une telle série mêle les hommes et les choses. Mais ces hommes, envisagés dans les gestes du jeu et même du travail, ne sont pas ici des êtres socialisés; ce sont de simples silhouettes autonomes qui retrouvent la pureté et l'innocence des choses. Les Dialogues ne sont donc pas une œuvre de pure souffrance. Déjà s'y dessine cette réconciliation avec le monde qui trouvera à la fin sa forme la plus dépouillée et son assise la plus sûre dans les Rêveries.

MODULE 32. ENTRE LE MONDE ET LE MOI. Celles-ci sont l'œuvre ultime de Rousseau. On peut dire qu'il n'y parle plus pour personne: «Me voici donc seul sur la terre.» Ou peut-être sa voix s'adresse-t-elle directement à la postérité. Les hommes du complot sont oubliés, les contemporains effacés. Rousseau fait alterner des propos de moraliste, à la manière de Montaigne, et des récits de promenade. Après tant d'errances et de fuites, la promenade est sa suprême démarche. Elle le révèle pleinement à lui-même et assouvit ses rêves, qui se sont détournés des «chimères» pour se confondre avec certains objets de la nature – telles les plantes – dont ils ne sont Qu'une sorte de perception absolue. Cette attention aux choses se situe à la plus extrême pointe de la conscience, là où

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le sentiment de l'existence, se substituant à tout autre idée ou sentiment, ne se soutient plus que par quelques sensations élémentaires, comme le bruit de l'eau sur le sable, rythmé par le flux et le reflux des vagues. De cette conscience appauvrie, émerge une plénitude que le langage ne peut que suggérer. C'est l'ultime métamorphose du discours autobiographique chez Rousseau: l'absorption de la conscience dans la sensation, l'extase et le silence. La solitude prend alors une sorte de densité cosmique puisqu'elle exprime en elle toute la substance du monde. Telle est peut-être la révélation rousseauiste par excellence, non un banal sentiment de la nature, mais une passion entre le monde et le moi. → Rousseau est un des exemples les plus éclatants de la puissance de l'esprit sur son temps. Il a pénétré, transformé, révolutionné la société de son siècle et du siècle qui l'a suivi. La rancune du vieux monde détruit ne s'y est pas trompée. Elle lui a attribué, ainsi qu'à Voltaire, la responsabilité de tous les bouleversements du XIXe siècle: «C'est la faute à Voltaire ! C'est la faute à Rousseau!» chante railleusement le Gavroche de Victor Hugo, dans Les Misérables. Mais de Voltaire et de Rousseau, c'est le second qui a la part de beaucoup la plus importante. Voltaire fut l'astre le plus étincelant d'une constellation nombreuse et serrée:..! Rousseau a vécu seul, et seul il a combattu. Même, il s'est heurté, dans ces combats, à la haine des Encyclopédistes, que moralement il réfutait, que socialement il dépassait. Voltaire et ses grands lieutenants, Diderot, d'Alembert, d'Holbach, Helvétius, ont incarné surtout le côté négatif de l'esprit nouveau, acharné à la destruction de la vieille société, de ses préjugés et de ses abus; ils ont été les champions de la libre raison critique et railleuse. Rousseau représente, à lui seul, le côté constructeur, l'affirmation de la foi nouvelle; il est l'annonciateur de la République. Et c'est de lui que se réclame la Révolution française. Son apothéose eut lieu à l'apogée de la Convention. C'est Robespierre qui fit décréter le transfert de ses cendres au Panthéon.Et certes, cette victoire posthume n'était -point celle que Rousseau eût pu rêver. Il y a tout lieu de croire que, comme Voltaire, il eût renié cette Révolution, qui le revendiquait. Mais les grandes œuvres dépassent toujours leur auteur. L'esprit, qu'ils ont déchaîné, provoque des tempêtes, qu'ils n'avaient pas prévues. Ces bouleversements sociaux n'en sont pas moins leur ouvrage. En dépit de ses protestations contre le rôle que son destin lui a assigné, Rousseau le solitaire restera dans l'histoire le grand précurseur des tempêtes,l’initiateur des temps nouveaux. Le plus extraordinaire est que non seulement il n'avait pas prévu les conséquences de sa gloire et de son génie, – mais que cette gloire et ce génie lui sont venus, malgré lui. La vie et l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau offrent à l'histoire littéraire le cas, peut-être unique, d'un homme de génie, que le génie est venu visiter, non seulement sans qu'il l'eût cherché, mais contre sa volonté. Il était né un petit bourgeois de Genève, timide, sans volonté, sans caractère, livré de bonne heure à tous les risques d'une vie aventureuse, rêvant, flânant, assez bien doué, mais indolent, inconstant, paresseux, oublieux, bâillant à tous les vents, sans aucun esprit de suite, sans nul souci du lendemain, et n'aspirant à rien qu'à la tranquillité d'une existence médiocre et oiseuse, sans grands besoins, hormis un goût sensuel de la rêverie romanesque et voluptueuse. Jusqu'à trente-sept ans, rien ne paraît devoir l'en déranger. Mais, un jour, soudain, à l'improviste, le génie fond sur lui, et, par un coup de foudre que je raconterai, le terrasse, comme saint Paul, l'illumine et lui met la plume – l'arme brûlante – à la main. Il se trouve jeté dans l'arène, où les plus illustres champions

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de l'esprit humain livrent leurs combats, sous les yeux du monde assemblé. Et du premier coup, les surpasse tous. Il entend lui-même, avec surprise, et non sans peur, sa voix, qu'il ne reconnaît pas, et dont les puissants accents de tribun antique remplissent l'amphithéâtre, s'attaque aux idoles les plus respectées, ébranlent la société jusque dans ses fondements. Il a beau s'en épouvanter et se jurer qu'il n'écrira plus. Il est pris dans le torrent qu'il a lui-même déchaîné. Il est le républicain, qui s'élève, comme un chêne, au-dessus de tou't l'ordre monarchifrue existant. Et ce passionné garde une inflexible, une incroyable lucidité. Celui qui avait été jusqu'à cette heure un vagabond et un rêveur, un anarchiste sentimental et débile, se fait le plus éclairé et le plus ferme des législateurs. C'est véritablement comme un don redoutable et temporaire qui lui est fait, un ordre d'en haut qui lui impose une mission et qui le soulève au-dessus de lui-même, pendant douze ans d'exaltation et de génie. Après quoi. il retombe dans sa vie de rêvasserie végétative, pour laquelle il n'a jamais cessé de soupirer. Mais déséquilibré par l'énormité de l'effort qu'il a dû fournir et par les répercussions tumultueuses de sa parole enflammée, il sombre dans une sorte de délire tragique, où sa douleur se berce de la beauté de ses chants.

MODULE 32. ÉTAT DE NATURE ET ÉTAT DE SOCIÉTÉ. Pour comprendre les différentes solutions au problème de la condition humaine, explorées par Rousseau, et les situer les unes par rapport aux autres, il faut d'abord rappeler les grandes lignes et la structure générale de sa doctrine; pour cela, on partira de l’opposition familière entre nature et société, dont s'empare Rousseau, et qui devient chez lui celle d'«état de nature» et d'«état de société». A ces deux états correspondent deux types d'homme, que Rousseau appelle alternativement «l'homme naturel» et «l'homme de l'homme», ou «l'homme de la nature» et «l'homme de l'opinion», ou «l'homme sauvage» et «l'homme civil», ou encore «l'homme de la nature» et «l'homme factice et fantastique que nos institutions et nos préjugés lui ont substitué» (Dialogues, l; I, 728). La première affirmation de Rousseau à propos de cette opposition, qu'il a toujours vue lui-même comme le fondement ultime de son système, est celle de la bonté originelle de l'homme. Il la formule au cours des débats suscités par sa première publication, le Discours sur les sciences et les arts: «Quoique l'homme soit naturellement bon, comme je le crois, et comme j'ai le bonheur de le sentir» {Dernière réponse; III, 80); et jusqu'à la fin de sa vie il l'appelle toujours « son grand principe»: «Que la nature a fait l'homme heureux et bon» {Dialogues, ni; I, 934). Si l'homme de la nature est bon, l'homme de l'homme, lui, ne l'est pas; ou, comme le dit souvent Rousseau, l'homme est bon, mais les hommes sont méchants. Les hommes que nous avons sous les yeux sont à la fois dépravés et malheureux; l'explication de cette inversion ne peut se trouver que dans le passage de l'état de nature à l'état de société. Ce sont nos institutions, notre ordre social, en un mot la société qui produisent cet effet désastreux. Jusqu'à ce point, la pensée de Rousseau s'apparente donc aux multiples versions du mythe de l'âge d'or, où une nostalgie du passé accompagne la critique du présent. Rousseau lui-même défend cette image: on traite, dit-il, l'âge d'or de chimère; c'en est une, en effet, mais seulement pour ceux qui ont renoncé à tout idéal, ceux dont le cœur est corrompu {Dernière réponse; III, 80 et Emile, v; IV, 859). Et il ne refuse pas l'assimilation avec son propre état de nature: se souvenant de ses débuts, et particulièrement du Premier discours, il décrit toujours sa révélation en ces termes:

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« Une malheureuse question d'Académie [...] vint [...] lui montrer un autre univers, un véritable âge d'or, des sociétés d'hommes simples, sages, heureux» {Dialogues, il; I, 828-829). Sans entrer dans le détail pour le moment, il faut tout de suite préciser que cette bonté a un caractère un peu singulier, pour ne pas dire paradoxal, car elle se manifeste dans un monde qui, selon Rousseau, ignore la distinction du bien et du mal, puisque l'homme ne dispose pas encore de raison. L'homme naturel n'est pas bon intentionnellement; c'est seulement d'un point de vue qui lui est extérieur, par exemple le nôtre aujourd'hui, qu'on peut constater la bonté de sa conduite. C'est pourquoi à d'autres moments Rousseau, plus sévère, refuse d'identifier l'état de nature avec l'âge d'or. «Insensible aux stupides hommes des premiers temps, échappée aux hommes éclairés des temps postérieurs, l'heureuse vie de l'âge d'or fut toujours un état étranger à la race humaine, ou pour l'avoir méconnu quand elle en pouvait jouir, ou pour l'avoir perdu quand elle aurait pu le connaître» Le Contrat social, première version, l, 2; III, 283). Mais d'où viennent toutes les différences entre état de nature et état de société? C'est que, dans le premier, l'homme est seul: non pas unique, comme Adam, mais ne prenant pas en considération l'existence des autres. Il est seul, il est solitaire, répète le Discours sur l'origine de l'inégalité (ou Deuxième discours); n ne connaît aucune «communication avec ses semblables» (Note vi; III, 199), il n'a pas besoin des autres, il les ignore. Dans l'état de société (son nom même est parlant à cet égard), en revanche, l'homme est entièrement déterminé par son appartenance sociale, par sa dépendance des autres, par la communication avec ses semblables. On découvre l'existence des autres et on prend conscience de leur regard: on commence « à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même» (ihid., il; „III, 169); ça commence à se voir soi-même à travers les yeux des autres, et à construire un paraître, distinct de l'être. Tout dans l'homme, tel que nous pouvons l'observer aujourd'hui, est dû à sa socialité: «Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces différences: le sauvage vit en lui-même; l'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu'il tire te sentiment de sa propre existence» (wid.; III, 193). Le contraste entre état de nature et état de société, entre homme naturel et homme de l'opinion conduit Rousseau (toujours dans le Deuxième discours) à formuler une autre opposition parallèle, celle entre amour de soi et amour-propre. L'amour de soi est un sentiment que l'homme sauvage partage avec les animaux; c'est en gros l'instinct de conservation. C'est «la seule passion naturelle à l'homme» (Emile, il; IV, 322), «passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont toutes les autres ne sont en un sens que les modifications» (ihid., iv; IV, 491); passion comparable à l'homme naturel lui-même, en ce que, ignorante de toute distinction entre bien et mal, elle n'est pas moins bonne. L'amour-propre en revanche, caractéristique du seul homme social, consiste à sesituer par rapport aux-autres et à se préférer à tous; il conduit à la haine des autres et au mécontentement de soi. L'amour-propre est la source de tous les vices, comme l'amour de soi, des vertus. Contrairement donc à une image répandue, Rousseau ne «sous-estime» nullement la société et ses effets sur l'homme: bien au contraire, il s'emploie, dans le Deuxième discours, à déduire toutes [es caractéristiques présentes du genre humain de ce seul fait, la vie sociale. C'est de là que viennent la raison, la conscience et le sentiment moral; de là la propriété privée, l'inégalité et la servitude, ainsi que toutes les formes actuelles de

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la vie économique; de là les lois, les institutions diverses et la guerre; de là les langues, les techniques, les sciences et les arts; de là nos sentiments et nos passions mêmes, tels que nous les éprouvons en réalité. Comme le dit l'Essai sur l'origine des langues: «Celui qui voulut que l'homme fût sociable toucha du doigt l'axe du globe et l'inclina sur l'axe de l'univers. A ce léger mouvement je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain». Mais là où l'image populaire n'est pas fausse, c'est lorsqu'elle présente Rousseau comme un partisan de l'état de nature et un contempteur de î'état de société. On a déjà pu remarquer que sa description n'était rien moins que neutre; Rousseau ne s'abstient jamais de nous faire savoir son jugement là-dessus. Le pur état de nature est cemi de tous où les hommes seraient le moins méchants, le plus heureux, et en plus grand nombre sur la terre (Fragments politiques). En revanche, dans l'état de société, « chacun trouve son compte dans le malheur d'autrui» (Deuxième discours, Note IX; III, 202), cet état «inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement »: comment pourrait-on avoir de l'indulgence pour une telle situation? Une vue aussi négative de l'humanité rapproche Rousseau d'autres grands critiques et satiristes: Hobbes, ou, en France, La Rochefoucauld. Leurs descriptions sont semblables, et Rousseau le sait; mais il voit aussi une différence pour lui capitale: ce que ces autres auteurs croient être la nature de 1 nomme (ou le propre de l'état de nature) n'est, pour Rousseau, qu'un effet de la société; dans l'état de nature, les hommes étaient, au contraire, bons. «L'erreur de Hobbes n'est donc pas d'avoir établi l'état de guerre entre les hommes indépendants et devenus sociables, mais d'avoir supposé cet état naturel à l'espèce» (Contrat social, première version, I, 2; III, 288). «L'erreur de Hobbes et des philosophes est de confondre l'homme naturel avec les hommes qu'ils ont sous les yeux» (Écrits sur l'abbé de Saint-Pierre; III, 611). On peut trouver absurde d'avoir imaginé un «état de nature» du genre humain, où celui-ci est dépouiJIé de ce qui en fait l'identité: l'homme n'est plus ici un «animal raisonnable», ni même un «animal social». Toujours est-il que l'opposition état de nature-état de société sera pour Rousseau un instrument indispensable (et, on le verra, efficace) dans sa recherche sur les voies de l'homme.

MODULE 33. VARIANTES ET PERSPECTIVES COMPLÉMENTAIRES. Le sentiment de la nature. L'amour de Rousseau pour la nature est en harmonie avec ses idées philosophiques. Il étouffe dans l'atmosphère corrompue des villes; il cherche la paix des champs, des forêts, des montagnes. Il y goûte des plaisirs purs, indéfiniment renouvelés: «Je me levais avec le soleil et j'étais heureux; je me promenais et j'étais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallées... et le bonheur me suivait partout.» Rousseau aime se mêler aux occupations rustiques. Volontiers, il prendrait «le râteau des faneuses et le panier des vendangeuses» ou chanterait avec les villageois dans quelque fête le refrain d'une vieille chanson. Il rêve de joyeux repas en compagnie d'amis éprouvés avec « le gazon pour table et pour chaises”; il garde le souvenir attendri d'une nuit passée à la belle étoile. Il goûte les joies diverses d'une promenade à pied, respire joyeusement l'air de la route, qui ouvre l'appétit. Il se plaît à cueillir des fleurs et trouve à la botanique un charme «qui suffit seul pour rendre la vie heureuse et douée». Rousseau jouit aussi en artiste des spectacles que la nature offre à ses regards. Il s'émeut d'assister à son éveil, célèbre le charme d'un printemps: «La terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des primevères»; ou la

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splendeur d'une aurore: «La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naissant qui l'éclairé, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d'un brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l'œil la lumière et les couleurs. „Parfois, il recherche les sites tourmentés:” II me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur»; mais il goûte aussi une beauté moins farouche: «L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon cœur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration.»

SOUS-MODULE 33-A. Le citoyen doit s’identifier au groupe; l’individu, lui, doit mener sa vie dans la solitude: telle est la première version de son idéal. Le thème de la solitude comporte chez Rousseau plusieurs facettes. On pourrait commencer par un constant qu’il fait de regrets: il est par un constant qu’il aurait voulu être avec les autres. «J’étais né pour l’amitié» (Confessions, VIII; I, 362); j’étais «le plus sociable et le plus aimant des humains» (Rêveries, I; 995); or, il se retrouve seul, et il ne est malheureux. C’est un «très grand malheur» (Confessions, VIII; I, 362), il redoute « l’horreur de cette solitude» (Dialogues, III; I; 976), qui lui est «affreuse» (ibid. , I; I, 713). Il semblerait donc qu’il nourrisse l’espoir de retrouver la société: «Nous pouvons lui rendre dans ses vieux jours la douceur d’une société véritable qu’il n’espérait plus retrouver ici-bas» (ibid., III; I, 950). La cause de cette solitude n’est donc pas en lui; celle-ci est due à l’attitude hostile des autres ou à ce qu’ils sont indignes de son amour. «Celui qui devait me répondre est encore à venir» (Mon portrait; I, 1124). «C’est moins ma faute que la leur» (Confessions, V; I; 188). «Il ne fuit que les hommes qu’après avoir vainement cherché parmi eux ce qu’il doit aimer» (Dialogues, II; I, 824). Pourtant, on n’en reste pas là. Rousseau peut aussi associer la souffrance dans la solitude avec un refus de la rompre: c’est qu’il distingue entre une communication authentique et une communication superficielle; or celle-ci ne remédie pas à la solitude, au contraire; donc, tout en étant avec les autres, on souffre de la même chose, mais de manière encore plus intense. C’est ainsi que Saint-Preux décrit son arrivée à Paris: «J’entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m’offre qu’une solitude affreuse ou règne un morne silence. […] ’Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul ’,disait un ancien: moi, je ne suis seul dans la foule» (La Nouvelle Héloïse, II, 14;II, 231). La solitude est toujours à déplorer; mais sa pire forme est vécue au milieu de la foule: le monde est un désert, le brouhaha social, un silence opprimant. La réciproque est également vraie: comme le dit Cicéron, la solitude de surface, purement physique, est en réalité une communication authentique. Grâce à cette distinction entre deux niveaux au sein de chacune de ces attitudes, Rousseau peut réconcilier sa nostalgie de la société avec la condamnation qu’il porte sur elle. Or cette condamnation a des accents familiers: opposée à la bonne solitude, la société retrouve tous les vices qui caractérisent «l’état de société». Elle valorise le paraître au détriment de l’être, l’opinion publique plutôt que l’estime de soi, la vanité et non la simplicité; les institutions sociales dégradent l’homme. L’intérieur étant préférable à l’extérieur, le solitaire est supérieur à l’homme social. La vie en commun a un défaut qui lui est consubstantiel: c’est qu’elle crée des dépendances d’un être à un autre, et par-là même diminue notre

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liberté. Or la liberté est l’idéal de l’individu. C’est du, moins ainsi que Rousseau se voit lui-même: «La cause de cet invincible dégoût que j’ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes […] n’est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n’a pu vaincre» (Lettres à Malesherbes, I; I, 1132). Ne nous méprenons pas, ici aussi il faut distinguer entre liberté apparente et liberté authentique: qui se croit libre est très souvent esclave des hommes car il dépend de leur opinion; le prisonnier, en revanche, est libre parce qu’il est seul: «J’ai cent fois pensées que je n’aurais pas vécu trop malheureux à la Bastille, n’y étant à rien du tout qu’à rester là» (ibrid.). Rousseau se sent «une mortelle aversion pour tout assujettissement» (Confession, III; I, 115; or il ne connaît pas de demi-mesure: «Si je recommence à m’asservir à l’opinion dans quelque chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout» (ibid., VIII; I, 378); il vaut donc mieux se réfugier dans la solitude radicale. N’est-ce pas là l’une des raisons de l’abandon de ses enfants: la crainte des dépendances? Le caractère néfaste de la vie en commun se traduit aussi sur le plan physique. «L’haleine de l’homme est mortelle à ses semblables: cela n’est pas moins vrai au propre qu’au figuré. Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine» (Emile, I; IV, 277). La société est mauvaise, la solitude est bonne; et l’homme solitaire n’a pas vraiment besoin des autres; c’est un être autosuffisant. Épictète ne nous a-t-il pas appris que les biens réels sont ceux qui se trouvent en nous-mêmes? Montaigne ne nous conseille-t-il pas de cesser d’emprunter aux autres, et de ne puiser qu’en soi? L’on ne saurait trop louer l’homme «qui sait jouir de lui-même» ( La Nouvelle Héloïse, IV, 11; II, 482). A travers la tradition stoïcienne dont se réclame ici Rousseau, on retrouve l’idéal qu’il nous avait dépeint sous le non d’«état de nature», puis-que celui-ci se définissait précisément par l’autosuffisance des hommes. Voici pourquoi Rousseau peut appeler l’individu solitaire «l’homme naturel». Diderot avait écrit, dans la préface au Fils naturel, cette phrase: «In n’y a que le méchant qui soit seul.» Rousseau la prend à son compte, et il en est profondément blessé. A maintes reprises, il développe une contre-argumentation: pour être méchant, il faudrait disposer de victimes, donc vivre en société, non dans la solitude. Si je suis seul, au contraire, le voudrais-je, je ne puis nuire aux autres; le solitaire est, par-là même, bon (voir Émile, II; IV, 341; Confessions, IX; I, 455; Dialogues, II; I, 824). Mais il sent peut- être que cet argument est un peu mécanique, et revient à la charge: ce n’est pas seulement par l’impossibilité dans laquelle ils sont de nuire que les solitaires sont bons; assoiffés de contacts, ils sont, de plus, «naturellement humains, hospitaliers, caressants» (Dialogues, II; I, 789). La solitude est donc bonne à la fois parce qu’elle n’est pas une – c’est là, loin des foules st des contacts faciles, que vit «l’homme vraiment sociable» (ibid.; I, 790) – et parce qu’elle en est une: «Quiconque se suffit à lui-même ne veut nuire à qui que ce soit» (ibid.)! Chacun de ces arguments pourrait être valable en lui-même; mais leur concomitance chez Rousseau les rend tous deux douteux, et révèle combien la défense de l’idéal solitaire lui tient à cœur. C’est ainsi que, par une série de déplacements et de distinctions, la solitude, état redouté, devient l’idéal auquel on aspire, la «solitude chérie» (Art de jouir; I, 1173). C’est en tours les cas ce qu’affirme Rousseau. On se met pourtant à douter, non de sa sincérité, mais de sa lucidité, lorsqu’on s’aperçoit combien souvent revient cette déclaration: d’un bout à l’autre des «écrits autobiographiques il assure ses lecteurs qu’il n’a pas besoin des autres, qu’il est plus heureux sans eux, qu’il leur sait gré de leur hostilité, car ils lui ont fait ainsi découvrir des trésors insoupçonnés en lui-même. «Je suis cent fois plus

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heureux dans ma solitude que je ne pourrais être en vivant avec eux» (Rêveries, I; I, 998): si cela était vrai, pourquoi faut-il le réitérer tant de fois? La répétition du message, loin de l’authentifier, le rend suspect: chaque nouvelle occurrence de la phrase révèle que la précédant ne disait pas tout à fait vrai. Sans parler de ce que ces affirmations apparaissent dans des lettres et des livres destinés à être lus; pourtant les lecteurs sont, eux aussi, «les autres». Rousseau leur dit sans cesse qu’il ne veut plus leur parler; du coup, ils ont le droit de rester sceptiques il les assure: «Sitôt qu’il est seul il est heureux» (Dialogues, II; I, 816).

SOUS-MODULE 33-B. A côté des doutes qu’on peut avoir quant à la réalité du bonheur éprouvé par Rousseau dans la solitude (donc quant à la valeur subjective de celle-ci), une question plus radicale encore concerne sa possibilité même: peut-on vraiment vivre seul? et à quel prix? Cette nouvelle interrogation s’impose d’autant plus que le lecteur de Rousseau a vite fait de s’apercevoir que celui-ci ne mène pas une vie d’ermite mais fréquente toujours d’autres êtres humains. La «solitude» n’est donc pas à prendre au sens littéral: plutôt que de vivre absolument seul, l’individu doit infléchir sa vie dans le sens d’une moindre fréquentation des autres. Plutôt que de solitude, il conviendrait de parler d’une «communication restreinte»; et d’observer les différentes direction dans lesquelles s’opère cette restriction. On pourrait regrouper ces formes de communication restreinte chez Rousseau en quatre grandes espèces. → L’écriture. La première transformation de la relation aux autres consiste à agir sur la forme même du contact, en substituant un échange médiatisé à la promiscuité de la présence humaine. On aime mieux quand on est loin de la personne aimée, l’absence de l’autre non seulement nous le rend plus désirable, elle nous met aussi à l’aise: Rousseau connaît «ce besoin de m’éloigner d «elle pour l‘aimer davantage» (Confessions, V; I, 181). Il souvent décrit aussi la peur panique qui s’empare de lui lorsqu’il se croit obligé de parler à ses voisins: «oilà de toutes les gênes la plus incommode et la plus dangereuse» (ibid.; I, 202). «Cela m’est un supplice insupportable» (ibid., XII; I, 601). Les scènes évoquées par Rousseau justifient le sentiment de désagrément qu’il décrit; mais la virulence des qualificatifs surprend. En revanche, l’écriture réunit tous les avantages: Rousseau se reconnaître en «un homme qui quittait sa maîtresse pour lui écrire» (ibid., V; I, 181), c’est le parti qui lui convient; on reste en relation avec les autres sans qu’il faille les voir ni les toucher. Cette préférence ne concerne pas les seules liaison amoureuses; c’est en décrivant un moment d’hostilité déclarée que Rousseau s’exclame: «Quel triomphe pour moi si j ‘avais su parler, et que j’eusse eu, pour ainsi dire, ma plume dans ma bouche?» (ibid., XII; I, 625). Rousseau, le plus éloquente des écrivains, est un piètre parleur; il a l’éloquence des timides, et il le sait: il a pu «écrire avec force, quoiqu’il parlât faiblement», et «sa plu,e devait mieux que sa langue parler le langage des passions» (Dialogues; II; I, 802); «l’embarras de parler» s’opposera toujours chez lui au «plaisir d’écrire» (Rêveries, IV; I, 1038). → L’imaginaire. Dans ce deuxième cas, le changement concerne non plus la relation mais son objet: on remplace le réel par l’imaginaire, car celui-ci est préférable à celui-là. Julie disait: «Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas» (La Nouvelle Héloïse, VI, 8; II, 693; repris dans suite après Dieu, meilleure incarnation de l’autosuffisance. Rousseau partage cette

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opinion et cherche à la mettre en pratique: «Je trouve mieux mon compte avec des êtres chimériques que je rassemble autour de moi qu’avec ce que je vois dans le monde» (Lettres à Malesherbes, I; I, 1131). A quoi est due cette préférence pour les «douces chimères» (Confessions, IV; I, 158)? A leur invulnérabilité comme à leur maniabilité: les imaginaires («rien ne peut ôter [les biens] de l’imagination à quiconque sait en jouir», Dialogues, II; I, 814), alors que moi-même je peux toujours rendre telle que je la souhaite la société de mes compagnons: «Je la pouvais cultiver sans peine, sans risque et la trouver toujours sûre et telle qu’il me la fallait» (Lettres à Malesherbes, II; I, 1135). Voici un moyen tout de même assez économique de vivre dans l’autosuffisance: ici encore on jouit de soi-même, mais par «chimères» interposées. → La nature. Le troisième aménagement de la communication préserve le caractère réel de son objet – mais installe l’inanimé à la place de l’animé. Rousseau écrit: «Mais de quoi jouissais-je enfin quand j’étais seul? De moi, de l’univers entier» (ibid., III; I, 1138). La formule peut paraître ouverte à tout; en réalité elle comporte une exclusion de taille: les hommes. Nous n’ignorons pas que Rousseau sait jouir de lui-même; il ajoute à cela l’univers, mais sans y distinguer les êtres humains des objets environnants. Ou plutôt, il les distinguera mais pour les exclure: «Quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n’en vinssent troubler le charme» (ibid.; I, 1139); et quand il découvre un coin de forêt sauvage, ce qui l’y réjouit est que «nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi» (ibid.; I, 1140). Le sujet est le seul être humain de cette relation, dont l’objet est la nature silencieuse; les autres hommes n’interviennent qu’en trouble-fête, obstacle potentiels à la communion avec la nature. La nature reparaît ici, en effet, mais évidemment en un autre sens: c’est le règne du non-humain. En son sein, Rousseau choisit les plantes de préférence à tout le reste: le monde minéral n’est pas assez vivant, et dans le monde animal il y a déjà trop de volonté propre. Déçu des hommes, Rousseau se tournera vers la collecte des herbes. C’est une pratique qu’il recommande à tous, à condition qu’on n’aspire pas à une fin pratique, qu’on ne fasse pas des plantes de simples instruments en vue d’un but autre: il est désolé de voir que «toutes ces structures charmantes et gracieuses intéressent fort peu quiconque ne veut que piler tout cela dans un mortier» (Rêveries, VII; I, 1064). Son intérêt à lui ne va pas au-delà des plantes elles-mêmes, et il goûte le pur « charme de l’admiration» (ibid.; I, 1069). Plaisir certain de la communication avec les plantes, mais dont il ne faut peut- être pas exagérer l’importance, si l’on en juge par cette autre phrase: «La contemplation de la nature eut toujours un grand attrait pour son cœur: il y trouvait un supplément aux attachements dont il avait besoin; mais il eût laissé le supplément pour la chose, s’il en avait eu le choix, et il ne se réduisit à converser avec les plantes qu’après de vains efforts pour converser avec les humains. Je quitterai volontiers, m’a-t-il dit, la société des végétaux pour celle des hommes, au premier espoir d’en retrouver» (Dialogues, II; I, 794). Bonheur précaire du supplément, donc; on éprouve quelque soulagement de voir Rousseau préférer les hommes aux herbes. → La dépersonnalisation. Mais il n’est pas vrai qu’on puisse vivre avec les seules plantes, les êtres imaginaires ou absents; à moins d’être ermite, on côtoyé aussi, nécessairement, des personnes vivantes. Certes; mais Rousseau leur fait subir un traitement qui permet de les transformer, justement, en non-personnes. Par exemple, il s’enorgueillit de fréquenter les

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paysans de Montmorency, de préférence aux membres des académies parisiennes; mais ceux-ci pouvaient discuter avec lui, alors que ceux-là ne savent que lui demander conseil. De même, la neuvième promenade dans les Rêveries raconte le plaisir qu’il a à fréquenter les enfants; mais là non plus il ne s’attend pas à des relations réciproques, tout ce qu’il leur demande c’est un «regard de bienveillance » qu’il est réduit sans cela à rechercher auprès des animaux (I, 1089). Pourtant, la personne ne devient telle que par ce qui la distingue des bêtes. Bref, Rousseau accepte la présence des autres à condition qu ‘ils ne soient pas des sujets comme lui, qu’il ne se personnalise pas. «Leur société même pourrait me plaire, tant que je leur serai parfaitement étranger» (ibid., VI; I, 1057). «Je sens portant encore il faut l’avouer du plaisir à vivre au milieu des hommes tant que non visage leur est inconnu» (ibid., IX; I, 1095). Or il y a au moins une personne qui reste constamment auprès de lui, et qui ne lui est pas inconnue: c’est sa compagne (et, sur le tard, son épouse) Thérèse. Alors, peut-on encore parler de solitude? Rousseau s’est expliqué sur ce paradoxe dans les Confessions. Son idéal eût été une fusion parfaite avec l’autre. «Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout entier dans mon cœur: c’était le besoin d’une société intime et aussi intime qu’elle pouvait l’être: c’était surtout pour cela qu’il me fallait une femme plutôt qu’un homme, une a,ie plutôt qu’un ami. Ce besoin singulier était tel que la plus étroite union des corps ne pouvait encore y suffire: il m’aurait fallu deux âmes dan le même corps; sans cela je sentais toujours le vide » (IX; I, 414). → Or il existe une image traditionnelle de l’amitié, particulièrement vivante dans la tradition stoïcienne, qui en présente l’idéal comme une fusion des âmes. Saint Augustin, pleurant la mort de son meilleur ami, décrit ainsi leur relation: « Pour moi, j’ai senti que mon âme et la sienne ne faisaient qu’une âme en deux corps» (Confessions, IV, 6). Montaigne a loué le mélange universel des âmes, la fusion des êtres. Rousseau reprend cette image mais lui donne un tour paradoxal: ce n’est pas une âme dans deux corps qu’il recherche, ce sont deux âmes dans un corps: il recherche la fusion physique, c’est-à-dire l’impossible. La femme ne se différencie ici de l’homme (et l ‘amour de l’amitié) que parce qu’elle permet (à un homme hétérosexuel) un contact plus rapproché (sexuel); sinon, aucune spécificité, et aucun intérêt particulier (Saint-Preux disait dans La Nouvelle Héloïse: «Les liaisons trop intimes entre les deux sexes ne produisent jamais que du mal», IV, 10; II, 449). La meilleure relation avec l’autre est donc son absorption – ce qui signifie aussi sa disparition. A une autre occasion, Rousseau se sert de la même image: «Lire en mangeant fut toujours ma fantaisie au défaut d’un tête-à-tête. C’est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau: c’est comme si mon livre dînait avec moi» (Confessions, VI; I, 269). Comme les plantes, les livres sont un substitut des amis; mais, d’autre part, ils entrent dans la série des brioches; est-ce aussi le destin des amis? La fusion conduit, par un chemin opposé, au même résultat que la méconnaissance: l’autre n’existe pas comme sujet à part entière; il ne se perd plus ici au milieu des choses mais disparaît en moi, il n’est plus qu‘une de mes parties. Mais revenons à Thérèse. Ce n ‘est pas d’être engloutie qui la menace: la tentative de fusion (corporelle) échoue, faut-il s’en étonne. «De quelque façon que je m’y sois pu prendre, nous [avons] toujours continué à être deux» (ibid., IX; I, 415). Or l’absence d’unité provoque chez Rousseau, on l’a vu, le sentiment du vide: une fausse

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communication et une réelle solitude. De savoir que Thérèse existe autrement qu’en lui, qu’elle a des relations avec des personnes autres que lui (par exemple sa mère à elle), fait qu’il ne la retient plus comme candidate pour le rôle de moitié fusionnant; du coup, il perd tout intérêt pour elle. «La seule idée que je n’étais pas tout pour elle faisait qu’elle n’était presque rien pour moi» (ibid.; I, 424). Une Thérèse qui se partage entre plusieurs relations, donc une Thérèse qui ne disparaît pas en lui, ne rompt pas sa solitude: c’est pourquoi il peut parler de «jouir de ma solitude avec ma bonne Thérèse et sa mère» (ibid.; I, 412). Thérèse reste auprès de lui; mais elle ne disparaît pas en lui, et elle ne devient pas non plus un sujet autonome, un interlocuteur, un «tu»; elle ne peut alors occuper qu’un place subalterne, elle est réduite à n’exister (aux veux de Rousseau), que de façon dépendante et relative: «Ce que j’avais fait pour [elle], je l’avais fait pour moi» (ibrid.; I, 419). Elle rejoint la série des plantes et des livres: «Je trouvais dans Thérèse le supplément dont j’avais besoin» (ibid.; VII; I, 332). Seulement les plantes, Rousseau les défendait contre une vision par trop instrumentale, les réduisant au seul aspect qui en elles intéresse l’homme; il n’a pas de tels scrupules pour Thérèse, qui n’est présente dans les Confessions et dans la vie qu’évoque ce livre qu‘en tant que supplément de Rousseau; à aucun moment l’auteur ne lui donne la parole. Quoi de plus éloquent à cet égard que l’évocation de ses plaisirs: «Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j’ai passé tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur» (Lettres à Malesherbes, III; I, 1139). Thérèse, réduite du reste à sa fonction: «ma gouvernante», vient en tête des animaux domestiques, et n’est plus qu’un élément de la nature, qui sert de pont entre «moi seul» et Dieu. L’exemple de Thérèse (mais il n’est pas le seul) illustre donc une variante significative de la communication restreinte, parce qu’elle dit la vérité des relations aux personnes réelles: elle consiste à les transformer en non-personnes, objets ou instruments. Pour vivre dans la «solitude», Rousseau doit refuser aux des statuts semblables à celui qu’il s’accorde à lui-même; autrement dit, le prix de sa «solitude» est l’acceptation de l’inégalité entre les êtres. Ces restrictions successivement apportées à la communication de dessinent en creux l’activité typique du solitaire. Prenons les deux premiers aménagements: celui qui préfère l’imaginaire au réel et l’écriture à la parole est, clairement, un écrivain. Mais dans quel genre écrit-il? Ce ne sera pas un roman. Il est vrai que Rousseau en a écrit un; mais ce n’est pas un hasard si les lecteurs d’aujourd’hui y cherchent les idées et les passions de Rousseau, plutôt que celles de ses personnages: l’autonomie dont ceux-ci disposent est fort réduite. Or le roman (le vrai) repose sur la reconnaissance de plusieurs subjectivités. Rousseau n’ignore pas cette particularité de La Nouvelle Héloïse, et, dans l’Entretien sur les romans, destiné à lui servir de préface, il l’évoque en ces termes: «Il faut que les écrits faits pour les solitaires parlent la langue des solitaires» (II, 22), ce qui veut dire qu’à la pluralité fondatrice du roman il faut substituer l’unicité d’un ton, d ‘un style, d’un monde: «Tout ce qui l’approche doit lui ressembler; tous ses amis ne doivent avoir qu’un ton» (ibid.; II, 28). Ce ne sont donc pas des romans qu’écrira le solitaire. Ses œuvres doivent partager certains traits avec le roman: on prendra comme héros des individus particuliers, non la

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collectivité ou des notions abstraites personnifiées; on racontera des événements non pour en tirer une leçon, mais pour les goûter dans leur singularité. C’est ici que les deux autres restriction de la communication nous viennent en aide: ce sera un genre où les «autres» ne sont présents que dans la mesure où ils sont nécessaires au sujet qui parle et qui raconte; à leur carence suppléera la description de la nature. On ne peut plus se tromper: il s’agit de l’autobiographie, dont Rousseau a inventé la forme moderne. Il lui faut cette inégalité de traitement entre les autres et soi; et il écrit au début des Confessions: «Je sens mon cœur et je connais les hommes» (I; I, 5): tous sont des objets à connaître , «je» est le seul sujet: «J’écris moins l’histoire de ces événements en eux-mêmes que celle de l’état de mon âme, à mesure qu’ils sont arrivés» (Ebauches des Confessions; I, 1150). Alors que l’écriture de traités politiques n’était nullement une obligation pour le citoyen, la rédaction d’une autobiographie est l’action toute naturelle, presque inévitable, de l’individu solitaire. La vie de Rousseau, pendant ses quinze dernières années, se confond donc avec l’acte autobiographique; il remarque lui-même: «Mon livre si je le continue doit naturellement finir quand j’approcherai de la fin de ma vie» (Ebauches des Rêveries; I, 1165); mais cette fin elle-même est-elle autre chose que la fin du livre? Pour l’autobiographe, la sincérité est une qualité absolue, quelle que soit la teneur de ce qu’on va dire; autrement dit, la référence aux valeurs transcendantes est éliminée par une subjectivité qui n’est retenue par rien. «Si ce sentiment est en moi, pourquoi le cacherai-je? […] Il ne faut pas corriger les hommes de parler sincèrement d’eux-mêmes’ (Mon portrait; I, 1122). Les Confessions racontent souvent ce plaisir intrinsèque que trouve l’autobiographe dans l ‘acte de se dire – et plus encore de s’écrire -; voici pourquoi Rousseau s’adonnera à l’activité autobiographique. «J’aime trop à parler de moi» (Lettres à Malesherbes, III; I, 1142). C’est l ‘acte autosuffisant par excellence: «En me disant, j’ai joui; je jouis encore» (Art de jouir; I, 1174). L’autre n’a pas plus de chance dans le rôle de lecteur qu’il n’en avait entant que personnage: «Je sais bien que le lecteur n’a besoin de savoir tout cela; mais j’ai besoin, moi, de le lui dire» (Confessions, I; I, 21). Tel est du moins le programme officiel du genre. Rousseau fait souvent comme si la seul règle de l’autobiographie était celle-là même qu’imposent de nos jours les psychanalystes à leurs clients: tout dire. «Ebauches des Confessions; I, 1153). «Portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité» (Confessions, préambule; I, 3). «Me montrer tout entier au public» (ibid., II; I, 59). Le langage de l’autobiographe serait transparent, pur médiateur de la totalité de l’expérience, qui remplirait d’elle-même les pages du livre. Rousseau sait pourtant que tout dire est impossible, car le vécu est inépuisable; il sait aussi qu’il faut choisir un langage parmi d’autres, car les mots ne s’imposent pas d’eux-mêmes: il n’y a pas de langage naturel. «Il faudrait pour ce que j’ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet: car quel ton, quel style prendre?» (Ebauches des Confessions; In 1153). Quand il s’y met, Rousseau identifie avec perspicacité les caractéristiques du genre: «En me livrant à la fois au souvenir de l’impression reçue et au sentiment présent je peindrai doublement l’état de mon âme, savoir au moment où l’événement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit; mon style […] fera lui-même partie de mon histoire» (ibid.; I, 1154). Mais de telles remarques «professionnelles» trahissent un souci du lecteur et une attention pour la forme qui ne correspondent plus au simple projet de

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tout dire. Dans la préface abandonnée aux Confessions, Rousseau adressait à Montaigne le reproche de ne pas s’être conformé à cette règle unique: « Montaigne se peint ressemblant mais de profil» (ibid.; I, 1150). Réfléchissant avec le recul à ses propres Confessions, il admet qu’il y avait dans cette écriture autant d’imagination que de vérité, qu’il embellissait tel moment et omettait tel autre, qu’il obéissait à la vraisemblance, et non à la vérité: «Je disais les choses que j’avais oubliées comme il me semblait qu’elles avaient dû être» (Rêveries, IV; I, 1035). Il admet donc avec humilité qu’il n’a pas forcément fait mieux que Montaigne: «Quelquefois sans y songer par un mouvement involontaire j’ai caché le côté difforme en me peignant de profil» (ibid.; I, 1036). Ne serait- ce pas que tout portrait, quel qu’il soit, est toujours de profil? L’autobiographie n’obéit pas à la règle du tout dire, et elle ne saurait le faire; pas plus qu’elle ne se soucie du seul moi du narrateur: l’acte autobiographique reste un acte de langage, qui est toujours appel vers un autrui. L’individu solitaire ne vit pas vraiment seul; mais il peut traiter les autre comme s’ils n’existaient pas, ou ne comptaient pas. L’autobiographe, dernier avatar de cet individu, ne peut davantage se contenter de se dire: il fait de la littérature, et il s’adresse aux autres; mais il peut afficher ce projet, et s’enorgueillir de le faire. Une certaine mauvaise foi est inhérente donc au genre même de l’autobiographie moderne (tel qu’il est conçu par Rousseau), et non seulement à certaines de ses réalisations.

SOUS-MODULE 33-C. La quête du soi. Mais même la solitude n’est pas suffisante: au mieux, elle ne permet d ‘écarter que les autres visibles à l’extérieur de nous. Or, le moi de l’individu possède, en soi intérieur, bien des ingrédients qui ne lui appartiennent pas en propre. Si donc on a fait de la solitude son idéal, il faut soumettre ce moi à une analyse qui permette d ‘en écarter tout apport extérieur et de n’en laisser que ce qui n’est qu’à lui: appelons cette partie le soi. Telle est l’expérience rapportée dans le dernier écrit de Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire. Pour commencer, il faut éloigner les autres, non plus de sa vie, mais de son être. S’imaginer qu’il suffisait d’être seul pour se délivrer d’autrui, c’était en effet oublier qu’en passant par l’état de société, l’homme avait vu l’amour- de soi, passion autonome, se muer en amour-propre, passion relative, et source de toutes les autres passions. L’amour-propre, ce sont les autres en nous; et c’est aussi la racine de tous nos maux: elle «n’est pas dans les êtres qui nous sont étrangers, elle est en nous- mêmes, et c’est là qu’il faut travailler pour l’arrache tout à fait» (Rêveries, VIII; I, 1078). Telle est l’épreuve à laquelle il faut se soumettre, tel est le prix qu’il faut payer si l’on veut que l’«homme naturel», idéal de l’individu solitaire, devienne synonyme de l’«homme de la nature», c’est-à-dire d’avant la société. Or c’est cela, la nouvelle aspiration de Rousseau: que «je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle» (ibid., II; I, 1002). Il multipliera donc les formules solipsistes: «Je jouis de moi-même’ (ibid., VIII; I, 1084), «je m’étais enlacé de moi-même» (ibid., V; I, 1042), «je me nourris il est vrai de ma propre substance mais elle ne s’épuise pas et je me suffis à moi-même» (ibid., VIII; I, 1075). Cet écrit même n’est pas destiné à dissiper les malentendus, à disculper son auteur, à redresser son image, bref il n’est pas adressé aux autres, comme l’étaient les Confessions et les Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques); il s’agit désormais de «converser avec mon âme» (ibid., I; I, 999), et la différence

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avec Montaigne, là perdue, resurgit ici: «Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien: car il n’écrivait ses essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi» (ibid.; I, 1001). On écarte d’abord les autres personnes vivantes, on obtient la solitude. On élimine ensuite les autres intériorisés, et l’amour-propre redevient amour de soi. Mais même cela ne suffit pas. Il faut maintenant se libérer de l’emprise des objets qui nous entourent, et donc de ce qui nous rattache à eux: la sensation. Rousseau connaît le plaisir de la contemplation, qui le conduit à s’identifier aux objets perçus, à se confondre avec le «système des êtres» (ibid., VII; I, 1066). Mais ces extases nous font encore trop dépendre du monde extérieur; il faut supprimer la contemplation et éliminer les objets: les impressions même légères doivent s’effacer pour qu’on entre dans un état nouveau, la rêverie. «J’oubliais la botanique et les plantes […]et je me suis mis à rêver plus à mon aise» (ibid.; I, 1071). Pour se mettre en état de rêverie, un véritable apprentissage est nécessaire: seule y conduit une certaine technique, qui permet d’orienter le corps et l’esprit dans la bonne direction. Les conditions idéales se trouvent réunies lorsqu’on est à égale distance su repos absolu et du mouvement brusque: «un mouvement uniforme et modéré sans secousses ni intervalles» (ibrid., V; I, 1047) est ce qui convient les mieux; ainsi, une barque à la dérive, bercée par le flux et le reflux. Mais; à un degré moindre, la promenade conduit au même but, et aussi l’évocation des rêveries antérieures. «En voulant me rappeler tant de douces rêveries, au lieu de les décrire, j’y retombais. C’est un état que son souvenir ramène» (ibid., II; I, 1003). Mais que découvre-t-on, un fois les autres écartés au dehors comme en dedans, une fois la sensation des objets mise en veilleuse? En quoi consiste la part de moi qui lui suis la plus propre? Au fond de l’être on trouve le sentiment de l’existence. C’est la Cinquième promenade qui nous permet de l’apercevoir de plus près. C’est un état de repos et de quiétude, un état hors du temps, que décrit au mieux l’énumération, ni plaisir ni peine, ni désir ni crainte, ni objets ni sensations. Ayant ainsi fait le vide, le sujet ni sensations, son bonheur «ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir» (ibrid., V; I, 1046). «De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que c’est «état dure on se suffit à soi-même comme Dieu» (ibid.; I, 1047). La quête est parvenue ici à sa fin. Après avoir tout éliminé, par un remarquable travail de neutralisation et d’introspection, l’homme découvre son fond. Mais ce fond n’est à proprement parler rien, et le sujet coïncide alors avec le prédicat, dans une parfaite tautologie: le soi, c’est justement l’existence même de ce soi; rien d’autre; d’où cet aboutissement au repos et à la paix. Rousseau, qui a cherché plus intensément qu’ «aucun autre homme» ce qui constitue, dit-il, «la nature et la destination de mon être» (ibid., III; I, 1012), a fin par découvrir que sa nature consistait, justement, à se chercher; le point d’arrivée est dans le mouvement de la course. Alors, la quête devient intransitive et se transforme en rêverie; l’homme autosuffisant est semblable à Dieu, mais son existence équivaut maintenant à l’inexistence, au repos radical; plus rien ne le sépare de la mort.

SOUS-MODULE 33-D. Telle est donc la seconde voie qui s’offre à l’homme: pour se relever de la chute dans laquelle l’a précipité l’était social,

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l’homme doit embrasser l’idée de la solitude. Mais, à formuler explicitement cette thèse, on la rend contestable – du point de vue qui est celui de Rousseau lui-même. On pouvait se demander (et les critiques de Rousseau n’ont pas manqué de le faire) si un «état de nature» où l’homme était dépouillé, était une bonne construction de l’esprit. Mais il ne s’agissait après tout d’une construction abstraite, qui permettait à Rousseau de formuler et d’organiser ses idées. Les choses changent cependant de façon radicale lorsque nous passons du côte de l’idéal, à situer dans un futur proche, et non plus dans un passé mythique. On se rappelle que, selon Rousseau lui-même, les hommes sont tous passés à l’état de société; et que les retours en arrière sont impossibles. Comment peut-on alors ériger en idéal la solitude, avec son corollaire, la suppression de la société? Rousseau sait tout cela. Mais il ne le dit pas clairement. C’est à de demander parfois s’il n’entretient pas la confusion, se refusant d’admettre cet état des choses. Comment s’expliquer autrement qu’il désigne par la même expression, «l’homme naturel», deux entités aussi différentes que l’homme passé et l’homme futur (même si l’une peut se calquer sur l ‘autre)? Le souci d’emporter l’adhésion prime ici sur celui de la clarté. Une ambiguïté comparable frappe le mot de «société» et ses dérivés. Ce mot participe de deux oppositions autonomes, nature-société et solitude-société; or Rousseau fait comme s’il s’agissait toujours du même sens du mot, et il peut donc charger la société-contraire-à-la-solitude de tous les maux qui caractérisent la société-contraire-à-la-nature. Il est pourtant clair que, dans la perspective même de Rousseau, la solitude et son contraire la société sont toutes deux postérieures à la chute dans l’état de société, et étrangères à l’état de nature; il est par conséquent injuste d’accabler la société de ce dont souffre également son contraire, la solitude. La « nature » même; et, pour ce qui nous concerne, une communication semble s’être établie entre le sens «origine» du mot nature, et son sens «forêt». Lorsqu’il évoque, dans les Confessions, la conception du Discours sur l’inégalité, Rousseau nous montre la jonction en train de se faire: «Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps dont je traçais fièrement l’histoire» (VIII; I, 388). L’état de nature était donc peint d’après l’expérience de la forêt, et l’homme des bois, bien nommé, pouvait participer des deux. La nature-forêt a prêté, dans un premier temps, certains de ses traits à la nature-origine; c’est d’autre plus facilement qu’on pourra, dans un deuxième temps, retrouver l’origine rêvée dans la forêt réelle et identifier l’imaginaire «homme de la nature» avec le solitaire promeneur sylvestre, amateur d’herboristerie. Rousseau est un penseur si intense et si rigoureux qu ‘on ne peut le supposer dupe de ces homonymies et de ces ambiguïtés. Pour qu’il les transmette dans ses écrits, il a fallu qu’un motif puissant ait détourné pendant quelque temps la vigilance de sa pensée. Or ce motif existe, et il est justement de nature à aveugler provisoirement celui qui en subit l’action: c’est que, pendant la période autobiographique de sa vie, cet idéal opposé au citoyen, c’était lui-même. Il s’en est longuement expliqué dans les Dialogues: il s’y désigne comme «l’homme de la nature» (II; I, 851 et III; I, 939) et il établit une équivalence entre lui-même et «la nature primitive de l’homme» (II; I, 850). «En un mot, comme j ‘ai trouvé dans ses livres l’homme de la nature, j’ai trouvé dans lui l’homme de ses livres» (ibrid.; I, 866). «D’où le peintre et l’apologiste de la nature aujourd’hui si défigurée et si calomniée peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur? Il l’a décrite comme il se sentait lui-même» (ibid., III; I,

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936). Voilà ce qui permet d’établir la continuité entre les écrits doctrinaux de Rousseau et ses écrits intimes; voilà ce qui autorise –plus même: oblige – à se tourner vers ses œuvres autobiographiques quand on veut connaître mieux l’une des voies de l’homme qu’il a tracées, celle de l’individu solitaire. Continuité revendiquée par Rousseau lui-même: «Son système peut être faux; mais en le développant il s’est peint lui-même au vrai d’une façon si caractéristique et si sûre qu’il est impossible de m’y tromper» (ibid.; I, 934). Ayant décidé que l’homme de la nature devait lui ressembler, Rousseau s’est retrouvé à la fois juge et partie; du coup, il n’a pas toujours su rester impartial; celui qui joue sur les deux sens de «nature», de «société», ou d’«homme naturel» est par trop intéressé dans l’issue du débat. Rousseau pèche ici par un défaut symétrique et inverse par rapport à celui qu’il diagnostique chez ses amis-ennemis, les «philosophes»: ceux-ci défendent des doctrines qu’ils ne se soucient nullement d’illustrer par leur propre vie; c’est l’irresponsabilité de l’intellectuel moderne. Rousseau, lui, voudrait qu’il y ait continuité entre dire et faire, entre idéal et réalité, ce en quoi il a raison; mais il va plus loin: il fait coïncider l’un avec l’autre, et donc peint l’idéal d’après le réel, puisque c’est sa vie même et son être, tels qu’ils sont qu jour le jour, qui lui servent de modèle. Il sait pourtant très bien qu’une telle réduction soit inadmissible: «Il faut savoir ce qui doit être pour bien juger ce qui est» (Émile, V; IV, 836 – 836). Il faut condamner l’hypocrisie (ou le cynisme, ou l’inconscience) des «philosophes»; il n’est pas nécessaire pour autant d’embrasser le parti adverse et d’éliminer toute distance entre idéal et réel: continuité ne veut pas dire coïncidence, l’idéal peut orienter la vie sans pour autant se confondre avec elle. Quoi qu’il en soit, la solitude radicale ne saurait constituer un idéal pour l’homme, pour la simple raison qu’elle est impossible. Ce que Rousseau nous présente sous le nom de solitude, ce sont deux expériences complémentaires, celle de la communication restreinte et celle de la quête de soi. La communication restreinte n’est pas la solitude, on l’a vu. Et comment un écrivain, un homme qui passe sa vie à manipuler les mots qui lui viennent des autres, pour aboutir à des constructions nouvelles encore destinées aux autres, pourrait-il être une incarnation du solitaire? IL est en communication constante avec les autres – communication médiatisée, certes, mais néanmoins intense. Or qu’est Rousseau sinon un écrivain, que fait-il d’autre au cours de sa vie? Non seulement il couvre des milliers de pages; mais il sait que par-là s’établit une communication particulièrement solitude, que même la mort ne pourra interrompre; d’où le souci qu’il a de sa réputation, de l’opinion de ses lecteurs futurs, tout au long de la période autobiographique, et même aux pires moments de sa misanthropie. «Je consentirais sans peine à ne point exister dans la mémoire des hommes, mais je ne puis consentir, je l’avoue, à y rester diffamé […]. Je ne puis regarder comme une chose indifférente aux hommes le rétablissement de ma mémoire» (Dialogues, III; I, 953). Est-ce un vrai solitaire, celui qui confie ses manuscrits à des personnes sûres, qui leur donne des instructions précises sur la marche qu‘elles auront à suivre, qui multiplie les copies et les précautions? Comme nous tous, Rousseau voudrait qu’on l’aime. Il voudrait vivre avec les autres. Mais le destin ne lui a pas été favorable. Deux facteurs se sont ligués contre lui (dans une proportion dont l’établissement contexte): l’hostilité que provoque une personnalité aussi extraordinaire, et son propre caractère soupçonneux. Alors, il se replie sur des «suppléments»: l’écriture, l’évasion dans l’imaginaire, la nature végétale, les

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personnes réduites au rôle d’instrument ou d’objet. Mais à tout instant, nous le savons maintenant, il sait que le substitut ne vaut pas l’original. Or c’est ce substitut que Rousseau se trouve amené à ériger en idéal, à la suite de sa décision de peindre l’homme naturel d‘après lui-même. Et c’est ici que sa proposition n’est plus défendable. Ce qui fournissait un modèle légitime à la recherche autobiographique ne saurait devenir, sans autre forme de procès, une voie pour l’homme, un idéal commun: celui-ci doit répondre à des critères autres que le hasard qui fait qu’on est comme ceci plutôt que comme cela, et qu’on a le courage de le dire. Envisagés de ce point de vue, les «suppléments» pratiqués par Rousseau sont de valeur inégale: si la préférence pour la solitude, pour l’évasion dans l’imaginaire, pour l’écriture sont des comportements moralement neutres, et relèvent de la liberté (du droit) de l’individu, il n’en va pas de même de la dépersonnalisation des êtres; or, c’est elle qui définit les rapports de Rousseau avec les individus qui l’entourent? Réduire les autres à n’être que des dépendances de soi; leur refuser le statut de sujet à part entière, c’est renoncer à l’égalité entre les hommes. L’égoïsme est peut-être le destin de l’individu; il ne saurait en être l’idéal. Quant à la quête de soi, il est difficile de présenter la dérive du bateau sur la surface de lac comme une des voies de l’homme. Mais cette quête s’accompagne d’une hiérarchisation des valeurs, qu’on peut contester. L’individu solitaire, abandonnant tout référence aux autres, renonce par là même à toute vertu, qu’elle soit «civique» ou «humanitaire». Rousseau n’y voit pas d’inconvénient, au contraire: «L’instinct de la nature est […] certainement plus sûr que la loi de la vertu» (ibid., II; I, 864). Il suffit de laisser parler en nous la bonté naturelle les résultats seront les mêmes, voire supérieurs à ceux qu’on aurait obtenus grâce à la vertu. Mais la bonté même est-elle suffisamment intérieure à l’homme? Après s’être scruté attentivement, Rousseau doit renoncer aux aspirations à la bonté, et se contenter du bonheur que lui procure la simple satisfaction de ses désirs. «Dans la situation où me voilà, je n’ai plus d’autre règle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. […] La sagesse même veut qu’en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce qui me flatte […] sans autre règle que ma fantaisie» (Rêveries, VII; I, 1060). Rousseau voudrait voir dans cette attitude «grande sagesse et même grande vertu» (ibid.; I, 1061). Mais rien ne vient à l’appui de cette prétention. L’individu peut être heureux à se livrer sans contrainte à ses penchants; il ne saurait revendiquer pour lui ces autres qualificatifs, sans avoir au préalable modifié le sens des mots. Rousseau a bien changé depuis ces pages des Confessions où il condamnait cette même doctrine, attribuée (probablement avec justesse) à Diderot: «Savoir, que l’unique devoir de l’homme est de suivre en tout les penchants de son cœur» (IX; I, 468). Le gouverneur d’Emile nous avait déjà mis en garde contre toute tentative pour fonder la conduite sur la seule intensité du plaisir: «Celui qui n’est que bon ne demeure tel qu’autant qu’il a du plaisir à l’être, la bonté se brise et périt sous le choc des passions humaines; l’homme qui n’est que bon n’est bon que pour lui» (Émile, V; IV, 818). «Apprends-moi donc à quel crime s’arrête celui qui n’a de lois que les vœux de son cœur, et ne sait résister à rien de ce qu’il désire?» (ibid., IV, 817). Avec sa clairvoyance habituelle, Rousseau envisage dans ces phrases un chemin qui nous est bien familier aujourd’hui, celui auquel est destiné l’homme machine désirante; et il en indique aussitôt les dangers. C’est pourtant la voie dans laquelle s’engage le solitaire des Rêveries, une voie qui

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mène qu-delà du bien et du mal, dans un culte de l’intensité de l’expérience. Il y aurait quelque niaiserie à reprocher à Rousseau son manque de moralité. Ce serait oublier, de plus, que les Rêveries, justement, ne s’adressent pas aux autres et ne décrivent pas un idéal; quant à Rousseau lui-même, il s’est suffisamment expliqué sur les circonstances exceptionnelles qui l’ont amené à ces choix. On pourrait partir de là pour interroger le statut de tout ce qu’il nous apprend sur la voie de l’individu solitaire. Mettons de côte l’assimilation de l’idéal à la vie de l’auteur lui-même. Il reste alors, d’une part, la description d’un mode de vie qui n’est après tout qu’un pis-aller; et d’autre part, l’exemple d’un homme qui n’a pas trouvé le bonheur. Rousseau a exploré dans le détail la logique des conduites qui incarnent cette voie; il n’en a fait un idéal que dans un mouvement d’apologie personnelle. Contre sa propre volonté peut-être, mais certainement pas à son insu, il montre que la voie de l’individu solitaire ne conduit pas au bonheur, et il s’abstient de nous la vanter. De tous les écrivains du XVIIIe siècle, Rousseau n'est pas seulement le plus philosophe. Il est aussi, en matière d'art, le plus complet. Non celui qui fit preuve du plus de goût ni du plus d'esprit: laissons ce privilège à Voltaire. Mais le seul à avoir inscrit son œuvre sur trois grands registres: un art de la sensation, qui traduit exactement la fraîcheur des choses et de la nature; un art du sentiment, avec toutes les ressources de la rhétorique, de l'éloquence et du lyrisme; un art du raisonnement enfin, où le paradoxe ne fait que conduire à la victoire de la rigueur.

MODÈLE 4. ⇒ VOLTAIRE. Une intelligence féconde et spirituelle, un philosophe et poète, un adversaire insatisfait des plusieurs injustices que sa patrie a souffert, un combattant pour tous ces idéaux qui sont encore en actualité. Il s’agit de Voltaire, l’un des les représentants typiques et les plus influents des Lumières, c’est-à-dire de ce courant littéraire et philosophique qui a traversé le XVIIIe siècle dans tous les pays de l’Europe, comme une expression des aspirations bourgeoises contre les seigneurs et l’absolutisme royal. → Un écrivain domine le siècle. L’incarne-t-il? Qu’il soit un siècle qui finit, c’est incontestable. Que Rousseau soit un siècle qui commence, un romantique ne pouvait pas ne pas le proclamer. Voltaire tient par toute sa formation, par son goût au classicisme et au Grand Siècle; ses admirations vont à Boileau, à Racine comme à Virgile et à Horace; il n’a que défiance pour le sentiment, pour l’exaltation de la passion, aversion pour ce que représentent Shakespeare ou Jean-Jacques. Mais le même homme a été fêté en 1778 comme la représentant de la littérature française, comme le symbole de aspirations les plus ardents du peuple français à la liberté et au changement; et, en transférant ses restes au Panthéon, la Constituante reconnaît en lui un des pères spirituels du nouveau régime. → Sa vie est sa meilleure œuvre. → Etapes et dimensions biographiques: éducation humaniste et mondaine (1704-1710); premier séjour à la Bastille (1717); le poète mondain (1718-1726); nouveau séjour a la Bastille (1726); les leçons de l’Angleterre; Cirey (1734-1744); l’expérience des Cours royales (1744-1755); les Délices (1755-1760); le „Patriarche de Ferney” (1760-1778); «l’Aubergiste de l’Europe»; «le Seigneur de village»; retour à Paris (1778) → De 1704 à 1711, François-Marie Arouet étudie chez les jésuites, au collège Louis-le-Grand. De ce haut lieu des humanités, il gardera une imprégnation classique, le goût du latin, la connaissance scolaire des lois de la poésie et de la tragédie. En 1717, il séjourne onze mois à la Bastille. Sitôt sorti de la Bastille, il peut faire jouer une tragédie, Œdipe (novembre 1718). C’est un triomphe: sujet

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traditionnel, mais assaisonné de sentences piquantes dans le ton de l’époque. Arouet disparaît, Voltaire est né par anagramme de Arouet l(e) J(eune). Il fait jouer Artémise, Marianne, l’Indiscret; il écrit l’Épître à Julie et l’Épître à Uranie, l’Essai sur les guerres civiles. Mais dans le même temps, il court de château en château. En exil: il part pour l’Angleterre au début de mai 1726. Il va y rester jusqu’à la fin de 1728. Swift, Pope, Gay, Berkeley, Clark lui enseignent un art et une pensée bien différents de ce qui a cours en France. Il assiste à des représentations des tragédies de Shakespeare. La nouveauté des tragédies de Voltaire jouées de 1720 à 1735 est incontestable: Brutus (1730), la Mort de César (1735). Voltaire ose écrire une tragédie sans amour, purement politique. Ériphyle (1732) se souvient d’Hamlet: un spectre paraît sur la scène. Adélaïde du Guesclin (1734) est un sujet moderne; l’auteur a l’audace de faire retentir le canon. La postérité n’a jugé digne d’être retenue que Zaïre (1731), autre sujet moderne; il se situe à l’époque des royaumes francs de Palestine. Toutes ces nouveautés restent timides parce que Voltaire ne change rien au cadre de la tragédie racinienne, à ses unités, à ses cinq actes en vers. → Œuvre satirique avant tout, les Lettres philosophiques n’exposent les religions, les institutions, la pensée anglaises que pour railler ou même démolir, directement, le catholicisme, la monarchie absolue, le cartésianisme. Le décousu apparent des sujets, procédé typiquement voltairien, dissimule une des constantes de la pensée de Voltaire: la liberté comme bien suprême dans tous les domaines, ceux de la religion comme du commerce, de la littérature comme du gouvernement. La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant. La liberté religieuse, obtenue par l’équilibre des multiples sectes obligées de se tolérer, a pour conséquence la paix religieuse et la paix civile. Car les guerres ont été le plus souvent, et c’est un thème favori de la pensée voltairienne, provoquées par le fanatisme. La liberté philosophique se traduit par la pensée de Bacon, Locke, Newton, qui refusent les problèmes métaphysiques insolubles. Dans la vingt-cinquième lettre, consacrée aux „Pensées de M. Pascal”, Voltaire, en opposition aux analyses pascaliennes, celles d’un christianisme rigoriste, dresse l’image de l’homme civilisé, fait pur la société de ses semblables, content des avantages que procure le progrès, refusant la chimère d’un homme différent de ce qu’il est dans la création, ignorant le péché originel, actif et bienfaisant et non replié sur soi dans la méditation de son salut. → Il reste cependant avant tout homme de théâtre. Sans renoncer à l’inspiration moderne, il abandonne la manière shakespearienne. Alzire (1736) est la tragédie de la tolérance en Amérique indo-espagnole, Mahomet (1741) celle du fanatisme. En 1743 il revient, pour rivaliser avec Crébillon, à la tradition racinienne avec Mérope. La poésie, il ne la conçoit plus que comme support de la philosophie. En 1736 son poème du Mondain fait l’éloge provocant de la vie moderne, du luxe, d’une manière de vivre épicurienne. C’est la thèse des Lettres philosophiques. Mais ce sont surtout les Discours sur l’homme (1738) qui, en alexandrins didactiques, exposent une sagesse épicurienne soutenue par l’optimisme leibnizien. Voltaire y soutient la liberté de l’homme contre les partisans de la nécessité, l’impossibilité de répondre aux problèmes métaphysiques, place la vertu dans l’amour des hommes et la bienfaisance (mot que vient de créer l’abbé de Saint-Pierre), et le but de l’homme dans le bonheur. → A Berlin il polissait des Épîtres à Frédéric et aussi un Poème sur la loi naturelle (1756). Il y exprime ce déisme tolérant qui est sa pensée

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la plus constante en matière de religion: il existe dans tous les temps et dans tous le pays une morale identique, indépendante de toute religion révélée. Les persécutions sont l’effet de l’oubli de la loi de Dieu. Le Dictionnaire portatif, qui sera l’arsenal le plus varié et le plus riche de la lutte anti-religieuse, est conçu à Berlin. Le chef-d’œuvre de cette époque est Micromégas (1752). Le voyage sur terre de l’habitant de Sirius en compagnie du nain de Saturne. → En décembre 1754, il arrive à Genève. Il fait l’acquisition du comté de Tournay, petite enclave française sur le lac de Genève. Puis, un peu au nord de Tournay, et toujours en terre français, il achète Ferney. Il continue à écrire des tragédies, l’Orphelin de la Chine, Tancrède, qui sont jouées à Paris et aux « Délices »; des poésies (le Poème sur le désastre de Lisbonne, 1755). La rupture avec la métaphysique optimiste de Pope et de Leibniz est cette fois totale. Les Voyages de Scarmentado puis Candide (1759) sont dans la même ligne. Selon le procédé déjà utilisé dans Zadig, Voltaire lance ses héros dans le vaste monde. Ils ressemblent fort à Voltaire. C’est une sorte d’éducation sentimentale et philosophique que subit Candide à la poursuite de Cunégonde à travers l’Allemagne, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne, toute l’Amérique de Sud, la France, Venise, Constantinople enfin. De naïf admirateur des théories leibniziennes, que lui ressasse son maître Pangloss, Candide, instruit par tous les aspects de la misère humaine – la guerre stupide et féroce, les diverse formes de l’intolérance religieuse, l’Inquisition notamment, les ridicules préjugés nobiliaires, la violence et le meurtre, l’esclavage, sans parler des maux naturels, tremblement de terre à Lisbonne, maladies – en vient avec sa chère Cunégonde et ses amis à une sagesse et un art de vivre loin de la politique et des questions métaphysiques. Le pessimisme de Voltaire atteint sa perfection dans Candide. Candide épouse une Cunégonde violée, devenue laide et maigre. L’ironie imprime un récit une alacrité qui emporte tout dans un mouvement perpétuel, donnant l’illusion de la gaieté. Après tout, on ne meurt pas dans ce roman: les gens tués sont „mal tués” et ressuscitent de façon burlesque. Enfin, l’apologue du derviche laisse subsister un élément d’ordre dans ce chaos que paraît être la vie sur terre. Avec Candide, Voltaire a écrit son chef-d’œuvre. Un pamphlet où il a condensé l’essentiel de sa pensée. → En 1756 paraît l’Essai sur l’Histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations en sept volumes; l’ouvrage, encore complété, prend son titre définitif en 1759: Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. La documentation n’a pas la solidité de celle du Siècle de Louis XIV. Bref, l’Europe garde sa place privilégiée. Mais l’effort pur élargir les perspectives est indéniable. Fidèle à la relativité qu’il a soutenue ailleurs, Voltaire insiste volontiers sur ce que l’Europe doit à l’Orient, ce que les Gaulois doivent aux peuples méridionaux. L’originalité de l’Essai sur les moeurs: la place faite à la civilisation aux dépens des guerres, des conquêtes, des héros. Les découvertes techniques, les progrès du confort, les relations entre les arts et la richesse matérielle, voilà, chez ce contemporain de l’Encyclopédie, l’apport vraiment neuf à la conception de l’histoire. Alors que Voltaire condamne les superstitions, le dogmatisme et l’ignorance du Moyen Age, il se plaît à relever les découvertes utiles. → En 1761 Voltaire s'installe définitivement à Ferney. C'est ce „trou” qui va devenir le centre intellectuel de l'Europe pendant dix-sept ans, grâce à un vieillard de soixante-dix ans, qui, toujours malade, toujours mourant, a plus de vitalité que jamais, et va remplir le monde de sa correspondance et de son agitation. Sa popularité grandissante n’est par due à la littérature. Il est

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devenu le défenseur des victimes de toutes les injustices, Ferney le refuge de ceux qui attendent de lui la liberté ou l’honneur. Ferney, c’est aussi la littérature engagée dans le combat quotidien. Maintes allusions et intentions prennent le pas et commandent toute l’œuvre, considérable, de l’écrivain. Il continue d’écrire des tragédies, mais imprégnées de philosophie, véritables pièces à thèse parfois, de l’Orphelin de la Chine (1755) aux Lois de Minos (1772), en passant par Tancrède, les Scythes, Olympie, les Guèbres. L’histoire le passionne toujours, et l’Essai sur les mœurs ne cesse de s’enrichir. Là aussi la thèse commande la rédaction de l’œuvre: l’Histoire de Russie sous Pierre le Grand est une exaltation de l’œuvre civilisatrice du tzar, tandis que le Siècle de Louis XIV et l’Histoire du parlement mettent en lumière erreurs judiciaires et faiblesse politique de la France. Le Commentaire sur le théâtre de Pierre Corneille, entrepris en 1761 pour accompagner l’édition des pièces de Corneille, alors qu’il devait glorifier Corneille, le purisme et le goût étroit de Voltaire le conduisent à une critique vétilleuse de la langue. Sa conception du progrès de la tragédie dont le sommet est atteint par Racine l’empêche d’attribuer à Corneille sa véritable originalité historique. Mais il y a cependant des aperçus très fins sur la technique théâtrale et une admiration sans réserve pour les moments sublimes de ces tragédies.

MODULE 1. COORDONNÉES DE L’ESPRIT VOLTAIRIEN. Voltaire est un auteur bref qui a laissé une œuvre immense. C'est Beuchot qui, à partir de 1828, a établi le texte des Œuvres complétes; Moland n'a ajouté à cette „vulgate” que quelques milliers de lettres. Desnoiresterres a raconté en 8 volumes la vie de Voltaire. Bengesco a débrouillé le dédale de ses éditions. Mais tout ces instruments ont aujourd'hui vieilli. La dernière édition des Œuvres complétes, par Moland, remonte à près d'un siècle. Une nouvelle édition, par les soins du centre voltairien d'Oxford, la Voltaire Foundation, est en cours de publication (notices et notes en français et en anglais). Soixante-quatre volumes ont paru. D'autre part les principales œuvres peuvent être lues en éditions critiques, notamment: Candide par A. Morize (1913) et R. Pomeau (1959), les Lettres philosophiques par G. Lanson (1909, rééd.1964), Zadig par G. Ascoli (1929, rééd.1962), l'Ingénu par W. R. Jones (1936), le Traité de métaphisique par H. Temple Patterson (1937, réimpression 1957), Micromégas par I. O. Wade (1950), le Taureau blanc par R. Pomeau (1957), les Lettres d'Amabed par A. Jovicevich (1961), la Mort de César par A. - M. Rousseau (1964), la Diatribe du docteur Akakia par Ch.Fleischauer (1964) et par J. Tuffet (1967), l'Histoire de la Guerre de 1741 par J. Maurens (1971), La Défense de mon oncle par J. M. Moureaux (1978). Les principales œuvres de Voltaire historien ont été publiées, avec des introductions et un choix étendu de variantes, par R. Pomeau: les Œuvres historiques (Histoire de Charles XII, Siècle de Louis XIV, Précis du siècle de Louis XV, et annexes) dans la Bibliothèque de la Pléiade (1957); l'Essai sur les mœurs aux éditions Garnier (1963). → Le Voltaire de Lanson (1906) n'a guère vieilli; les essais subséquents l'ont complété plutôt que remplacé. Voltaire apparaît sous d'autres éclairages dans The Spirit of Voltaire de Norman L. Torrey (New York, 1938), dans Voltaire, l'homme et l'œuvre de Raymond Naves (Paris, 1942), dans Voltaire l'impétueux d'André Delattre (1957), dans le Voltaire de Th. Besterman (1969). L'histoire posthume de Voltaire continue. Il reste légitime de poser des questions, toujours actuelles: Qui fut Voltaire? Qu'a- t-il à dire aux hommes d'aujourd'hui? L'esprit voltairien a pénétré

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peu ou prou tous les esprits. La tolérance religieuse est une conquête définitive, qui ne sera pas remise en question. A l'époque romantique, le doute voltairien subsiste pourtant dans des âmes nullement voltairiennes. Quelles sont donc les leçons de Voltaire celles que l’on peut entendre encore aujourd’hui? Notons d’abord sa lutte en faveur de la tolérance et de la justice, entamée du façon particulièrement violente dans la dernière période de sa vie, après la publication de Candide en 1759. Notons ensuite son combat contre la torture: en 1763, dans son Traité sur la tolérance, il reprend à son compte certaines phrases de Montaigne sur le même sujet, prouvant que deux siècles d’histoire n’ont pas atténué la cruauté des hommes. N’en serait-il pas de même de nos jours? Alain ne manque pas de noter: « La barbarie est près de nous, et chez les plus instruits sans l'excuse des passions (…), la torture est un vice inhérent au pouvoir. » N’est-ce que ce qu’on lit dans Candide, quand l’officier de l’Inquisition arrête Pangloss et son élève, l’âme tranquille, vu qu’il ne fait qu'obéir à un ordre venu « des sages du pays »? Derrière quelle excuse se sont réfugiés les criminels nazis sinon celle de l’obéissance aveugle aux autorités? Mais il est un thème voltairien plus proche encore de notre époque, quoiqu’il n’apparaisse dans l’oeuvre que sporadiquement: c’est le sentiment de l’absurde. Par son étymologie, le mot rend compte de la discordance entre l’homme et le monde. Tout est chaotique, privé de sens et de valeurs stables auquelles se raccrocher. Quelle différence entre la métaphore, à la fin du Candide, de sa Hautesse se souciant peu des souris qui sont dans son vaisseau, et celle dans En attendant Godot, de ces deux déchets humains abandonnés dans un désert d’Éden où le seul arbre n’a plus ni feuille ni fruit? Bien sûr, il y a loin de la résignation tranquille de dénouement voltairien à l’éternel commencement tragique de la pièce de Beckett. Le «il faut cultiver notre jardin» annoncerait plutôt le «il faut imaginer Sisyphe heureux» de Camus: la reconnaissance instinctive du caractère derisoire de la vie, du caractère insensé de cette agitation quotidienne des hommes. «Cent fois je voulus me tuer, raconte la vieille à Candide et à ses amis, mais j'aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un des nos penchants les plus funestes: car y a-t-il rien de plus sot (…) d'avoir son être en horreur et de tenir à son être?» Voltaire s’est-il réellement débarrassé des interrogations métaphysiques? Cette intuition de l’absurde,Voltaire ne l’a pourtant pas poussée jusqu’à élaborer un système philosophique comme le feront les penseurs du XXe siècle. Il reste trop aliené à son époque pour oser quitter la factuel au profit d’une quelconque théorie. C’est sans doute là ce qui, le laissant toujours contemporain, l’empêche cependant d’être résolument moderne.

MODULE 2. HISTOIRE DES IDÉES VOLTAIRIENNES. Voltaire est un polémiste: sa pensée s’affirme plus souvent dans la controverse que dans des exposés didactiques; de là ce caractère fragmentaire et satirique. Durant une cinquantaine d’années, il n’a guère varié dans ses idées essentielles et l’on peut dire qu’il a indiqué les éléments d’une réforme positive de la société. → Il s’est occupé de métaphysique, mais pour combattre les métaphysiciens et leurs spéculations: attributs et vraie nature de Dieu, origine du monde et de la vie, existence et immortalité de l’âme, rapports de l’âme et du corps, origine du mal, destinée de l’homme, toutes ces questions dépassent notre intelligence. C’est ignorer les limites de notre nature que de prétendre résoudre ces problèmes sur lesquels les philosophes ne sont jamais d’accord: mieux vaut nous en tenir au doute et, comme

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Locke, nous tourner vers le monde physique que nous connaissons par nos sens. → Romans, traites historiques, poèmes et même tragédies, toute son œuvre touche aux questions religieuses. Elles occupent une place de choix dans les Lettres Philosophiques, les Dialogues Philosophiques, le Traité sur la Tolerance, le Dictionnaire Philosophique. Pour Voltaire philosophie signifie libre penseé. Seule la « philosophie » peut favoriser l’esprit de tolérance, et Voltaire s’y emploie de toutes ses forces. → En insistant sur l’incertitude de nos croyances, il nous invite à tolérer, par humilité, celles des autres hommes aussi persuadés que nous de détenir la vérité. Il raille les disputes théologiques, ramène à des futilités matérielles les différences entre les religions, afin de souligner leur accord profond sur l’essentiel et l’absurdité des persécutions mutuelles. → Considérant que les hommes sont naturellement libres et égaux, Voltaire a fait à maintes reprises l’éloge de la démocratie; mais, comme Rousseau, il ne la croit applicable qu’aux petits États. En homme pratique, il s’intéresse surtout aux réformes urgentes et immédiatement réalisables en France, pays monarchique. Il ne croit pas au droit divin, mais il a rêvé d’un despote éclairé qui rendrait ses peuples heureux. C’est le régime constitutionnel anglais qui aurait ses préférences, car il garantit la liberté et limite le pouvoir royal, contrôlé par les élites sociales. → Ne croyant ni à la bonté primitive de l’homme ni à la chute originelle, Voltaire consideré l’être humain comme «passable», à l’image du monde qu’il habite. Il n’attend rien de la Providence, et, comme l’au-delà reste pour nous un mystère, il nous invite à organiser notre bonheur terrestre avec les moyens à notre portée. Il combat au premier rang pour un idéal de civilisation. → Admirant la législation anglaise qui assure la justice et la liberté, «le premier des biens», Voltaire revendique la liberté des personnes, par l’abolition du servage et de l’esclavage, la liberté individuelle par la suppression des lettres de cachet et l’institution d’une sorte d’habeas corpus, la libre disposition pour chacun de ses biens et de son travail, la liberté de parler et d’écrire, et la liberté de conscience. Il admet qu’en France le catholicisme soit la religion de l’État, mais à condition qu’il respecte la loi civile et que le clergé ne jouisse d’aucun privilège en matière d’impôt; pour les protestants, il revendique la liberté du culte et l’égalité des droits civiques. → Pour Voltaire, le luxe est la consécration même de la civilisation: «le superflu, chose très nécessaire» rend heureux les hommes qui en jouissent et améliore la vie des autres, en stimulant l’industrie, l’agriculture, le commerce. Son programme économique repose sur l’ideé que le commerce, sourse du bien-être et de la prospérité générale, fait la force et la richesse des nations. → L’agriculture, «le premier des arts nécessaire», doit être libérée par une série de réformes. → La civilisation trouve son couronnement dans les beaux-arts et l’activité intellectuelle: les arts adoucissent les mœurs, «les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent». Sans doute, «il y a peu d’êtres pensants», et Voltaire n’a que mépris pour «la canaille» qui vit dans l’ignorance et la superstition; néanmoins, il ne renonce pas à instruire «la partie saine du peuple», et il compte sur l’élite éclairée pour conduire la société à sa plus grande perfection. → Voltaire est un polémiste: sa pensée s’affirme plus souvent dans la controverse que dans des exposés didactiques; de là ce caractère fragmentaire et satirique. Durant une cinquantaine d’années, il n’a guère varié dans ses idées essentielles et l’on peut dire qu’il a indiqué les éléments d’une réforme positive de la société. → Il s’est occupé de métaphysique, mais pour combattre les

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métaphysiciens et leurs spéculations: attributs et vraie nature de Dieu, origine du monde et de la vie, existence et immortalité de l’âme, rapports de l’âme et du corps, origine du mal, destinée de l’homme, toutes ces questions dépassent notre intelligence. C’est ignorer les limites de notre nature que de prétendre résoudre ces problèmes sur lesquels les philosophes ne sont jamais d’accord: mieux vaut nous en tenir au doute et, comme Locke, nous tourner vers le monde physique que nous connaissons par nos sens. → Romans, traites historiques, poèmes et même tragédies, toute son œuvre touche aux questions religieuses. Elles occupent une place de choix dans les Lettres Philosophiques, les Dialogues Philosophiques, le Traité sur la Tolerance, le Dictionnaire Philosophique. Pour Voltaire philosophie signifie libre penseé. Seule la «philosophie» peut favoriser l’esprit de tolérance, et Voltaire s’y emploie de toutes ses forces. → En insistant sur l’incertitude de nos croyances, il nous invite à tolérer, par humilité, celles des autres hommes aussi persuadés que nous de détenir la vérité. Il raille les disputes théologiques, ramène à des futilités matérielles les différences entre les religions, afin de souligner leur accord profond sur l’essentiel et l’absurdité des persécutions mutuelles. → Considérant que les hommes sont naturellement libres et égaux, Voltaire a fait à maintes reprises l’éloge de la démocratie; mais, comme Rousseau, il ne la croit applicable qu’aux petits États. En homme pratique, il s’intéresse surtout aux réformes urgentes et immédiatement réalisables en France, pays monarchique. Il ne croit pas au droit divin, mais il a rêvé d’un despote éclairé qui rendrait ses peuples heureux. C’est le régime constitutionnel anglais qui aurait ses préférences, car il garantit la liberté et limite le pouvoir royal, contrôlé par les élites sociales. → Ne croyant ni à la bonté primitive de l’homme ni à la chute originelle, Voltaire consideré l’être humain comme «passable», à l’image du monde qu’il habite. Il n’attend rien de la Providence, et, comme l’au-delà reste pour nous un mystère, il nous invite à organiser notre bonheur terrestre avec les moyens à notre portée. Il combat au premier rang pour un idéal de civilisation. → Admirant la législation anglaise qui assure la justice et la liberté, «le premier des biens», Voltaire revendique la liberté des personnes, par l’abolition du servage et de l’esclavage, la liberté individuelle par la suppression des lettres de cachet et l’institution d’une sorte d’habeas corpus, la libre disposition pour chacun de ses biens et de son travail, la liberté de parler et d’écrire, et la liberté de conscience. Il admet qu’en France le catholicisme soit la religion de l’État, mais à condition qu’il respecte la loi civile et que le clergé ne jouisse d’aucun privilège en matière d’impôt; pour les protestants, il revendique la liberté du culte et l’égalité des droits civiques. → Pour Voltaire, le luxe est la consécration même de la civilisation: «le superflu, chose très nécessaire» rend heureux les hommes qui en jouissent et améliore la vie des autres, en stimulant l’industrie, l’agriculture, le commerce. Son programme économique repose sur l’ideé que le commerce, sourse du bien-être et de la prospérité générale, fait la force et la richesse des nations. → L’agriculture, «le premier des arts nécessaire», doit être libérée par une série de réformes. → La civilisation trouve son couronnement dans les beaux-arts et l’activité intellectuelle: les arts adoucissent les mœurs, «les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent». Sans doute , «il y a peu d’êtres pensants», et Voltaire n’a que mépris pour «la canaille» qui vit dans l’ignorance et la superstition; néanmoins, il ne renonce pas à

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instruire «la partie saine du peuple», et il compte sur l’élite éclairée pour conduire la société à sa plus grande perfection.

MODULE 3. AXES DU DISCOURS. Les Lettres anglaises (1734). Bien qu’elles n’apportent rien d’absolument nouveau sur l’Angleterre, les Lettres Anglaises sont au XVIIIe siècle un livre capital par l’esprit philosophique qui en fait l’unité, et par la leçon qui s’en dégage. → (i) une œuvre de propagande: elle montre les bienfaits de la liberté, du point de vue religieux, politique, philosophique, scientifique et littéraire; de cette liberté résultent l’amélioration de la vie et le progrés des lumières. La plupart des idées qui seront chères au philosophe de Ferney y sont déjà. → (ii) une œuvre satirique: une critique permanente, directe ou déguisée, de la société française, avec son intolérance, son despotisme, ses privilèges et ses préjugés; l’auteur ne voulait pas seulement philosopher mais suggérer des réformes. → La XXVe Lettre Sur les Pensées de Pascal révélait la portée profonde du livre: en réaction contre les bases théologiques et chrétiennes de la société française, Voltaire proposait une notion purement humaine et laïque du bonheur terrestre. → Jusqu’à la veille de sa mort (Dernières remarques, 1777) Voltaire s’attaque à Pascal comme à son adversaire direct. Il voit en lui un fanatique intellectuel qui égare l’homme dans la métaphysique et le dégoûte de la vie terrestre. pascal considérait le «divertissement», qui nous détourne de la méditation, comme «la plus grande de nos misères». Pour Voltaire au contraire l’action est la source du bonheur humain → Dans la Lettre XII, il fait l’éloge de Bacon, «le père de la philosophie expérimentale» et, dans la Lettre XIII, il expose la philosophie de Locke qu’il place bien au-dessus de celle de Descartes. → Les Lettres XVIII et XXIV concernent la tragédie (Shakespeare), la comédie, les poètes (Pope), les Académies. Voltaire admire Shakespeare mais est déconcerté, dans son goût classique, par les bizarreries d’Othello et de Hamlet. → Voltaire a déjà écrit une Lettre sur les inconvénients du métier d’homme de lettres (1732) et revendiqué dans sa Lettre à un premier commis (1733) la liberté d’expression pour les écrivains tracassés inutilement par la censure. Le voici qui proclame «la considération qu’on doit aux gens de lettres» (Lettre XXIII). ⇒ Le Mondain (1736) reflète une conception de la vie et de la civilisation déjà perceptible dans les Lettres Anglaises. S’opposant à Fénelon et par avance à Rousseau, l’épicurien chante le luxe et bien-être, la jouissance terrestre étant le seul bonheur positif à notre portée. ⇒ Réfugié à Sceaux, le courtisan déçu de Versailles inaugure avec Zadig (1747) la veine des contes philosophiques à la manière anglaise. C’est le genre voltairien par excellence: Zadig (1747), Babouc (1748), Micromégas (1756), Candide (1759), Jeannot et Colin (1764), l’Ingénu (1767), L’Homme aux quarante écus (1768), La Princesse de Babylone (1768). → Dans chaque roman le thème central revient comme un leitmotiv: Zadig révèle les caprices de la Destinée et pose le problème de la Providence, Micromégas illustre la relativité universelle, Candide est une satire de l’Optimisme, L’Ingénu s’attaque à l’hypocrisie sociale, L’Homme aux quarante écus traite de questions économiques. → Cette revue des thèmes voltairiens se fait d’habitude à propos d’un voyage et des aventures mouvementées d’un héros; l’enquête sur les idées se double ainsi d’une enquête sur les sociétés. La leçon qui s’en dégage est toujours la même: scepticisme envers la Providence, rôle prépondérant du hasard, médiocrité de l’homme, absurdité des religions, méfaits du fanatisme. → Le récit ne traîne

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jamais: les épisodes dramatiques, les dialogues s’enchaînent avec aisance. L’auteur aime dépayser le lecteur par un exotisme léger et par des aventures merveilleuses. Ses personnages sont de rapides croquis, des marionnettes vues de l’extérieur dont les gestes un peu mécaniques provoquent le rire, mais qui finissent par incarner des idées et devenir des types humains. La verve pittoresque du conteur, l’esprit et l’humour l’ironie sont une fête pour l’intelligence. → Zadig (1747): la satire des rois inconstants, des courtisans avides et pervers, des prêtres fanatiques, constitue l’amère leçon de Versailles. On y retrouve aussi le «philosophe» des Lettres Anglaises, méditant sur la destinée et sceptique à l’égard de la Providence. ⇒ Micromégas (1752): conçu dès 1739, Micromégas rappele le Gulliver de Swift (1726) ou le Gargantua de Rabelais, et s’inspire aussi de Fontenelle. Ce petit roman traite de manière plaisante le thème de la relativité universelle: vanité des spéculations métaphysiques; et, même dans le domaine scientifique, idée que notre connaissance, loin d’épuiser la réalité, reste toujours relative.

MODULE 4. LA MÉTHODE HISTORIQUE. Avant Voltaire, l’histoire est représentée par des mémorialistes, des compilateurs sans méthode critique, des philosophes, des théologiens. Toutefois avec Bayle et Fontenelle se précisent des exigences critique, et Fénelon définit les notions d’impartialité et de couleur historique. Enfin Montesquieu inaugure la philosophie de l’histoire. Voltaire a sans cesse élargi le champ de sa curiosité: son Charles XII (1731) est l’histoire d’un roi, le Siècle de Louis XIV (1751) celle d’une nation, l’Essai sur les Mœurs (1756) est une histoire du monde. → La méthode historique. Le Siècle de Louis XIV est l’œuvre d’un philosophe autant que d’un historien, et l’Essai sur les Mœurs a tout le parti pris d’une œuvre de propagande. Néanmoins Voltaire a contribué à créer la nation de science historique. → Dans le Supplément au Siècle de Louis XIV, il s’élève contre les portraits de fantaisie et les fausses harangues de l’histoire traditionnelle; il se refuse à «mettre son imagination à la place des réalités». Pour lui, «un fait vaut mieux que cent antithèses»: pendant plus de vingt ans il s’est livré à la chasse aux documents: il harcèle de questions les témoins directs, compagnons de Charles XII ou courtisans de Louis XIV; il interroge Sully, Vendôme, Villars, le neveu de Fénelon, les protestants réfugiés en Hollande; il compulse les archives; il dépouille 200 volumes de mémoires, des lettres, un nombre considérable de gros ouvrages. → L’historien est «comptable de la vérité» aux hommes de tous les pays. → L’historien sera un artiste en même temps qu’un savant: son récit ne doit jamais ennuyer. Voltaire compare l’histoire à la tragédie. Son Charles XII, chef-d’œuvre de l’histoire narrative, se lit parfois comme un roman; ces qualités dramatiques se retrouvent dans maint épisode militaire et dans la composition d’ensemble du Siècle ou de l’Essai. → Comme le Charles XII, la Ie partie du Siècle de Louis XIV respecte la tradition des récits militaires; mais dans la seconde partie Voltaire va innover, en étudiant le gouvernement intérieur, la justice, le commerce, la police, les lois, l’armée, la marine, les finances, la vie religieuse, et surtout les sciences et les arts. L’Essai comptera presque autant de chapitres sur les mœurs, les institutions, les arts et l’esprit des peuples que sur les événements politiques et militaires.→ Cet élargissement du champ de l’histoire conduit Voltaire à modifier l’optique traditionnelle: «J’aimerais mieux des détails sur Racine et Despréaux, sur Quinault, Lulli, Molière, Le Brun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc., que sur la bataille de Steinkerque.» → Charles XII n’était qu’un héros; Louis XIV intéresse

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désormais Voltaire parce que c’est un «grand homme» qui a encouragé la civilisation et les arts: le Siècle sera conçu plus tard comme l’aboutissement de l’Essai sur les Mœurs.→ Pour suivre les étapes de la civilisation, Voltaire délaisse le rêcit chronologique et peint, en de vastes fresques, la vie matérielle et intellectuelle des peuples à chaque siècle. Dans l’Essai sur les Mœurs, par une série de synthèses à des moments bien choisis, il veut amener le lecteur à «juger par lui-même de l’extinction, de la renaissance et des progrès de l’esprit humain». → Son histoire concerne non seulement l’Europe mais encore la Chine, l’Inde, le Japon, l’Amérique. Sur ces pays lointains son information se trouve souvent en défaut; mais il a contribué à faire sentir la diversité des civilisations. De même, il a voulu mettre en lumière le caractère original de chaque époque, amorçant ainsi le courant pittoresque qui aboutira à la couleur locale. → Ainsi conçue, l’histoire est liée aux idées de l’auteur. → Pour Voltaire, il n’est pas de Providence organisatrice: c’est le hasard qui domine l’histoire. Des causes infimes expliquent les plus grands événements. Les hommes interviennent surtout par leurs passions mesquines, leurs ambitions: leur histoire est «un ramas de crimes, de folies et de malheurs». → Cependant Voltaire croit discerner, dans l’ensemble, une sorte de tendance diffuse vers la civilisation. Le hasard favorise parfois l’action des grands hommes qui contribuent au progrès. Quand, par bonheur, comme sous Louis XIV, un monarque protège ces grands hommes, alors on voit éclore un «Siècle» où l’humanité tend vers la civilisation idéale. Malheureusement le progrès n’est pas continu: il y a parfois des régressions, des retours à la barbarie. → Néanmoins le Siècle de Louis XIV et l’Essai sur les Mœurs se terminent sur des paroles d’espoir. Ne croyant pas au péché originel, Voltaire croit à la possibilité de réaliser sur la terre une société heureuse. Le siècle de Louis XIV a été terni par le fanatisme; mais au siècle de l’Encyclopédie, le progrès des «lumières» annonce une civilisation plus parfaite, unissant aux progrès artistiques et sociaux du règne précédent la philosophie libératrice du XVIIIe siècle.

MODULE 5. LE SIÈCLE DE LOUIS XIV. Conçu vers 1712, publié en 1751, complété jusqu’en 1756, le Siècle de Louis XIV repose sur un immense labeur de documentation. C’est, encore aujourd’hui, un livre important pour l’étude du XVIIe siècle. L’intention primitive était de critiquer indirectement le règne de Louis XV en glorifiant le siècle de Louis XIV, «le plus éclaire qui fut jamais ». Par un parti pris contestable, Voltaire ne compte en effet dans l’histoire du monde que quatre grands Siècle, «où les arts ont été perfectionnés et qui, servant d’époque à la grandeur de l’esprit humain, sont „l’exemple de la postérité»: les siècle de Périclès, d’Auguste, des Médicis, et de Louis XIV. C’est à l’apopogie de ce dernier que tendent les 34 premiers chapitres de l’ouvrage. → «Tout commençait à tendre tellement à la perfection…» s’écrie Voltaire dans le chapitre XXIX (Du Gouvernement intérieur). Après l’histoire diplomatique et militaire, le philosophe s’est attaché en effet à mettre en lumière ce qui, pour lui, constitue la vraie grandeur du règne de Louis XIV: les progrès de la justice, du commerce, de l’industrie, de la police, de la marine, des finances, des beaux-arts. C’est par là que ce siècle doit servir de modèle pour réaliser le bonheur de l’homme. Partout apparaît l’idée du despotisme éclairé, facteur essentiel du progrès; cette thèse entraîne même Voltaire à embellir son tableau du Grand Siècle. → Après les tableaux du gouvernement intérieur viennent quatre chapitres sur les Sciences et les Beaux-arts en France et en Europe.

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Du chap. 32 où Voltaire passe en revue tous les écrivains du XVIIe siècle, on peut détacher les remarques sur la tragédie. Complétés par ceux qui sont cités en note, ces jugements donnent une idée du goût étroitement classique de Voltaire et de sa critique littéraire. Pour Voltaire, les arts sont le magnifique aboutissement, la consécration d’une civilisation: leur épanouissement, supposant la paix intérieure et la prospérité matérielle, est directement lié à l’œuvre bienfaisante d’un gouvernement éclairé. A leur tour les beaux-arts, et particulièrement le théâtre, affinent les mœurs et concourent par leur action civilisatrice à la perfection de la société.

MODULE 6. Avec Candide ou l’Optimisme, Voltaire réplique à Rousseau (Lettre sur la Providence), et surtout aux philosophes optimistes disciples de Leibnitz et de Wolf. → Aux spéculations sur l’origine et la signification du mal, il répond par une accumulation de faits. Chaque chapitre découvre une forme nouvelle du mal: mal métaphysique, naufrages, tremblements de terre; mal venant des hommes, de leur violence (guerre, fanatisme, esclavage), de leur ruse et de leur fourberie. → Dans sa Conclusion, Voltaire propose une solution de morale pratique: la retraite du paysan turc, qui offre ainsi moins de prise aux méchants, et surtout le travail, source de progrès matériels et moraux qui rendront les hommes plus heureux. → Le philosophe a transposé dans ce roman sa propre expérience: sa naïveté de jeune homme, ses voyages, la maturation de son esprit, la retraite aux Délices et à Ferney où il allait «cultiver son jardin». → La formule est à interpréter non dans le sens d’un repliement sur soi-même, mais dans le sens le plus largement social et humain: le jardin qu’il nous invite à fertiliser, c’est le monde. ⇒ Candide porte à sa perfection l’art du roman philosophique. L’intention polémique y est plus sensible que dans Zadig; néanmoins le conteur sait ramener le lecteur à l’idée centrale sans lui infliger de démonstration. Par l’animation du récit, l’alternance des moments de bonheur et de malheur, la diversité des aventures et de leurs cadres exotiques, il sait voiler sous la variété et le burlesque de la narration la monotonie de la thèse. → Il y a autour de Candide toute une escorte de personnages principaux: Pangloss, Martin, Cacambo. → Candide lui-même présente un caractère plus riche au point de vue psychologique: il est timide et, par ricochet, colérique: sa personnalité s’affirme peu à peu: romanesque et inconsistant au début, il finit par acquérir de la volonté et du sens pratique. Enfin, c’est dans Candide qu’il faudrait étudier toutes les nuances de l’ironie voltairienne, instrument incomparable pour déconcerter le lecteur vulgaire et communier à demi-mot, d’intelligence à intelligence, avec cette aristocratie de l’esprit dont Voltaire a tant recherché la sympathie.

MODULE 7. CRITIQUE DE LA JUSTICE ET DE LA MORALE. Dans le Dictionnaire Philosophique (1764), les Dialogues, le Commentaire sur les délits et les peines (1766), l’Essai sur la probabilité en fait de justice (1772), Voltaire dénonce les vices de la justice de son temps. Les juges qui achètent leurs charges n’offrent pas toutes garanties d’intelligence, de compétence, d’impartialité. Ils se contentent de présomptions, de convictions personnelles. Voltaire voudrait qu’avant de condamner un homme on ait fait la preuve complète de sa culpabilité, que tout jugement s’accompagne des motifs qui le justifient, et que les peines soient proportionnées aux délits. → Le Dictionnaire Philosophique portatif ou La Raison par alphabet (1764) est devenu un ensemble de 614 articles quand les éditeurs y

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ont inséré ceux des Questions sur l’Encyclopédie (1771-1773) et de l’Opinion par alphabet. Il y a des articles d’esthétique et de critique littéraire: Anciens et Modernes, Art dramatique, Beau, Épopée, Goût, Histoire; de philosophie: Ame, Aristote, Athéisme, Bien, Tout est bien, Blé, Causes finales, Homme, Nature, Philosophie; de critique religieuse: Abbaye, Abraham, Alcoran, Apôtres, Catéchismes, Dieu, Dogmes, Martyrs, Prières, Religion; de critique politique et sociale: Certitude, Démocratie, Égalité, Esclaves, Fertilisation, Guerre, Impôts, Lois, Torture, Patrie. → Voltaire croyait cette formule du «Portatif» mieux adaptée à la lutte philosophique que les gros volumes de l’Encyclopédie. Beaucoup d’articles, d’une variété extrême, tant pour les sujets que pour la forme et le ton, ramènent aux thèmes préférés de la propagande voltairienne: superstition, fanatisme, erreurs judiciaires, injustice sociale. ⇒ Pour éclairer les lecteurs sur la vraie religion, Voltaire les transporte volontiers dans l’au-delà, au moment du jugement dernier. On retrouve dans l’article Dogmes (paru en 1765) l’essentiel de sa doctrine: ce qui compte, ce ne sont pas les dogmes ou les rites qui varient avec les religions, ce sont les actes vertueux sur lesquels les hommes sont d’accord: «La morale est une, elle vient de Dieu; les dogmes sont différents, ils viennent de nous» (Du Juste et de l’Injuste). Cet article en forme d’apologue est remarquable par la variété du ton, tantôt plein de fantaiste, tantôt empreint d’une noble gravité, parfois désinvolte et goguenard, parfois indigné jusqu’à l’éloquence pour condamner les horreurs du fanatisme. Presque tout l’article Homme (Questions sur l’Encyclopédie, 1771) est une satire des idées de Rousseau sur l’état de nature. Voltaire vient de soutenir que loin d’être fait pour la solitude l’homme est fait pour vivre en sociéte; «loin que le besoin de la société ait dégradé l’homme, c’est l’éloignement de la société qui le dégrade». Voltaire réfute le tableau idyllique de l’homme à l’état de nature selon Rousseau. Entraîné par la polémique ou par une expérience plus amère du monde, il considère la condition humaine d’un œil moins optimiste qu’au temps des Lettres Anglaises.

MODULE 8. NOSTALGIE DE LA TRAGÉDIE CLASSIQUE. Crébillon (11674-1762), au début de siècle, essaya de renouveler la tragédie en créant une impression d’honneur par des scènes atroces; dans Atrée et Thyeste(1707), Atrée fait boire à Thyeste le sang de son fils qu’il vient d’égorger. «Corneille, disait Crébillon, avait pris le ciel, Racine la terre; il ne me restait plus que l’enfer». → A partir d’Œdipe (1718), c’est Voltaire qui devient pour le public le seul grand tragique. → Cinquante-deux: c’est le nombre de pièces écrites par Voltaire, alors que Corneille nous en a laissé à peine trente-trois et Racine douze. → En plus de ses médiocres comédies et ses opéras, on lui doit une vingtaine de tragédies dont les plus connues sont Zaïre (1732) et Mérope (1743). Partout où il passe, à Cirey, à Postdam, aux Délices, à Ferney, il lui faut une scène où il interprète lui-même ses rôles. Pour lui, le théâtre qui instruit, forme le goût et affine les âmes, est éminemment civilisateur. → Voltaire, admirateur du classicisme, a le goût aussi étroit que Boileau. Il est partisan des unités, de la «bienséance», de la distinction des genres, de la tragédie en vers qu’il a défendue contre La Motte. Racine, avec sa pureté, sa simplicité, son naturel représenterait pour lui la perfection s’il n’accordait trop de place á l’amour et à la galanterie. Cependant le souvenir de Shakespeare lui a dicté quelques innovations. L’Antiquité lui fournit de vastes tableaux, mais il élargit encore son inspiration. Il emprunte des sujets à l’histoire

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nationale dans Zaïre, Adélaïde du Guesclin, Tancrède, où retentissent les noms illustres de la chevalerie. Son imagination nous transporte à Jérusalem, au Pérou, à la Mecque, en Assyrie, en Chine.→ La passion est souvent reléguée au second plan, par exemple dans Mérope, drame de l’amour maternel, et dans l’Orphelin de la Chine où l’on voit l’amour maternel aux prises avec la loyauté politique.→ Enfin Voltaire a écrit des pièces où les conflits religieux provoquent des situations dramatiques. À Ferney, son théâtre devient une tribune où les idées s’expriment en maximes vigoureuses. → Les drames shakespeariens et l’Opéra français avaient révélé à Voltaire les ressources de la mise en scène. Il s’engagea dans cette voie: on vit les sénateurs en toge, les complices de Catalina, les chevaliers français; on vit apparaître un spectre dans Eriphyle, une ombre dans Sémiramis; on entendit le tonnerre, des tumultes, des fanfares, et même un coup de canon. L’exotisme des sujets invitait d’ailleurs au pittoresque: sous son impulsion, on rechercha plus de vérité dans les costumes, plus de naturel dans la diction. → En dépit de ces innovations, Voltaire paraît obsédé par la tragédie de Racine. Séduit à ses débuts par Shakespeare, il finira par le considérer comme un «sauvage ivre». Même quand il imite Othello dans Zaïre, il ne peut s’empêcher d’en atténuer les violences, de l’adapter au goût classique, aux bienséances. Telle est la faiblesse de la tragédie de Voltaire: l’incapacité de s’affranchir du moule racinien. A tout instant on retrouve les situations du théâtre classique, on croit revoir Junie, Monime, Andromaque ou Hermione, on reconnaît des hémistiches empruntés à Racine. Mais Voltaire ne pouvait rivaliser avec son modèle par la vérité et la profondeur de l’analyse. Il n’apporte guère d’innovations psychologiques, sauf peut-être, dans Mahomet, les caractères du fondateur de religion, imposteur sans scrupule, et de son instrument aveugle, le fanatique Séide, dont le nom est devenu nom commun. → Peintre médiocre du cœur féminin, Voltaire a tenté de suppléer au défaut d’analyse par l’ingéniosité des situations, et d’éveiller l’émotion par des effets scéniques. Il en vint à accorder une grande place au pathétique extérieur et à attribuer un rôle important au jeu de ses acteurs préférés. En accoutumant ainsi le public à la traduction matérielle des sentiments, aux effets mélodramatiques, aux sujets héroïque et chevaleresques, ce classique ouvrait la voie au drame romantique. Le dénouement animé de Zaïre (1732) mêle timidement à la dignité racinienne le souvenir des violences d’Othello. Un jaloux qui attend dans l’obscurité l’heure de la vengeance, une terrible méprise, une femme poignardée sous les yeux des spectateurs, tous ces effets de scéne expliquent que Voltaire soit considéré de nos jours comme un précurseur du drame romantique.

MODULE 9. UNE LECTURE PSYCHANALYTIQUE. Une lecture qui prendrait en compte les désirs inconscients préludant à toute oeuvre d’art pourrait être révélatoire de la sémantique profonde du théâtre voltairien. Or, au moment où il médite Oedipe, François-Marie ne rêve que de se défaire d’une autorité parentale étouffante et d’un frère janséniste à moitié fou. De fait, dans les années 1713-1718, le père Arouet fait tout pour dissuader son fils de devenir poète. Or, c’est quand l’autorité politique va prendre de relais du père impuissant (1717: emprisonnement à la Bastille), que le jeune insoumis va enfin écrire sa pièce et la signer d’un nom qui renie le patronyme. Faut-il ajouter, pour être persuadé d’une telle démarche, que depuis l’âge de sept ans, date de la mort de sa mère, Voltaire est persuadé d’être un bâtard? Dans cette perspective, le personnage de Philoctète prend une

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tout autre signification. Il apparaît en effet comme le double de l'auteur: le prince fuit Thèbes parce qu’il aime Jocaste, femme de Laïus. En fuyant, il s’affranchit de l’autorité du roi (figure du père) et devient, au contact de son ami fidèle, Hercule, un héros valeureux. Or, lorsqu’il revient à Thèbes, le roi Oedipe l’accuse injustement d’avoir tué Laïus et d’être la cause de la peste qui ravagge la ville. Deux images du père hantent ainsi toute la tragédie: celle du père tyran (Dieu, ou Oedipe présenté comme un roi autoritaire pour son peuple) dont Voltaire veut se défaire, et celle du héros (Hercule, Laïus, présenté, lui, comme un roi exemplaire) qu’il érige en fantasme en se disant bâtard. De même, on peut lire dans la rivalité amoureuse entre Philoctète et Oedipe celle de François-Marie et de son frère aîné Armand: la mère des deux garçons meurt en 1701, laissant le cadet à jamais jaloux de son aîné. Expliquée à la lumière de cette structure familiale, la construction de la pièce de Voltaire révèle alors, sous sa complexité apparente, une unité étonnante: Oedipe c’est l’histoire d’un cadet innocent (Philoctète-Voltaire) accusé par son aîné (Oedipe-Armand) de la mort du père, et qui finalement triomphe puisque le coupable se révèle être en fait celui qui l’accusait. Qu’un écrivain qui toute sa vie répugnera «au ridicule de parler de soi», commence sa carrière par une telle pièce ne manque pas de surprendre. De fait, Oedipe est bien un acte de naissance de Voltaire. Mais le plus étonnant est que cet affranchissement raconté par la pièce est, en 1715, celle de tout peuple français que vient de voir mourir, avec soulagement, son vieux roi-tyran, Louis XIV. Sans doute peut-on expliquer ainsi l’engouement extraordinaire du public pour la pièce lors de sa création: une sorte de reconnaissance instinctive de tout l’esprit d’un siècle dans celui de cet effronté de vingt-quatre ans.

MODULE 10. L’EPOPÉE. La Henriade (1728) consacre dix chants aux luttes religieuses qui précédèrent l’avènement d’Henri IV. Voltaire y prend des libertés avec l’histoire et y fait une large place à la philosophie: satire du fanatisme, tolérance, critique des institutions de son temps. Hanté par des réminiscences de Virgile, de Lucain, du Tasse, l’auteur abuse du merveilleux artificiel, des allégories (la Discorde, la Religion, le fanatisme), des songes et des prédictions. → Ses grands poèmes philosophiques, le Discours sur l’Homme (1738), le Poème de la Loi Naturelle (1752) et le Poème sur le Désastre de Lisbonne offrent des formules heureuses, des maximes bien frappées; parfois le ton s’élève à l’éloquence et même à une vibration qui annonce Lamartine philosophe. Mais l’ensemble paraît lourd: il y a plus de raisonnements en vers que de vraie poésie. Ses épitres morales et familières restent ses meilleurs poèmes philosophiques: admitateur de Boileau, Voltaire égale et parfois dépasse ici son modèle. → Dans Épître à Horace (1772), Voltaire jette sur son passé un regard apaisé et se flatte d’avoir trouvé dans sa retraite le secret du bonheur. Il s’adresse à Horace qui symbolise la sagesse épicurienne dans son art de savourer la vie. Mais on découvrira, par référence à Horace, Montaigne ou La Fontaine, la nuance humanitaire dont la philosophie voltairienne a teinté l’épicurisme: on y retrouve le jardin de Candide. → La poésie légère ou «fugitive» convenait à la verve malicieuse de Voltaire, à son esprit pétillant et badin. Il s’y mêle parfois une discrète mélancolie qui fait de ces œuvres gracieuses des chefs-d’œuvre de la poésie élégiaque.

MODULE 11. VARIANTES ET PERSPECTIVES COMPLÉMENTAIRES. François Marie Arouet. Ironique, sarcastique, Voltaire combat toute sa vie par

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l'esprit et les lettres, au nom de la raison, de la tolérance et de l'humanisme des Lumières. A Paris, à Londres, à Berlin ou à Ferney, le défenseur des victimes de l'arbitraire fait figure de conscience européenne, célébrée plus tard par les révolutionnaires. Il fut, au vrai, fasciné par le pouvoir - en demi-faveur auprès de Louis XV, moqué par Frédéric II, qu'il crut pouvoir conseiller - et ne sut pas toujours prendre la mesure des véritables bouleversements de son siècle: ceux des sciences exactes et humaines - de Buffon et Maupertuis à Rousseau. Sa vie n'est d'ailleurs pas exempte de contradictions: l'exilé de Paris sait très bien gérer ses biens, et le financier Voltaire fait ses affaires dans les fournitures aux armées et le commerce colonial qui scandalise Voltaire le philosophe. Impertinences et ambitions littéraires. Voltaire choisit sa filiation: si François Marie Arouet naît d'un homme très commun, un notaire, il se prétendra le fils de M. de Rochebrune, mousquetaire, officier et poète, et en félicitera sa mère, morte lorsqu'il a dix ans. L'argent du notaire lui permet néanmoins de faire de brillantes études au collège Louis-le-Grand, chez les jésuites, où ses camarades portent de grands noms. Dès 1712, il fréquente les salons littéraires et la bonne société, tout en poursuivant des études de droit. Il participe à une mission diplomatique à La Haye, mais est renvoyé à Paris en raison d'une intrigue amoureuse avec une certaine Pimpette. Le père Arouet veut alors envoyer à Saint-Domingue son turbulent cadet, lequel lui répond en écrivant une ode et une satire en vers: sa carrière, ce sera celle des lettres! On lui prête, en 1716, des vers terribles sur le Régent. A force de faire rire le Tout-Paris aux dépens de Philippe, le jeune Arouet doit s'exiler à Sully-sur-Loire, puis goûter un an le séjour de la Bastille. Sa véritable entrée sur la scène de la république des lettres se fera par une tragédie, Oedipe (1718): c'est alors qu'il prend le nom de Voltaire, et qu'il connaît le succès. Choyé, invité dans la société, pensionné, il voyage en Hollande, pays de liberté, et entend bien faire ses preuves en un autre genre noble avec la Henriade, épopée à la gloire de Henri IV et de la tolérance, dont il publie une première version en 1723 sous le titre de la Ligue. L'exil en Angleterre. Alors qu'il travaille pour la cour et qu'on le donne déjà pour un respectable auteur de comédies et de tragédies, il tourne en ridicule le chevalier de Rohan, ce qui lui vaut la bastonnade. Il pense laver son honneur par un duel, mais on l'embastille quelques jours avant de lui permettre de partir pour l'Angleterre, où il reste trente mois. Il apprend alors l'anglais et l'écrit un an plus tard (Essay upon the Civil Wars of France and also upon the Epic Poetry of the European Nations from Homer down to Milton). George II le pensionne, et, en homme d'affaires averti, Voltaire accroît considérablement sa fortune: le commerce anglais a des charmes indéniables; la philosophie et la littérature aussi: Locke, Newton, Shakespeare. Cirey, ou la retraite studieuse. Parti d'Angleterre en novembre 1728, Voltaire retrouve le tourbillon parisien en mars 1729: Brutus (1730) et Zaïre (1732), ses tragédies, sont des succès. Les obsèques de Mlle Lecouvreur, actrice dont le corps est jeté à la voirie, l'indignent: il en fait une ode. Mais surtout, il fait la connaissance d'Emilie du Châtelet, femme détestée par beaucoup parce que géomètre, philosophe, et libre. Leur liaison durera quinze ans. En 1734, la parution intempestive des Lettres philosophiques ou Lettres anglaises oblige Voltaire à se réfugier chez sa maîtresse, à Cirey, un château lorrain, où il vivra une immense aventure intellectuelle et sentimentale. Il mène une existence à la fois mondaine et studieuse, conforme à ses goûts épicuriens (Discours en vers

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sur l'homme, 1738); il écrit des lettres, par centaines, en particulier, déjà, à Frédéric II de Prusse, qu'il rencontrera en 1741 et 1743 lors de missions diplomatiques. Il provoque ses contemporains: son poème le Mondain le condamne à s'exiler un moment en Hollande. La faveur de la cour de France. Il continue son œuvre tragique, à laquelle il croit beaucoup, et d'ailleurs fort appréciée. Si Mahomet est interdit à Paris en 1742, Mérope y est joué... et adulé. Enfin, profitant de l'ascension des frères d'Argenson en politique, Voltaire gagne la faveur de la cour de France, pour laquelle il écrit; il sera nommé historiographe du roi en 1745. Académicien et gentilhomme dès l'année suivante, il gâche tout en publiant Memnon, histoire orientale, puis le Monde comme il va et Zadig, dont Memnon est une première version: c'est la disgrâce. → La mort de Mme du Châtelet précipite son départ pour Berlin, où il tente, entre 1750 et 1752, de convaincre son bouillant ami éclairé, Frédéric II, de gouverner selon ses idées. Il y écrit Micromégas et le Siècle de Louis XIV, et commence le Dictionnaire philosophique. Mais le gouvernement se marie mal avec la philosophie tolérante, et sur l'ordre de Frédéric fait brûler un pamphlet de Voltaire contre Maupertuis. Il faut quitter Berlin, en mars 1753, connaître à nouveau l'état d'arrestation, en septembre, à Francfort et par Frédéric II, puis se réfugier en Suisse, avec Mme Denis, sa maîtresse depuis 1745. Ferney, centre de l'Europe des Lumières. Le tremblement de terre de Lisbonne (1755) et les débuts de la guerre de Sept Ans (1756) sont pour Voltaire la confirmation que le monde est soumis au mal. Il essaiera bien de jouer les diplomates en négociant une paix séparée entre la France et la Prusse, mais là n'est pas sa place. Le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), l'Essai sur l'histoire générale et sur les mœurs et l'esprit des nations (1756) et la rédaction de nouveaux contes, Jeannot et Colin (1764), l'Ingénu (1767), et surtout Candide ou l'Optimisme (1759) - dont la célèbre phrase «Il faut cultiver notre jardin» résume la leçon de sagesse – lui réussissent mieux. Attaque en règle contre les conduites des tristes calvinistes suisses, l'article «Genève» de l'Encyclopédie fait scandale. Voltaire est accusé de l'avoir inspiré à d'Alembert. Rousseau lui envoie une lettre d'insultes en 1760, et il subit, au même titre que Diderot et d'Alembert, en France, une campagne sans précédent du front des antiphilosophes. Mais Voltaire est désormais invulnérable: en 1758, il a acquis Ferney, à cheval sur la frontière de la France et de la Suisse: il y a son jardin, d'où il surplombe le monde, se moque de ce qu'il veut, est visité par tous, et juge comme il lui plaît. De là aussi, il organise sa fortune, qui fait de lui l'écrivain le plus riche du 18 e siècle. → L'affaire Calas. Après avoir défendu un pasteur protestant condamné à mort, Voltaire lance, en 1762, l'affaire Calas: on avait trouvé, l'année précédente à Toulouse, Marc-Antoine Calas pendu dans son grenier. La rumeur publique assurait que ce jeune protestant, sur le point de se convertir au catholicisme, avait été tué par son père, Jean Calas; celui-ci meurt sur la roue le 9 mars 1762. Voltaire, informé du procès, organise la défense posthume et veut la réhabilitation. Il trouve des partenaires protestants et libéraux qui l'aident dans cette entreprise, soulève l'opinion nationale et internationale et finit par faire réhabiliter Calas à Paris le 9 mars 1765, à l'unanimité. Dans le Traité sur la tolérance (1763), il soutient la thèse du suicide en travaillant sur le mobile du meurtre: un père peut-il tuer son fils pour l'empêcher de se convertir sans sombrer dans le fanatisme, or tout le monde convient que Calas n'est pas un fanatique. D'autre part, les preuves sur lesquelles les juges se sont appuyés

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sont fournies par les autorités religieuses, elles-mêmes fanatiques. On voit ici le combat essentiel de Voltaire: «écraser l'infâme», lutter de toutes ses forces contre l'intolérance au nom de la religion naturelle - l'écrivain est déiste, ou théiste. Combattre «l'infâme». D'autres cas suivront (affaires Sirven, Lally-Tollendal), où il critiquera le fonctionnement de la justice et où il emploiera aussi bien des pseudonymes, comme dans l'affaire Calas, que son nom de plume: ainsi lorsque, pour avoir mutilé un crucifix, meurt exécuté avec un raffinement de cruauté - poing coupé, langue arrachée, tête tranchée - un adolescent d'Arras, le chevalier de La Barre, et qu'on brûle sur son corps un exemplaire du Dictionnaire philosophique. «L'infâme» réagit contre celui qui a expliqué qu'il est ridicule pour adorer Dieu - et Voltaire adore Dieu et combat l'athéisme - de le concevoir triple, incarné, immolé et ressuscité. Voltaire déteste qu'on dégrade Dieu ou qu'on s'en serve indûment, ce qu'on retrouve dans tous ses écrits: le Dictionnaire philosophique, à la fois sérieux et brillant, ironique, évidemment; les Questions sur l'Encyclopédie, où il fait un dernier tour des connaissances et des problèmes philosophiques qui l'intéressent, et où il entend régler son compte à l'athéisme; les contes, publiés souvent anonymement, et les lettres aussi, qui occupent la plume de «l'aubergiste de l'Europe». On se presse à Ferney, où Voltaire cultive en même temps un art consommé de propriétaire terrien et de seigneur de village. → Les derniers honneurs parisiens. Denis, la nièce amante, s'ennuie à Ferney et finit par convaincre Voltaire de revenir à Paris en février 1778. C'est un triomphe, mais une fatigue extrême au point qu'il tombe bientôt malade. Après avoir accédé aux demandes de l'Eglise et rédigé une rétractation ambiguë - «Si j'ai jamais scandalisé l'Eglise, j'en demande pardon à Dieu et à elle» - assortie d'une autre, écrite auparavant - «Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, et en détestant la superstition.» Le 30 mars, il reçoit l'hommage de l' Académie française, et la foule le porte en triomphe à la Comédie-Française pour la sixième représentation d'Irène, sa dernière tragédie. Il s'éteint au soir du 30 mai 1778, et est enterré selon les règles de l'Eglise, par les soins de son neveu, l'abbé Mignot, à l'abbaye de Scellières, dans le diocèse de Troyes, juste avant l'arrivée d'une lettre d'interdiction de l'évêque. Après la Révolution française, le 11 juillet 1791, son corps entrera en grande pompe au Panthéon, où il sera accompagné par l'immense cortège des citoyens reconnaissants, lors de la première cérémonie révolutionnaire qui se déroula sans la participation du clergé. Son épitaphe porte ces mots: «Il combattit les athées et les fanatiques. Il inspira la tolérance, il réclama les droits de l'homme contre la servitude de la féodalité. Poète, historien, philosophe, il agrandit l'esprit humain, et lui apprit à être libre.»

MODÈLE 5. ⇒ BEAUMARCHAIS. Au XVIIIe siècle, la tragédie a perdu de son attrait auprès du public. On lui reproche, avec Beaumarchais, son immoralité, vu que le héros ne saurait être capable de subir la persécution de la fatalité. Avec Fénelon, on reprouve même l’existence des passions qui l’animent. En tout cas, on ne comprend plus que les héros puissent surgir d’un autre temps, d’un autre rang que ceux auxquels appartiennent les bourgeois du XVIIIe siècle et l’on demande, avec Voltaire, que le spectacle parle d’abord aux yeux. Le genre dramatique se meurt. Le XVIIIe siècle fera peu à peu l’abandon de cette distinction des genres qui avait cours au XVIIe siècle. La tragédie cédera le pas au drame bourgeois. Un siècle plus tard, le drame romantique, qui a pour credo la liberté dans l’art, se

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soucie de mêler le rire et les larmes, le comique et le tragique et renonce presque entièrement aux fameuses règles classiques. Dans la mesure où la fatalité, quelles qu’en soient la nature et les modalités, ne cesse de peser sur la condition humaine, la lutte qui met aux prises l’homme et les forces qui agissent sur lui n’a pas pour autant cessé de se manifester: ce conflit éternel de l’homme trouve un champ d’action dans le pathétique du drame moderne, sous le mode du sérieux ou de la dérision. → La réalité qui connaissent les gens du XVIIIe siècle, selon le dramaturge Diderot, c’est la réalité bourgeoise telle qu’elle s’exprime dans les conditions ou les professions de cette période historique, et non, comme l’avait représentée Molière, au siècle précédant, dans les caractères. Ces conditions, Diderot les évoque (l’homme de lettre, le philosophe, le commerçant), pour les associer aussitôt aux relations, dont le caractère familial est flagrant. Exposer sur la scène les conflits qui mettent en cause les conditions et les relations, dans le langage même de la conversation, tel pourrait être le programme que se fixe le drame bourgeois, Diderot, avec son Père de famille (1757), Sedaine, avec son Philosophe sans le savoir (1775), Mercier, avec La Brouette du vinaigrier (1775), Beaumarchais, avec La Mère coupable (1792). ⇒ Au XVIIIe siècle, la tragédie est passée de mode. Beaumarchais lui reproche de mettre en scène des actions immorales, du fait que la fatalité prive les personnages du sentiment de leur responsabilité, et comme Diderot, il veut emprunter à la réalité quotidienne ses sujets et ses personnages. Dans La Mère coupable, l’auteur s’évertue à toucher la sensibilité pour rendre l’homme meilleur, le spectacle de la vertu étant le ressort moral et sentimental du plaisir théâtral. Ennemi des dogmes de l’esthétique classique et des règles en général, il y réclamait un théâtre simple et naturel, proche de la réalité et de la vie quotidienne de la bourgeoisie, avec des sujets capables d’éveiller l’intérêt du nouveau public et de le divertir. Beaumarchais préconisait un théâtre réaliste, rivé à l’actualité de son temps.

Il avait d’abord cultivé le genre à la mode. Son Essai sur le genre dramatique sérieux (1767) opposait à la tragédie, irréelle, sans effet sur le spectateur, le drame, dont les personnages, plus proches de nous, pouvaient nous émouvoir et nous instruire. Il écrivait lui-même deux drames: Eugénie, histoire d’une jeune fille séduite par un grand seigneur, qui finit par se repentir et épouser sa victime; et Les Deux Amis, pièce à la gloire de l’honnêteté commerciale. Comme la plupart des esprits de son temps, Beaumarchais a été tenté par ce genre sérieux, que la génération de 1760 considérait comme étant le plus apte à exprimer le monde de vie et la sensibilité de la bourgeoisie. Il se tourne alors vers une autre forme de théâtre, et compose Le Barbier de Séville. Au fond, l’œuvre dramatique de Beaumarchais se compose uniquement de deux pièces, Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro.

MODULE 1. Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile (1775), issu d’un libretto d’opéra-comique, avait tout d’abord été composé en cinq actes et représenté tel quel sur la scène de la Comédie Française le 23 février. Le sujet rappelle celui de l’École des femmes: on y voit un homme âgé séquestrer la jeune fille qu’il veut épouser, et qui, malgré ses précautions, réussit à voir le jeune homme dont elle est amoureuse; le barbon sait ce qui se passe, mais ne peut rien empêcher, et les jeunes gens se marieront. Sous ce thème banal, l’amour de deux jeunes gens qui aboutit au mariage grâce à la complicité d’un domestique et malgré la résistance farouche d’un vieux jaloux, Beaumarchais construit une pièce

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nouvelle par les idées, l’action, les personnages et le style. Mais y regardant de plus près, les personnages du Barbier apparaissent comme des êtres vivants, solidement ancrés dans leurs milieux et bien marqués par les idées de leur temps. Toute l’action de la pièce se déroule en l’espace d’une seule journée, en un tempo rapide qui conduit le spectateur de surprise en surprise et au dénouement imprévu de quatrième acte. → La pièce est d’abord une comédie d’intrigue: par son thème (l’éternel sujet du barbon dupé par de jeunes amoureux, aidés d’un valet), ainsi que par les procédés employés (déguisements successifs du comte); lettres qu’on laisse tomber, qu’on écrit en cachette, qu’on feint de laisser prendre; méprises (Bartholo s’imagine que Alonzo travaille pour lui), feintes (Rosine, sous couleur de chanter un air à la mode, dit son amour à Lindor); substitutions de personnes, etc. On y trouve également des scènes de farce (personnages déguisés, ébriété feinte, serviteurs drogués qui bâillent ou éternuent, entrée par la fenêtre, etc.); des souvenirs des pièces à vaudevilles, avec les chansons de Lindor, de Rosine ou de Bartholo lui-même. La pièce est aussi une sorte de proverbe, dont Figaro donne la clef à la fin: la précaution inutile. → La comédie est très alerte: les scènes sont nombreuses, les répliques rapides, les personnages toujours en mouvement. Les situations comiques abondent. L’ambition de Beaumarchais, clairement énoncée dans son avant-propos au Barbier de Séville qu’est La lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville, a été de faire en sorte que cette pièce, «loin de tourner en drame sérieux, devînt une comédie gaie» et même «une des plus gaie qui soient au théâtre.» Plus tard, quand il écrit sa Préface au Mariage de Figaro, destinée à l’édition de 1785, l’auteur y insiste: «Me livrant à mon gai caractère, j’ai depuis tente, dans Le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle; mais comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. ». Figaro, qui prononce la phrase: « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. », est sans doute l’instigateur de cette gaieté affichée par Beaumarchais. Or, Figaro ne manque pas, pour autant, d’évoquer les nombreux déboires dont il a été victime. Destiné à prévenir les inévitables mauvais coups du destin, le rire apparaît, dès lors, comme une mesure défensive, un excellent antidote contre l’adversité. Si les réflexions que Figaro confie au Comte ne sont pas exemptes d’âpreté, le parti pris de se montrer supérieur aux événements, compose une espèce de vision personnelle du monde, une philosophie empreinte de sagesse, que le Comte loue Figaro d’adopter pour faire échec à l’habitude du malheur. Figaro, l’héritier des meilleures traditions comiques, d’Arlequin à Scapin, peut s’adapter à tout: il projette, complique, embrouille, débrouille et finit toujours par l’emporter sur ses adversaires. Le personnage de Beaumarchais transgresse de toute évidence les limités assignées au valet traditionnel. Son comportement se fonde sur une expérience beaucoup plus vaste que les ruses habituelles de Mascarille et de Trivelin. Figaro est apothicaire, musicien, auteur comique, pamphlétaire, économiste, journaliste et, barbier par- dessus le marché. Désireux d’une condition meilleure, dégoûté de la stupidité des mœurs, des lois et des institutions, supérieurement intelligent, optimiste, mais plein d’amertume, Figaro ne capitule jamais; il devient ainsi une sorte de symbole qui incarne les aspirations des couches populaires. Il attaque tour à tour la censure et la liberté de publier, la vanité des auteurs à la mode, les préjugés des uns et la méchanceté des autres. ⇒ Comédie en cinq actes et en prose, Le Mariage de

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Figaro (1781) est la suite du Barbier de Séville (1778), et fut reçue par la société de manière contradictoire. Elle dut se partager entre une censure radicale de la part du roi Louis XVI qui la jugea «détestable», et un succès immédiat du côté du public. L'œuvre était accusée d'immoralité, mais après un court séjour en prison, l'auteur fut porté aux nues et Figaro connut un succès rare. Dans sa longue «préface» rédigée en 1785, Beaumarchais s'en prend à la «décence théâtrale» au nom de laquelle on attaque sa pièce: il parle de l'hypocrisie du «bon ton» qui, dit-il, «garrotte le génie». Figaro n'a en effet pas exactement le bon ton en question, et son génie doit beaucoup à son insolence, qui explose tout au long de la pièce. En particulier dans le très célèbre monologue de l'acte V, où l'on peut lire, entre autres phrases - proverbes, «sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur». L'intrigue est faite de situations inattendues, de retournements spectaculaires, et de dénouements ingénieux, mais Beaumarchais mène le tout avec un tel génie qu'il donne l'impression de répandre les différents aspects de sa personnalité dans le discours et la position de chacun de ses personnages, ce qui donne certainement à cette pièce son unité. Figaro, concierge au château du comte Almaviva, a emprunté dix mille francs à Marceline, femme de charge, et lui a promis de l'épouser passé le terme du remboursement. Mais Figaro veut épouser Suzanne, femme de chambre de la comtesse, et le comte, amoureux lui aussi de la jeune femme, va favoriser ce mariage d'une manière peu loyale. Il espère obtenir quelques faveurs de la jeune femme en lui promettant la dot dont elle a besoin pour épouser Figaro. Mais Suzanne rapporte à la comtesse et à son fiancé les intentions du comte. Se forme alors une liaison entre Figaro, Suzanne et la comtesse, contre le Comte et ses perfides projets. Celui-ci décide pour se venger de favoriser Marceline qui prépare un procès contre Figaro. Tel est le cadre de cette intrigue toute de renversements de situations et d'un très grand comique. La modernité et l'actualité de ce théâtre tiennent à son style direct et à l'audace des personnages, ainsi qu'à ses accents politiques très virulents, car Figaro est un très habile critique de la société et de ses injustices: «Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie […] Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus». ⇒ Dans l’histoire de la littérature française, l’apparition de Figaro marque un tournant décisif. Avec Figaro, JE, entre en scène et il ne la quittera jamais. Dans les Essais ou les Confessions, l’auteur s’exprime directement par la réflexion ou la confidence; dans Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro, il pénètre dans son œuvre par effraction, et sa présence insolite trouble le jeu. Dès lors, l’intérêt du spectateur ou du lecteur dévie, cet étranger le fascine; sans le savoir, il n’a plus d’yeux que pour lui. Sur le plateau, il y a deux Figaro, le barbier et Beaumarchais, comme dans À la recherche du temps perdu, il y a le narrateur et Proust. En 1775, cette irruption du créateur au milieu de ses personnages était scandaleuse, mais l’époque attendait ce scandale-là. Après le succès prodigieux de ces quatre textes, Beaumarchais comprit qu’il était son meilleur sujet. Pour l’écrivain, la fiction du théâtre ou du roman est une occasion de se révéler, de s’exhiber ou de passer aux aveux. Depuis Beaumarchais, les auteurs mettent volontiers bas le masque mais plus rarement sur la scène; de toute évidence, ils se sentent plus à l’aise dans le roman, qui est devenu le modèle d’expression favori des écrivains au XIXe et au XXe siècle.

MODULE 2. (PROTO)TYPES DU PERSONNAGE COMIQUE.Vif, inventif, virtuose et avide d’argent, grand manipulateur, il est un personnage traditionnel de

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la farce, cousin d’Arlequin. Mais cousin éloigné: gros, gras, un peu déformé, de tournure grotesque, il n’a rien à voir avec l’Arlequin des parades; s’il faut lui trouver une parenté, on le rapprochera de Scapin, ce qui l’emporte sur son maître. Reste que Figaro, personnage nuancé, reste dévoué au Comte, mi par intérêt, mi par respect réel. En effet, Figaro ne ménage pas son admiration pour le Comte Almaviva improvisateur de vers galants. De plus, Figaro est un personnage nettement plus dense que tous ses cousins moliéresques. Il a une biographie, une famille, une réalité certaine. Enfin et surtout, il est d’une perpétuelle bonne humeur, d’une gaieté communicative qui ne pouvait que séduire le public lassé des drames que les autres dramaturges s’efforcent à porter à la scène. Du monologue de Figaro à celui d’Ulysse, il y a un itinéraire. Dans le théâtre français, où les domestiques jouent un grand rôle, trois valets sont réellement contestataires: Sganarelle, Figaro et Ruy Blass. Sganarelle n’est pas un ridicule, la superstition n’est pas le seul trait de son caractère. Les jugements qu’il porte sur Dom Juan sont souvent justes et parfois virulents, mais il n’ose jamais d’attaquer son maître de front. Il fait le procès d’un libertin, il ne s’en prend pas à la société, bien au contraire, car il est conservateur. De plus, Sganarelle ne parle pas pour Molière qui se trouvait plutôt du coté de Dom Juan. Ruy Blass, lui, conteste sans retenue et sans prudence, mais il est moins encore l’auteur, seulement un pion sur son échiquier dramatique. Reste Figaro, entre le pusillanime Sganarelle et l’inexistant Ruy Blass. S’il appelle encore son maître Excellence ou Monseigneur, c’est pour respecter les usages, mais pour le reste, il ne garde pas ses distances, et se rapproche singulièrement pour frapper juste et fort. Almaviva n’est pas seulement le jeune seulement des circonstances, il est surtout le grand Seigneur qui suive son bon plaisir avec l’indifférence et l’insolence et l’impertinence des féodaux de la fin du XVIIIe siècle. À son tour Rosine n’est plus seulement le type de l’ingénue traditionnelle. Profitant de la leçon d’Agnès et des jeunes filles de Marivaux, elle sait être à la fois simple et dissimulée, timide et cynique, obéissante et volontaire pour conquérir son droit au bonheur. Pure, innocente, maladroite dans le mensonge, elle tirera son éveil de l’amour. Toutefois, elle a de l’éducation et de l’esprit, deux choses dont l’Agnès de Molière est dépourvue, elle est donc nettement plus farcesque que Rosine. Beaumarchais a vraiment renouvelé les personnages de la comédie traditionnelle, et ce n’est pas question ici de l’Éveillé, qui est endormi ou de la Jeunesse, qui est vieux, mais de Bazile, évidemment et surtout de Bartholo. Il est loin d’être uniquement un vieillard grotesque et accablé d’infirmités. Lucide et astucieux quand il s’agit de veiller sur Rosine, c’est un ennemi terrible pour Figaro, et il faudra le génie du barbier pour venir à bout de sa résistance. Ce bourgeois qui ne cache point l’horreur qu’il a de son siècle: «Qu’a-t-il produit pour qu’on le loue? Sottises de toute espèce: la liberté de penser, l’attraction, l’électricité, le tolérantisme, l’inoculation, le quinquina, l’Encyclopédie et les drames…» -, est bien rusé, fort psychologue, il est pour Almaviva, pour Rosine et Figaro un adversaire redoutable. Son intelligence lui permet de déjouer tous les tours, et donne à la comédie l’essentiel de sa tension. Si Almaviva ne vaut pas Don Juan, auquel il ressemble néanmoins par plus d’un trait, Bartholo a plus de jugement et de consistance que Arnolphe. 3.2.1. Le thème de l’enlèvement d’une jeune fille à un barbon est vieux comme la littérature. Plaute et Térence l’ont déjà traité. Bartholo est le personnage de farce par excellence. Le cocuage est chez lui

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une fatalité, quelque précaution qu’il prenne, d’autant qu’il accumule les défauts: édenté, pulmonaire, rhumatisant. Bartholo est le personnage inquisiteur, la méfiance est une seconde nature; tyrannique, avare.

MODÈLE 6. ⇒ MARIVAUX ou, plus exactement, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, dramaturge et romancier français. Si le «marivaudage» a longtemps été considéré comme une préciosité pédante ou futile, Marivaux, partisan des Modernes, est devenu un classique: c'est que, à travers le joyeux badinage des Silvia et des Arlequin, percent les complexités de la mécanique du cœur, et que la légèreté du dramaturge masque un profond psychologue. → Homme discret, Marivaux sut cependant porter sur son époque un regard d'une étonnante acuité. Journaliste, il scrute les comportements de ses contemporains. Romancier, il ausculte le cœur de ses personnages. Dramaturge, il orchestre le subtil jeu de la vérité et de l'amour, de l'être et de l'apparence. S'il fut à la fois taxé de réalisme outrancier (dans ses romans) et de préciosité exacerbée (dans son théâtre), c'est qu'il s'était placé au point de rupture entre les schémas classiques de représentation et une nouvelle vision de l'homme en train de s'élaborer. Du droit à la comédie-italienne. Pierre Carlet naît le 4 février 1688, à Paris. Son père, fonctionnaire de la Marine, devient en 1699 contrôleur de la Monnaie à Riom. Les revenus de cette charge permettront aux Carlet d'acheter les terres de Chamblain et de Marivaux. Pierre entre au collège des Oratoriens, où il acquiert une solide culture classique. En 1710, à vingt-deux ans, il monte à Paris pour faire ses études de droit, qu'il interrompt trois ans plus tard, après la publication d'une première comédie, le Père prudent et équitable (1712).

MODULE 1. CONTEXTES ET MENTALITÉS. Sur une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes. Remarqué par Houdar de La Motte et par Fontenelle, Pierre Carlet se met à fréquenter les journalistes du Mercure et le salon de Mme de Lambert: il rejoint ainsi le clan des Modernes, opposés aux Anciens dans une célèbre querelle, commencée dans les années 1680, et réactivée en 1714; comme toutes celles qui suivront au cours du siècle, cette polémique ne concerne pas seulement des choix esthétiques, mais s'inscrit dans un large mouvement de réflexion philosophique sur le progrès historique, sur les notions de nature et de culture, sur les autorités, littéraire ou politique. Les œuvres du jeune écrivain le situent résolument du côté des Modernes: roman psychologique et sensible avec les Effets surprenants de la sympathie (1712-1714), roman parodique avec Pharsamon ou les Folies romanesques (rédigé en 1713, publié en 1737) et la Voiture embourbée (1714), essai satirique avec le Bilboquet (1713), détournement burlesque des Anciens dans l'Homère travesti ou l'Iliade en vers burlesques (1717), et le Télémaque travesti (rédigé en 1717, publié en 1736). En 1717, son mariage avec Colombe Bollogne (qui mourra six ans plus tard) assure à celui qui signe désormais du nom de Marivaux un confort matériel suffisant pour lui permettre de se consacrer exclusivement à la littérature. Ce n'est pourtant que sous la Régence que sa carrière se jouera définitivement. En 1720, la faillite du système de John Law ruine Marivaux, qui, pour reprendre la charge de son père, décédé un an plus tôt, termine ses études de droit, et est reçu avocat au parlement de Paris en 1721. Il ne plaidera guère, car, en 1720, les comédiens-italiens remportent un vif succès avec Arlequin poli par l'amour: le dramaturge peut vivre désormais de sa plume. Durant

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une vingtaine d'années, il rédige une trentaine de pièces, dont il confie plus des deux tiers à la Comédie-Italienne. Après quelques articles publiés dans le Mercure dès 1717, il lance en 1721 un journal dont il est le seul rédacteur, le Spectateur français. Les livraisons s'échelonneront jusqu'à la création, en 1727, de l'Indigent philosophe, suivi, en 1734, du Cabinet du philosophe. Homme de théâtre, essayiste et journaliste, Marivaux apporte aussi une contribution majeure à l'histoire du roman. De 1731 à 1741, il publie les onze parties de la Vie de Marianne, et en 1734, le Paysan parvenu. A la mort de Mme de Lambert, en 1733, Marivaux fréquente un autre salon, celui de Mme de Tencin. Sa notoriété et ses appuis lui valent d'être élu à l' Académie française, en 1742, contre un rival nommé Voltaire. Durant les vingt dernières années de sa vie, il publie encore quelques comédies, qui ne sont pas représentées, prononce et publie divers discours à l'Académie, essais qui traitent de questions morales et littéraires avec une certaine distance à l'égard de la nouvelle génération des «philosophes». Lorsque Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux s'éteint, en 1763, à l'âge de soixante-quinze ans, les subtilités du marivaudage ne conviennent plus à un siècle qui se tourne alors vers le sentimentalisme du drame bourgeois, le scepticisme du roman libertin, le retour à la nature et le militantisme politique. Marivaux s'est inspiré du Spectator (1711-1714), fondé par Addison et Steele, qui connut un immense succès en Grande-Bretagne. Le Spectateur français, l'Indigent philosophe et le Cabinet du philosophe sont bien différents des journaux modernes, tels qu'ils fleuriront durant la Révolution française et au siècle suivant. Mais ces «feuilles» périodiques relèvent déjà d'une activité journalistique, au sens où elles sont le support d'un dialogue entre l'auteur et son temps, et s'adressent directement à ce qui constituera bientôt l'opinion publique. Marivaux emprunte la voix d'un philosophe, d'un «homme d'esprit» qui s'exprime librement et sans contraintes formelles, comme un nouveau Montaigne. La critique sévère de ses contemporains, surtout dans l'Indigent philosophe, rappelle parfois la satire du Neveu de Rameau de Diderot, mais le ton général est celui de la gaieté et de la délicatesse. D'une feuille à l'autre se succèdent des réflexions morales, de brefs récits romanesques, des observations sur la vie sociale, sur les femmes et l'amour ou sur des questions de métaphysique. C'est dans les journaux que Marivaux explicite son esthétique et ses exigences à l'égard des auteurs et des lecteurs: à l'instar de ses personnages, il s'agit de faire preuve de naturel sans naïveté, de goût sans préjugés, d'esprit sans vanité ni pédanterie, d'ironie sans désespoir ni acrimonie. Avec ses romans de la maturité, la Vie de Marianne (1731-1741) et le Paysan parvenu (1734), Marivaux participe au grand mouvement de légitimation du roman au XVIII e siècle et influence profondément les romanciers des générations suivantes, du Rousseau de la Nouvelle Héloïse au Rétif de La Bretonne du Paysan perverti. Chacun à sa manière, les récits de la vie de Marianne et de celle du paysan Jacob constituent des aventures psychologiques dans un monde social réaliste, restitué dans sa quotidienneté. On y retrouve, sur le mode narratif, la finesse des analyses psychologiques et la satire des rapports sociaux de l'œuvre théâtrale. En choisissant le genre de l'autobiographie fictive, Marivaux se donne les moyens de jouer sur la dualité du personnage-narrateur. Le naturel du personnage sans expérience tranche avec l'hypocrisie du monde dans lequel se jouent son éducation sentimentale et son ascension sociale. La lucidité du narrateur permet l'observation ironique de la

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comédie sociale. Elle révèle aussi la relative duplicité de Marianne et de Jacob. En pratiquant l'analyse rétrospective, Marianne avoue sans culpabilité ses propres artifices, sa coquetterie et les ambiguïtés de son comportement. Jacob convient qu'il a su calculer ce que sa franchise et sa jeunesse pouvaient lui rapporter. Lorsque la jeune orpheline obtient la protection de l'aristocratie, elle le doit à une noblesse de cœur qui révèle très probablement une noblesse de sang. Marianne n'est pas parvenue, elle est reconnue. L'itinéraire moral et social du paysan Jacob est à la fois plus ambigu et plus provoquant. Le séduisant jeune homme parvient grâce aux femmes et aussi grâce à son art du compromis entre morale et libertinage. Dans ses journaux et ses romans, Marivaux ne cesse de s'interroger sur la dialectique de l'être et du paraître, de la vérité et du mensonge. En amour comme en société, l'homme joue un rôle et se met en scène. On ne s'étonnera donc pas qu'il ait privilégié le genre dramatique, à la fois miroir de la réalité et révélateur de ses artifices. L'association avec les comédiens-italiens a permis à Marivaux de concilier la peinture des sentiments ou des attitudes sociales et le divertissement de l'esprit, le rire et la séduction. Les masques de la commedia dell'arte valent comme métaphores des travestissements du cœur. L'expressivité du jeu des Italiens permet d'aborder le langage des regards et des corps, de célébrer la spontanéité des sentiments, de mêler le naturel et la fantaisie, la farce et la féerie, l'intelligence et la gaieté.

MODULE 2. MORPHOLOGIE DE L’OEUVRE ET STRUCTURES TEXTUELLES. On a pu classer l'œuvre dramatique de Marivaux par thèmes et par sous-genres: comédies allégoriques, utopies sociales, pièces d'éducation, comédies d'intrigues, comédies de mœurs, comédies de caractère, comédies de sentiment enfin, donnant à voir tour à tour la naissance de l'amour chez des êtres neufs, les surprises de l'amour chez des êtres avertis ou méfiants, l'inconstance du sentiment, les épreuves de sincérité ou les conflits de l'amour et des préjugés sociaux. Mais on retiendra surtout que chacune des pièces tisse un subtil réseau de correspondances entre ces divers thèmes sociaux et amoureux. Ces variations sur les mêmes motifs constituent, par touches successives, la comédie humaine des jeux de l'amour et de la société dans la première moitié du XVIIIe siècle. De nombreuses pièces présentent une vision critique de la société, en particulier les pièces dites utopiques: l'Île des esclaves (1725), qui s'oppose au préjugé de la naissance, l'Île de la Raison (1727), qui administre une leçon de sagesse aux divers représentants de la société européenne, la Nouvelle Colonie (1729), qui met en scène la lutte des sexes et l'opposition des classes sociales. Mais si la critique semble préparer le combat des Lumières, l'appel au réformisme ne dépasse pas, tout compte fait, le stade de la leçon morale. En s'achevant sur un retour à l'ordre social, les pièces utopiques occultent toute révolte subversive. L'épreuve des sentiments → Les intrigues de Marivaux sont d'abord celles du cœur. Mais, si l'amour y triomphe, c'est sous le règne du paradoxe. Il est à la fois liberté, conquise sur les conventions, et aliénation, parce que nul n'échappe à ses sentiments. Il peut être à la fois déterminé par des inclinations naturelles, provoqué par le hasard, et suscité par des meneurs de jeu qui connaissent la mécanique du cœur et savent lui ménager des épreuves ou des surprises. Enfin, la révélation du sentiment éclaire aussi ses ambiguïtés: le personnage est sincère s'il avoue qu'il joue un rôle, il dit vrai s'il reconnaît ses mensonges, et, s'il aime sincèrement, c'est en prenant le risque de ne plus aimer. Ambiguïtés qui fascinent notre modernité, qui y retrouve ses propres interrogations

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éthiques. Qu'est-ce qu'aimer vraiment? Le sentiment vrai peut-il passer par le calcul de la séduction? Est-on libre d'être fidèle? A l'intérêt du public actuel pour les thèmes marivaudiens s'ajoute celui des gens de théâtre pour une dramaturgie tout en finesse: comme au jeu de l'amour, tout y semble léger et même superficiel, mais dans le même temps tout y est subtil, profond, essentiel. Maîtres ou valets, les personnages de Marivaux, par-delà masques et déguisements, sont doués d'une liberté qui leur permet de jouer leur jeu. → Le marivaudage n’est pas caractéristique d’une petite société plus ou moins excentrique et élitaire se donnant en spectacle les règles de son jeu raffiné, hétérogène à une «France réelle»; mais c’est le caractère français qui est exposé et façonné. Le prologue de L’Ile de la raison réfléchit expressément la conscience qu’en avait Marivaux sa première scène fait dialoguer un Marquis et un Chevalier («Ah ! nous voilà d’accord!») dans la perspective de la différence que les Français sentent entre leur style national et le caractère des autres. «Notre amour-propre n’en veut qu’à notre nation; celui de tous les étrangers n’en veut qu’à nous, et le nôtre ne favorise qu’eux.» Le ton de bon société est modèl qui attire et conforme les autres, les sphères infériures – serviles, rustiques, et provinciales – qui ne cessent de céder à son attirance. Le héros marivaldien, s’il en est un, qui serait constitué des éléments de certaines Lisettes et Angéliques, de certains Dorantes et Merlins, héros du cœur qui parle («ce sont des mouvements de cœur [. . .] et cela donne un air d’uniformité qui fait qu’on s’y trompe», Les Serments indiscrets, ibid.), de la sensibilité qui aura su intégrer aussi les valeurs, équivoques ou négatives, de préjugé, de soupçon, d’afféterie, toutes grossies et caricaturées qu’elles sont dans certaines comédies, héros qu’il nous faudrait composer de toutes pièces avec des élé,ents vaincu, Dorante marié, Lucidor loyal, prince expéri,entateur, serviteur efficace et joyaux, ce héros offrirait-il un type culturel comme l’avaient été le Chevalier, le Gentilhomme, puis l’Honnête-Homme, etcomme le seront, peut-être, plus tard le Cytoin, L’Intellectuel? Dans la population qu’il met en scène, il n’est pas de personnage qui écrase le reste et se distingue absolument des autres; la société est représentée dans la microcosme symbolique de la crise nuptiale, occasion de la mue du meilleur, et la prouesse, s’il en est une au milieu du XVIIIe siècle et dans cette œuvre, est celle d’un prud’homme du mariage d’amour éprouvé, mais il voudrait mieux dire d’une société familiale, de gens capables de la machination domestique – autrement dit de cet humour, de cette distance, de cette libre réflexion de leur monde et de leurs lois – qui transforme en engrenages les obstacles, en chaleur les inerties ou les freins, en ingrédients les tares, en ressort les levains de la ruine sociale; et il n’est pas jusqu’aux Petits-Maîtres, cousins des gitons et des libertins, ou aux gascons et hâbleurs, qui ne puissent être métamorphosés dans la machine à faire des amants, des parents, des amis, la mise en couples réglés des servants au grand cœur et des philosophes mêmes. L’identification à un Maître du Jeu n’est pas favorisée, et l’interprétation «romantique» ne peut se mettre sous la dent un modèle leurrant. Mais l’excellence est partagée; ce n’est pas sans travail, blessures et réformations, que toute une société s’arrache à elle-même des valeurs exemplaires pour sa reproduction. Le parler français est bon conducteur: néologisme et vivacité, circonlocution et circonvolution, élision et périphrase, loin de s’alambiquer ou de se charger pour se figer en préciosité démodable d’un style («marivaudage» au mauvais sens) où

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s’illustrait éphémèrment un subtilisateur de quintessences incompréhensibles et inutils à la génération suivante, contribuaient à raffiner un état de la parole et de la langue où malgré l’ébahissement ou le mépris des pairs, s’éduquérent des contemporains et des successeurs. Le publique, ce fameux juge invoqué par Molière, ne s’y est pas trompé, quelque puissantes qu’aient été les cabales.Il s’y est etendu, et, comme toujours, a su faire du Moderne un Ancien. Et qu’a-t-il etendu? La confiance aux échanges, à l’entretien naturel, à l’improvisation de son rôle amoureux pour une conscience véridique, qui, loin de placer la sincérité au sommet comme la vertu des vertues, la redoute plutôt comme le dogmatisme de l’idiosyncraise; la fidélité éperdue à la parole échangée (après tout, à quoi d’autre est donc fidèle La Femme fidèle?), l’art de respecter les règles de l’indiscrétion et d’en jouer à la limite pour que le jeu ne verse pas dans la médisance dévastatrice indiquée par La Commère, s’en remettent à un milieu d’audience qui, quels que soient les indices de réfraction à travers les conditions et mentalités sociales, est plus isotrope que ses inégalités, plus translucide que ses opacités, et assure dans l’élément de la langue commune, la communication de l’amour – où la sincérité même, mirage de la transparence et de l’immédiateté, néégare pas, ne dissipe, ni ne perd, ni ne trouble trop, une énergie qui se confond avec et se confie à un dire. Aucun mouvement de cœur d’aucun être qui n’ait assez d’objectivité pour être perçu, où, comme on dit, percé, par les autres, compris d’emblée ou reconnu. Pas d’opacité définitive dans ce théâtre d’intersubjectivité et le secret est peu à peu partagé, parce qu’il est a priori le secret de tous, l’amour, confié à une langue qui est faite pour le langage amoureux. Jusqu’à l’amour-propre, donc, en son discours entêté, qui ne soit aussi bien la marque du «caractère français»; de ce «quant-à-soi », d’étranger appelation, où se reconnaissent en s’y affrontant les sujets d’une société et d’une nation; la suffisance et l’humour qui se moque de sa vanité passent l’une dans l’autre comme le recto se retourne en son verso: «Je t’accuse d’être vain, tu en conviens; tu badines de ta propre vanité: il n’y a peut-être que le Français au monde capable de cela» (et la suite; cf. prologue de L’Ile de la raison). L’esprit de réunion – dont l’Allégorie, il est vrai assez tiède, s’intitule La Réunion des Amours – détermine ainsi la position de Marivaux dans cette querelle des Anciens et des Moderns qui, de la Pléiade à notre temps surréaliste et postsurréaliste, se reproduit à chaque génération, à chaque « école », pour reproduire le compromis, voire la synthèse dans la perspective de la dévolution de l’acquis culturel, où la lutte pour les enjeux symboliques, qui se symbolisent à leur tour dans le «graal» de la langue, fait rage. De quoi la fabulation chère à Marivaux et vallant comme allégorie de l’ensemble se formule: réunion de la tendresse des Anciens et de la vitesse des Modernes. → Il voit le désordre, le risque de catastrophe sociale, la nouvelle complexion intraitable de l’humain, qu’il apelle amour-propre, et les injustices qui feraient du bonheur une exception. Et en même temps il voit le progrès moderne, la richesse des échanges en tout genre, le grand creuset social, le mouvement d’ascension qui atirre le bon fonds de nature à la ville et le fait «parvenir»; le déclin où ce qui fut civilisateur comme la femme risque de s’abîmer, et le levain des novations, la splendeur du marché; le triomphe de l’argent mais le triomphe de l’amour; la multiplication agile de l’imposture, le dévergondage du language, servile, trivelinesque ou médisant, de la sincérité même où la meilleure intention de véridicité se confond avec vanité et où la vérité se

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neutralisa dans son propre élément; mais la spiritualité de l’entretien français, la purification au feu de la conversation, la capacité de la langue, de la diversité sociale des langages et des dialogues où se transposent les affrontements, à l’emporter finalement sur les menées privées, les contradictions personnelles, pour établir la verité des sentiments dans l’objectivité de la reconaissance publique. Il trouve dans l’ancien et traditionnel la ressource pour que le moderne ne soit pas une perte; il va chercher la nature dans l’utopie pour que la culture en reproduise à nouveaux frais le meilleur. Il prend le risque de faire régner le jeu des apparences où la simulation dissimulante brouille la différence de l’être au paraître, pour rétablir le régime de la bonne expresivité où les différents registres d’expression conspirent à la manifestation du vrai. Au lieu de conceptions, de traités philosophiques comme le siècle en fourmillera, il invente des êtres fictifs, des personnages soit romanesques à longue vie, soit de théâtre pour un moment de crise reconstituable en une soirée. Vont-ils être heureux? Qu’y a-t-il de bon, qu’y a-t-il de mauvais en conflit, et ces natures plus affrontées les unes aux autres qu’ensemble à des conditions autres que psychologiques, car l’objectivité de l’obstacle en général, c’est précisément la subjectivité, comment vont-elles s’en sortir, s’harmoniser: c’est une expérience pour lui aussi, l’auteur: on va voir. Les choses qui sont représentées, allégorisées souvent, figurants en demi-teinte sur la scène et dans les phrases sont comme des dieux qui passent encore en interjection: la cérémonie est à peu de composantes au salon. Nulle thèse religieuse, métaphysique ou politique, pas de programme d’éducation ou de contrat social ou de linguistique. La fable de la réforme est celle de l’amour. Les mœurs sont amendables. Le pire peut être évité. Ce qui menace la «nature humaine» au cœur s’appelle l’amour-propre. Il y a péril en la demeure – à conjurer par le péril c’est-à-dire l’épreuve*; en mimant et minimisant la catastrophe, par une acrobatique culbute contrôlée où Arlequin nous entraîne; on roule et tout se redresse, dans la comédie, l’échappée belle. Ce qui est en cause est à la mesure du se-parler, du s’entredire. L’interlocution est salvatrice, le secret sera conduit à la déclaration, les paroles vraies seront échangées, l’amour conduit à bon port. Et la différence des langages où se figure la hiérarchie sociale retrempera la tendresse. Parfois, c’est La Dispute, «nous n’avons pas sujet de nous réjouir», parce que la catastrophe fut initiale; mais c’était un divertissemant, une sorte de bal, et la sagesse des Princes et des éducateurs met fin à une expérimentation qui, après tout, veut aussi dire qu’on ne peut pas réassister à l’origine. Cependent la sensualité est bonne, éveilleuse d’esprit, et l’amitie est contemporaine de la genèse. Il essaie plusieurs questions et solutions. Du genre: «Et si ça avait été comme cela?». Ou du genre utopique: reconstitution de l’avenir ! Entraînant au passage un mythe: «Ça a dû se passer comme autrefois», quand les femmes, par exemple, étaient civilisatrices. Ca pourrait se redonner de cette imposible manière, et nous guéririons tous ! Mais, bien etendu, nous guéririons pas tous: la différence entre les utopies et les autres pièces, c’est que dans celle-là le salut est collectif, dans celle-ci personnel, par l’amour. Il veut tout comprendre, curieux, mais sans théorie. Il croit qu’en «spectateur» ou indigent philosophe, on peut observer le mouvement; dans la rue, par exemple.Ce qui suppose un point de vue, archimédique, en retrait, que la langue offre; mais que celui-ci soit constamment transporté, en mouvement sur une axe parallèle:composition de deux mouvements qui permet de voir les hommes; les

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entendre parler, c’est le connaître; on peut percevoir les vestiges de l’archaïque, la nature ou première culture, qui perce comme un printemps sous le neige; qui va se montrer encore, sans livres, à la «naïveté». Comme les hommes de son temps il croit en effet que l’origine n’est pas trop éloignée; que la meseure à prendre est courte, l’écart chronologique pas démeuré;il n’y a pas si longuetemps que toute l’histoire a commencé;on peut simuler unscénario d’origine, si l’origine fut d’ordre de la représentation; le théâtre ne la dénature pas. On va voir ce qui s’est passé;se repasse, se passera: Pygmalition de ses automates, Eglé ou Mesrin, on va voir où nous emmènent ces créations, pour notre surprise. Parfois il faut arrêter la représentation; parfois il faut provoquer, de bonne foi, pour clore la dispute. L’amour fera même oublier ses mauvais procédés, amnistier ses ruses. Le Triomphe de l’amour néest pas si différent des Fausses Confidences: la passion excuse tout. Le théâtre fait partie de la vie comme celle qui montre le tout et qui se rejoue comme le tout pour le tout.

MODULE 3. UNE NOUVELLE RHÉTORIQUE DRAMATIQUE. Le régime général de l’expressivité est ce qui permet de faire l’économie des verba expressa. La niaiserie des Blaises, qui, pareils à des étrangers, ne comprennent pas ce qu’on veut leur signifier sans le dire, et se font répéter, freinant l’entente à demi-mots et la vitesse de la connivence, pareils à des agnosiques du discours qui serait privés de rhétorique, de la réticence, de l’aposiopèse, de la litote, de la syncope, et en général des sous-entendus par polysémie, et de tout l’art du dire en moins, ou en trop, pour dire sans dire, cette niaiserie est aussi la réplique caricaturale du refus de jouer le jeu d’amants qui dénient d’entendre ce qu’on ne leur dit pas pour qu’ils l’aient entendu, ou à qui l’un voudrait faire dire ce qu’ils désire entendre pour avoir l’air de seulement répondre à ce qui aurait été sous-entendu par l’autre qu’est chacun. Il y a, par l’échange des discours, possibilité pour faire semblant de ne pas avoir entendu ce qui n’a pas été dit. «J’oublierais le français, moi», s’il fallait tout dire. . . Plutôt: je ne l’aurais jamais su. Eduquer Arlequin, Eglé, Lucidor ! Les éduquer à ce jeu de l’implicite partagé, de l’entente par prétérition qui permet à chacun de se (sup)porter en position d’objet du désir qui répond plutôt qu’en sujet de désir, initiateur imprudent, et en tout cas d’éviter l’échec d’être refusé; à ne pas dire pour dire, dans l’entente où chacun peut feindre de s’en tenir à l’énoncé strict et à la lettre des propos – ce qui fait deux restrictions, puisque l’énoncé recouvre une infinité de formulations plus hardies, et que la littéralité euphémise – assuré que tout le sous-entendu, le non-dit, est compris des sujets de même langue, interlocutors français , pour traiter l’affaire per le présupposé, traducteurs rapides du proprement dit en son implicite, laissés libres de feindre de ne pas comprendre, ce qui permet aux autres, domestiques et public du théâtre, de les manœuvrer «malgréeux» pour marier leurs désires malgré leurs volontés. Que le lecteur soit auditeur favorise le commence entre un écrivain et ses destinataires. Eduquer Arlequin, Lucidor, Eglé; même leçon de rhétorique. De la vérité, cela va sans dire, repose sur les règles d’entente interlocutionnaire qui permettent de la taire pour la faire advenir; ce qu’ignore la véridicité grossière des niais et des «véridiques». «Ce n’est pas moi qui l’ait dit» – c’est vous, c’est eux, et ainsi nous y serons soumis, comme à un oracle, évitant un monde où la vérité ne serait que celle de chacun. Mais ce jeu trop raffiné du tacite, cette cache où s’arbitre la pudeur du vrai que les professions ou confessions offusquent, risque de

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trop dissimuler la vérité et de profiter à l’espèce des fourbes inverses de Tartuffe, ces souples Protées du consentement, ceux qui sont toujours d’accord. Et il s’agit bien d’éduquer les simples à la rhétorique de leur langue, c’est-a-dire à l’allusion, à la réserve, au retrait, à l’absence, à la négativité et à l’altérité en général – ce qu’enseigne Carise à sa façon en disant à Eglé qu’il convient de ne plus se voir pour se revoir; il faut, pour qu’il n’y ait pas que du subterfuge et pour que le négatif puisse jouer à plein son rôle de manque, il faut maintenir la différence entre le jeu et le sérieux, entre le complexe et le simple, le mensonge et la vérité, de même que pour dire que «la vie est un (men)songe», il faut sauver la différence entre la vie et le songe, le tout et la partie qui dit le tout; et pour dire que tout est fausseté, il faut sauver la vérité. Tout est masque et apparence? Alors c’est qu’il y a de l’être qui transparaît, un point de patence, de déclaration, une preuve, un aveu, du manifeste, il faut saturer l’être et le paraître dans le rassemblement d’un oui, et qu’à un moment votre parole soit oui-oui, ou non-non. Il est besoin d’une différence, celle de l’apparence à l’être, pour la quête d’identité. Or cette abstraction mantionnée ainsi ne commande aucun régime simple et clair de la relation de deux. C’est dans le paraître que viennent se mêler et se distinguer l’apparence et l’être: les signes de l’apparition de l’être, de la vraisemblance de la réalité, et ceux de l’apparence équivoque et de la faux-semblance, passent les uns dans les autres, luttent et s’échangent, et les situations concrètes, historiquement déterminées, intéressent des domains ontiques si divers et si indivis qu’il est difficile de ramener à des règles claires, pour une époque donnée de culture, le jeu de l’apparition. Les armures chez Le Tasse et Arioste sont parlantes», tandis que ce qui de dissimule à la faveur de ce masque c’est «l’identité de l’autre en tant que la chose du monde la moins bien partagée dont le regard n’est rencontré qu’à travers une visière baissée, indéchiffrable comme celui qui filtre à travers une „jalousie”», voici que dans ce théâtre du XVlll siècle, c’est le visage qui est devenu cette armure dans le combat d’amour, lieu d’affleurement de l’être sans doute, mais trop vivant, mouvementé, pour offrir des signes univoques aussi fermement lisibles que les motifs de la tunique, de l’écu, du cimier, et donc aussi bien lieu où l’être a du mal à ne pas disparaître, étiage dont il peut se retirer, parfois malgré lui, et qui doit concurir, lutter, avec ce déguisement contrariant qu’offre par exemple dans la cas du Dorante du Jeu, une livrée qui livre le faux,en s’aidant de paroles qui,congrues aux traits du visage, à la physionomie et à ses expressions – car il y a un destin anatomique du visage et une mobilité de ses mines, qui peuvent s’additioner ou se soustraire – doivent alerter l’autre sur l’être véridique qui se dissimule tout en cherchant à transparaître, qui se cache pour paraître, cependent que les paroles mêmes se sont donné comme loi de ne pas dire la vérité de leur sujet, mais de retarder l’échéance de celle-ci ! Peut-être pouvons-nous nous demander si un régime de correspondance traditionnelle entre être et paraître ne s’est pas inversé dans la meseure où à un monde de leur ajointement (caractérisé par le fait que l’être est imaginé «en arrière»: fond en retrait, sous-jacence substantielle; et l’apparence en «avant»: superficialité obvie, manifeste de l’expression) succède dans la lice de l’amour mondain où il faut se séduire promptement et ne pas se tromper dans la joute qui se risque à faire triompher le vrai et la jouste sur le terrain même qui est celui, bien connu, de la fausseté, de la ruse, de l’errance, succède, donc, une relation, un ajustement, j’allais dire une feuillure des deux, telle qu’il s’agit maintenant pour un

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amant, ou pour un être qui veut paraître et séduire en paraissant, de ressembler à son visage. Circonstances que nous comprenons bien, tant elle nous est devenue familière, exagérée par le régime moderne de l’apparition sociale et des modes de sa mode, où une typologie publicitaire, inlassable et impérieuse, des visages et du corps prescrit aux êtres jeunes, déboulant sur le marché de l’amour sous les grands modèles planétaires des stars et des tous les figurants du système, les manières psychologiques, sociales, vestimantaires. . ., le style, comme nous disons, qui les feront reconnaître comme étant quelq’un. Chez Le Tasse les masques ne tombent que dans la mort; B. d’Astorg écrit, commentant le combat de Tancrède et de Clorinde: «Ainsi s’achève dans le sublime, le mystère du travestissement par l’armure qui égare les coups et les regards pour mieux protéger le secret de l’être; mais il figure aussi l’ignorance cruelle que nous avons de l’autre, l’incertitude profonde où nous sommes dans nos reletions apparentes». Chez Marivaux ils tombent dans l’amour. La discrépance du visage et de l’habit – mais qui peut repasser à l’intérieur du visage comme discord entre une anatomie et un sentiment, que le fard, masque subtil, doit arranger, et, ainsi de suite à l’infini du détail – ou de l’allure et des signes d’une condition sociale qui peut être empruntée ou modifiée, ou du langage et de telle zone du paraître, dissonance qui peut repasser à l’intérieur du langage – par exemple entre son feu et sa maldresse, sa sincérité et son débit, puisque la scissiparité de l’être et des ses apparences se reproduit à «l’infini», se rejouant à tout phénomène, et fait subir à l’air en général par exemple, mais on pourrait prendre n’importe quel autre mot, le sort équivoque d’être tantôt ce qui rélève tantôt ce qui recouve, font la condition de l’épreuve en général. La situation est pareille à celle d’un prisonnier sur parole, ou qui serait à la fois prisonnier d’un lieu et de sa parole et qui voudrait communiauer à travers les murs, les barreaux (les vêtements, les yeux, fassent deviner à l’autre, désiré – avec qui il s’agit d’entrer en communication et en sympathie jusqu’à l’être, le code même qui lui permette d’entendre le cryptage, n’ayant pas le droit de parler en clair à la fois parce qu’il se l’interdit et parce que la convention le prohibe: tu ne te tromperas pas au piège de mon demi-travestissement, où l’être se désengonce à moitié du paraître parce qu’il y a toujours autant de transparence que d’occulation, réparties selon les registres de la phénoménalité d’un individu, et peut l’envahir, le reconquérir à son profit tout entier, pour peu que tu m’y aides, et rétablisses les apparences vraies qui te conduiront jusqu’à lui. Puzzel à deux, d’abord dans les partitions diverses de l’apparition réciproque, si je puise dire, où chacun tâtonne l’autre, les registres du «se plaire» aux mots, aux timbres, aux regards, de l’autre: condition symbolique de l’amour – prouvu que chacun, bien sûr, veuille s’avouer, à un moment de vérité, que se bien cela qu’il cherche, et qu’il ne se soit pas retiré de la Quêtre elle-même, et pourvu qu’il ne s’agisse pas de mourir ensemble grâce) l’unission in extremis des âmes ayant dépouillé les armures et les corps qui se doublent, mais de vivre ensemble – et jusqu’à la scène d’amour à l’horizon du désir, mais qu’il faut taire, où les corps se dévêtent, et où comme le sein dégégé de l’armure blessée révèle chez Le Tasse l’identité sexuée de l’autre, les nudités apparaîtron et devront tenir la promesse des pommettes ou des poignets, des sourires et des chevilles, et les sexes se conjoindre effectivement, «consommation» dans le secret qui est celui de tous, et qui est aussi bien le celé et le signifié, le tu et l’arrière-pensée, l’interdit et le décisif. → Le marivaudage est la concession

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réciproque que se négocient la sphère du désir, qui exige inconstance, méprise, stratagème, et la sphère de l’ordre sociale, de la conservation de l’institué, de la loi. La marivaudage, avec ses dénégations, ses équivoques, ses aveux indiscrets, reconnaît qu’il doit y avoir transaction entre les deux, traduction, pour aboutir au momant public de la gaieté partagée, du oui qu’ils se consentent, dans la surface de fête, de rire, de comédie. → La sphère de la loi et cele de la licence ont chacune en elle le principe de leurs emportements aux extrémités impardonnables. La loi – c’est-à-dire les suppôts qui, se prenant pou la loi, en jouissent – aiguise la contradiction entre son despotisme prescriptif et le caractère inapplicable de son règlement. Le libertinage organise sa violente clandestinité, son double fond imprenable, la cachette où perpétrer son triomphe secret du secret. La suffisance de chacune de ces sphères se nourrit de la caricature de l’autre fait d’elle, comme s’accusent deux être qui se détestent, se méconnaissent; l’une marchant au refoulement véhément, au raffinement des interdictions, à la terreur (du couvent de jeunes filles à l’excès révolutionnaire); l’autre à la transgression qui veut défaire les interdits en même temps que reculer les impssibiltés, à la fureur didactique, à la complication secrète et forcenée de la débauche et peut-être au triomphe de la mort.

MODULE 4. DES PASSIONS SHAKESPEARIENNES SOUS DES MASQUES MARIVALDIENS. Le monde de Marivaux n’englobe pas ces extrémités, l’affrontement de cette déraison de la loi et de cette passion du libertinage. Mais il prend en vue d’une part un monde spécifique de dégradation de la loi et, de l’autre côté, un risque de dépravation des mœurs. D’un côté l’ordre de l’institué comporte son germe des corruptions – imposture des conventions, abstraction des procurations en général couvrant de formalisme pharisien les intérêts indicibles, tyrannies des familles, veulerie des lâchetés protégées par les mots d’ordre, alibis de l’argent; tout ce que la loi sans doute « ne veut pas » mais qu’elle ne peut empêcher qui la parasite et l’étouffe. De l’autre: hémorragique de l’inconstance, dérive du multiple, décomposition du sujet, narcissisme, coquettérie, vanité asservissante qui sacrifie l’autre être. Les deux méconnaissent également l’éducabilité du désir, la bonnté de la nature socialisable. Les deux forces qui s’opposent, chez Marivaux, en restrictition sur les figures noires d’une méchanceté de la loi et d’une perversité illimitée de la nature, ont plutôt l’aspect, aucun des deux abominable, de «défauts» inhérents aux sphères de la loi et de l’egoisme: l’esprit d’arrangement sclérosé d’une part et de l’autre le double désordre de la sensualité vagabonde et de l’amour-propre stérilisant. Ce que nous risquons du premier côté, c’est l’abus de pouvoir parental (père marieur, mère confidente, plutôt devenus indifférents aux inclinations naturelles que paranoïaques), l’application mécanique (traditionnelle, conventionnelle) de la loi attachée à ses privilèges. La loi est inapplicable, par grossièreté, simplisme stupide, faute de l’esprit de rapprochement marivaldien. ⇒ C’est une fonction de l’œuvre réussie que de faire passer – ce qui ne passerait pas sans sa beauté. Comment filtrer le libertinage, socialiser, «récupérer» ce qui se plaint ou se moque de l’institution, se rebelle contre elle? Comment un langage et un discours qui craignent de vieillir de routine, de dépérir en répétitions de formules oficielles, se ravitaillent de ce qu’ils prohibent en l’important sous licence, en le faisant passer en contrebande comme on réintroduit un masque dans la maison par l’office? L’invincible socialisation – par naturalisation et acculturation, des effrois ou troubles naturales aussi bien que

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des innovations de «contre-culture» - adapte sa stratégie, renouvelle ses forces et ses moyens par ses excursions risquées sur les terres, les îles, de ce que la fameuse Esthétique du Je-ne-sais-quoi, dans son allégorie topographique, apelle le côté de l’irrégularité et du désordre – du désir, du sexe, de la violence, de la mort . Le marivaudage joue avec le feu d’un certain libertinage (celui du « sans-cérémonie », de la transaction de plaisir, du goût de la perte dont la cruauté trouble peut aller, comme avec le Lucidor de L’Épreuve, jusqu’à une prostituation de l’autre pour le domestiquer). La banalité du discours amoureux est telle que les sujets y sont interchangeables; comment y croire, se croire, s’y croire? Or ils s’aiment, «elle et lui», dans cette forme générale d’une langue et d’un discours communs qui doit favoriser pourtant l’exception de leur amour, dans les formules inssufiantes de la séduction et de la déclaration usitées. Le drame, qui passe par le drame, et de l’impossible sait tirer le possible, se développe et se dénoue sans prêtre, sans monarque, sans fatum de grandes forces extérieures, sans événements historiques précis intéressant une sphère publique, politique, sans mythes, sans catastrophe qu’on dit matérielle, mais dans cet espace entre soi des personnes qu’on peut appeler bourgeois, nom moderne pour la vie privée des princes mêmes, tramé par leur langue maternelle avec leur désirs, leurs mœurs leurs tenseurs éthiques, et la croyance que la possibilité du bonheur privée n’est pas ruinée par le dispositif général d’interdictions toujours mis en place pour résister à l’amour, s’opposer à quelque chose d’aussi exclusivement privé et éphémère. La comédie est par essence indiscrète puisqu’elle porte au public la sphère privée. Elle répare ce tort, si c’en était un, en montrant que grâce à elle – ainsi l’atteste plus remarquablement encore cette comédie de la comédie du mariage qu’est Les Acteurs de bonne foi – les multiples formes de l’empêchement qui font toujours obstacle à ce que serait une union de deux désirs libres, obstacle par les différences «insurmontables» de générations, de classes sociales, d’idiosyncrasies, de projets, d’opinions sur le meilleur, etc., seront résolues. L’indiscrétion comique permet que le non «objectif»se renverse en le oui final «subjectif» dans l’objectivité de l’espace domestique. La divulgation du privé, le secret pris dans la levée du secret non abyssal de l’amour «simplifient le problème» à deux inconnues comme on dit en algèbre, qui sans telle opération resterait insoluble. Si le bonheur est ce qui doit être «sacrifié» à un ordre supérieur aux personnes, la comédie est une machine qui ne marche pas à ce sacrifice et croit prouver plutôt qu’à de rares exceptions près l’arrangement équilibré des personnes par l’amour réciproque est opérable. La «division du travail» en amour est réalisable, harmonisable; la passion est rationalisable et ainsi le tissu social est vivant et ferme. Elle isole, et rend manifeste, à une certaine échelle des relations qui laisse hors champ l’existence publique, les autres aspects du social et le politique, cette merveille de la culture: que la langue et le language de l’entretien, la tradition de symboles partagés et de signes hérités, le fonds d’une histoire commune qu’on dira bientôt nationale, permettent à l’un d’être à l’autre sans que le moment de la rencontre débouche sur plus que l’éblouissement de la rencontre, la promesse fiancée de l’être à deux, un rapprochement complexe tendu par une immense curiosité où l’amour-propre est à la fois gage de substance et germe de mort, dont le corps est le moyen de l’être qu’il «exprime» la fin. Entre les deux extrêmes, inviables et à la limite irreprésentables, à contre-monde, d’un ordre – mais qui précisément ne ferait pas un ordre – du secret insociable (de la méchanceté, de la noirceur «ennemie du

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genre humain») et celui d’une légalité transcendante aux personnes (aux sensibilités libres), et même si chacune de ces deux abstractions a ses sophistes fanatiques, dont la prosopopée serait pour l’une le parfait masque du visage du grand libertin et pour l’autre l’insensibilité d’une face «inhumaine», le milieu où vivre est celui où de la vérité peut advenir par composition, compromis, marchandage, transaction et traduction réciproque des deux codes de la séduction et de la rigueur, secrètement mais pas inavouablement alliés l’un de l’autre, puisque des opérateurs indiscrets les branchent l’un sur l’autre. La volonté objectivante de séparation tranchée entre le bien et le mal qui sépare le sujet de lui-même en l’assujettissant à un ordre déchaîne deux vertiges ennemis, celui de la vertu «éclatante» et celui du crime ténébreux. Ou c’est la prescription détaillée, «lévitique», tenant table ouverte, déclarant et ménageant l’ouverture, faisant le temps commun social, où tout le monde est vu agissant, et cru, pensant…Ou c’est le secret, clandestinité permanente, la trahison, le labyrinthe minant et miné, les «liaisons dangereuses», qui se prive de monde, tout en feignant d’y appartenir, et organise le secret, la sape immonde, jusqu’à se saper, jusqu’à la chute finale dans le trou infernal ainsi creusé (Dom Juan). «Se permettre», «se passer», transgresser, dans la méticuleuse hypocrisie, le convenu, de manière qu’à tout instant l’aspect visible, la conduite, soit conforme, et le licencieux invisible, c’est se priver de «vie intérieure» et installer à sa place le projet tatillon, infiniment préoccupant, de la fourbe, le plan indicible, l’inavouable: ainsi les lettres de Valmont enseignent à Volanges le détail du vol de la clé, ou à son valet de chambre comment ne rien laisser au hasard. Et l’activité démesurée du libertin qui contrecarre l’ordre, disloque ou complique l’espace ouvert où les individus sont admis à se rencontrer, s’emploie à ruser, pour l’engourdir, avec cet ordre qui est incommensurablement plus fort que la menée libertine, ne peut pas ne pas oeuvrer à sa propre perte: de succès en succès, la galerie souterraine s’éntend jusqu’à la catastrophe de la révélation. Merteuil s’emploie de plus en plus à colmater un secret absolu, mais les enchères montent et le stratagème doit se faire de plus en plus violent pour à la fois « avoir » et faire taire Prévan presque dans le même moment; son propre monde n’est bientôt plus peuplé que de témoins de sa vraie vie forcés au mutisme, mais il suffirait d’un seul échange véridique entre eux que la Marquise ne contrôlerait pas pour que d’un seul coup «tout» se sache. Et à la fin Laclos invente (ou retrouve) le «portrait de Dorian Gray»: en un instant la «petite vérole» vient faire triompher la loi d’expressivité* dont Merteuil s’était jouée si longtemps: son visage et son âme coïncident. Valmont et Merteuil se sont exclus lentement et sûrement. De ceux qui n’ont pas découvert l’étendue du mal et du malheur, il ne faut rien attendre d’autre que des naïvetés, parfois attendrissantes, parfois arrogantes, voire meurtrières. Mais commaître, dans le mal, son infériorité; le traverser pour en sortir, en sachant que cette expérience est incommunicable («Le meilleur des conseils ne vaut pas la moindre imprudence») et n’épargnera à personne d’agir mal. Non sans s’étonner que les méchants (Valmont…) ne puissent découvrir l’étendue de leur turpitude, l’inviabilité de leur contradiction, l’horreur de la destruction qu’ils fomentent. Le grain et l’ivraie de l’amour croissent ensemble. Il y a quelque chose dans le plaisir qui lie l’amour au mal, c’est-à-dire à la trahison, au risque de destruction. Les figures de Marivaux, ses grandes personnages, ne sont ni des mauvais ni des innocentes. Une nouvelle histoire d’amour commence avec eux, et quand bien même ils ont été mariés ou liés, ou ont connu l’amour, ils n’ont pas à trahir

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maintenant, au présent de l’action, à commettre le mal pour le bonheur. Ils surgissent, comme les jeunes genes de La Dispute, sur le fond d’un étrange Éden qui est ni de connaissance ni de simplicité radicale, ni d’indignité consciente ni de virginité. Ils savent, et ont oublié. Comme si l’amnésie ou l’amnistie, une sorte d’innocence étrange, ou, ce qui revient au même, une espèce de faute originelle mais non horrible les caractérisait – comme si d’une pièce à l’autre quelque chose comme de l’oubli était tombé, comme si le veuvage avait refait une virginité pour une Seconde Surprise de l’amour qui ne soit pas plus perverse que la première. Leur condition n’est pas celle de l’adultère résolue qui devrait passer par une crime ou une faute redoublant la tare originelle d’une condition pécheresse. Quasi-innocence, non innocente; l’éden de la rencontre d’amour recommence comme si le «re» était à la fois constructif et inessentiel. Ainsi ce non qu’ils opposent à l’amour et comme des êtres qui savent bien que ce premier mot ne pourra pas être le dernier; qu’il faut peut-être qu’il soit le premier pour ne pas être le dernier mot de la situation – est-il d’une malignité non perverse, d’une négativité sans méchanceté, d’une sorte de faute originelle mais remédiable. Cette puissance de refus non luciférienne, à qui la psychologie procure toute espèce de vraisemblance pour dissimuler son caractère métaphysique et fonctionnel, fait la condition théologiquement équivoque de la comédie: la promesse du bonheur n’est pas interdite. L’impossibilité est bien caractéristique de l’etat initial, qu’il s’agisse du Je-vous-aime (celui du Dorante des Fausses Confidences, par exemple) ou du Je-ne-veux-pas-(vous)-aimer. Il s’agit du faire du possible sur lui-même. Extorquer au dédire son dit secret, bien gardé, par négation de négation. Dire le contraire par le contraire. Puisque le refus est obsédé par la hantise de ce qu’il dit ne pas désirer, comme symétriquement, les paroles amoureuses transparentes sont hantées par l’obsession du contre-désir, du «il n’en est rien», cette cache où s’arbitre le vœu le plus fort, il faut le retourner sur lui-même comme une peau pôur nouer un dénouement qui tienne. → Le double jeu, la double entente du marivaudage est le contraire de la séparation hypocrite entre le patent contrôlé, impeccable, et le sens inverse, subverti, le contresens, du dissimulé. Mais il fait entendre ce qui doit être entendu dans ce qui ne peut pas l’être. La doublure, la coulisse, domestique, n’est pas l’antimonde qui a jurée la perte de la vertu sous le maintien insoupçonnable du paraître vertueux. Mais le secret fragile du complot d’amour est fait pour être incessament découvert. Ainsi les valets sont-ils ceux qui ne savent pas tenir le secret. Le marivaudage ne veut pas que la vie soit vouée au plaisir, et au sexe, et, conséquement, mise au secret aussi violent et intenable que la pleine clarté; mais par le double jeu du demi-mot où se fraye le passage secret de la sensualité déboucher sur un amour qui n’en finisse pas de s’avouer, qui se suspende à la différence de sa confidence, qui se maintienne dans le «progrès assez lent» de sa révélation, l’imminence de sa banalisation, quelque chose comme une (d)éclosion qui durerait le temps.

MODULE 5. UN «REMAKE». QU’IL SOIT NOTRE CONTEMPORAIN? La vie enregistrée, reproduite en écho, redoublée, répliquée, serait moquée; imaginons par exemple que nous réentendions, et en public, une séquence de ces propres clichés de scène amoureuse, ou de médisance de tiers, que nous ne pouvons vivre, dans la confidence et l’aveu, que parce que leur disparition, leur effacement («néantisation», dirait le vocabulaire sartrien) instantanés, en l’absence d’aucun reflet, nous

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garantissaient qu’aucune réduction comique à leur n’être-que-cela nous était épargnée, la honte nous noierait ! Revoir ou réentendre ce que nous fûmes, redonné simplement, quel Watergate audiovisuel ! Qui supporterait la méchanceté du tel-quel, du re? Que l’art s’y aventure, toujours fasciné de «réalisme» (jusqu’à hyper contemporain), nous ne le supportons que parce que les modèles sont autres – c’est nous et ce n’est pas nous qui sommes représentés. Ce qui est donné pour réalité «vraisemblable», cette scène des amoureux, n’eut jamais lieu ainsi avant, ne fut jamais telquel. Le théâtre catoptrique et dioptrique de Marivaux nous l’enseigne – par personnes interposées: ce que nous avons risqué, c’est l’enfer du reflet, la foile du miroir, l’emprisonnement des répliques, des doubles. Il y a dans La Dispute une sorte de généralisation de la scène de la jeune fille au miroir: chacun est tour à tour cette jeune fille fascinée et spectateur horrifié qui assiste à la préférence absolue de l’autre pour soi-même; qui a frôlé la duperie et qui se duperait à croire qu’il n’est plus dupe comme si la duperie pouvait être définitivement conjurée par la révélation accusatrice de l’autre. Je suis capturé par où je croyais prendre – mon propre reflet de dilection, et que l’autre a saisi comme mon leurre. De savoir que tout sujet a la naïveté de croire qu’il peut tromper l’autre, et parce que chacun fait l’experience double et successive du duper dupé, finissant par reconnaître que chaque sujet peut occuper la place de la jeune fille, feinté en feignant, et que cette duperie est constructive du champ de l’intersubjectivité, c »est seulement ainsi que nous pouvons «nous en sortir» – et tous ensemble. Au palais de glaces de la maison, au jeu des miroirs multipliant et des portraits miroitants, nous sommes pris et avons failli être pris ! Épreuve stricte et décisive de la méprise. Or c’est seulement la représentation (scénique) de toute cette optique de la représentation qui peut par réflexion (pensée) sur la réflexion (catoptrique) «en sortir» – sans que puisse changer, bien sûr, les conditions ni les lois de l’apparaître, du «s’entrevoir» social; comme c’est la réplique (parole) qui peut faire échapper à la réplique (duplication). Comme la passion a failli être réduite aux jeux de langage et aux légalités linguistique et pragmatique des échanges: elle n’est pas que cela. Ou: le désir, force, est plus fort que le système scopique de l’apparence – images et beautés – où se joue son destin hasardeux. Car le désir de l’autre (génitif double) est une force vivante: la «scène au miroir» est postérieure à la visite de l’homme, c’est-à-dire de son désir. Et s’il échoue, c’est parce que comme Arnolphe il voulait la jeune fille passive, n’a pas éveillé son désir et ainsi n’a rencontré que son narcissisme au miroir qu’il jalouse, qui lui fournit maintenant excuse pour le sien.

MODÈLE 7. ⇒ CHODERLOS DE LACLOS. On a longtemps relégué Les Liaisons dangereuses dans les enfers des bibliothèques. Après le succès de scandale qui accueille le livre, c’est la condamnation pour „outrage aux bonnes mœurs” sous la Restauration, puis encore sous Le Second Empire. Le livre n’entre au purgatoire qu’à la fin du XIXe siècle, et Baudelaire, en lecteur éclairé, se penche sur le chef-d’œuvre. Le XXe siècle est plus chaleureux encore pour ce roman: critiques littéraires, cinéastes, dramaturges, professeurs, étudiants, élèves et lecteurs enthousiastes ont contribué à la redécouverte des Liaisons dangereuses, et à leur réhabilitation. Voici quelques pistes, puissent-elles guider le lecteur, et lui donner envie de se perdre au paradis des Liaisons dangereuses. → Pierre Ambroise Choderlos de Laclos naît à Amiens en 1741, dans une famille de la petite noblesse. Il choisit l’armée, et se retrouve affecté dans l’artillerie, car son extraction ne peut

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lui permettre plus noble carrière. Mais Laclos parvient à s’illustrer dans ce domaine, puisqu’il participe à l’élaboration du „boulet creux” (1786, expérimentations en 1793), aux qualités balistiques reconnues. Il n’est pas, comme on l’a dit parfois, l’auteur d’une seule œuvre, puisqu’il a composé dans des domaines très variés: traités de stratégie militaire, poésie, galante ou érotique, un opéra-comique, des essais sur la condition des femmes ou des comptes rendus littéraires. Mais il est bien l’auteur d’un chef-d’œuvre, Les Liaisons dangereuses.

MODULE 1. BIOGRAPHÈMES. On peut, schématiquement, envisager la vie de Laclos selon deux axes distincts: l’un littéraire, l’autre historique. En effet, durant la première partie de la vie de Laclos, l’homme est officier de carrière et la France en paix, il a donc du temps à consacrer à l’écriture. La seconde partie est traversée par l’Histoire, et Laclos subit les remous de la Révolution et de la Terreur. Il faut d’ailleurs remarquer que Les Liaisons dangereuses s’écrivent en temps de paix, et mettent en scène des guerres de salon qui ne font pas de quartier. Ce roman pourrait ainsi se lire comme une nouvelle guerre qui permettrait aux hommes, et aux femmes (d’où le féminisme que l’on veut parfois lire dans ce roman) de s’illustrer dans des combats non plus militaires mais amoureux, „L’amour de la guerre et la guerre de l’amour” écrit Baudelaire dans ses notes sur Les Liaisons dangereuses.

MODULE 2. ENTRE CRÉBILLON FILS, ROUSSEAU ET SADE. Crébillon fils (1707-1777) est l’auteur des Egarements du cœur et de l’esprit (1736), du Sopha (1742), d’une pièce de théâtre intitulée La Nuit et le moment (1754), entre autres. Il doit son succès aux personnages de libertins qu’il met en scène dans ses œuvres, mais aussi à la finesse de l’analyse psychologique qu’il y déploie. Il est, de plus, l’auteur d’un roman épistolaire, Les Lettres de la Marquise de M*** (1732). Laclos a puisé à la source de Crébillon, avec délice, comme il l’indique en faisant lire un chapitre du Sopha à Mme de Merteuil (lettre 10, de la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont). Laclos appréciait également les œuvres de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et sa vie intime est teintée d’un rousseauisme quasiment idéal. En effet, il rencontre Marie-Soulange Duperré en 1783, en a un fils en1784; en 1786, il épouse la mère de son enfant et reconnaît ce dernier. Bon père, bon époux, Laclos écrit à sa femme des lettres dans lesquelles il cite fréquemment Rousseau. Il n’est pas anodin que l’épigraphe des Liaisons, „J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres.”, soit empruntée à la préface de La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Il faut également préciser que Laclos est l’auteur d’un discours et de deux traités sur les femmes et leur éducation. Ces trois réflexions n’ont pas l’ampleur d’un Emile, mais elles s’inscrivent bien dans la lignée des écrits de Rousseau sur l’éducation. Sade ou Rousseau? Laclos a de réelles affinités avec Rousseau, mais il naît un an après Sade (1740-1814). Il n’est donc pas impossible de trouver aux roués des Liaisons dangereuses quelques traits qui pourraient les rapprocher de certains personnages du divin marquis. Cependant il y a davantage de Rousseau que de Sade dans Les Liaisons dangereuses, même si l’on a parfois relégué ce roman dans les enfers des bibliothèques, à côté des œuvres de Sade justement.

MODULE 3. LA RÉVOLUTION ET LA TERREUR. Laclos, officier de carrière, affecté dans l’artillerie, a inventé le „boulet creux”, contesté le système de

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fortifications de Vauban (1786), et mis au point un projet de „ numérotage des rues de Paris „(1787), fondé sur un quadrillage de Paris. Il a également traversé la Révolution, non sans accroc. En 1789, il devient le secrétaire de Philippe-Egalité, affichant ainsi des convictions orléanistes; il s’inscrit au Club des Jacobins en 1790, propose la régence du duc d’Orléans à la tribune des Jacobins le 1er juillet 1791, est nommé commissaire du pouvoir exécutif en 1792 grâce à l’intervention de Danton. La période troublée qui s’ouvre avec la Terreur n’épargne pas Laclos: il est incarcéré le 1er avril 1793, sur ordre du Comité de sûreté générale, libéré le 10 mai, grâce à l’intervention d’un ami, et placé sous surveillance à son domicile; il s’évade en juin, est à nouveau incarcéré le 5 novembre, et libéré le 1er décembre 1794, après avoir craint de subir le même sort que Danton. Laclos participe à la victoire de Valmy, puis au coup d’État du 18 Brumaire. En 1800, il est nommé général de brigade dans l’artillerie, par décision personnelle de Bonaparte, qui entend ainsi le récompenser de son rôle au 18 Brumaire. Nommé commandant de l’artillerie de l’armée d’observation dans les Etats du royaume de Naples le 21 janvier 1803, il meurt à Tarente, le 3 septembre, de dysenterie et de malaria.

MODULE 4. MICRO-ANALYSE DE LA RÉCEPTION DU ROMAN. Le succès de scandale qui a accueilli Les Liaisons dangereuses est sans doute pour beaucoup dans l’ambiguïté du personnage de Laclos. Comment un officier de carrière, bon père et bon époux a-t-il pu écrire ce roman épistolaire brûlant? Comment un homme apparemment aussi discret a-t-il pu se trouver dans la tourmente de la Révolution, et y tenir un rôle non négligeable? De là à en déduire que Laclos était un arriviste aigri et revanchard, peut-être doublé d’un redoutable libertin, il n’y avait qu’un pas, qui a parfois été franchi très rapidement, trop peut-être. Tout d’abord, il ne faut pas trop en demander à la biographie d’un auteur pour lire son œuvre: Laclos n’est pas Valmont, et s’il est fasciné par ses personnages de roués, il conserve une distance ironique qui met souvent le libertinage à distance. Ensuite, il faut se pencher sur l’intention et la morale des Liaisons dangereuses: ce roman ne peut pas être considéré comme un simple et univoque „catéchisme de débauche” (lettre 110, de Valmont à Merteuil). Enfin, le roman a l’ambiguïté de son auteur, et c’est dans la lecture et la relecture de l’œuvre que le lecteur pourra se forger une opinion. → Le titre d’une œuvre est souvent pour beaucoup dans le succès, fût-il de scandale, de celle-ci. Pourtant, que l’on ne s’y trompe pas: si le terme de „liaison” peut aujourd’hui désigner une relation amoureuse, à l’époque de Laclos, ce sens n’existe pas, et les liaisons du titre renvoient exclusivement à des relations sociales, entre personnes amenées à se côtoyer dans les réceptions, à se fréquenter au théâtre, ou à des tables de jeu, sans que l’amitié, ou l’amour, y aient forcément leur part. Un extrait de la lettre XXII, de la Présidente de Tourvel à son amie Mme de Volanges nous permet de comprendre correctement le sens du titre: „M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons.”, écrit la Présidente de Tourvel à propos de Valmont, c’est-à-dire qu’elle le considère comme la victime de fréquentations susceptibles de pervertir des êtres faibles, influençables. Mais Mme de Volanges ne croit pas à cette théorie, puisqu’elle fait un portrait très noir de Valmont à la Présidente de Tourvel et écrit ces mots: „Quand il ne serait, comme vous le dites, qu’un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse?” (lettre XXXII) Le discours de Mme de Volanges est clair: la simple fréquentation de Valmont peut

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pervertir la réputation la plus établie. Mais ce que le roman va démontrer, c’est que la liaison peut être mortelle. Le réel danger n’est pas dans la perte de la réputation, si facile à faire ou à défaire, mais dans le mal d’amour, qui mène à la mort. La Présidente de Tourvel sera la victime du danger des liaisons, car prise dans l’engrenage de la sociabilité, elle deviendra la proie de Valmont, et se croyant délaissée, trouvera la mort, alors qu’elle pensait pouvoir le „convertir” (lettre VIII de la Présidente de Tourvel à Mme de Volanges, à propos de Valmont: „Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire […]” ⇒ Le pluriel a, dans l’œuvre, toute son importance. La Présidente de Tourvel meurt d’avoir aimé Valmont. Prévan est (temporairement) humilié par la Marquise de Merteuil, qui voulait simplement prouver sa supériorité au Vicomte en perdant un homme qui avait la réputation de perdre les femmes. Le Vicomte de Valmont meurt en duel, contre Danceny, parce que son ancienne alliée, la Marquise de Merteuil l’a trahi. La Marquise de Merteuil perd son prestige et sa réputation par les lettres envoyées à Valmont et remises par ce dernier au Chevalier Danceny, qui les fait circuler. Danceny perd ses illusions, son amour pour Cécile de Volanges, et s’exile. Cécile, trompée par Valmont et par Merteuil, mais aussi par Danceny, rentre au couvent. Ces liaisons sont d’autant plus dangereuses qu’elles n’épargnent personne: Mme de Volanges, qui avait prévu un mariage prestigieux pour sa fille accepte de voir celle-ci prendre le voile, et découvre à quel point elle a été trompée par la Marquise de Merteuil; la mort lui enlève une amie en la Présidente de Tourvel. Mme de Rosemonde elle-même, pourtant éloignée des vicissitudes de la vie mondaine, perd son neveu, Valmont, à qui elle vouait un amour tout maternel. De plus, destinataire des lettres qui achèvent le roman, seule à connaître l’ampleur du désastre, elle clôt sa dernière lettre à Mme de Volanges par ces mots: „laissons [„ces tristes événements”] dans l’oubli qui leur convient; et sans chercher d’inutiles et d’affligeantes lumières, soumettons-nous aux décrets de la Providence, et croyons à la sagesse de ses vues, lors même qu’elle ne nous permet pas de les comprendre.” (lettre 172). Si le dénouement était parfaitement moral, les personnages positifs triompheraient, au détriment des personnages négatifs. Or Mme de Tourvel, la plus positive des figures féminines de l’œuvre, meurt d’avoir trop aimé; Cécile, qui est loin d’être entièrement positive, du fait de sa sottise, sort du couvent au début de l’œuvre pour le réintégrer à la fin. Danceny, qui n’a pas résisté au charme vénéneux de Mme de Merteuil part pour Malte, désillusionné. Seule Mme de Volanges et Mme de Rosemonde demeurent. Mais la première a contribué au désastre en se faisant l’écho des rumeurs qui font et défont les réputations, et en restant aveugle et sourde à ce qui se tramait autour d’elle. Quant à Mme de Rosemonde, si elle incarne un certain bon sens et paraît assez sympathique, son grand âge la tient toujours en dehors de la société. De plus, les personnages négatifs ne sont pas punis de façon exemplaire. L’amour de Valmont pour la Présidente, qui transparaît dans certaines lettres, sa mort en duel, qui s’apparente à un suicide d’amour, rachètent le personnage. Quant à Mme de Merteuil, on peut hésiter entre deux interprétations: la première voit en Mme de Merteuil la seule rescapée du désastre: bien que borgne et désargentée, elle peut encore survivre, et même recommencer à vivre, selon ses „principes” (lettre 81) libertins. Son physique peut devenir un atout pour feindre l’austérité, et son esprit est intact. La deuxième interprétation privilégie la défaite de Mme de Merteuil, puisque celle-ci a

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perdu des armes essentielles, la beauté et l’argent. Quoi qu’il en soit, Mme de Merteuil survit au désastre. Enfin, il convient de s’intéresser au personnage de Prévan: rival de Valmont, qui comme lui a perdu bien des femmes, humilié par Mme de Merteuil, il est, in extremis, réhabilité. Que faut-il penser de cette réhabilitation, et plus loin, de la société, qui fait et défait des réputations? Laclos rejoint ici son maître, Rousseau, puisqu’il pense, comme lui, que le mal est enraciné non dans l’homme, mais dans la société. Cependant, Les Liaisons dangereuses ne sont pas un roman à thèse: en dernier recours, la fin, loin d’être univoque, laisse la place à l’interprétation personnelle du lecteur. Jean Fabre, lui, a tranché: „ Les Liaisons dangereuses restent un roman prestigieux, dans la mesure même où Laclos n'a pas réussi à en faire un roman moral.”

MODULE 5. STRUCTURES ROMANESQUES. LE DISCOURS EPISTOLAIRE. Historiquement, la vogue des romans par lettres s’explique par la lassitude du public à l’égard de la fiction romanesque. Le roman épistolaire fait entendre des „je”, des sentiments, des pensées, qui sont l’œuvre d’épistoliers authentiques, non d’un auteur qui „se bat les flancs” pour imiter la réalité. Le genre du roman épistolaire se développe à la fin du XVIIe siècle, et s’impose avec Les Lettres persanes de Montesquieu, en 1721. Cette œuvre, qui mêle subtilement les réflexions philosophiques et politiques aux intrigues de sérail, exploite la polyphonie, c’est-à-dire la multiplication des points de vue, en multipliant le nombre des épistoliers. Seul le lecteur dispose de l’intégralité de la correspondance, et profite ainsi d’une vue surplombante sur l’ensemble de l’action. Rousseau, avec Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761) va lui aussi utiliser la polyphonie, mais va surtout faire de la lettre un instrument d’analyse psychologique, un témoignage de sentiments authentiques. Que l’on songe à la longue lettre-confession de Julie, l’héroïne, dans la troisième partie, lettre XVIII. Samuel Richardson a connu un succès immense avec Paméla ou la vertu récompensée (1740) et Clarisse Harlowe (1747-1748). Ces deux romans épistolaires ont servi de modèle à Laclos, tout comme ceux de Rousseau et de Montesquieu. Autrement dit, Laclos n’innove pas lorsqu’il choisit la forme épistolaire. Empruntant à Montesquieu l’utilisation subtile des décalages temporels et géographiques engendrés par la correspondance, à Rousseau la finesse des sentiments, le plaisir de la conversation entretenue par lettres interposées, à Richardson ses personnages de séducteurs et de jeunes femmes victimes de ceux-ci, il fait, avec Les Liaisons dangereuses une œuvre unique, dans laquelle aucun élément n’est gratuit. ⇒ En feignant de présenter une correspondance, „des lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres” (sous-titre des Liaisons), Laclos, devenu le rédacteur fictif, veut faire croire à la vérité de ces lettres, et à l’existence des épistoliers. Pour conforter cet effet de réel, il met en place, dans l’avertissement de l’éditeur et dans la préface du rédacteur une stratégie du doute, bien connue des auteurs de romans épistolaires: l’ „éditeur” écrit: „Nous croyons devoir prévenir le Public que, malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu’en dit le Rédacteur dans sa Préface, nous ne garantissons pas l’authenticité de ce Recueil, et nous avons même de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un Roman.” Le rédacteur, lui, met en avant l’authenticité de cette correspondance, et précise qu’il a „supprimé ou changé tous les noms des personnes dont il est question dans ces Lettres. „C’est le même souci du respect de l’anonymat des épistoliers qui explique la suppression des

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noms de lieu („aux Ursulines de …”; „au Château de …”, par exemple) et l’incomplétude du millésime des lettres. Soyons clair: il s’agit bien d’un roman, entièrement composé, inventé par Laclos. Et cette stratégie, qui joue de l’effet de réel, est, au XVIIIème siècle, âge d’or du roman épistolaire, une convention tacite entre l’auteur et le lecteur, qui assure à ce dernier une grande liberté d’interprétation: il peut penser que cette correspondance est authentique, et chercher des clefs, pour savoir quelles personnes réelles se cachent derrière les personnages du roman; ou bien il peut accepter l’idée que le roman a parfaitement suppléé la réalité, et qu’en tant que tel, il est captivant. Effectivement, le lecteur d’aujourd’hui, averti, sait que Les Liaisons sont une invention de Laclos. Cela ne l’empêche pas d’apprécier l’œuvre, au contraire: il ne peut qu’admirer la véracité des personnages imaginés par Laclos, et la qualité de leur correspondance. ⇒ Dans le roman de Laclos, chaque épistolier a son style, ce qui permet au lecteur de le mieux cerner: Cécile s’exprime de façon très gauche, elle commet souvent des fautes de syntaxe, ou utilise trop souvent l’adverbe „bien”. Mme de Merteuil, elle a du style, et son écriture est efficace: son „petit modèle épistolaire”, fourni à Valmont pour rompre avec la Présidente, fait mouche, aussi sûrement qu’une balle. Citons-en les dernières phrases: (lettre 141, de Merteuil à Valmont) „Adieu, mon Ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret: je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute.” Merteuil, et Valmont dans une moindre mesure, manipulent la langue: ils savent feindre, par écrit, des sentiments qui leur sont étrangers. Que l’on se reporte à la lettre 36 de Valmont destinée à Mme de Tourvel: tout le vocabulaire du sentiment, du tourment amoureux est employé pour émouvoir le destinataire: „Dévoré par un amour sans espoir, j’implore votre pitié et ne trouve que votre haine: sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, et je tremble de rencontrer vos regards.” Et le stratagème fonctionne, peut-être aussi parce que Valmont est plus sincère qu’il ne le voudrait lorsqu’il évoque son amour pour la Présidente. Mais il sait aussi jouer du registre dévot, lorsqu’il convainc le Père Anselme, confesseur de la Présidente, de son désir de se convertir, d’abjurer ses erreurs passées, et de s’engager dans „un sentier nouveau” (lettre 120). On peut également citer certaines lettres de la Présidente, qui rappellent le ton passionné des héroïnes raciniennes (lettre 143, à Mme de Rosemonde): „Le voile est déchiré, Madame, sur lequel était peinte l’illusion de mon bonheur. La funeste vérité m’éclaire, et ne me laisse voir qu’une mort assurée et prochaine, dont la route m’est tracée entre la honte et le remords.” Mais la variété des styles n’est pas tout. Avec Laclos, la lettre se pare de nouvelles fonctions: elle devient une arme, nous l’avons dit à propos de Merteuil et de Valmont, mais aussi une clef qui ouvre bien des portes, dans le cas de Valmont: c’est sous le prétexte de remettre à Cécile une lettre de son amoureux Danceny qu’il s’introduit dans sa chambre. C’est pour remettre ses lettres à la Présidente qu’il obtient une entrevue avec elle, et la séduit. La lettre est également un outil d’analyse très efficace: Mme de Merteuil est une lectrice extrêmement fine, qui lit entre les lignes, et découvre très tôt dans les lettres de Valmont concernant la Présidente que la forfanterie de celui-ci ne cache que mal un sentiment amoureux puissant, que l’on se reporte à la lettre 10 par exemple. Elle se livre souvent à des explications de texte, comme à la fin de la lettre 33, dans laquelle elle commente une lettre de la Présidente à Valmont, et parfois elle donne des leçons de style ou

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de stratégie, car style et stratégie ne font qu’un dans Les Liaisons dangereuses. Que l’on se reporte à la lettre 105, destinée à Cécile de Volanges: „Voyez donc à soigner davantage votre style. Vous écrivez toujours comme un enfant. […]”, ou à celle destinée à Valmont: (lettre 33) „la véritable école [faute digne d’un écolier] est de vous être laissé aller à écrire. „C’est enfin la lettre qui permet le secret des relations entre Merteuil et Valmont: ils ne se fréquentent jamais en société, et c’est par la lettre que leur union diabolique se maintient. Chacun peut perdre l’autre, et leur mutuelle discrétion est leur seul garant. C’est en manquant à son plus grand principe, „ne jamais écrire” (lettre 81) que Mme de Merteuil se perd: Valmont a bien compris qu’en confiant sa correspondance à Danceny, il perdrait très sûrement son ancienne alliée, devenue sa rivale. C’est dans cette perte de la maîtrise que Merteuil, peut-être, est disqualifiée: la plus habile des femmes, la plus méchante aussi, est punie par là où elle a péché. Chez Montesquieu, Richardson, Crébillon ou Rousseau, la lettre raconte l’événement ou les sentiments. Chez Laclos, elle est à la fois moyen d’action et action.

MODULE 6. UN ROMAN À INTERROGATIONS OUVERTES. Voici, choisies entre mille, quelques questions qui pourront susciter la curiosité du lecteur, et l’inciter à se plonger, ou se replonger, dans la lecture des Liaisons dangereuses: Peut-on considérer que c’est Mme de Merteuil qui triomphe, en obtenant la mort de Valmont, ou que c’est lui qui triomphe, puisqu’il lui fait perdre sa si solide réputation, et meurt noblement en duel? Valmont était-il amoureux de Mme de Merteuil, et jaloux des amants de celle-ci, malgré son image de libertin jouisseur, blasé et froid? Valmont aurait-il pu se convertir à l’amour dans les bras de la Présidente, et abjurer le libertinage? Pourquoi Valmont recopie-t-il l’atroce lettre de rupture fournie par Mme de Merteuil et l’envoie-t-il à Mme de Tourvel, alors qu’il est suffisamment subtil pour envisager les suites fatales de cette lettre? Pourquoi Laclos fait-il de Mme de Merteuil un personnage aussi machiavélique, tout en lui réservant un sort ambigu? Mme de Merteuil et Valmont ont-ils jamais été alliés? Ne sont-ils pas plutôt d’éternels rivaux, qui rêvent de se mettre à mort, dès le début? Et pour finir, qui est le véritable héros du roman? Est-ce Mme de Merteuil, parce qu’elle est la plus machiavélique, est-ce Mme de Tourvel, parce qu’elle est la plus pure, ou est-ce Valmont, parce qu’il est le personnage le plus ambigu?

MODULE 7. PERSPECTIVES COMPLÉMENTAIRES. LE LIBERTINAGE. Le libertinage est un courant de pensée qui naît en France au XVIIe siècle, s'épanouit durant tout le XVIIIe siècle, et se signale par une revendication de liberté prise par rapport aux mœurs et à la religion. La première moitié du XVIIe voit se développer le libertinage dit „érudit”, qui critique essentiellement le pouvoir de la religion. Les libertins de cette époque sont des savants, des érudits, des philosophes, tels que Gassendi, Naudé et Cyrano de Bergerac. Au siècle suivant, les philosophes des Lumières reprennent à leur compte l’héritage du libertinage érudit, tandis que se développe parallèlement un libertinage des mœurs. Valmont et Merteuil sont des libertins, aux mœurs légères, ils séduisent, perdent leurs victimes, avec adresse et sans remord. La séduction passe par la réflexion, la conquête se fait militaire ou guerrière. Mais la guerre des sexes détermine deux modes de combat: Valmont est un séducteur redoutable, il recherche les coups d’éclat pour les faire connaître, et chaque séduction nouvelle ajoute à son „mérite”. Selon les mots de

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Mme de Merteuil: „Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins.” (lettre 81) Mme de Merteuil, au contraire, parce que femme, doit manœuvrer dans l’ombre. Elle déclare la guerre aux hommes dans la lettre 81: „née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’a[i] su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi.” C’est grâce à un immense travail sur elle-même qu’elle devient une femme de tête, réussissant à conserver son indépendance, ses amants et son inattaquable réputation. En choisissant de mettre au centre des Liaisons dangereuses deux libertins, Laclos inscrit bien son œuvre dans la tradition du libertinage de mœurs, représenté par Richardson, Crébillon fils, mais aussi par le Diderot des Bijoux indiscrets. ⇒ Mais que l’on ne s’y trompe pas, si certains passages des Liaisons dangereuses ont valu son succès de scandale à l’œuvre, pourtant, Laclos n’est pas Sade, et Les Liaisons dangereuses ne se complaisent jamais dans la débauche. Ce qui importe toujours, dans l’œuvre de Laclos, ce n’est pas l’acte, c’est son récit, et ses conséquences. Lorsque Valmont viole Cécile, et en fait le récit à Mme de Merteuil, et au lecteur indiscret, il ne sombre pas dans les détails crapuleux ou le vocabulaire spécialisé. Significativement, il songe à composer un „catéchisme de débauche” pour „ [s]on écolière” (lettre 110), mais le lecteur ne feuillettera jamais cet ouvrage. Les scènes qui pourraient être sensuelles (le viol de la naïve Cécile, celui de la prude Présidente, la rédaction d’une lettre d’amour à la Présidente sur une femme transformée en pupitre (voir le bas de la lettre 47), les soirées de „petite maison” de la Marquise de Merteuil, (voir lettre 10, de Merteuil à Valmont), le stratagème de Valmont pour obtenir le contenu des poches de la Présidente, raconté dans la lettre 44, ou l’éducation sexuelle de la Marquise de Merteuil, relatée dans la lettre 81) sont le plus souvent narrées à l’aide de sous-entendus, de litotes ou d’euphémismes. On peut également relever des jeux de mots grivois dans la correspondance des deux roués, (le bois du Comte de B***, fin de la lettre 59 et de la lettre 63, par exemple) mais ils sont davantage des politesses de conversation, destinées à agrémenter la lettre, que des motifs licencieux livrés au lecteur égrillard. De plus, ils relèvent le plus souvent de la double entente, et confirment ainsi l’habileté stylistique des roués, et donc leur habileté à manipuler les autres. Le libertinage est plus intellectuel que sensuel dans Les Liaisons dangereuses, et significativement, le terme n’apparaît qu’une fois dans l’œuvre, sous la plume de la Marquise de Merteuil, et dans le tour „libertinage d’esprit”. Cela n’a rien d’anodin, car le roman de Laclos est aussi un roman d’analyse. Les Lumières ont passé par là, et la séduction profite des progrès de la science, des connaissances, de l’étude de l’homme sous tous ses aspects. Que l’on se reporte à la lettre 81 de la Marquise de Merteuil: elle a lu des romanciers, des philosophes, des moralistes, afin d’étudier la nature humaine, pour la mieux manipuler. Selon l’heureuse expression de Laurent Versini, „la séduction est devenue déduction.” Le libertinage des Liaisons témoigne des réalités du temps: l’aristocratie française, faute de combattre pour le royaume puisque la France est en paix, a porté la guerre dans les salons, et les belligérants sont sans pitié, car ils possèdent une arme très puissante, la connaissance de la nature humaine.

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