digitica

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INTERVIU – Filosoful francez membru Academiei franceze, a făcut în 2012 portretul Digițicăi, simbol al unei generații transformate de digital. Trei ani mai târziu, Le Figaro a vrut să afle ce noutăți are să ne spună. În 2012, Michel Serres a publicat Digițica. Le philosophe français, membre de l'Académie française, y livrait une vision optimiste des transformations provoquées par le numérique. Son héroïne passe ses journées les pouces collés sur l'écran de son smartphone. Elle accède à une montagne de savoir sur Wikipedia. Dialogue sur Facebook. Elle et ses amis «peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent, ni n'intègrent, ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants. Ils n'ont plus la même tête», écrivait le philosophe. Ce type de transformation, qui bouscule les civilisations, est rare. Il y a plus de deux mille ans, l'écriture a provoqué une première vague de transformations économiques, juridiques, politiques, pédagogiques et religieuses. Durant la Renaissance, l'imprimerie a conduit à de nouveaux bouleversements. Selon Michel Serres, nous vivons aujourd'hui la troisième de ces grandes révolutions, période extraordinaire de nouveautés, mais aussi de crises. Alors que les ordinateurs et les smartphones nous conduisent à externatiliser notre savoir, notre mémoire, «que reste-t-il sur nos épaules? (...) Sommes-nous condamnés à devenir intelligents?» questionne le philosophe. Trois ans après la parution de son livre, Le Figaro a souhaité prendre des nouvelles de Petite poucette et de ses amis. LE FIGARO. - Depuis que vous avez fait le portrait de la Petite poucette, le numérique n'a pas cessé d'évoluer. On nous propose désormais de porter des lunettes et des montres connectées. Après avoir assisté à la mutation de notre mémoire, va-t-on perdre peu à peu l'usage de notre corps, remplacé par des avatars numériques? MICHEL SERRES. - Depuis la question posée par le sphinx à Œdipe, on sait que les vieillards peuvent marcher avec une

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INTERVIU Filosoful francez membru Academiei franceze, a fcut n 2012 portretul Digiici, simbol al unei generaii transformate de digital. Trei ani mai trziu,Le Figaroa vrut s afle ce nouti are s ne spun.n 2012, Michel Serres a publicatDigiica. Le philosophe franais, membre de l'Acadmie franaise, y livraitune vision optimiste des transformations provoques par le numrique. Son hrone passe ses journes les pouces colls sur l'cran de son smartphone. Elle accde une montagne de savoir sur Wikipedia. Dialogue sur Facebook. Elle et ses amis peuvent manipuler plusieurs informations la fois. Ils ne connaissent, ni n'intgrent, ni ne synthtisent comme nous, leurs ascendants. Ils n'ont plus la mme tte, crivait le philosophe.Ce type de transformation, qui bouscule les civilisations, est rare. Il y a plus de deux mille ans, l'criture a provoqu une premire vague de transformations conomiques, juridiques, politiques, pdagogiques et religieuses. Durant la Renaissance, l'imprimerie a conduit de nouveaux bouleversements. Selon Michel Serres, nous vivons aujourd'hui la troisime de ces grandes rvolutions, priode extraordinaire de nouveauts, mais aussi de crises. Alors que les ordinateurs et les smartphones nous conduisent externatiliser notre savoir, notre mmoire, que reste-t-il sur nos paules? (...) Sommes-nous condamns devenir intelligents? questionne le philosophe.Trois ans aprs la parution de son livre,Le Figaroa souhait prendre des nouvelles de Petite poucette et de ses amis.LE FIGARO. - Depuis que vous avez fait le portrait de la Petite poucette, le numrique n'a pas cess d'voluer. On nous propose dsormais de porter des lunettes et des montres connectes. Aprs avoir assist la mutation de notre mmoire, va-t-on perdre peu peu l'usage de notre corps, remplac par des avatars numriques?MICHEL SERRES. -Depuis la question pose par le sphinx dipe, on sait que les vieillards peuvent marcher avec une canne. La technique servait dj suppler une dficience, comme le font ces nouveaux objets. On a ensuite invent les lunettes pour le regard, ou encore les pacemakers. Pour autant, le fait que j'ai une canne, des lunettes ou un pacemaker n'a pas boulevers l'Humanit au point de considrer que l'on tait tous obligs d'en utiliser. C'est la vieille ide que la technique est terrible, qu'elle va nous dvorer. Je remarque simplement que le numrique n'a pas encore trouv son expression originale. Avec le smartphone et l'ordinateur, o il est encore question de page, il est toujours pris dans le format du livre.Dans la Silicon Valley, ils mditent, car ils ont perdu la religion de leurs anctres et que le monde technique n'est pas tout.Depuis la parution de votre livre, nous avons aussi assist, dans la Silicon Valley, un regain d'intrt pour la mditation, tandis que l'on voit fleurir des thories prnant la dconnexion. Va-t-on assister un reflux du numrique?C'est une raction d'quilibre. Il y a quinze ans, le soulier de randonne a connu une envole de son chiffre d'affaires. Les gens taient tellement dans les villes qu'ils ont voulu aller la campagne, en plein air. Dans la Silicon Valley, et je connais les gens dont vous parlez, ils mditent, car ils ont perdu la religion de leurs anctres et que le monde technique n'est pas tout. Ds qu'il y a quelque chose de nouveau, tout le monde a peur. Il est mme trs la mode de dire que ce qui va nous arriver est terrible. L'innovation est invisible, mais les gens redoutent le changement. Aujourd'hui, nous sommes dj dans le numrique. C'est fini. Il n'y a pas de doute l-dessus. En revanche, je ne sais pas quelle dimension cela va prendre. Il est impossible de le savoir. Le tlphone a t invent pour permettre aux belles dames d'couter de l'opra de chez elles. Comme vous le voyez, son usage a beaucoup chang depuis.

Vous faites l'loge de la pense algorithmique et du code. Ce que nous voyons aussi, c'est que les algorithmes de Facebook ou de Google peuvent faonner la manire dont nous suivons l'actualit, dont nous prenons des nouvelles de nos amis. Nous rendent-ils vraiment plus libre?Quand on vous demandait de raconter vos vacances, vous les racontiez dj selon des codes bien prcis, qui taient la syntaxe franaise, le sens des mots, l'orthographe. C'tait votre individualit, mais c'tait aussi un passage par des codes. L'individu qui inventerait lui-mme son propre mode d'expression ne serait pas compris et parfaitement paranoaque. Vous passez toujours par un code commun. Qu'il soit la proprit de monsieur Google ou de monsieur Facebook, c'est l un autre problme et l'objet de grandes discussions aujourd'hui. Il y a deux groupes, ceux qui sont pour une possession prive, ceux pour une possession d'tat. Ce sont selon moi presque deux Big Brother. Entre l'un et l'autre, cela m'est presque gal. Je prfrerais des appropriations plus parcellaires.C'est--dire?Un capital est en train de se former, qui est le capital des donnes. La question est de savoir qui sera le dpositaire de ces donnes. De mme que les notaires sont en grande partie les dpositaires de mes secrets, de mon testament, de mon contrat de mariage, parfois de mon argent, il nous faudrait inventer des dataires, des notaires des donnes. Elles ne seraient confies ni un tat, ni Google et Facebook, mais un nuage de dpositaires. Et ce serait au passage une nouvelle manire d'exister pour le notariat.On sait qu'il existe d'importants pouvoirs. Mais le scandale des rvlations d'Edward Snowden a prouv qu'une seule personne pouvait les mettre mal.Vous avez choisi de parler de la Petite poucette, au fminin, car les dernires dcennies virent la victoire des femmes. Les entreprises du numrique, pourtant, restent en grande partie diriges par des hommes...Depuis cinquante ans, je constate que les femmes sont en tte des concours et des examens. On se moque que ces entreprises soient toujours gouvernes par des hommes. Le numrique rvolutionne la socit par le bas, non par le haut. Ce que nous avons fait est en train de changer le monde. Cela ne vient pas des patrons, de la hrarchie, mais des dcouvertes que nous avons faites la base. Voil pourquoi c'est imprvisible. Personne n'avait dcid que l'on utiliserait Internet pour faire du covoiturage jusqu' Tours.Le pouvoir pris des gants du Net dans nos vies ne vous inquite-t-il pas?On sait qu'il existe d'importants pouvoirs. Mais le scandale des rvlations d'Edward Snowden a prouv qu'une seule personne pouvait les mettre mal. Toutes ces socits sont fragiles. Nous avons dj connu trois ges. Celui du matriel, avec IBM que l'on a tendance oublier, celui du logiciel avec Microsoft qui ne va pas trs bien, et celui plus socital, avec Google et Facebook. Ce sont des gants trs fragiles. Je crois que les nouvelles technologies favorisent normment la dmocratie, le peer to peer, et le pouvoir de Petite poucette comme individu. Dans l'Antiquit, il n'y avait pas d'individu. Il y avait les Athniens, les Juifs, les gyptiens. Peu peu, l'individu est n. C'est Saint-Paul qui l'invente et puis il a fallu Saint-Agustin, Descartes, les autobiographies. Petite poucette a moins de libido d'appartenance que ses prdcesseurs. Elle est peut-tre le premier individu de l'Histoire.