La Tete D’Aurochs

35
....

description

Lucian Pintilie

Transcript of La Tete D’Aurochs

Page 1: La Tete D’Aurochs

....

Page 2: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LA TÊTE D’AUROCHS Scénario Lucian Pintilie d’après Vasile Voiculescu Traduction de Marie-France Ionesco Rédacteur: Răzvan Penescu [email protected] Editeur format .pdf Acrobat Reader Răzvan Penescu [email protected] Text: © 2005 Lucian Pintilie Traduction: © 2005 Marie-France Ionesco Coverture: © 2005 Iulia Cojocariu Illustration de la couverture: © 2005 La Fédération Roumaine de Philatélie / Federaţia Filatelică Română http://www.federatia_filatelica.ro Tous droits réservés. © 2005 Editions LiterNet pour la version .pdf Acrobat Readerr. La distribution gratuite du livre par l`intermédiaire d`autres sites, la modification ou la commercialisation de cette version sans l`accord préalable, par écrit, des Editions LiterNet sont interdites et seront punies conformément à la loi sur les droits d`auteurs et les droits connexes, en vigueur ISBN: 973-7893-17-4 Editions LiterNet http://editura.liternet.ro [email protected]

Editions LiterNet.ro, 2005 2

Page 3: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

CARTON : FIN AVRIL 1944 Une salle de classe dans une école d’Ukraine à l’abandon depuis le début de la guerre. La salle de classe – un rectangle de 10 m. x 6 m. – est jonchée de matelas d’où s’échappe de la paille. On dirait plutôt une étable qui abriterait, non pas du bétail, mais des soldats. Dans un coin, noyé dans la paille, un piano-épave oublié là depuis la révolution. Un officier (le narrateur) pianote d’une main, une cigarette dans l’autre main. On dirait qu’il fredonne quelque chose, quelque chose où il est question de poux. En longueur, des fenêtres sans vitres, clouées de planches. En largeur, trois fenêtres, sans vitres elles aussi, mais non clouées de planches – à perte de vue on découvrira, dans la lumière de l’aube, la steppe sans fin, angoissante. Il fait encore nuit. Dans de violentes rafales de vent s’envolent par touffes les aigrettes des chardons de la steppe et la paille des matelas éventrés, grouillants de poux, que le général a vidée par la fenêtre et que l’on brûle dans la plaine. Armés de fourches les soldats tentent de maîtriser le feu qui s’étend. Longues plages de silence immobile. L’officier, transi de froid, se tient maintenant accroupi, les mains collées sur les parois du poêle en fonte. L’aube se lève.

Editions LiterNet.ro, 2005 3

Page 4: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

CARTON : QUELQUES HEURES PLUS TARD Façade extérieure de l’école. Par l’embrasure des fenêtres on voit dans la salle de classe (on ne sortira jamais de cet espace de 10 m. x 6 m.) un groupe de huit ou dix officiers roumains, tous jeunes sauf un général, âgé, militaire de carrière, très bien conservé, doué d’une prodigieuse aptitude au pathétisme jusque dans les situations les plus quotidiennes, les plus banales. Tous, ou presque, munis de jumelles scrutent l’horizon. De larges plaques noires, carbonisées, trouent l’herbe verte.

VOIX DU NARRATEUR

(il revêtira une identité précise : le capitaine Mitică) « C’étaient les derniers mois de la guerre ; piégés au milieu de nulle part nous attendions, sans ciller, la catastrophe finale. Plus aucun ravitaillement ne parvenait jusqu’à nous. Il nous restait quelques boîtes de haricots en conserve, de temps en temps un lièvre tiré dans la steppe russe au risque de notre vie. Nous passions nos journées penchés sur des cartes d’état-major – mais en fait où étions-nous ? Où étaient les Russes ? Et les Allemands ? La guerre était peut-être finie ? Oubliés de tous, nous aurions foncé à l’attaque contre n’importe qui. »

Pendant le récit du narrateur, on vide des seaux d’eau sur le plancher que l’on brosse énergiquement, on apporte des tables bancales qui, mises bout à bout, forment une longue table de banquet sur laquelle on met une nappe – trop courte – , des couverts, de la vaisselle militaire dépareillée, des assiettes (deux ou trois seulement, le reste étant des écuelles en métal), on apporte des chaises, beaucoup de chaises – beaucoup plus qu’il n’en faut – toutes dépareillées elles aussi. Ces préparatifs sont dressés à environ 2 mètres du tableau noir où sont punaisés les plans et fantasmagories stratégiques du général roumain.

Editions LiterNet.ro, 2005 4

Page 5: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE NARRATEUR « Vous imaginez notre excitation quand on nous a annoncé l’arrivée imminente d’un visiteur de haut rang, un général allemand du grand Q. G. avec sa suite. Nous nous reprîmes à espérer, notre antipathie pour eux fut suspendue… Pourquoi vient-il ? Qu’est-ce qui se prépare ? Aurons-nous le temps de transformer cette étable en salle de réception ? Dès le milieu de la nuit nous nous étions mis à tout désinfecter. Et si ces Boches arrogants venaient nous sauver ? Et peut-être – pourquoi pas ? – un miracle. »

Bruit de moteur dans le lointain. Aussitôt les jumelles fouillent l’horizon. Très long plan. Une voiture décapotée s’approche lentement de l’école.

LE NARRATEUR

« A 10 heures tapantes, comme annoncé, une voiture avec deux officiers à bord s’immobilisa dans notre trou perdu devant notre baraque où les accueillit une furieuse rafale de poussière, de paille et de chardons, qui retomba aussitôt. »

L’action est filmée par la fenêtre, en plan général. Le premier à descendre fut le général, un géant blond délavé, visiblement irrité par ce vent ukrainien qui lui avait craché en pleine figure. Le général esquissa un vague salut militaire, comme in petto. A sa suite, un jeune commandant, svelte et élégant comme une vedette de cinéma. Le jeune commandant a un étrange faciès de prince oriental, un visage tout en longueur encadré par des favoris un peu plus longs que ne le permet le règlement – coquetterie tolérée par le général qui, nous le verrons, manifeste de l’indulgence et une tendresse protectrice pour sa fragilité. Oui, ce personnage dégage essentiellement une impression de fragilité et d’ingénuité qui l’aide à soumettre le monde à ses désirs. Des chiens faméliques se précipitèrent, en aboyant, vers les nouveaux arrivants. Un de nos officiers décocha un coup de pied au plus squelettique. Le général allemand fit un geste de profond mépris et se mit à les admonester de ce ton sec et sans réplique

Editions LiterNet.ro, 2005 5

Page 6: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

sur lequel on s’adresse à des domestiques qui ne comprennent jamais rien. Le jeune commandant traduisait en adoucissant, par le français, les remontrances méprisantes du visiteur de haut rang. On ne comprend pas les mots. La musique et les sonorités de chacune des deux langues peuvent laisser croire qu’il s’agit de discours différents. Pure illusion ! Ce sont bien les mêmes reproches en français et en allemand : nous sommes sévèrement réprimandés pour notre barbarie envers les animaux – incompatible avec les normes européennes – et qui scandalise le général allemand. (Ici je pense à la « transfiguration de la Roumanie » selon les conditions de l’ultimatum Tertium non datur. La corruption, ça peut encore s’arranger. Ce sera plus difficile pour ce qui est de l’abattage des porcs.) Reprenons. Sous la conduite du général roumain, le groupe – les deux officiers allemands que ne quitte plus le chien qui a reçu le coup de pied, les officiers roumains dûment réprimandés – pénètre dans ce qui fut une salle de classe.

LE NARRATEUR « Nous sommes tous entrés dans la baraque… »

Avec le trac d’un artiste créateur, le général roumain se dirige vers ses plans napoléoniens affichés au tableau noir. Mais le général allemand, au beau milieu de la salle, joue avec le chien maltraité – sans la moindre intention de s’approcher du général roumain à qui il tourne carrément le dos.

LE NARRATEUR « Avec stupeur nous avons tout de suite compris qu’il ne s’agissait d’aucune entrevue secrète avec notre général, pas de projet militaire miracle, pas la moindre information sur la situation, même pas un ordre ! Rien ! Rien de rien ! »

Le chien lèche la main du général allemand.

Editions LiterNet.ro, 2005 6

Page 7: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE NARRATEUR « Nulle mission de guerre mais une simple étape, juste “un arrêt-buffet”, “eine Vorspeise”1 dans une auberge ukrainienne se trouvant sur la route d’un officier allemand affamé. »

Le général allemand se dirige enfin vers le tableau noir recouvert de plans de bataille – bien obligé, pour aller s’asseoir à table. Il s’y installe d’autorité, comme au restaurant. Il se penche sur le lièvre, le dévore du regard, en se frottant les mains. Le général roumain, complexé d’être un roumain qui ne peut pas faire honneur à son hôte illustre selon l’usage, s’assoit à côté du général allemand (les autres officiers s’assoient un peu au hasard), s’excuse pour la frugalité du repas en expliquant qu’il ne reste plus que des boîtes de haricots et ce lièvre. Inhibé, il ne s’adresse, pour le moment, à son hôte qu’en roumain, mais personne ne le traduit. Alors il se risque :

LE GENERAL ROUMAIN - Diese Hase2…

Le général allemand, le regard dans le vide, ne l’écoute pas. Et même quand il a l’air d’écouter, il a toujours le regard perdu dans le vide, ce regard qui passe à travers son interlocuteur – même tout à l’heure quand il trinquera avec du champagne. Ses seuls liens avec le monde qui l’entoure : le lièvre – il est le seul à en manger – , le chien, son chouchou, à qui il jette de temps en temps un os encore bien garni de viande et, bien sûr, le joli commandant.

LE GENERAL ROUMAIN (faisant une nouvelle tentative)

- Diese Hase… ------------------------- 1 Un apéritif 2 Ce lièvre…

Editions LiterNet.ro, 2005 7

Page 8: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

Le chauffeur du général allemand escalade la fenêtre sans vitres, un poste de radio portatif dans une main et dans l’autre un long fil électrique branché sur la batterie de la jeep. Agenouillé près de la table, le chauffeur essaie d’installer le poste qui capte, pour quelques secondes, un communiqué de guerre allemand puis – plus rien. Un long silence funèbre où résonnent le bruit des couverts, les ahans et grognements du chauffeur qui s’acharne sur une saleté de vis. Moroses, les officiers mangent consciencieusement leurs haricots en conserves (périmées) – aucun d’eux ne touche au lièvre. Pour la troisième fois, le général roumain tente de signaler au général allemand une particularité du lièvre que ce dernier dévore à pleines dents.

LE GENERAL ROUMAIN

- Diese Hase… Le général allemand a soif – de sa chevalière il tapote le bord de son verre pour signaler qu’il n’a rien à boire. Mitică, assis à la droite du général, se saisit d’une carafe d’eau saumâtre et s’apprête à remplir le verre du général (il la lui verserait volontiers sur la tête !). Le général roumain, toujours en position d’humilité, à moitié levé de sa chaise, explique « les circonstances dramatiques font que… » – ce qu’il avait déjà expliqué au début du repas.

LE GENERAL ROUMAIN - Keine Wein… Keine Bier… Keine Ţuica… Nur Wasser.

Le général allemand – le regard toujours absent – le dévisage sans le voir. Le jeune commandant allemand se penche et murmure quelque chose à l’oreille de son général qui, à son tour, lui murmure quelques mots à l’oreille avec un léger sourire d’approbation. Le commandant allemand fait alors signe au chauffeur d’apporter le cadeau. Le général allemand fait un geste de la main – virez-moi ce machin-là au pied de la table. Le chauffeur n’a pas fait deux pas que le poste de radio se remet à fonctionner parfaitement mais le général confirme son geste – virez-moi ça dehors. Le chauffeur sort par la fenêtre et, profitant de cette pause, le général roumain veut à nouveau attirer l’attention du général allemand sur une « bizarrerie » du lièvre.

Editions LiterNet.ro, 2005 8

Page 9: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE GENERAL ROUMAIN - Achtung! Achtung!... Diese Hase… (Mais sa connaissance de l’allemand s’arrête là. Il a alors recours à la pantomime. Il saisit une Kalachnikov imaginaire et tire une rafale sur le lièvre à moitié dévoré.) Pan – pan – pan – pan – pan…

Le général allemand interrompt sa mastication. Il porte lentement une main à sa bouche et en sort une balle. Tomuţ intervient dans un allemand parfait appris dans les grandes universités allemandes à l’ombre du chêne de Kant.

TOMUŢ

- Genau vor diesem Aspekt wollte euch Herr General warnen. Der Hase ist mit vielen Kugeln gespickt. Es ist ein irrer Russe, der gegen Abend die Hasen mit dem Kalasnikov jagt. Wenn er keine Hasen hat, ist er auch mit Menschen zufrieden.1

L’air totalement hébété, le général allemand fixe Tomuţ… qui simplifie l’explication. Lui aussi a recours à la pantomime.

TOMUŢ

- Pan – pan – pan – pan – pan...

Le général allemand regarde, médusé, la balle qu’il a retirée de sa bouche. Accompagné du commandant allemand, le chauffeur revient, en escaladant la fenêtre, les bras lourdement chargés d’une caisse qu’il dépose pieusement devant eux avec un soin infini.

------------------------- 1 C’est exactement ce dont notre général voulait vous avertir. Ce lièvre est truffé de balles. Il y a un Russe complètement timbré qui le soir chasse le lièvre à la Kalachnikov. Faute de lièvres, il se contente des gens du coin.

Editions LiterNet.ro, 2005 9

Page 10: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

C’est une caisse de douze bouteilles de champagne – du champagne français et du meilleur encore ! – la célèbre Veuve Clicquot. Le général roumain, visage cramoisi, se lève. Il a supporté tout le reste, mais là c’en est trop ! Lui, général commandant de la place s’est trouvé dans l’impossibilité d’offrir à boire autre chose que cette eau pisseuse de la steppe et voilà que cet allemand avec ses grands airs veut lui offrir douze bouteilles de Veuve Clicquot. C’est plus qu’il n’en peut supporter. Il prépare une réplique cinglante, mémorable… qui ne vient pas. Il vient de voir ses hommes pâlir dans la crainte de le voir refuser. Il… ravale donc sa fureur.

LE GENERAL ROUMAIN - Bene… bene. Mais avec un condition, hein? Il faut boire ça ici.

Explosion de joie, applaudissements, le commandant allemand traduit, son général recrache une deuxième balle (clic) dans l’assiette. La première bouteille est débouchée avec précaution, avec respect. Mais elle remplit à peine le fond des verres. On passe à la deuxième, à la troisième bouteille, les langues se délient. A mesure qu’ils boivent, ceux qui ne comprenaient que vaguement le français auront l’impression que le français est leur langue maternelle. Leur timidité a fondu. Leur ambition de rustauds puérils est de bien « branler » les bouteilles pour que le bouchon pète haut et fort, comme dans les repas de noces.

LE COMMANDANT ALLEMAND (adoptant, à son tour, un ton gamin)

- Bravo, bravo ! Qui d’entre vous est déjà allé à Paris ?

Mitică et Tomuţ lèvent le doigt.

Editions LiterNet.ro, 2005 10

Page 11: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE COMMANDANT ALLEMAND - Messieurs, je dois vous avouer que dans mes veines coule du sang de parisien. Je suis né à Paris, j’y ai fait mes études. Le jour à la Sorbonne, la nuit au One Two Two. Vous savez ce qu’est le One Two Two ?

MITICĂ (mimant la fierté du premier de la classe)

- Moi je sais ce qu’est le One Two Two.

LE COMMANDANT ALLEMAND - Alors dites-leur ce qu’est le One Two Two.

MITICĂ - Vous savez ce qu’est le One Two Two ? C’est un bordel, comme Crucea de Piatră (la Croix de Pierre) chez nous, mais en bien plus smart.

LE COMMANDANT ALLEMAND (posant « une colle » à Mitică)

- Vous savez pourquoi ça s’appelle le One Two Two ?

MITICĂ - Parce que c’est rue de Provence au cent vingt deux (1.2.2.). One Two Two ! répond brillamment Mitică.

Echange des répliques « éblouissantes ». Les autres en restent bouche bée.

LE COMMANDANT ALLEMAND - Dites-leur qui étaient les clients – intervient le commandant, enchanté de son partenaire, et il commence l’énumération des pécheurs : Charlie Chaplin, Jean Gabin, Léopold …

Editions LiterNet.ro, 2005 11

Page 12: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

MITICĂ -… Le roi des Belges, Humphrey Bogart – et Mitică continue la liste : Greta Garbo …

UN OFFICIER - Greta Garbo… Mais comment ?… Cet ange ?

UN AUTRE OFFICIER

- Et alors, les anges ça n’a pas de… ? Mitică interrompt le débat sur le sexe des anges.

MITICĂ - … Marlène Dietrich, Marlène Dietrich pratiquait la flagellation. Edith Piaf …

UN OFFICIER PLUS « RUSTIQUE » - Des femmes ?… Mais pourquoi des femmes ?

UN AUTRE OFFICIER

- Mais pour d’autres femmes. L’officier « rustique » crache par terre.

UN OFFICIER - Quoi ?… Greta Garbo – l’officier n’en revient pas. On ne peut même plus se fier à sa propre mère …

Editions LiterNet.ro, 2005 12

Page 13: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE COMMANDANT ALLEMAND - Vous savez quand j’ai bu pour la dernière fois de La Veuve Clicquot à Paris ? C’était en 1938 au One Two Two. Charles Trenet chantait « La Polka du Roi »…

Au quart de tour Mitică entonne « La Polka du Roi ». Après une seconde de stupéfaction, le commandant attrape la chanson au vol. (Voulez-vous danser, marquise / Voulez-vous danser le menuet…). Mitică et le commandant (qui « charge » un peu par timidité) chantent en duo.

LE COMMANDANT ALLEMAND - Et « Boum, mon cœur fait boum »? – demande le commandant pour « tester » Mitică.

Mitică, tout aussi prompt, enchaîne. Le duo se reforme (La pendule fait tic-tac tic-tac / Les oiseaux du lac font pic pic pic pic…). Soutenu maintenant par « les artistes du régiment » (deux ou trois) : l’un imite les instruments, les autres accompagnent avec un harmonica, les écuelles en métal, les bouteilles, les verres. On ne touche pas au piano.

LE COMMANDANT ALLEMAND - « Le soleil a rendez-vous avec la lune… » - lance brusquement le commandant allemand.

MITICĂ

- Ah non, mais non ! proteste Mitică. « Le soleil a rendez-vous avec la lune » c’est de `39 – et Mitică, aussitôt rejoint par le commandant allemand, entonne: « Le soleil a rendez-vous avec la lune (La lune est là, la lune est là / La lune est là, mais le soleil ne la voit pas…) ».

Le champagne agit comme une pompe à morphine. Des trompettes imaginaires surgissent. Final de music-hall – en apothéose. Applaudissements enthousiastes. Montée en flèche de la cote de sympathie du commandant allemand.

Editions LiterNet.ro, 2005 13

Page 14: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE COMMANDANT ALLEMAND - J’ai aussi du sang roumain – dit tout à trac le commandant en couvrant les applaudissements.

MITICĂ - Comment ça ?

LE COMMANDANT ALLEMAND - Par les femmes nous descendons d’une princesse moldave… Klarenfeld. Mon nom est Von Klarenfeld – famille noble. Mais dans notre arbre généalogique il y a cette princesse moldave du 17ème siècle mariée à un prince lituanien.

MITICĂ - Parce que vous avez aussi du sang lituanien ?

LE COMMANDANT ALLEMAND - Oui, du sang lituanien oui. Et aussi du sang éthiopien. Un de mes ancêtres était fasciné par l’Orient et par l’Ethiopie… Vous connaissez le cas de Pouchkine ? Regardez mon visage. (Très « dandy », il expose son profil sous différents angles. C’est vrai, sa ressemblance avec Pouchkine est saisissante.) Mais – ajoute-t-il dans un geste de résignation historique – finalement on s’est germanisé. A l’origine nous sommes quand-même roumains. La preuve… – et il leur montre sa chevalière gravée aux armes de la famille. Pressez-la sur une mie de pain, vous aurez la tête d’aurochs en relief. Qui d’entre vous est philatéliste ? demande-t-il de but en blanc en balayant les convives de son regard khlestakovien.

Tous désignent Mitică.

LE COMMANDANT ALLEMAND - Que savez-vous sur les timbres à tête d’aurochs ? demande l’Allemand à la manière d’un animateur TV.

Editions LiterNet.ro, 2005 14

Page 15: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

MITICĂ - Pas grand-chose, répond Mitică, honteux d’être un philatéliste improvisé. Je n’ai jamais eu l’honneur d’attraper l’aurochs par les cornes. Toute ma science là-dessus c’est les catalogues et quelques conversations.

LE COMMANDANT ALLEMAND

- Dommage – dit-il pour enfoncer Mitică devant ses camarades. Vous avez quand-même entendu parler de ce timbre ? Le plus cher et le plus rare au monde. Un honneur pour votre patrie !… C’est le premier signe de votre libération du joug ottoman.

Mitică, les yeux baissés, répond.

MITICĂ - J’ai entendu dire que, dans la collection d’un Américain, il y aurait une tête d’aurochs à 27 centimes et ce serait le seul au monde. C’est sûrement une légende …

LE COMMANDANT ALLEMAND

- Ce n’est pas du tout une légende, proteste l’Allemand. C’est absolument vrai. Il s’agirait, en effet, d’un exemplaire unique au monde. De couleur rose-pêche et non pas jaune-orangé comme les autres de la même série.

MITICĂ

- Dans ce cas, il est impossible qu’on n’en trouve pas d’autres. On n’a pas suffisamment fouillé les archives des vieilles familles roumaines. Je veux dire qu’on n’a pas encore volé de façon systématique mais seulement « à la va vite »…

Editions LiterNet.ro, 2005 15

Page 16: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE COMMANDANT ALLEMAND - Très juste, applaudit l’Allemand enchanté. C’était vraiment du n’importe quoi.

Pause. Le Commandant enchaîne d’un ton plus sobre :

LE COMMANDANT ALLEMAND - C’est une vieille marotte à moi, ce timbre, mais ce n’est qu’à Bucarest que j’ai entrepris des recherches sérieuses. J’ai débarqué là-bas quelques mois après l’incendie de la synagogue et les horreurs commises aux abattoirs. Les Juifs étaient aux abois. Les milliardaires voulaient émigrer – mais émigrer où ? En Sibérie où les avait parqués Staline ? C’est encore en Roumanie qu’ils pouvaient le mieux se débrouiller. Je me suis mis sur la piste d’un timbre qui, à ce moment-là, se serait trouvé à Iaşi où je me suis installé et où j’ai commencé mes recherches. Toutes les informations recueillies me menèrent jusqu’à Bîrlad, chez une vieille famille de boyards – les Costăceşti. Trop tard, ils l’avaient déjà vendu à un riche Juif de Tchernovtsy. Me voilà à Tchernovtsy. Mais la tête d’aurochs avait franchi la frontière, elle était maintenant à Lvov. Je file à Lvov, ma tête d’aurochs me fait faux bond et disparaît quelque part en Moldavie. Je retrouve sa trace à Iaşi et la nuit même il fiche le camp. Je le crois disparu à jamais et le voilà qui réapparaît, où ? – à Tchernovtsy, bien sûr ; talonné de partout, il était revenu à la case départ. Et puis, ç’a été le calvaire final : dans la boue, le froid, la faim, je l’ai suivie jusqu’à Tighina, Râbniţa, Moghilev. (Pause) Et je l’ai vu face à face – acculé, le dos au mur, c’était le terminus – à Vapniarka. Le voilà !

Il sort son portefeuille, en tire une enveloppe d’où il extrait un petit carré de buvard. Dans ce buvard déplié, tel des langes de dentelle, apparaît un minuscule carré de papier de soie blanc – il l’ouvre et, un sourire triomphant aux lèvres, le tend à Mitică. Tous contemplent, fascinés : là, sous leurs yeux, annulant l’unicité du timbre d’Amérique, irradiant une éclatante couleur rose-pêche, un timbre superbe, unique dans sa splendeur – une tête d’aurochs à 27 centimes. Un exemplaire

Editions LiterNet.ro, 2005 16

Page 17: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

réunissant tous les critères exigés par la plus sévère expertise. Le plus ému c’est le général roumain – comme s’il touchait la dalle mortuaire d’Etienne le Grand1. Il a chaussé son monocle pour mieux discerner les détails du timbre. Le commandant les ramène sur terre.

LE COMMANDANT ALLEMAND - Il a quand-même fallu que je débourse 50.000 marks, sans compter les frais de voyage.

Le capitaine Tomuţ, effondré, baisse la tête : il a honte de la médiocrité de l’Allemand. Le commandant ne se tient plus.

LE COMMANDANT ALLEMAND

- Regardez, la tête d’aurochs n’est plus seule au monde. Désormais il y en a deux, mais deux seulement. Tertium non datur, et il rit comme possédé. Interpellant Mitică : D’après vous, combien vaut-il ?

MITICĂ - Je ne sais pas…, au moins le double ou le triple.

LE COMMANDANT ALLEMAND

- Quoi ! s’esclaffe l’Allemand. Vous êtes très loin de la vérité, cher ami. Au moins un million, un million et demi de marks allemands.

------------------------- 1 Etienne le Grand (1433-1504) : prince de Moldavie, vainqueur des Turcs à Rahova (1475) et des Hongrois menés par Mathias Corvin. Construisit églises et monastères.

Editions LiterNet.ro, 2005 17

Page 18: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

Le timbre, comme nimbé, auréolé de sa valeur désormais révélée, passe – vole, plutôt – de main en main tout autour de la table. Dans son petit reliquaire immatériel – le papier de soie – il circule, intouchable et intouché, reposant de temps en temps, comme épuisé, sur la table. Les deux ordonnances, en tablier blanc, ôtent les couverts au passage du timbre. On ressert du café. Le commandant, étranglé par l’émotion, accompagne le voyage aérien du timbre d’observations subtiles, qui, sans son aide, auraient totalement échappé à ces idiots. En parlant il fait l’amour avec l’aurochs, c’est évident. En transe, les yeux fermés, il décrit les détails – à jamais imprimés dans sa mémoire – les plus infimes et intimes secrets du corps de son amant – l’aurochs. Son discours est à la fois zoophile et esthétique.

LE COMMANDANT ALLEMAND - Regardez, regardez bien l’oreille gauche. Elle a deux minuscules interstices vers le bas. Vous voyez les ombres à l’intérieur de chacune des deux oreilles…, elles n’ont pas la même forme. Et ses yeux… extraordinaires, parfaitement ronds ; l’œil gauche est un peu plus grand, asymétrique et son iris est doublé par un point.

MITICĂ - Excusez-moi de vous interrompre – Mitică intervient à la manière de l’inspecteur Columbo. Je suppose que le timbre ne voyageait pas tout seul ; il avait un accompagnateur, le Juif riche, par exemple.

LE COMMANDANT ALLEMAND

- Evidemment… J’ai dit « le timbre »… en guise de… (l’Allemand cherche le mot exact)

MITICĂ - D’ellipse… C’est une figure de style classique, destinée à éviter ce qui serait gênant.

Editions LiterNet.ro, 2005 18

Page 19: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

TOMUŢ - Très utile pour exprimer l’ambiguïté. « Un raccourci, quoi ! » dit Tomuţ un peu irrité.

MITICĂ

- Marca există, dar e lipsă evreul – résume Mitică en roumain, dans la tradition du calembour.

LE COMMANDANT ALLEMAND - Pardon ?… l’Allemand ne comprend pas.

TOMUŢ

- Le timbre existe mais le Juif a été « raccourci », traduit Tomuţ en mimant une décapitation.

MITICĂ - Qu’est devenu le Juif qui accompagnait le timbre ? insiste Mitică.

LE COMMANDANT ALLEMAND

- Le Juif a reçu 50.000 marks cash, réplique sèchement le commandant. Où en étions nous ?

TOMUŢ - Ses yeux ronds…, murmure Tomuţ qui, lui aussi, a souvent rêvé aux yeux de l’aurochs.

LE COMMANDANT ALLEMAND

- Oui, ses yeux ronds… L’œil droit forme un cercle…

Editions LiterNet.ro, 2005 19

Page 20: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

MITICĂ - Excusez-moi – Mitică, comme Columbo, ne lâche pas. Vapniarka… Vapniarka c’est bien un camp, n’est-ce pas ?

LE COMMANDANT ALLEMAND - Oui…, oui, c’est un camp – l’Allemand s’énerve. Ce n’est pas le Ritz… Il manque parfois le chocolat du petit déjeuner. Je peux continuer ? (Vexé, il continue, du même ton arrogant, la description.) L’œil droit forme un cercle, avec en son centre une pupille étoilée… Vraiment je ne vous comprends pas, vous êtes bizarres, vous, les Roumains. Vapniarka, on peut encore en sortir…, encore en sortir. Alors qu’en Pologne…

Le général allemand sommeille ou joue avec le chien.

LE COMMANDANT ALLEMAND - Ici on peut encore négocier. On casque et on sauve sa peau. Avec un peu de chance on prend le bateau à Constanţa et bon vent vers la terre promise. Es ist sehr teuer weil... diese ein Land der Räuber und Diebe ist. Entschuldige mich.1 Désolé, mais vous êtes décidément un pays de voleurs. Zigeunerraub2..

LE GENERAL ALLEMAND

- Ja, ja – le général allemand se réveille et confirme. Zigeunerraub. C’est le seul mot intelligible qu’il articulera pendant tout le film.

------------------------- 1 C’est très cher parce que vous êtes un pays de bandits et d’escrocs. Je regrette. 2 Vol à la tzigane.

Editions LiterNet.ro, 2005 20

Page 21: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE COMMANDANT ALLEMAND - Les personnes présentes sont bien sûr exclues – dit-il intimidé (en fait c’est un lâche) en direction du général roumain qui s’est levé d’un bond. Messieurs, moi je ne suis pas antisémite… les Von Klarenfeld sont une famille noble… Nous avons tous été élevés dans la tradition humaniste… libérale. (Long silence) Si vous voulez tout savoir, j’ai fouillé dans les archives de notre famille et j’y ai découvert que nous avons aussi quelques gouttes de sang juif. Pas beaucoup – ajoute-t-il, prudent – mais quand-même quelques gouttes de sang juif.

MITICĂ - Mais du sang allemand, vous n’en avez pas du tout ?

LE COMMANDANT ALLEMAND

- Très drôle, très, très drôle – le commandant pique un fard. Vous avez un sens de la répartie – éblouissant, vous autres Roumains. (Silence. Il regarde sur la table – « où est ma tête d’aurochs ? ».) Pardonne-moi, mon amour – il s’adresse à son bien aimé timbre – pour toutes les horreurs qu’il t’a fallu entendre. Kehr schnell nach Hause zurück1 – continue-t-il en ouvrant son portefeuille avec un lyrisme un peu lourd à la Zarah Leander – Kehr in deine Festung zurück, die Festung meines Herzens2.

Mais la tête d’aurochs ne répond pas à l’appel de son soupirant. Aucune panique, au début. Aucun officier n’esquisse un geste pour chercher le timbre. Il faut comprendre un point très important – une fois la griserie du champagne évaporée, les officiers roumains sont pleins d’amertume et de tristesse de s’être montrés si humbles et si empressés. Le commandant allemand marque quelques signes d’impatience et les officiers se mettent, à contre-cœur, à regarder mollement à droite et à gauche. Le papier de soie qui enveloppait le timbre est bien là, sur le coin gauche de la table entre

------------------------- 1 Rentre vite à la maison… 2 … rentre dans ta citadelle – la citadelle de mon cœur.

Editions LiterNet.ro, 2005 21

Page 22: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

les coudes de deux lieutenants. Mais pas de tête d’aurochs – disparue. A partir d’ici, et jusque vers le final, nous entrons dans le domaine de la plus inexplorée, mystérieuse et diabolique des écritures : la mise en scène. Dans cette écriture, tous les mots sont versés pêle-mêle sur la table – comme le contenu d’une valise devant le douanier – voilà c’est tout ce que j’ai dans mes poches. Des mots innocents. Mais seul le détenteur de ces mots jetés en vrac sur la bande roulante connaît la formule capable de transformer ces objets / mots innocents en explosifs. La mise en scène c’est l’art de rendre visible la partie invisible des mots. Rappelez-vous « l’écriture » comico-métaphysique de Buster Keaton. La mise en scène ne peut pas être écrite. Dansée, peut-être ? Rêvée sûrement. On commence par chercher calmement le timbre sur la table, sous la table, sur les chaises, sous les chaises, sur les semelles des bottes, sous les coudes appuyés sur la table, sur le sol déjà léché par le chien (le chien, sentant l’atmosphère se gâter, a déjà sauté par la fenêtre). Pâle comme un linge, le général commandant de la place se lève et ordonne aux deux soldats de service de fermer la porte à clef. Puis il prend la clef qu’il range dans la poche supérieure de sa veste (absurde puisque les fenêtres, béantes, sont à deux pas de la porte). Mitică se montre de plus en plus intéressé, curieux de la tournure que va prendre la situation. Bizarrement, Tomuţ est tout aussi pâle et tendu que le général roumain. Le général allemand, qui affiche une moue dégoûtée et méprisante, fume un havane les bras croisés. Il est pleinement satisfait – la vie ne lui a-t-elle pas donné raison ? – « Zigeunerraub ». Quant au commandant allemand, c’est lui le plus bouleversé. Moins par la perte du timbre – et ceci est important – que par le fait que c’est lui qui a provoqué ce contrôle. Contrôle qui ne fait que commencer pour devenir de plus en plus humiliant, insupportable. Les autres officiers, jeunes et encore sous l’effet du champagne, sont enchantés de cette aventure que, jusque dans leurs vieux jours, ils pourront raconter à leurs voisins, leurs petits enfants, leurs maîtresses et même à leur femme. Enfin de l’action ! Enfin du suspense ! Ils vivent tout cela comme une aventure et guère sur le plan moral. Le brillant Mitică non plus ne paraît pas trop se soucier de l’aspect moral de l’affaire.

Editions LiterNet.ro, 2005 22

Page 23: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

Le commandant allemand, gêné, a un regard contrit en direction du général roumain… mais espère néanmoins que les recherches vont se poursuivre. On fouille au corps les deux ordonnances qui, dociles, se laissent déshabiller complètement en cachant leur sexe de leurs grosses mains. Des plaques métalliques portant un numéro d’identification pendent à leur cou. On voit dehors, s’approchant des fenêtres sans vitres, le chauffeur allemand et les soldats / squelettes qui étaient occupés à brûler le foin, là-bas au loin, sur l’étendue légèrement convexe de la steppe. Le général roumain fait un geste confus dans leur direction – qu’ils fichent le camp. Puis il se tourne vers la tablées de ses commensaux.

LE GENERAL ROUMAIN

- Messieurs, dit-il les dents serrées, il est inadmissible que l’on ne trouve pas ce timbre. Il y va de notre honneur à tous. Au pire, il vaut mieux qu’un seul d’entre nous perde son honneur. C’est pourquoi, surmontant ma honte, je vous prie, je vous ordonne, de vous soumettre à une rigoureuse fouille corporelle que moi-même je vais effectuer sur chacun de vous – à commencer par moi-même.

Obsédé par la notion d’honneur outragé, le général – sans se rendre compte un seul instant qu’il plonge à pieds joints aux sources mêmes du comique en rejoignant l’archétype de la farce la plus classique et la plus efficace – le général commence donc à se DESHABILLER. La carence en humour est compensée chez lui par une hypertrophie du sens moral. Un frisson tragique plane sur ce strip-tease grotesque. Il ôte sa veste d’officier, il sort son portefeuille d’où s’échappent quelques photos de famille qui lui restent dans les mains – ne sachant où les mettre il les pose par terre – il retourne le col de sa veste, les poches, il enlève sa chemise et son pantalon, les secoue, il retire ses bottes – ça y est, c’est fini. Puis, insensible au pénible de la situation, il tourne, tourne et virevolte, tel un danseur étoile, pour mieux exhiber son innocence selon le rituel d’un numéro de cirque. « Spectacle d’un ridicule lamentable, humiliant jusqu’à la nausée et pourtant tonique », note Voiculesco.

Editions LiterNet.ro, 2005 23

Page 24: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

Tout cela sous le regard indifférent, méprisant du général allemand et malgré les protestations du commandant qui tente de sauver une valeur universelle : l’honneur militaire. Trop tard.

LE GENERAL ROUMAIN - Messieurs, s’il vous plaît, tous les officiers au milieu de la salle, ordonne le général.

Les officiers, pas cadencé, viennent se placer au milieu de la salle. Quelques-uns, trop abrutis ou humiliés, obéissent machinalement. Mais la plupart miment l’obéissance et font assaut d’empressement. Ils réagissent non pas en officiers roumains humiliés mais en potaches farceurs. Humour au « top », niveau moral à zéro. Mitică, futur mémorialiste, participe lui aussi à ce cirque.

LE GENERAL ROUMAIN - Déshabillez-vous, ordonne le général.

Les « potaches » n’attendaient que ça. Deux rigolards se mettent carrément à poil. « Mais non, patate, le général a dit “en caleçon”. » Une voix, dans le groupe des officiers :

UN OFFICIER ROUMAIN - Tout nus ou en caleçon ?

Face à ce dilemme, le général hésite quelques secondes – puis, dramatique et digne, déclare :

LE GENERAL ROUMAIN - En caleçon.

Editions LiterNet.ro, 2005 24

Page 25: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

Au milieu de la salle s’élève maintenant un monticule de vêtements. (Pause) Tel un metteur en scène en panne d’idées, le général ne sait plus que faire – il ne peut que pousser plus loin dans le registre autoritaire, c’est évident.

LE GENERAL ROUMAIN

- Tout le monde contre le mur… Oui, mais quel mur ? A droite ? A gauche ? Les officiers, chahuteurs, en rajoutent encore dans la confusion. C’est vraiment un spectacle à pleurer.

LE GENERAL ROUMAIN - Les mains en l’air ! Tous lèvent les bras en l’air… Le visage contre le mur ! – dit le général qui ne sait plus que dire. Un officier pouffe de rire – il ne peut plus se retenir. Qui a ri ?…

C’est à cet instant que le général aperçoit Tomuţ toujours attablé.

LE GENERAL ROUMAIN - Capitaine Tomuţ, ici, au milieu de la salle, immédiatement !

Pause. Tomuţ ne bouge pas.

LE GENERAL ROUMAIN - Capitaine Tomuţ, vous m’entendez ?

Longue pause. Tomuţ sort son arme de la poche revolver et, très calme :

Editions LiterNet.ro, 2005 25

Page 26: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

TOMUŢ - Mon général, si vous me touchez, je me fais sauter la cervelle.

Et nous voilà tout d’un coup propulsés dans un autre univers, de tension et d’exaltation, au sommet d’une montagne à l’air raréfié. Comme un nuage dissipé par le vent, la farce s’évapore.

LE GENERAL ROUMAIN

- Capitaine, c’est un ordre ! gémit le général.

TOMUŢ - Je ne permettrai à personne ! Jamais ! J’affirme sur l’honneur ne pas être celui qui a volé le timbre et je demande que ma parole suffise.

Tomuţ lève son arme et débloque le cran de sûreté.

LE GENERAL ROUMAIN - Attrapez-le… Bloquez-le ! hurle le général.

Tomuţ a une grimace très claire : essayons quand-même d’éviter un crime stupide. Il se lève, se dirige vers la porte qu’il essaie d’ouvrir. Mais la porte est fermée à clef.

TOMUŢ - La clef, s’il vous plaît !

Cette réplique fait bondir le général hors de ses gonds. Et à nouveau il fonce tête baissée dans une situation comique archétypique.

Editions LiterNet.ro, 2005 26

Page 27: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

LE GENERAL ROUMAIN - Mettez-lui la main dessus… Traître… Attrapez-le !

Personne ne bouge, bien sûr. Le général, mains tendues en avant, se rue vers l’officier insoumis. Tomuţ l’évite aisément, fait quelques pas au milieu de ses camarades. Il ne sait comment sauver son général – le seul être vraiment moral ici, et il l’aime. Mais la folie furieuse du général atteint maintenant des sommets. Il devient réellement violent et dangereux, surtout qu’il est vieux et affaibli… « Attrapez-le… attrapez-le », est son leit-motiv. Pour ne pas avoir à le tuer, Tomuţ doit se mettre à l’abri, s’enfuir pour de bon – c’est la seule solution. Mais la folie du général s’empare de lui aussi. Tomuţ, son arme à la main, les menace tous. Le général, en plein délire, dégaine son browning.

TOMUŢ - Ça oui, hurle le rebelle exalté puis, soudain calmé, il étend ses bras en croix

Dehors, dans l’encadrement des fenêtres, se sont à nouveau agglutinés, semblables à des spectres, les soldats squelettiques.

TOMUŢ - Ça oui, j’accepte, mais droit au cœur, crie Tomuţ.

LE GENERAL ROUMAIN

- Fichez-moi le camp ou je tire dans le tas, hurle le général en pointant son arme en direction des soldats / spectres. Puis il pointe son arme en direction de Tomuţ.

TOMUŢ

- Tirez…, allez-y, l’encourage Tomuţ qui en a marre de tout ce cirque.

Editions LiterNet.ro, 2005 27

Page 28: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

Le général, dressé sur la pointe des orteils, tremble de tous ses membres, comme sous l’effet d’une décharge électrique. Dehors, où la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre, monte une rumeur sourde. Oui, c’est une affaire de montage que tranchera le destin. Que va-t-il se passer en premier ? Le timbre sera retrouvé ? Ou bien, un dixième de seconde avant qu’on ne le retrouve, le général aura pressé la détente de son tragique browning ? Le destin est lui aussi sous l’effet du champagne, et les cris « On l’a retrouvé, on l’a retrouvé… » ont priorité. Et donc… Un sous-officier se précipite en hurlant et, de deux coups d’épaule, fait sauter hors de ses gonds la porte fermée à clef.

LE SOUS-OFFICIER - On l’a retrouvé…, on l’a retrouvé… Le voilà ! Et il tend une écuelle de métal sur le fond de laquelle est collé le timbre.

Le sous-officier, hors d’haleine, raconte l’histoire du timbre sauvé. « Un soldat a posé une écuelle sur le timbre… le timbré s’est collé dessous… Il était moins une qu’il finisse ébouillanté dans le baquet à vaisselle… » Une deuxième fois : « Un soldat a posé une écuelle… le timbré s’est collé dessous… il était moins une… etc., etc. Une troisième fois : « Un soldat a posé une écuelle sur le timbre… ».

Editions LiterNet.ro, 2005 28

Page 29: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

De gros sanglots éclatent – c’est le général roumain qui réagit à retardement. Il s’écroule sur une chaise et pointe son arme contre sa tempe. Le capitaine Tomuţ s’élance et détourne le bras armé du général mais le coup part et… la balle se fiche au plafond. Au bout de quelques secondes, un mince filet de sang se dessine sur le front du général qui, jusqu’à la fin du film, n’arrêtera pas de le tamponner. Après un moment de stupeur – on entendrait voler une mouche – les regards convergent lentement vers le capitaine Tomuţ, leur héros… ignoré jusqu’à ce jour. Le général reprend ses esprits. Encore tout chancelant il s’avance vers Tomuţ qu’il embrasse sur la bouche, à la russe, il le serre dans ses bras à l’étouffer, le baigne de larmes de reconnaissance (et de sang), présente ses excuses à chacun des officiers puis à ses hôtes pour le regrettable incident et les invite tous à se rasseoir. Le général allemand donne des signes d’impatience, il veut partir – agacé par l’évidence de sa défaite. Le commandant, l’air confus et égaré, serre contre son cœur l’écuelle sur laquelle le timbre reste bien collé. Le général lance un regard menaçant à ses deux invités qui, bon gré mal gré, doivent boire la dernière bouteille de champagne avec les officiers roumains. Tous, pénétrés de honte et de respect, contemplent le capitaine Tomuţ qui a su placer l’honneur d’officier au-dessus de sa propre vie. Pour tous il est désormais l’incarnation des mots « honneur » et « parole d’honneur ». Ils trinquent et boivent donc le champagne avec un héros en chair et en os. Le capitaine Tomuţ demeure grave, le regard dans le vide. Son arme gît encore, près du verre, auquel il n’a pas touché, là où il l’avait laissée en se précipitant pour sauver la vie de son général.

LE GENERAL ROUMAIN - Je vous remercie, capitaine, pour la leçon de noblesse que vous nous avez donnée et que personne ici n’oubliera jamais, dit le général en portant un toast à Tomuţ.

29

Enfin, les invités se lèvent. Tous les raccompagnent jusqu’à la voiture. Mais de l’intérieur de la salle de classe – comme si le mur était transparent. Devant les fenêtres sans vitres, les officiers roumains, en caleçon (sauf Tomuţ resté à table, immobile)

Tous lèvent leur verre et trinquent avec le héros. Tomuţ, dont les lèvres touchent à peine le verre, continue à se taire, perdu dans ses pensées. (Ce film ne finira donc jamais ?)

Editions LiterNet.ro, 2005

Page 30: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

saluent avec une dignité glaciale les deux militaires allemands auxquels ils ont donné une leçon inoubliable. On ne voit ni la voiture ni les Allemands cachés par les silhouettes des officiers filmés de dos. D’où l’étrange impression que leur salut ne s’adresse pas aux partants mais aux fantômes de la steppe d’Ukraine. Tous reviennent ensuite s’asseoir autour de la table désertée. Le général fait asseoir Tomuţ à côté de lui et l’embrasse encore et encore.

TOMUŢ - Mon général, je ne mérite pas autant d’honneur, se défend Tomuţ.

LE GENERAL ROUMAIN

- Trêve de modestie, mon garçon. Mon honneur d’officier que j’ai traîné dans la boue pour ce foutu bout de papier, c’est vous qui l’avez relevé au prix de votre vie.

TOMUŢ

- Ce n’est pas la vérité, mon général, et je ne veux pas vous mentir une seconde de plus. C’est pour une toute autre raison que j’ai refusé d’être fouillé.

LE GENERAL ROUMAIN - Ne nous racontez pas d’histoires, gronde paternellement le général. Conservez en votre cœur et laissez-nous garder intact le souvenir de votre haut fait, le seul peut-être depuis que nous sommes ici.

TOMUŢ

- Impossible, mon général. Mon honneur m’oblige à vous avouer… Pour vous donner la véritable raison de mon geste, j’ai attendu le départ de nos hôtes étrangers afin qu’ils puissent répandre une image flatteuse de leurs alliés roumains, une image intacte de notre honneur qui, en fait, n’existe plus. Pourquoi continuerais-je à mentir ? La vérité c’est que moi aussi je me serais laissé fouiller comme mes camarades – que je ne veux plus humilier – s’il n’y avait pas eu cet obstacle imprévisible.

Editions LiterNet.ro, 2005 30

Page 31: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

Et d’une main, cette fois-ci tremblante, le capitaine Tomuţ sort de sa poche-poitrine un portefeuille, l’ouvre et – exactement comme l’avait fait le commandant, comte Von Klarenfeld – extrait des plis d’un buvard un timbre, une superbe tête d’aurochs à 27 centimes, de la même couleur rose pêche, en tous points exactement semblable au timbre du commandant allemand…

LE GENERAL ROUMAIN - Quoi ? s’exclame le général horrifié… Quoi ? Vous aviez sur vous un timbre identique ?

TOMUŢ

- Comme vous voyez !… Je le tiens de ma mère, descendante d’une vieille famille de boyards moldaves. A mon départ pour le front, elle me l’a donné en guise de talisman !… Pour qu’il me protège de la mort… Tu parles ! sourit-il en provoquant imprudemment la mort. Si je m’étais laissé fouiller, même sommairement, vous imaginez…

LE GENERAL ROUMAIN

- Pourquoi, quand j’ai voulu vous fouiller, n’avoir pas dit que vous aussi vous déteniez un timbre ? explose le général.

TOMUŢ

- C’était trop tard. Si on n’avait pas retrouvé le timbre perdu, qui m’aurait cru ?

LE GENERAL ROUMAIN - Mais pourquoi ne l’avoir pas montré dès le début, quand le commandant a sorti le sien ?

Editions LiterNet.ro, 2005 31

Page 32: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

TOMUŢ - C’eût été un geste enfantin, dit posément Tomuţ. Ce timbre est pour moi bien autre chose qu’un bout de papier d’une valeur inestimable dont je me serais vanté. Pour moi c’était – et ça ne l’est plus – un talisman infiniment plus précieux. Si j’avais pu je l’aurais toujours gardé caché sur mon cœur. L’exhiber devant nous , j’en ai souffert comme d’une défloration. La rencontre invraisemblable de ces deux têtes d’aurochs, en pleine steppe, j’ai voulu l’éviter, comme on évite une fatalité, en taisant l’existence du mien qui est un souvenir sacré. L’autre n’est qu’une marchandise – une marchandise tâchée de sang –, leur rapprochement est une ignominie que je n’ai pas réussi à éviter. Le destin aura voulu qu’ils se rencontrent !

MITICĂ

- Pourquoi nous le montrer maintenant ?

TOMUŢ - Pour que vous ne pensiez pas que je me croie meilleur que vous autres, mes frères d’armes, répond Tomuţ en riant. (Il gesticule le timbre à la main.) Nous sommes tous une bande de lâches, Messieurs, continue-t-il du même ton léger, et nous devrions nous faire sauter la cervelle dans cette classe où les enfants apprennent à lire.

Tomuţ, sourire aux lèvres, les laisse se ressaisir quelques instants. Il range le timbre dans son portefeuille.

TOMUŢ - Pardonnez-moi, mon général, de vous avoir déçu et permettez-moi de me retirer. (Il remet le portefeuille contre sa poitrine.) J’ai besoin d’« un endroit écarté », comme dit Alceste dans Le Misanthrope.

32

Le capitaine Tomuţ se lève, fait un pas en direction de la porte, il s’immobilise net comme frappé par une crise cardiaque. Il porte lentement sa main à la poitrine et de cette main tremblante il sort son portefeuille, l’ouvre – le timbre a disparu. Il lève vers les officiers un visage blême d’enfant désemparé, les officiers regardent autour d’eux comme si ce lieu était miné ou

Editions LiterNet.ro, 2005

Page 33: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

hanté, l’un d’eux soulève une écuelle, en examine le fond – non, le timbre n’y est pas collé. Tomuţ, livide, baisse les yeux vers le portefeuille – oui, le timbre est bien là, sagement à sa place. Tout cela en quelques fractions de seconde – hallucination ou réalité ? Personne ne commente. Reprenons donc. Tomuţ se lève, se dirige vers la porte, s’immobilise la main sur la poignée de la porte puis revient vers le poêle au milieu de la salle où (pause – pendant qu’il soulève lentement le couvercle du poêle) il jette sur les braises rougeoyantes la tête d’aurochs. Possédé ou ironique – difficile à dire – il crie :

TOMUŢ

- Tertium non datur.. Puissant effet de choc. Face au défi de Tomuţ, tous sont paralysés par l’émotion. Sans voix. Le seul qui parvient à articuler est Mitică.

MITICĂ - Bravo, Nastassia Filipovna, applaudit le capitaine Mitică.

Tomuţ, possédé ou ironique – difficile à dire – , lève la main comme pour demander le silence avant une ultime déclaration (à moins que ce ne soit une citation ?) qu’il prononce dans un murmure, intimidé, comme s’il s’excusait:

TOMUŢ - Je rêve d’une Roumanie qui aurait la population de la Chine et le destin de la France.

Les applaudissements, hommage à ce duel de citations, se déclenchent enfin. Mais ce sont des applaudissements silencieux évoquant le pathos intériorisé d’un groupe de conjurés. Le vieux général, les yeux pleins de larmes et les bras grands ouverts, tel un apôtre, va au devant de Tomuţ.

Editions LiterNet.ro, 2005 33

Page 34: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

.... ....

TOMUŢ - Non…, non, je vous en prie… Laissez… Il ne faut pas – s’écrie Tomuţ en riant mais, devant la menace d’un nouveau baiser à la russe, il saute d’un bond sur l’encadrement de la fenêtre.

Le vieux général, perplexe, s’arrête dans son élan.

TOMUŢ - Vous voulez que je vous rapporte un lièvre ? Allez, je vais vous rapporter un lièvre – dit Tomuţ d’un ton enjoué pour faire retomber l’émotion réelle de cette scène.

Mimant le geste d’un tireur, il les balaie tous d’une rafale de Kalachnikov imaginaire.

TOMUŢ

- Pan, pan, pan, pan, pan.

En riant, Tomuţ s’échappe par la fenêtre. Les officiers le suivent du regard tandis qu’il disparaît dans la steppe. Puis ils se retournent lentement vers le tas de vêtements au milieu de la classe et se mettent à récupérer pantalons, bottes, etc. … En quête de quelques miettes de viande ils fouillent aussi ce qui reste des os du lièvre. Mitică (le narrateur) va s’asseoir au piano sur les touches duquel il esquisse une mélodie. On n’entend plus que le piano et les os broyés par des mâchoires affamées et graisseuses. Les textes sur lesquels compose Mitică sont des extraits de La Transfiguration de la Roumanie. Ces lieux communs cioraniens ont une étrange résonance ludique de titres de « tubes » (Nous n’étions que des reptiles, Je rêve d’une Roumanie en délire, Je rêve d’une Roumanie qui aurait la population de la Chine et le destin de la France).

MITICĂ

- Tertium non datur – chante Mitică en s’accompagnant au piano. Possédé ou ironique – difficile à dire. Editions LiterNet.ro, 2005 34

Page 35: La Tete D’Aurochs

Lucian Pintilie – La tête d’aurochs

.

Editions LiterNet.ro, 2005 35

.... ....

CHŒUR DES OFFICIERS - Tertium non datur – reprend le chœur des officiers auquel se joignent le général mais aussi les deux ordonnances qui se trémoussent et se déhanchent en cadence tout en chantant avec des voix de basse.

VOIX (TOUT LE MONDE)

- Tertium non datur.

Quelques officiers dansent entre eux. On entend une vraie rafale de Kalachnikov (comme le coup de pistolet dans Hedda Gabler, dans La Mouette, etc.). Tous se tournent vers la fenêtre. LE FILM NE DOIT PAS DEPASSER 35-40 MINUTES.