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PAUL MICLĂU POÈTES FRANÇAIS DANS LA MODERNITÉ

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PAUL MICLĂU

POÈTES FRANÇAIS DANS LA MODERNITÉ

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Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României MICLĂU PAUL Poètes français dans la modernité/ Paul Miclău Bucureşti: Editura Fundaţiei România de Mâine, 2004. 216 p.; 20,5 cm. Bibliogr.

ISBN 973-582-980-0

821.133.1.09-1

© Editura Fundaţiei România de Mâine, 2004

Redactor: Cosmin COMĂRNESCU Tehnoredactor: Brînduşa DINESCU

Coperta: Marilena BĂLAN-GURLUI Bun de tipar: 07.07.2004; Coli de tipar: 13,5

Format: 16/61X86 Editura şi Tipografia Fundaţiei România de Mâine

Splaiul Independenţei nr. 313, Bucureşti, sector 6, O.P. 83 Tel / Fax: 410.43.80; www.SpiruHaret.ro

e-mail: [email protected]

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UNIVERSITATEA SPIRU HARET FACULTATEA DE LIMBI ŞI LITERATURI STRĂINE

PAUL MICLĂU

POÈTES FRANÇAIS DANS LA MODERNITÉ

EDITURA FUNDAŢIEI ROMÂNIA DE MÂINE Bucureşti, 2004

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TABLE DES MATIÈRES Préface ……………………………………………………….… 7 1. Baudelaire, le précurseur ……………………………………. 112. Rimbaud ……………………………………………………... 283. Lautréamont …………………………………………………. 534. Le symbolisme ………………………………………………. 585. Verlaine ……………………………………………………… 616. Mallarmé …………………………………………………….. 747. Apollinaire …………………………………………………... 878. Tristan Tzara et le dadaïsme ………………………………… 1219. André Breton et le surréalisme ………………………………. 13010. Eluard ………………………………………………………. 14911. Michaux ……………………………………………………. 17212. Vers le postmodernisme ……………………………………. 18913. Poésie, toujours …………………………………………….. 209 Bibliographie …………………………………………………... 216

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PRÉFACE Voici donc un livre qui se propose de présenter l’essentiel

de la poésie moderne en France. Celle-ci recouvre plusieurs étapes:

1. Le point de départ: la poésie de Baudelaire, dont les échos se retrouvent dans toute la modernité. Comme on dit d’une façon pas trop élégante, celle-ci est issue du ventre de Baudelaire. Poésie de la cité, la création de l’auteur des Fleurs du mal s’oppose au romantisme penché toujours sur la nature comme décor où se passe l’aventure sentimentale des héros du poème.

La contribution essentielle de Baudelaire c’est sa théorie des „correspondances” entre les registres sensoriels: „les par-fums, les couleurs et les sons se répondent”. Le symbolisme en trouve la leçon.

Une autre innovation c’est l’esthétique du laid et du mal, point de départ pour les visions de Rimbaud, de Lautréamont, du surréalisme et d’un Henri Michaux.

La forme de ses poèmes est nettement classique, imprégnée de forte musicalité qui sera préconisée aussi par Verlaine dans son Art poétique.

On doit noter que des poètes comme Rimbaud ou Lautréamont sont plus ou moins inclassables, mais leur rôle est capital pour l’évolution de la poésie qui aboutira au surréalisme.

2. Le symbolisme valorise les acquis de la peinture impres-sionniste par la priorité des sensations et le culte de la suggestion. Justement, Verlaine fait figurer de poète impressionniste. Il cultive les nuances, l’imprécis, le vague.

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Le symbolisme dévoile un nouveau statut des symboles. Fondé souvent sur le rêve, les rites ou les mythes, le nouveau courant se caractérise par la subtilité d’approche du symbo-lisant qui induit un symbolisé, un sens souvent global et même imprévu, grâce à des figures comme la métaphore, cultivée jusqu’aux inflexions de l’hermétisme chez Mallarmé.

Pour ce qui est de la musicalité, la forme traditionnelle est souvent cassée par les vers impairs, la nouvelle segmentation de l’alexandrin et par le recours au symbolisme phonétique.

3. La transition marquée par la création d’Apollinaire. Il reprend la poésie de la cité, dite dans des poèmes comme Zone. Celui-ci peut figurer comme poème cubiste par la fragmentation de l’espace, le défi de la chronologie, par le dédoublement du moi poétique en je et tu. L’image devient un choc par l’associa-tion imprévue des termes.

Une autre innovation importante c’est la création des Calligrammes, poèmes sous forme d’image graphique. En un mot, Apollinaire déclare qu’il est „las de ce monde ancien”; mais cela ne l’empêche pas de cultiver aussi des poèmes mélan-coliques dans la bonne et la longue tradition de la poésie française, telle que Le pont Mirabeau.

4. La vraie „révolution” poétique c’est l’avant-garde con-stituée pendant et après la première guerre. Le dadaïsme de Tristan Tzara est avant tout une action de démolir toutes les valeurs et les expressions traditionnelles.

En revanche, le surréalisme, théorisé, illustré et défendu par André Breton instaure en poésie la surréalité obtenue par la synthèse entre la réalité et le rêve. Poésie totalement spontanée, qui recourt aussi à la dictée automatique en état de sommeil.

L’image poétique est le résultat de la distance sémantique entre ses termes, la plus éloignée possible. Beauté convulsive et amour fou ouvrent la voie à une poésie fraîche, inédite. Comme expression, on recourt à de longues suites de figures, la méta-phore filée.

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Cela n’empêche pas les surréalistes de cultiver l’ironie et l’humour noir.

5. L’aboutissement à une direction postmoderne, dans laquelle la poésie récupère le quotidien, avec ses objets „banals” et ses manifestations sans prétention poétique. Ici la poésie repose sur la poéticité des choses mêmes. S’y ajoute l’ironie, voire l’autoironie.

Il va sans dire que tout cela démarre par une forte critique de la création surréaliste, considérée comme trop sophistiquée.

Déjà dans les années soixante se constitue un groupe, avec son mot d’ordre que la poésie doit être faite „pour vivre”.

Des anticipations importantes de cette approche on les retrouve chez Apollinaire dans Zone ou bien dans ses poèmes-conversation.

*

D’où vient ce livre? De la synthèse entre nos chapitres figurant dans le volume Création et devenir dans la littérature française au XXe siècle (TUB, 1984) et nos analyses faites dans Le poème moderne (Editura Universităţii din Bucureşti, 2001).

Chaque chapitre contient donc une présentation générale de l’auteur, avec une courte biographie et le tableau de ses principales oeuvres. C’est la partie qui peut se prétendre didactique.

Mais nous considérons qu’une bonne entente d’un courant ou d’un auteur est impossible sans le recours aux textes qui donnent de la chair aux principes tout en renfermant des mines inépuisables, des bijoux et dans le fond des traits pertinents, palpables. Une théorie littéraire reste suspendue en l’air si elle ne recourt pas à l’interprétation des textes.

On aura donc ici des analyses plus ou moins amples de: Art poétique de Verlaine, Voyelles de Rimbaud, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui de Mallarmé, Zone d’Apollinaire, Union libre de Breton.

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Nous y ajoutons des textes proposés pour l’analyse, offerts surtout à nos amis étudiants, pour leur réconfort professionnel, mais aussi pour le plaisir de la lecture.

Rien qu’à parcourir la table des matières, on en déduira que nous nous sommes contentés de présenter les phares de la modernité poétique en France. Ce sont eux qui éclairent la création des autres, tout en suggérant des échos dans d’autres littératures, telle que la nôtre, surtout en matière de symbolisme et d’avant-garde.

Eux, les phares, sont l’expression parfaite des „paradigmes” littéraires, à savoir des doctrines, des thèmes et surtout des moyens d’expression.

Le passage de l’un à l’autre signifie une mutation de para-digmes, que nous avons traitées sommairement, vu qu’elle peut être complétée par le recours à des histoires littéraires plus avisées.

Si ce livre éveille des curiosités intellectuelles et des mo-ments de joie poétique, il aura atteint son but.

Février 2004 Paul Miclău

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BAUDELAIRE LE PRÉCURSEUR Tout le monde est d’accord que la

modernité poétique en France et partout a pris sa source dans la création baude-lairienne. Un univers poétique nouveau, la ville, une forte emprise par rapport au réel, qui introduit la sincérité comme seule attitude créatrice, une expression sans réticences, voilà les principaux traits d’une poésie qui a renouvelé totalement le discours lyrique.

Un seul mot sur sa personne: profon-deur. Il introduit cette vision dans ses poèmes, qui correspondent à sa vie. L’inédit sera donc la verticalité poétique, nettement opposée à la linéarité anecdotique de la poésie d’avant lui. Il a subi un fort complexe affectif après le remariage de sa mère avec le com-mandant Aupic, un déchirement qui traverse sa création. Adonné à des expressions limite, y compris la tentation de la drogue, il démarra par une existence sans contraintes au Quartier Latin de Paris. En 1857 il publie Les Fleurs du Mal et se fait condamner pour l’immoralité de sa création.

Notre propos ici n’est pas de donner un aperçu, ne fût-ce

que sommaire, de l’œuvre de Baudelaire. Nous allons aborder leurs traits saillants dans la perspective de l’impact sur la modernité du discours poétique des XIXe et XXe siècles.

Dans l’histoire littéraire, Baudelaire est considéré comme le précurseur des deux directions dans la modernité: le symbo-lisme et le surréalisme.

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Pour le premier cas, on invoque sa théorie des correspon-dances entre les registres sensoriels, qui présuppose la priorité accordée aux sensations, à la perception. Dans ce sens, son sonnet Correspondances est une sorte d’art poétique. En voici le texte:

La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, – Et d’autres corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies, Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Il y a ici la négation brutale de la nature romantique. Celle-ci

devient temple, c’est-à-dire objet d’architecture sacrée. Le temple est fait de la substance durement travaillée; il a une forme illustrée par les temples gréco-romains, marquée par l’équilibre et l’harmonie des formes: lignes, surfaces, volumes savamment cultivés. L’essentiel c’est la forme des colonnes, ici des piliers devenus vivants par l’investissement de l’humain. Le temple renferme la signification totale, celle de l’absolu, de la divinité. Là une profonde correspondance s’établit entre les couleurs, les vibrations sonores et les émanations de l’odorat.

Dans ce concert, c’est le parfum qui l’emporte. Pourquoi? Parce qu’il se présente comme des particules extrafines qui ne

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sont perçues qu’au moment où elles s’incorporent dans l’orga-nisme. Avant, le monde était surtout vu, donc perçu à une distance quelconque entre le sujet et l’objet. Par la priorité du parfum dans toute la poésie de Baudelaire, cette distanciation est abolie.

On sous-entend que le monde existe dans la mesure où il est perçu totalement: avec les cinq registres sensoriels, dont trois sont marqués explicitement, alors que le toucher et le goût d’une façon implicite.

L’environnement de l’homme est fait de forêts de symboles, qui l’observent avec des regards familiers. On a dit, à partir de là, que Baudelaire anticipe le symbolisme. Le symbole est per-sonnifié dans une entité vivante (les piliers sont vivants), qui peut regarder. Ce n’est pas l’homme qui regarde les symboles, tout en les contemplant, mais inversement.

Notons que le poème est un sonnet, donc écrit dans une forme parfaite, absolue.

Le poète invoque aussi un espace familier, comme dans le poème noté par XCIX:

Je n’ai pas oublié, voisine de la ville, Notre blanche maison, petite mais tranquille; Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus, Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe, Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe, Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux, Contempler nos dîners longs et silencieux, Répandant largement ses beaux reflets de cierge Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.

Il y évoque la nostalgie pour la maison familiale décrite dans ses dimensions et sa couleur, avec le rituel quotidien (longs dîners); espace qui s’ouvre, à travers la vitre, vers l’extérieur (le soleil, le soir).

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Les poèmes baudelairiens portent aussi sur des voyages, parcours déjà faits ou désirés. On peut signaler le grand poème Le voyage, en huit parties. Cela démarre par un parcours imaginé à partir des cartes et des estampes, avec le film de tout ce que les „étonnants voyageurs” ont vu: mers, cités, idoles, trônes, les aventures humaines, la Chine, avec la motivation finale: „Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !”.

En poésie, l’espace passe dans l’imaginaire, comme dans le poème L’invitation au voyage, au pays qui ressemble à la bien-aimée, car:

Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

À noter aussi le sonnet qui porte le titre Un cadre. Celui-ci est le comparant pour les objets décoratifs de la femme:

Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure, S’adaptaient juste à sa rare beauté; Rien n’offusquait sa parfaite clarté, Et tout semblait lui servir de bordure.

C’est encore plus fort dans Le Flacon. Toute la poésie du parfum est là, poussée à ses dernières conséquences. Baudelaire a le penchant pour les forts, qui pénètrent le verre:

Ou dans une maison déserte quelque armoire Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire, Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Cela peut aboutir à la dégradation qui illustre la poésie du mal et du laid:

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé, Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence ! …………………………………………

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Les objets sentiments dégagent des connotations parfumées, comme les couteaux du poème À une madone:

Bien affilés et, comme un jongleur insensible, Prenant le plus profond de ton amour pour cible, Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant, Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant!

Nous avons vu jusqu’ici l’espace intérieur de Baudelaire, imprégné de parfums. Les mêmes parfums peuvent élargir l’espace, comme dans le sonnet Parfum exotique:

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne, Je respire l’odeur de ton sein chaleureux, Je vois se dérouler des rivages heureux Qui éblouissent les feux d’un soleil monotone; Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne. Guidé par ton odeur vers de charmants climats, Je vois un port rempli de voiles et des mâts Encor tout fatigué par la vague marine, Pendant que le parfum des verts tamariniers, Qui circule dans l’air et m’enfle la narine, Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

Se réalise ici le miracle du parfum érotique: le poète res-pire, donc fait sien l’odeur du sein chaud de la femme. Alors se produit le miracle de la ré-création d’un espace ouvert, exotique, marqué de repères langoureux: rivages heureux, feux du soleil.

À partir de là, l’état euphorique initial engendre une île paresseuse laquelle, à son tour, produit des arbres exotiques lesquels, à leurs tour, portent des fruits savoureux. Un minimum

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d’éléments, mais lourds de significations, comme milieu où bougent hommes et femmes, eux-aussi exotiques, aux contours et attitudes inédits.

Est-ce la réactualisation par le souvenir d’un espace vécu? Tout laisse à croire que si, mais le poème ne le dit pas. Dans une lecture avertie, les biographes peuvent dire qu’il s’agit de l’Île Maurice, où Baudelaire a fait un séjour significatif.

Le mirage exotique revient sous l’effet du vin, comme le poète le dit dans Le vin des amants:

Aujourd’hui l’espace est splendide ! Sans mors, sans éperons, sans bride, Partons à cheval sur le vin Pour un ciel féerique et divin !

Comme deux anges que torture Une implacable calenture, Dans le bleu cristal du matin Suivons le mirage lointain !

Mollement balancés sur l’aile Du tourbillon intelligent, Dans un délire parallèle,

Ma sœur, côte à côte nageant, Nous fuirons sans repos ni trêves Vers le paradis de mes rêves !

Le but du parcours c’est un ciel féerique et divin: espace ouvert et sacré qu’offrent les sensations euphoriques du vin.

Par rapport à d’autres expansions spatiales, ici intervient la dimension mythique: les deux amants suivent le mirage lointain, comme projection de leurs états intérieurs respectifs.

En outre, le parcours voluptueux marque le premier tercet, où l’état en question sort de la normale, devenant tourbillon et

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délire, qui annoncent le paroxysme rimbaldien. Notons aussi la polyvalence du parcours qui est à la fois vol et nage.

L’expansion finale est paradisiaque et onirique à la fois, jouant sur la plénitude figurée: paradis est métaphore pour les rêves qui, à leur tour, jouent sur l’imagerie onirique.

Mais le poème de synthèse qui pose à la fois le problème de la capacité d’expansion de la drogue et de la force d’irradia-tion du corps féminin en relation d’amour, c’est Le poison, texte anthologique à cet égard.

La première strophe s’occupe de l’effet transformateur du vin, la seconde de celui de l’opium, alors que les deux autres invoquent les changements miraculeux que déclenchent les yeux de la femme et le baiser, avec priorité de ceux-ci par rapport à la drogue:

Le vin sait revêtir le plus sordide bouge D’un luxe miraculeux,

Et fait surgir plus d’un portique fabuleux Dans l’air de sa vapeur rouge,

Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L’effet du vin est donc miraculeux, car il transforme la misère en luxe. La comparaison avec le soleil ouvre l’espace vers le ciel dont la nébulosité se fait clarté.

Voici maintenant l’effet spatial de l’opium:

L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes, Allonge l’illimité,

Approfondit le temps, creuse la volupté, Et de plaisirs noirs et mornes

Remplit l’âme au-delà de sa capacité.

Allongeant l’illimité, l’effet de l’opium tend vers l’infini spatial. Mais il agit sur le temps tout en l’approfondissant, réalisant la spatialisation du temps, propre à la poésie moderne. Il en résulte aussi une expansion sur la verticale, elle-aussi

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propre à la modernité. Spatialisation aussi de la volupté, ce qui montre qu’elle ne se fait pas dans ses seuls paramètres phy-siques: elle touche aussi sensations et sentiments.

Et le poème de continuer:

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts,

Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…. Mes songes viennent en foule

Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige De ta salive qui mord,

Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remord, Et, charriant le vertige,

La roule défaillante aux rives de la mort !

Poison de tes yeux c’est une métaphore qui est le résultat de l’expansion précédente.

Alcool et drogue n’ont pas les dons de la salive qui mord, un terrible prodige. Les événements banals sont annulés, car le même baiser plonge dans l’oubli. Sans remord présuppose des actes reprobables, annulés eux-aussi.

Il en résulte un dynamisme maladif, un vertige dans lequel l’âme est roulée aux rives de la mort: spatialisation métony-mico-métaphorique du néant.

Est évidente ainsi la poétique du mal, qui sera cultivée aussi par Rimbaud. Même l’amour chez Baudelaire est placé dans cette perspective. Les biographes ont identifié ses „muses”, à partir d’une jeune Juive prostituée du Quartier Latin (Sarah-Louchette), la dame créole de l’Île Maurice, Jeanne Duval, une mulâtresse qui a occupé toute sa vie, la comédienne Marie Daubrun, Madame Sabatier.

Le sonnet XXXII évoque justement l’affreuse Juive et le poète de se représenter „sa majesté native”, imagination qui crée

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une autre personne dont il aurait, avec ferveur, baisé le noble corps. Le texte démarre par la troisième personne au niveau narratif.

Le je du poète se confronte, au départ, avec la dégradation; puis, il lance son élan vers une personne irréelle, celle qu’aurait forgé une destinée normale. Le poème acquiert l’ouverture de l’interprétation et des vécus ressentis par d’autres couples, à partir du double.

Soit aussi le poème Le serpent qui danse. Il illustre un je regardant le spectacle corporel du tu femme. C’est toute une mise en scène, où alternent qualités et actions, avec le point culminant dans la strophe:

Et ton corps se penche et s’allonge Comme un fin vaisseau

Qui roule bord sur bord et plonge Ses vergues dans l’eau.

Dans Chanson d’après-midi, le je dresse un „portrait” de la femme tu, encore plus complexe. Disons d’abord qu’il se carac-térise soi-même comme génie, avec son destin qu’il met sous les pieds et les souliers de la femme. Il dit aussi son adoration, sa passion, l’effet du charme, la force de faire revivre les morts, le don de ravir les coussins, le déchirement, la joie, la chaleur dans la noire Sibérie du poète.

Notons aussi que ces connotations négatives éveillent des sensations et des attitudes euphoriques dans le je. Comme d’ail-leurs, il y a l’harmonie, le dialogue entre les parties du corps féminin et les objets:

Tes hanches sont amoureuses De ton dos et de tes seins, Et tu ravis les coussins Par tes poses langoureuses.

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Voici, enfin, un autre poème où le dialogue anatomique est accompagné d’un dialogue entre partenaires, avec une mise en abîme qui augmente la force des valences respectives:

LES PROMESSES D’UN VISAGE

J’aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés, D’où semblent couler des ténèbres; Tes yeux, quoique très noirs, m’inspirent des pensers Qui ne sont pas du tout funèbres.

Tes yeux, qui sont d’accord avec tes noirs cheveux, Avec ta crinière élastique, Tes yeux, languissamment, me disent: „Si tu veux, Amant de la muse plastique,

Suivre l’espoir qu’en toi nous avons excité, Et tous les goûts que tu professes, Tu pourras constater notre véracité Depuis le nombril jusqu’aux fesses;

Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds, Deux larges médailles de bronze, Et sous un ventre uni, doux comme du velours, Bistré comme la peau d’un bronze,

Une riche toison qui, vraiment est la sœur De cette énorme chevelure, Souple et frisée, et qui t’égale en épaisseur, Nuit sans étoiles, Nuit obscure !”

On voit donc que le poète appelle le tu par un abstrait: ô pâle beauté, avec l’aveu de départ J’aime. Le portrait rappelle les topoï: sourcils, ténèbres, ainsi que l’accord entre les yeux et les cheveux noirs. L’important c’est que le je passe la parole aux yeux qui lancent une longue réplique imaginaire. Dans le fond,

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c’est toujours le poète qui parle, tout en notant un message qui revient sur soi.

On voit bien que tout cela se joue sur un dialogue qu’invente le poète fasciné devant le corps nu. Mais, chez Baudelaire, cette voie réside dans l’intensité des sensations, qui annonce la beauté convulsive et l’amour fou des surréalistes.

Tout le monde est d’accord que le message inédit de Baudelaire est exprimé dans des formes classiques.

Le poète recourt le plus souvent à l’alexandrin, comme ici:

Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, Au fond d’un monument construit en marbre noir, Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse;

(Remords posthume)

Le poème le plus musical de Baudelaire est Harmonie du soir, construit sur le schéma du pantoum malais. L’essentiel ici c’est la reprise du second vers dans le cinquième, et du quatrième

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dans le septième; le sixième dans le neuvième, le huitième dans le onzième, le douzième dans le quinzième, donc en raison d’un intervalle de 3, ce qui reproduit le rythme de la valse, occulté un peu par la disposition en quatrains. Les rimes embrassées sont reprises dans chaque strophe avec inversion: abba – baab – abba – baab, ce qui donne un balancement voluptueux et „mélancolique”.

Afin de mettre en évidence ces transcodages, on utilise la transcription des syllabes en 0 (zéro), pour celles qui ne sont pas accentuées, et 1 pour les accentuées. Pour les pauses entre groupes, nous mettons une barre simple et une double pour la césure et la finale. Voici d’abord le poème, où nous soulignons d’un trait les éléments poétiques non-figurés et de deux traits les figures de style:

HARMONIE DU SOIR

1. Voici venir les temps où vibrant sur sa tige 2. Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir; 3. Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir; 4. Valse mélancolique et langoureux vertige ! 5. Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir; 6. Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige: 7. Valse mélancolique et langoureux vertige ! 8. Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; 9. Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige, 10. Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! 11. Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; 12. Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. 13. Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! 14. Du passé lumineux recueille tout vestige ! 15. Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… 16. Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

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Nous allons nous occuper maintenant de la structure proso-dique qui donne la matrice sonore du poème. On marquera, donc, les groupes rythmiques et les césures qui mettent en évidence la structuration de la matrice, constituée partout de lignes 6 et 6 en tant qu’hémistiches. À l’intérieur de ceux-ci, on aura des groupes binaires (01) et surtout ternaires (001), avec d’autres plus rares. Voici donc la matrice prosodique:

001 / 01 //

1. 01 / 01 / 01 // 001 / 001 // 2. 001 / 001 // 01 / 0001 // 3. 01 / 0001 // 1 / 001 / 01 // 4. 10 / 0001 // 0001 / 01 // 5. 001 / 001 // 01 / 0001 // 6. 0001 / 01 // 001 / 001 // 7. 10 / 001 // 0001 / 01 // 8. 01 / 01 / 01 // 001 / 001 // 9. 001 / 01 // 001 / 001 // 10. 01 / 01 / 01 // 001 / 001 // 11. 01 / 01 / 01 // 001 / 001 // 12. 001 / 001 // 001 / 001 // 13. 01 / 01 / 01 // 001 / 001 // 14. 001 / 001 // 01 / 0001 // 15. 001 / 001 // 001 / 001 // 16. 0001 / 01 // 1 / 00001 //

Tout cela transpose l’élément musical-clé du poème: la

valse mélancolique et le langoureux vertige. La morale c’est qu’une telle démarche décrit l’une des composantes fondamen-tales de la musicalité poétique: le rythme.

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Afin de pouvoir mettre en évidence les images, nous avons simplifié les degrés à deux niveaux de signification générale:

1. Mots soulignés d’un trait, qui ont une valeur poétique conférée par le contexte: voici, venir, temps, vibrant, tige, chaque fleur, sons, parfum, air, soir, violon, ciel, beau, soleil, souvenir. C’est un ensemble de 16 unités qui constituent les repères de l’univers référentiel dégageant l’harmonie du soir. On a, successivement, le circonstant temporel: le soir qui descend; l’actant végétal: la fleur avec sa tige qui vibre; les sons et les parfums, comme éléments fondamentaux qui engendrent l’har-monie du crépuscule que l’on ressent dans l’air. Cette harmonie naturelle tend vers l’absolu sonore créé par le violon. Les sons, les parfums et les couleurs se répondent, celles-ci dominées par le beau soleil. Le cadre s’élargit donc jusqu’aux dimensions du ciel. La fin introduit la clé affective: le souvenir.

2. Mots soulignés par deux traits, qui réalisent des figures poétiques. La poésie figurée transfigure le „paysage” vespéral par des images qui chantent, qui embaument l’atmosphère. La fleur s’évapore, sons et parfums tournent, ce qui donne une valse mélancolique, comme un langoureux vertige. La valse c’est la métaphore de l’ondoiement des sons et des parfums, mais elle est aussi la métonymie du violon; à son tour, celui-ci est une double métonymie, car il est l’instrument pour le son et aussi l’instrument pour le musicien. Mélancolique va de pair avec la tristesse du ciel, ainsi personnifié, comme le violon est animé, à son tour, par l’implicite du sujet du verbe frémit. Celui-ci est superpoétisé par la comparaison animée comme un cœur. Et le cœur est, à son tour, synecdoque pour la personne qu’on afflige. Ce cœur est tendre, mais capable de haïr le néant du vaste noir. Affligé, le cœur recueille les vestiges du passé.

Le spectacle passe de la tristesse au tragique, puisque le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Plane sur ce drame le parfum de la cathédrale, marqué par encensoir pour la fleur, reposoir pour le ciel, et ostensoir pour l’éclat du souvenir, autant d’objets sacrés qui rehaussent le plan métaphorique à celui du mythe.

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Tout ce registre donne une intonation des vers qui module et souligne l’intonation du code de la langue. La diction fait monter le ton et renforce l’intensité sur chaque unité poétique du registre figuré.

Toute cette musicalité est imprégnée d’une très forte tension intérieure. Même les poètes qui ont adopté plus tard le vers libre, ont cultivé une telle tension.

Conclure? Si l’on envisage ce discours poétique dit en forme classique, il existe un sonnet qui illustre „théoriquement” cet aspect. C’est La beauté où il semble que c’est Venus de Milo qui parle de son socle au Musée du Louvre à Paris:

Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris; J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes; Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Mais la création d’ensemble de Baudelaire est illustrée par Hymne à la beauté, dont voici les deux dernières strophes:

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, Ô beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu ! Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvre la porte D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu?

De Satan ou de Dieu, qui importe? Ange où Sirène, Qu’importe, si tu rends – fée aux yeux de velours, Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! – L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?

De tels accents sont impliqués par la création de Lautréamont, de Rimbaud, jusqu’aux expériences de l’avant-garde.

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TEXTES

SPLEEN

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C’est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune.

– Je suis un cimetière abhorré de la lune, Où, comme des remords, se traînent de longs vers Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L’Ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l’immortalité.

– Désormais tu n’es plus, ô matière vivante! Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux! Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche!

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LE GOUFFRE

Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. – Hélas! tout est abîme, – action, désir, rêve, Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l’espace affreux et captivant ... Sur le fond de mes nuits, Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou, Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où; Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté, Jalouse du néant l’insensibilité. – Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres!

RECUEILLEMENT

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir; il descend; le voici: Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,

Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel, en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant;

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l’Orient, Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

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RIMBAUD

La création de Rimbaud est l’expression totale de sa vie. Il est né le 20 octobre 1854 à Charleville, dans la région des Ardennes. Il se met à écrire des vers à un âge précoce et même en latin. En 1870 il s’enfuit de la maison pour se rendre à Paris et c’est ainsi que commencent ses errances dans le sens propre et figuré du terme. Il assiste à la Commune de Paris, qu’il chante dans des poèmes mémorables. Il rencontre Verlaine

qui le lance dans la bohème de l’époque. Les aventures du couple Verlaine – Rimbaud sont source d’inspiration, mais elles se dégradent assez vite. Après des séjours en Angleterre et en Belgique, elles finissent par un coup de revolver que Verlaine tire sur son jeune ami, en juillet 1873. Entre temps, Rimbaud avait réalisé son œuvre poétique, y compris Une saison en enfer, suivie des Illuminations.

L’existence de Rimbaud se brise. Renonçant à son activité poétique, il se lance aussi passionnément dans des voyages, dans les affaires. Après l’Angleterre, l’Italie, la Hollande, la Suède, le Danemark, le voici à Chypre, en Égypte, à Aden et au Harar où il s’occupe d’une maison de commerce plus ou moins douteuse. Atteint d’une tumeur au genou droit, il rentre à Marseille où il se fait amputer de la jambe. Mais la plaie ne guérit pas et il meurt le 10 novembre 1981.

PRINCIPALES ŒUVRES: Une saison en enfer, 1873; Illumi-nations, 1889; Poésies, posthume, 1985.

Au départ, Rimbaud est influencé par le romantisme de

Victor Hugo, par les parnassiens et surtout par Baudelaire. Tout en s’inscrivant dans une „esthétique du laid”, qui

avait déjà acquis ses lettres de noblesse en France grâce à un

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Baudelaire, il lui imprime un accent bien nouveau. À noter à cet égard des poèmes, tels que Les Chercheuses de poux.

La révolte contre la société lui inspire de la répulsion comme dans Le Cœur de pitre, mais aussi un lumineux humanisme comme dans le sonnet bien connu Le Dormeur du val, qui dit la tragédie du jeune soldat:

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Mais Rimbaud se forge une poétique tout à fait per-sonnelle, qui le détache de ses devanciers et qui lui permettra d’élaborer une œuvre originale, inclassable. Proclamant que le „Je est un autre”, il veut „se faire voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens”, comme il le dit dans ses lettres.

L’expression poétique de ce tournant est l’un des grands poèmes français, Le Bateau ivre. Il véhicule un sens littéral, anecdotique, se rapportant au bateau qui descend, sans pilote et sans gouvernail, le fleuve américain et se perd ensuite dans la mer. Mais notons tout de suite que le texte est dit à la première personne, ce qui introduit une ambiguïté foncière: ou bien le bateau est personnifié, ou bien c’est le poète qui parle tout en s’identifiant au bateau. Cette ambiguïté s’étend au spectacle des rives animées par une vie grouillante. C’est ainsi que le bateau devient symbole de la vie même du poète „ivre de son don de vivre”. Mais le poème n’est pas pour autant marqué par la technique du symbolisme; il est davantage: source de polysé-mantisme où glisse l’acte même de l’écriture poétique:

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts; où flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend;

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Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Sous un vaste ensemble d’images se cache un sens plus profond, celui de l’existence même, qui balance dans un rythme enivré, entre la volupté et le néant, entre la révolte et l’abandon. Le texte est à la fois somptueux et violent, parcouru par la soif du délire, par le don de la voyance. C’est qu’ici l’être même du poète passe dans le discours. Derrière une certaine tonalité baroque, on surprend le déchirement du moi poétique: le décor de l’évasion se change en spectre de la mort.

Un autre poème de Rimbaud qui a fait couler beaucoup d’encre est le sonnet des Voyelles, qui commence ainsi:

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes […]

On y a vu l’écho des abécédaires de l’époque de Rimbaud; dans une perspective plus littéraire, on peut y déceler la vision des correspondances baudelairiennes, autant de synesthésies entre les sensations visuelles et sonores. Mais certains interprètes sont arrivés jusqu’à des considérations érotiques, que pourraient suggérer les lettres en question placées dans toutes sortes de positions. Ajoutons-y les idées du poète roumain Ion Barbu qui insiste sur l’aspect allégorique des lettres Alpha et Oméga sym-bolisant la Genèse, respectivement l’Apocalypse.

Nous donnerons une analyse plus détaillée de ce sonnet à la fin de ce chapitre consacré à Rimbaud.

Mais l’œuvre poétique de Rimbaud acquiert des dimensions nouvelles avec les poèmes en prose, qui sont soit des poèmes en vers libre, soit des confessions d’une déchirante sincérité. Les deux recueils Une saison en enfer et les Illuminations sont

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l’expression presque brutale d’une ferveur qui côtoie le délire poétique. Il le dit carrément dans Alchimie du verbe:

„À moi. L’histoire d’une de mes folies. Depuis longtemps je me vantais de posséder tous

les paysages possibles, et trouvais dérisoire les célé-brités de la peinture et de la poésie moderne.

J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeuls, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents: je croyais à tous les enchantements.

J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réser-vais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges”.

Folie, modernité, enchantements, invention d’un nouveau verbe poétique et surtout écrire les silences, noter l’inexpri-mable, fixer les vertiges, il y a là un bilan, mais aussi un pro-gramme poétique qui ne fut réalisé que par un siècle d’expé-riences, de mutations, d’élans, de révolutions poétiques.

Rimbaud est tiraillé entre les termes de toute une série d’antinomies, oscillant entre l’un et l’autre des pôles des couples: individu – société, révolte – châtiment, barbarie – progrès,

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domination – soumission, innocence – culpabilité, instant – éternité, relatif – absolu. Il y a là toute une dialectique existentielle, un tourment de l’être en proie au drame moral et artistique. Nous y voyons plutôt des mobiles de l’écriture spontanée, celle qui trans-pose sur papier l’être en tant que tel, sans souci de polissage fondé sur tel ou tel code de comportement. La vie du poète est un festin où tous les vins coulent, il trouve la beauté „amère” et l’injurie, il est „armé contre la justice”, le malheur est son dieu, il joue „de bons tours à la folie”, son livre est un „carnet de damné”. Il avoue ses rages, ses débauches pour conclure: „Apprécions sans vertige l’étendue de mon innocence”. Il refuse Jésus-Christ comme „beau-père”, „le bonheur établi, domestique”, car „la vie est la farce à mener par tous”.

La Nuit de l’enfer plonge le poète dans le gouffre du poison; ses entrailles brûlent, il meurt de soif étant totalement damné. Là encore, il est tiraillé entre vie et néant, entre crime et innocence; la vision devient hallucinante. Tout se désagrège, y compris le langage. Car celui-ci dépasse l’harmonie romantique, la cohérence décorative du Parnasse et même les impressions des symbolistes. Le discours poétique est l’expression directe de la voyance; aussi Rimbaud devient-il un visionnaire qui modifie l’emprise sur le monde et renouvelle fondamentalement la poésie et dans sa substance et dans sa forme.

Mais ce sont les Illuminations qui constituent la synthèse du génie de Rimbaud. Écho direct de l’existence fulminante du poète, les Illuminations se présentent comme un discours com-plexe, qui dépasse de loin la vision et l’expression de la littérature de l’époque. Il ne saurait être saisi dans toute sa profondeur qu’après les expériences poétiques du XXe siècle, surtout après les acquis du surréalisme.

Voici en quels termes le poète parle lui-même du Génie:

„Ô ses souffles, ses têtes, ses courses: la terrible célébrité de la perfection des formes et de l’action !

Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !

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Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevées à sa suite”.

L’univers référentiel n’est pas un décor extérieur à l’être: il est la projection fulgurante du moi poétique, sans qu’il y ait une limite entre le réel et le rêve: „Au réveil il était midi” (Aube). Il en est de même du monde de la civilisation, invoqué dans la série de Villes: „Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue”. La description anticipe l’école du regard du Nouveau Roman, comme dans le poème Les Ponts. Dans Solde s’ajoute une sorte de délire commercial, qui entraîne dans la vente même les valeurs morales, „les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs”.

Dans un métadiscours mémorable, Rimbaud se veut donc voyant, mais aussi „un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé” (Vies). Notons enfin les tech-niques du discours, parmi lesquelles l’énumération qui annonce les formules Il y a d’Apollinaire, ou même l’Inventaire de Prévert. Cela peut souligner le fait que Rimbaud anticipe la poésie du langage, pratiquée par la poésie actuelle en France et ailleurs. Sa communication atteint des dimensions cosmiques: „J’ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse” (Phrases).

*

Maintenant, nous aborderons Rimbaud dans son intimité, que le jeune poète met sur le tapis avec sincérité et sans gêne. Or, la sincérité totale est un autre trait important dans la modernité.

Cette sincérité conduit Rimbaud à parler de ses propres vêtements dégradés, y compris des sous-vêtements, en tant que dernière étape avant l’intériorité du corps même. Où est la

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poésie ici? Comme cela se passera plus tard dans la post-modernité, la poéticité est transférée aux objets. Mais dans le cas de Rimbaud, elle tourne à la dérision, autre anticipation de la poésie et de la prose postmodernes.

Le poème caractéristique à cet égard c’est Ma bohème, avec, entre parenthèses, le sous-titre Fantaisie. C’est de l’auto-biographie car, comme on le sait, dans ses fugues Rimbaud marchait à pied et ses vêtements ne résistaient pas toujours à une telle épreuve. Voici la première strophe de ce sonnet, structure adoptée toujours ironiquement, étant donné que dans la tradition cette forme poétique revêtait des sentiments „nobles”:

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées; Mon paletot aussi devenait idéal; J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal; Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

On le voit flâner (le flâneur aussi est un postmoderne) sur la route, les mains dans les poches, allure nonchalante, loin des pensées métaphysiques des grands voyageurs d’antan. Le paletot devient „idéal”, donc plus ou moins abstrait à cause de son usure. Rappelons que l’objet comme signe se dégrade dans ses trois composantes: substance (tissu), forme (trouée) et signification (misère). Ces renversements de „valeurs” ne réveillent pas des sentiments d’apitoiement, car le baladeur se sent bien dans sa peau première et seconde (vêtements).

La deuxième partie de la strophe est une parodie du langage poétique classique, marqué par le ciel, Muse, féal (archaïsme). S’y associent les amours rêvées, mais précédées par l’inter-jection saccadée, en contraste frappant avec le reste, encore une marque de l’autoironie.

Les vêtements sont une métonymie spatiale: contenant pour le contenu. Cela est encore plus évident pour le linge comme

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signe d’intimité, donc d’intériorité spatiale, qui précède la poésie du corps intérieur. Voici donc la deuxième strophe:

Mon unique culotte avait un large trou. – Petit Poucet, rêveur, j’égrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse. – Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.

Comme les poches sont crevées, la culotte l’est aussi, mais cette fois-ci c’est plus grave: l’audace dans la confession atteint la limite du statut des objets en contact direct avec la peau, ce qui suggère l’inconfort du personnage, qui est celui du corps même. Est transgressée ainsi la séparation entre espace extérieur et espace intérieur.

Pareillement à la première strophe, intervient l’autoironie, mais cette fois-ci de l’acte poétique même: enfant des contes (Rimbaud est un adolescent poète), il se balade en improvisant des rimes. Sans abri, les allusions aux étoiles (espace ouvert) ramènent celles-ci sur terre par leur frou-frou; elles entrent en dialogue avec le voyageur:

Je les écoutais, assis au bord des routes, Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques Comme des lyres, je tirais les élastiques De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Dans ce contexte, se détache l’attitude du corps assis au bord des routes. La nature (la rosée) s’humanise par la comparaison comme un vin de vigueur, ce qui présuppose une voie d’accès à l’intérieur du corps, au moins par le parfum (suggéré) du vin.

L’acte poétique de rimer continue, mais il est toujours verbal, dit ou pensé au milieu des ombres fantastiques. Ce dernier élément est plutôt terrestre. Les lyres, objet poétique par excellence et un comparant euphorique pour l’acte dysphorique qui l’emporte: il

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tire les élastiques des souliers blessés (personnification) dans une position incommode: un pied levé près de son cœur. Mais où sont les attitudes solennelles des poètes d’antan?

Se dégage donc un autre univers poétique, humble et pro-saïque, digne d’un nouveau réalisme cinématographique. L’adhésion s’y fait non pas par compassion, mais par une participation ami-cale, fraternelle.

Mais dans Une saison en enfer, Rimbaud révèle les effets du poison sur son corps, atrocement. Quoique ce poison soit à la rigueur une métaphore, ou bien une autre substance dangereuse, l’important c’est la présentation de l’espace intérieur après avoir avalé le liquide maléfique:

Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne peux crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! voyez comme le feu se relève ! je brûle comme il faut. Va, démon !

C’est une „description” de l’espace intérieur et du corps, dominés par la souffrance: les entrailles brûlent. Ensuite, l’effet est suivi sur les membres qui se déforment. Les sensations internes sont atroces: il meurt de soif, il étouffe, il a peur de crier. C’est un „spectacle” intérieur durement dynamique, opposé au „statisme” des descriptions spatiales traditionnelles.

Le problème qui se pose est de savoir si tout cela n’est qu’une métonymie de l’effet produit par une cause réelle ou figurée. Mais si ce n’est pas l’épreuve de vérité qui intervient, on a au moins l’effet de vraisemblable. On peut dire qu’avec le Rimbaud de ce texte, la métaphore se fait du réel, inversement par rapport à la voie normale.

Cette métaphore c’est l’enfer, mais non comme espace décoratif ou l’espace des autres, mais bien son propre enfer. Dante et Virgile sont des spectateurs devant les souffrances des damnés qu’ils rencontrent dans leur trajet, ils sont même des juges. Rimbaud est lui-même le damné qui subit l’éternelle peine;

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le feu se relève! je brûle comme il faut. Et il se laisse torturer par le démon.

En voici l’explication et le verdict existentiel: Un homme qui veut se mutiler est bien damné,

n’est-ce pas? Je me crois en enfer, donc j’y suis. Se croire y être = être. Et la souffrance de continuer:

La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur, j’ai peur. J’ai soif, si soif !

On a donc un cas évident, où la fiction se fait réalité: il s’agit d’un vécu tellement intense dans l’acte d’écrire, que le discours qui s’ensuit transforme magiquement les visions en réalités saisies comme telles par le lecteur.

La vision du corps peut devenir macabre, comme dans le poème Adieu de la même saison en enfer. La barque tourne vers le port de la misère. On y évoque d’abord la dégradation des vêtements jusqu’à la torture sentimentale:

Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié !

Suit le spectacle infernal des corps en train de putréfaction, parmi lesquels se voit le poète même:

Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers pleins les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment … J’aurais pu y mourir.

Il y a donc ambiguïté: le poète se voit comme cadavre rongé par les vers et, à la fin, il y a l’éventualité de la mort. Mais l’évocation tellement macabre produit plus qu’un „effet de réel”, le lecteur est entraîné dans une tension d’écriture telle qu’il est plus touché que s’il voyait un pareil „spectacle” en réalité. Rimbaud anticipe la surréalité.

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Parfois, Rimbaud parle à la troisième personne qui peut bien être lui, comme dans le poème Génie des Illuminations. Cet il est rapporté à nous (y compris à Rimbaud), qui sommes dif-férents de lui. Voici la fin du texte:

Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et, sous les marées et en haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.

Est-ce bien Rimbaud même qui s’objective ici? Oui et non. Mais il faudra insister un peu sur la formule de Rimbaud

qui a fait et fera couler beaucoup d’encre: JE est un autre. Ce paradoxe apparaît dans la lettre bien connue que

Rimbaud écrit le 15 mai 1871, à Charleville; elle est envoyée à Paul Demeny, à Douai. D’ailleurs nous la reproduisons en fin de ce chapitre. C’est un petit essai critique d’histoire littéraire, avec des appréciations fortes, imprévues, durement justes. Voyantes aussi, à propos, par exemple, sur les futures poètes femmes, sur les innovations de sensibilité et de forme. Voici le paragraphe qui intéresse ici:

Car JE est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident: j’assiste à l’éclosion de ma pensée: je la regarde, je l’écoute: je lance un coup d’archet: la symphonie fait son remue-ment dans les profondeurs, on vient d’un bond sur la scène.

Et, plus loin, l’autre fragment encore plus célèbre: Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et

raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.

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Reprenons par le dernier: le je poétique (Rimbaud l’appelle Moi), épuise en lui amour, souffrance, poisons, cultivant ainsi une forme exacerbée de sensibilité, envenimée même. C’est ainsi qu’il aboutit au dérèglement de tous les sens et se fait voyant. La révolution intérieure consiste dans la négation totale de la cohé-rence des „passions”: si les sens sont bien réglés, ils donnent une fausse vision du monde; leur dérèglement touche le délire et ainsi on sonde les zones les plus profondes du propre je. Résultat: on se fait voyant. La voyance se fait par les antennes que certains esprits ont de prédire l’avenir, de deviner le passé. Mais ici, il s’agit de quelque chose de plus profond: prophétie, d’accord, mais aussi capacité de saisir le tumultueux invisible, caché souvent dans les ténèbres délirantes.

Pour ce faire, le poète cultive son je jusqu’au paroxysme. C’est le je hyperémique. Tellement qu’il déborde: il assiste à l’éclosion de sa pensée, de toute son intériorité psychique, et même physique. Par cette éclosion, il se dédouble, il devient un autre, et c’est bien cet autre qui est le vrai poète. Issu de soi-même, il se récrée comme magicien du verbe et, par là, d’un monde inédit. C’est la première et, peut-être, la plus profonde signification de JE est un autre.

La deuxième se place au niveau psychanalytique dont Rimbaud avait l’intuition: sa vie et le côté dur de son œuvre l’attestent. La plupart des poètes sont le double de leur mère. Physique même. Le je du poète masculin est un autre = sa mère. Qui parle en poésie? Dans une large mesure, la mère du poète!

Dans l’inconscient, à l’image de la mère peut se substituer une autre, par transfert métonymique et condensation métapho-rique. La personne aimée (féminine) entre autres, l’épouse, le cas échéant. Pas mal d’hommes voient en elle la mère; si elle est compréhensive, elle se comporte maternellement avec son homme = fils, et tout le monde est heureux. L’homme X se projette dans sa femme, il est un autre.

„Je est un autre” aussi dans la perspective que les autres appliquent au poète, dans la façon dont ils voient sa personne.

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Le je se place aussi dans un monde réel, peuplé d’objets. C’est dans Illuminations, surtout dans les pièces XIV (Les

ponts) et XV, XVII, XIX, (Ville(s)) que les objets abondent. Les ponts offre une description littérale, avec des objets comme: ponts, dômes, masures, mâts, parapets, cordes, veste rouge, costumes, instruments de musique. Ici, les objets ne signifient rien, ils anti-cipent „l’école du regard” du Nouveau Roman, simples présences. Avec l’ironie, en plus: Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie des airs populaires, concerts seigneuriaux, hymnes publics.

Dans XV, on évoque une métropole crue moderne, peuplée de millions de gens qui ne se connaissent pas, avec la Mort sans pleurs, un Amour désespéré et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue. Là, les hommes sont des spectres. Cette fin funèbre projette des significations ultra-dysphoriques sur le macro-signe qu’est la ville.

La même ville, comme signe d’architecture, apparaît dans XIX: Par le groupement des bâtiments, en squares, cours et terrasses fermés, on a évincé les clochers. On a des parcs, le haut quartier, les quais chargés de candélabres géants, un pont, le dôme de la Sainte-Chapelle, une armature d’acier artistique, passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui con-tournent les halles et les piliers. Une acropole officielle, quoi! Il y a donc de tout pour faire une grande ville: le quartier com-mercial, avec galeries et arcades, des boutiques, une diligence de diamants, quelques divans de velours rouge, le faubourg. Pourtant, il semble qu’on n’est pas à Paris.

On a donc une accumulation surtout de macroobjets d’archi-tecture. Ici, c’est la masse qui compte; l’objet perd sa personnalité formelle et sémantique. Les commentaires sont brefs et on n’est pas loin d’un inventaire citadin. Substance, formes et signifi-cations se retrouvent dans l’ensemble. L’objet est là, pour déter-miner et remplir l’espace urbain. Le grand objet synthétique, c’est la Ville. Tout un chacun sait combien les gens traitent les

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villes comme signes: de quoi les maisons et les monuments sont faits, quel est le trajet des rues et boulevards, quelles fonctions remplit l’ensemble et, surtout, quelles sont les connotations qui s’en dégagent à partir de l’art, à travers les niveaux sociaux, jusqu’à la misère? Quelle en est l’histoire qui engendre des mythes?

Rimbaud est l’un des premiers poètes à avoir „chanté” les signes des média, évidemment, de son époque. Voici ce qu’il en dit dans la célèbre Alchimie du verbe: J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires. C’est un peu comme dans la néotélévison d’Umberto Eco, celle qui valorise le quotidien, l’euphorie des consommateurs, même si, et peut-être à cause de ça, les signes en question sont „idiots”. Avec une telle attitude, Rimbaud passe la parole aux objets qui ont leur propre poésie. Chez Rimbaud, cette poésie n’est pas glosée, ce sont les objets qui parlent, qui disent leurs significations poétiques.

Enfin, le paradoxe! Un texte comme Soldes aurait dû inventorier les objets vendus à prix réduits, et cela aurait donné un texte postmoderne vrai, dans lequel c’est le langage des choses qui communique leur message. Rien de tel. On vend „ce que les Juifs n’ont pas vendu”, à savoir: Les Voix reconstituées, les corps sans prix, l’anarchie pour les masses, les applications de calcul. Ou encore: À vendre les habitations et les migrations, sports, féerie et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font!.

L’objet comme signe est connoté aussi par le statut de son propriétaire. On peut vendre son corps même, la voix (qui désigne les objets), ses manifestations anarchiques, migrations, et le produit abstrait de l’esprit: le calcul et ses applications. Avec cela, on „vend” du langage, du signifié pur. C’est du postmodernisme ou, si l’on veut, de l’hypermodernisme qui joue sur une sémiotique amputée.

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*

Voici maintenant l’analyse promise du sonnet Voyelles de Rimbaud, pour lequel on a heureusement un vrai dossier dans les notes de l’édition Pléiade.

Voici le célèbre texte:

A NOIR, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes: A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre; E, candeur des vapeurs et des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes;

U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges: – O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux!

Laissons de côté les interprétations limite qui voient dans les voyelles en question des postures de l’acte sexuel. Ce qui frappe quand on parcourt les analyses des Voyelles c’est que tous les savants se sont rapportés aux lettres et non pas aux sons. Car Rimbaud, comme tout le monde jusqu’à la montée de la linguistique moderne, réduit les sons aux lettres, donc aux sym-boles graphiques. En plus, pour Rimbaud, on doit mentionner son penchant vers l’iconicité quotidienne. Il le dit carrément dans L’Alchimie du verbe dont nous reprenons ce fragment: „J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires …

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J’inventai la couleur des voyelles! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglais la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges”.

Tout un art poétique, commenté en tant que tel pour la fin de cette citation. À noter aussi qu’il écrivait les silences, donc l’absence de sons et bruits. Son verbe poétique est „accessible à tous les sens”. Ce qui a comme point de départ le sonnet baude-lairien Correspondances, quoi qu’on dise.

Comme nous l’avons déjà montré, avec le symbolisme on a, au moins par extrapolation médiatique, un concert de tous les cinq sens sur tous les cinq registres sensoriels.

Aussi, dans ce qui suit, nous dirons quelques mots sur toutes les cinq perceptions des voyelles: visuelle (graphique), sonore (phonèmes et musique), olfactive, tactile et gustative. Dans ce cas, Voyelles devient un texte qui concentre la machine perceptive totale, au-delà des limites poétiques, même dans la modernité.

Premier registre: la perception visuelle, qui a comme objet les signes iconiques conventionnels: les lettres comme symboles graphiques ou graphèmes (lettres standard). En l’occurrence, il s’agit des majuscules imprimées qui diffèrent nettement de l’écriture même de Rimbaud, qui est plus ronde, comme celles des Français en général. Quand Rimbaud écrivait, il se rapportait à ses lettres à lui; méthodologiquement parlant, il faut envisager en priorité la calligraphie qui ne sera valorisée que plus tard par Apollinaire dans ses Calligrammes.

On aura donc deux mises en espace graphique, l’une plus humaine, l’autre, technique, avec les deux connotations opposées: naturelles et artificielles. Voici donc les lettres écrites, majuscules,

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de Rimbaud, que nous avons retrouvées dans le facsimilé se trouvant en tête de l’édition Pléiade.

Le a s’oppose nettement à A, l’un étant rond, l’autre aigu,

avec barre. Dans le premier cas, il est noir parce que grave, dans l’autre parce qu’il est agressif comme une flèche. Quant au sym-bolisme autorisé psychanalytiquement, la rotondité est féminine, alors que l’angulosité est masculine. Si Rimbaud a pensé aux deux, il anticiperait la place d’honneur qu’occupe, dans la post-modernité, l’androgyne.

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L’important c’est que Rimbaud dit leurs naissances latentes, donc leur cristallisation comme symboles.

La plupart des commentateurs expliquent les significations que Rimbaud associe aux lettres à travers le symbolisme des couleurs; autrement dit, la traduction des lettres comme symboles se fait par le symbolisme des couleurs, celles-ci pouvant être attribuées d’une façon plus ou moins aléatoire. Le noir dans le symbolisme européen signifie deuil, alors qu’en Chine celui-ci est traduit par le blanc. Au niveau poétique, le sonnet introduit la métonymie de l’effet: mouches, puanteurs, ombre, à la place du cadavre, et celui-ci à la place de la mort, et celle-ci à la place du néant.

ε c’est plutôt l’epsilon de l’alphabet grec, qui annonce Oméga dans la fin du sonnet. Ses deux rotondités superposées et incomplètes induisent le sens de blanche „candeur”; notons le romantisme du jeune Rimbaud qui place en antithèse immédiate les deux lettres A et E. Mais comme alphabet (signe iconique) et comme sons, A ne s’oppose pas en antithèse avec E, car on a le triangle phonologique et graphique par voie de conséquence:

A E O

I (O)U

L’opposition aux antipodes serait avec I et surtout avec OU, car le phonème /a/ est postérieur ici. E est donc intermédiaire entre A et I; son voisinage avec I explique les autres signifi-cations dites en métasémèmes: glaciers, rois blancs, frisson d’ombelles. Ces significations-ci se rattachent plutôt à E, avec ses coins aux angles droits superposés.

I rouge ne concorde pas avec I; comme le premier com-porte des courbes, il serait euphorique, alors que la barre verticale du second est dysphorique. Le sens de „sang craché” se rattache donc à I, toujours métonymie de l’effet pour la cause „maladie” ou „blessures”. Mais le rire qui s’associe introduit l’antinomie de

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colères ou ivresses, signe de cynisme de Rimbaud (sang craché et rire).

U vert va de pair avec la graphie qui le simplifie en U. Iconiquement parlant, c’est un récipient (dans les opérations sur les ensembles, U symbolise la réunion). La traduction du poète rime avec le symbolisme positif des récipients en psychanalyse: cycles, mers, paix du végétal, de l’animal et de l’humain, trans-figuré par l’alchimie du savoir (par métonymie du contenant fronts studieux).

Rimbaud écrit O bleu comme l’imprimé: cercle allongé. Tout vient ici des aléas de l’ordre alphabétique grec qui com-mence normalement par alpha; mais il n’a pas de sens comme fin: oméga. Dans l’Antiquité, il n’y a eu que Panini qui ait réalisé un alphabet raisonné, correspondant à l’ordre d’arti-culation des sons dans l’alphabet sanskrit.

Dans le triangle ci-dessus, O est intermédiaire entre A et (O)U. L’erreur des Grecs est devenue métaphysique dans la Genèse: „Je suis alpha et oméga, le commencement et la fin”. Erreur aussi d’analyse de Rimbaud, placé ici parmi les mystiques „orthodoxes”. On oublie son „satanisme”. Poétiquement, on a l’antithèse: clairon strident et silences apocalyptiques, rattachés à l’espace vu sous le rayon divin qui est violet, plutôt bleu.

Dans le résumé du début, on a le code des couleurs: A NOIR, E blanc, I rouge, U vert, O bleu. On a l’alternance des connotations: dysphorique, euphorique, dysphorique, euphorique, euphorique. Rythme transcendantal, si l’on veut, entre le mal (= genèse, alpha?) et le bien, avec dédoublement du bien après. Score 2–3, Rimbaud reste pourtant un optimiste.

On devrait imprimer les lettres en couleurs, avec ceci de particulier que E (blanc) devrait être reproduit sur fond noir, autrement il est illisible. Pour combler ce tableau, il faudrait imprimer en couleurs les gloses de chaque lettre. Le sonnet devient pictural et le spectre dont parlent certains analystes serait mis en page. Vu d’un peu plus loin, le sonnet sera un

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tableau abstrait où couleurs et proportions parlent d’elles-mêmes dans un „discours” cohérent.

Deuxième registre: les sonorités. Bien que prioritaires par rapport à la graphie, la tradition a inversé la relation. Surtout que ce sonnet est fait pour être lu, rarement dit.

Premier problème: l’épellation des lettres introduit ici un /œ/ arrondi, comme dans cœur, et un /y/, comme dans „mur”. La réalité de la lecture rend fantaisistes certaines interprétations. Le système vocalique (le triangle) n’est plus symétrique: /œ/ et /y/ sont des voyelles intermédiaires et elles se placent sur la verticale à partir du sommet du triangle.

Le français dispose d’un système vocalique des plus riches: 16 voyelles, car il y a deux a, un antérieur comme dans la „patte” et un postérieur („pâte”); de même pour e, o, œ qui ont deux unités: une ouverte, l’autre fermée. En plus, il y a les quatre nasales: an, on, in, œn, et le e dit muet.

Rimbaud, comme tout le monde, réduit le triangle aux 5 voyelles standard qui se retrouvent dans la quasi-totalité des langues, comme universaux phonologiques, avec la nuance de l’épellation de /e/ comme /œ/ et de /u/ comme /y/.

Puisqu’il déclare que le a est noir, il faudra postuler que tout le sous-système renferme le représentant postérieur et ouvert du couple. On aura un a postérieur, qui concorde avec le texte.

Phonétiquement parlant, a tourne vers le noir, étant doué d’une connotation négative, et ainsi on fait rentrer le sonnet dans l’effort du symbolisme phonétique cultivé par les symbolistes.

Pour e, on a deux variantes: épellation /œ/ et, dans ce cas, il est arrondi, donc avec la connotation positive. Pour la vision, la lettre peut renvoyer à un e ouvert, non arrondi. Si on couple les deux, il y aura et rotondité et ouverture comme connotations euphoriques, ce qui peut donner une candeur blanche.

I est une voyelle fermée et la plus antérieure. Rimbaud sug-gère la phonétique articulatoire, car i se réalise par la plus petite ouverture des lèvres. Et lettres et sons peuvent être négatifs, ce qui peut donner une candeur blanche.

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U est i arrondi dans l’épellation: phonétique et graphie concordent pour „cycles, vibrements”. Mais en phonétique u = ou, donc voyelle postérieure et fermée, avec une tonalité plus grave que u de „mur”.

O est un phonème toujours arrondi, comme la lettre. Il y a deux démarches: spatialisation (graphie) des sons ou

sonorisation de l’espace iconique des lettres; dans le premier cas, on a graphisme coloré, dans le second audition colorée. Les deux sont légitimes, symboliquement parlant.

Troisième registre: olfactif. La puanteur concorde avec la gravité du son a, alors qu’elle ne marche que métonyquement avec la majuscule.

La fraîcheur marche bien avec e antérieur, à la rigueur avec œ, alors que glacier, frisson, concordent avec E.

I suggère les odeurs associées aux sang craché, colères, ivresses.

U renvoie à l’odeur de la mer viride, des pâtis. O aurait un parfum métaphysique du Démiurge au regard

violet, mais aussi celui du désastre apocalyptique. Quatrième registre: tactile. Il est présent explicitement pour

A: noir corset velu. Pour E, on a: glaciers, frissons. Pour U: vibrements. Pour O: strideurs. Mais le registre tactile est plutôt implicite dans la plupart des unités poétiques. C’est ainsi le résultat de la synthèse des registres précédents, par une synesthésie généralisée.

Celle-ci joue pour le cinquième registre: gustatif. Il est présent explicitement dans: sang craché, lèvres, ivresses. Les autres fonctionnent par synesthésie totale.

Il existe donc des mises en perception dans tous les registres sensoriels; le „programme” des correspondances de Baudelaire devient complet. Dans cet ensemble, c’est l’espace qui a la priorité; c’est lui qui assure la cohérence du poème. Y contribue aussi la mise en page – le sonnet comme forme concentrée, savamment équilibrée. C’est un sonnet „classique”, sauf l’alter-nance dans les quatrains: a- b – b – a/ b – a – a – b.

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Notons, pour finir, la dimension métadiscursive de ce sonnet: c’est un discours en soi, décomposé dans ses éléments minima: graphèmes et phonèmes.

Comme réception, il ne doit pas se réaliser par la simple lecture, car on peut valoriser les techniques audio-visuelles: à chaque élément on ajoute sur l’écran les couleurs dites par Rimbaud, associées aux lettres et aux éléments qui explicitent les couleurs associées, avec rythmes, intensités, durées.

À partir d’un programme plus ou moins sophistiqué, on peut refaire le sonnet en cyberespace.

TEXTES

AUBE

J’ai embrassé l’aube d’été. Rien ne bougeait encore au front des palais.

L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins: à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville, elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et, courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

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SOLDE À vendre ce que les Juifs n’ont pas vendu, ce que noblesse

ni crime n’ont goûté, ce qu’ignore l’amour maudit et la probité infernale des masses; ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître:

Les Voix reconstituées; l’éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées; l’oc-casion, unique, de dégager nos sens!

À vendre les corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance! Les richesses jaillissant à chaque démarche! Solde de diamants sans contrôle!

À vendre l’anarchie pour les masses; la satisfaction irrépres-sible pour les amateurs supérieurs; la mort atroce pour les fidèles et les amants!

À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font!

À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate.

Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, et ses secrets affolants pour chaque vice et sa gaîté effrayante pour la foule.

À vendre les corps, les voix, l’immense opulence inques-tionable, ce qu’on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde! Les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de sitôt!

LETTRE À PAUL DEMENY à Douai.

Charleville, 15 mai 1871. ………………………………………………………..

– Voici de la prose sur l’avenir de la poésie: – Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque, Vie harmonieuse. – De la Grèce au mouvement roman-tique, – moyen-âge, – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Theroldus, de Theroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire

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d’innombrables générations idiotes: Racine est le pur, le fort, le grand. – On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. – Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans!

Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux d’exécrer les ancêtres: on est chez soi et l’on a le temps.

On n’a jamais bien jugé le romantisme. Qui l’aurait jugé? Les Critiques!! Les Romantiques? qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur.

Car JE est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident: j’assiste à l’éclosion de ma pensée: je la regarde, je l’écoute: je lance un coup d’archet: la symphonie fait son remue-ment dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.

Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs!

En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux: plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités: – c’est pour eux. L’intel-ligence universelle a toujours jeté ses idées naturel-lement; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau: on agissait par, on en écrivait des livres: telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plé-nitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains: auteur, créateur, poëte, cet homme n’a jamais existé!

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La première étude de l’homme qui veut être poëte est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver! Cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel! – Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des com-prachicos, quoi! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poëte se fait voyant par un long, immense et

raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant! – Car il arrive à l’inconnu! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d’autres horribles travailleurs; ils com-menceront par les horizons où l’autre s’est affaissé!

– La suite à six minutes – Ici j’intercale un second psaume hors du texte:

veuillez tendre une oreille complaisante, – et tout le monde sera charmé. – J’ai l’archet en main, je com-mence:

MES PETITES AMOUREUSES Un hydrolat lacrymal lave … …………………………………………………..

A. R.

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LAUTRÉAMONT

Lautréamont (de son vrai nom Isidore Ducasse) est né à Montevideo en Uruguay, le 4 avril 1846. Il fait des études secondaires en France au lycée de Tarbes (1859-1862) et à Pau (1863-1865); en 1867 il s’établit à Paris. Il publie le Chant premier de Maldoror (1868), sans nom d’auteur. Mais il meurt jeune, le 24 novembre 1870. Les Chants de Maldoror sont imprimés en 1869, mais le volume n’est diffusé qu’en 1874 à Bruxelles. En 1870 paraissent deux fascicules de ses Poésies.

Les Chants de Maldoror constitue une œuvre que l’on a du mal à classer si on la rapporte au contexte contemporain. Par certains de ses aspects, elle se rapproche d’Une saison en enfer et des Illuminations de Rimbaud, dans la catégorie du poème en prose lancé par Baudelaire. Mais cette structure est remplie d’une substance tellement débordante, d’un renversement ahurissant des valeurs, qu’il faudra attendre la révolution surréaliste dans l’écriture pour retrouver des attitudes et des expressions analogues.

L’avalanche de substance signifie dans le fond un débor-dement romantique, que Lautréamont pratique jusqu’au paroxysme. Aussi a-t-on dit de lui qu’il est hyper-romantique (Robert Sabatier). Tout y est: le monde minéral, la végétation, mais surtout la faune.

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Les Chants renferment 185 noms d’animaux et 400 actes anima-liers, ce qui montre le dynamisme de ce monde super-vital, mais qui plonge dans une masse gluante. Le corps humain s’y mani-feste dans toutes ses articulations: os, muscles, etc., souvent meurtris, violés par des éléments agressifs.

À l’opposé, dans le même vertige d’accumulations, se place l’intertextualité: une centaine d’auteurs mentionnés et condamnés, à partir des classiques jusqu’aux romantiques français et étran-gers (anglophones, par exemple: Shakespeare, Milton, Poe, Shelley, Scott, Young, Byron). S’y ajoutent des informations de sciences naturelles, médecine, mathématiques.

C’est sur un tel terrain que se déroule une véritable épopée du mal et de la haine. Mais ce côté des Chants a été trop sollicité par la critique et l’histoire littéraires. En réalité, comme des recherches plus récentes l’ont montré, l’écriture des Chants est traversée par un opérateur de la négation, qui renverse toutes les valeurs; par un acte provocateur voulu, Maldoror se travestit en démon qui cultive l’anti-morale. C’est ainsi qu’il ouvre la voie à un inconscient trop chargé de fantasmes, ayant l’air de tout discréditer, y compris l’art d’écrire: „Il y a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du cœur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté!”.

On a essayé d’expliquer par toutes sortes d’hypothèses le penchant du jeune poète pour ces „délices de la cruauté”: on l’a vu génial, persécuté, pervers, fou, autant de conjectures pour „justifier” un livre qui défie tous les codes établis, la morale avant tout. Mais si le texte scandalise, il est difficile de le rat-tacher à telle expérience de vie, car on ignore presque tout de ce que fut l’existence de Lautréamont au moment où il écrivait ses Chants. On sait au moins qu’il avait de fréquents maux de tête, qu’il souffrait d’insomnies…. Disons, plus simplement, qu’Isidore Ducasse fut le poète total, dont l’être se déchire devant le spectacle

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aberrant du monde, et qui transpose dans l’écriture ce déchi-rement. Seulement, Lautréamont subit un tel drame même devant un acte „banal”: „Quand il voit un homme et une femme qui se promènent dans quelque allée de platanes, il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie nouvelle éteindre un des promeneurs”. Mais on doit bien noter ce qui suit: „mais, ce n’est qu’une hallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire”.

Aussi ne se mêle-t-il plus parmi les hommes, se croyant un véritable monstre, comme il le montre dans la quatrième „strophe” du quatrième Chant: „Je suis sale. Les poux me rongent […] Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtres […]. Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence […] Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon…”. Certes, si l’on prend le texte au pied de la lettre, cet état de décomposition sent la morgue et l’hospice. Mais si l’on regarde de plus près le texte, on voit qu’il repose sur une mise en scène, qui le place au niveau d’un jeu, grotesque, il est vrai. Il comporte d’abord, une vision picturale qui rappelle les créations d’un Bosch ou d’un Goya dans ses dessins. Ensuite, les bêtes et les bestioles qui peuplent son corps se font la chasse: „il faut que chacun vive. Mais quand un parti déjoue complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes: j’y suis habitué”. Fin de citation…, mais il faudra lire la suite.

La frénésie du mal tourne donc en dérision. Car Lautréamont est le maître de l’ironie, de l’humour. Au niveau du texte, il con-struit toute une machine de parodies, dites avec un art de la rhétorique acquise au collège et raffinée par un penchant naturel du poète pour la grandiloquence explosive. Tout y passe, à partir de la Bible jusqu’à des situations possibles qu’engendre la postérité. Le Créateur est installé sur un trône d’ordures et d’or, il est couvert de „draps non lavés d’hôpital. Il tenait à la main le

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tronc pourri d’un homme mort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche; une fois à la bouche, on devine ce qu’il en faisait”. Dieu acquiert ici des attributs sataniques, alors que Satan peut à son tour être mué en Dieu. Il en va de même des lieux communs de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Mais les Chants renferment des parodies de toute la créa-tion humaine, y compris du romantisme et même de la création propre d’Isidore Ducasse. Il retourne pensées de Pascal, maximes de La Bruyère ou autres: „l’homme est un chêne”, „Vous qui entrez laissez tout désespoir”. L’écriture devient ainsi une suite de paradoxes, qui donnent le vertige. Le cynique est doublé d’un comique.

Mais il existe aussi des passages plus lumineux dans cet enfer de l’écriture que sont les Chants de Maldoror. Par exemple, la „strophe” 9 du chant premier où il „déclame” un hymne au vieil océan „symbole de l’identité”, „harmonieusement sphérique”, „grand célibataire”. Il en est de même du culte de Maldoror pour les mathématiques qui „filtrent” dans son cœur „une onde rafraî-chissante”, du „lait fortifiant… Arithmétique! algèbre! Géomé-trie! trinité grandiose! triangle lumineux!” qui donnent des „jouis-sances magiques”, qui peuvent consoler „de la méchanceté de l’homme et de l’injustice du Grand Tout”.

Une telle écriture dépassait de beaucoup l’horizon d’attente des contemporains; peut-être est-ce à cause aussi du fait que l’auteur n’a pas réussi à s’intégrer dans l’institution littéraire, comme Rimbaud, par exemple. Mais grâce à sa redécouverte par les surréalistes, Lautréamont a acquis la place qu’il mérite dans le Panthéon dialectique des lettres.

Effectivement, les surréalistes ont pris Isidore Ducasse non seulement comme un précurseur, mais aussi comme un allié. À juste titre, d’ailleurs. Car son discours, à plus d’un égard, anticipe l’écriture surréaliste. Par la spontanéité du verbe, par le décousu et le fragmentaire, le texte lautréamontien annonce l’écriture automatique, à plus forte raison qu’il plonge souvent dans un

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état de demi-sommeil, d’hypnotisme. Par son côté noir, fantastique et merveilleux, il annonce le surréel d’André Breton du Manifeste. D’ailleurs le surnom de Lautréamont provient du titre du roman d’Eugène Sue, Latréaumont, dont le personnage renvoie au seigneur de la Tréaumont qui mourut en 1674, à la suite d’une conspiration. Par le goût pour la révolte contre les tabous de la religion et de l’histoire, il annonce le combat contestataire des surréalistes „au service de la révolution”. Par l’ironie, l’humour et la parodie, il annonce l’humour noir des mêmes surréalistes. Le discontinu de son discours est du collage avant la lettre. Le vertige verbal, l’image complexe (métaphore = métamorphose) anticipe la „métaphore filée” des poètes surréalistes. Selon l’expression d’André Breton, les Chants de Maldoror sont „le manifeste de la poésie convulsive”.

Ils anticipent aussi l’absurde, la farce tragique.

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LE SYMBOLISME

C’est un mouvement poétique fondamental qui a marqué la création littéraire en France et ailleurs dans la deuxième moitié du XIXe siècle et d’une façon plus nette le dernier quart.

Il est précédé par le renouveau artistique dans la peinture impressionniste, avec son correspondant qu’est la poésie de Paul Verlaine, catalogué lui aussi parfois comme poète impressionniste.

Une autre „découverte” des symbolistes est la musicalité du vers, fondée sur l’emprise de la création de Richard Wagner, théorisée par lui-même. Comme le dit Verlaine: „De la musique avant tout chose”.

Toute la poésie du monde repose sur des symboles. Mais ici il s’agit de mettre en lumière le symbolisant, c’est-à-dire la face perceptible du symbole, abordé souvent d’une façon globale. Ce qui compte c’est la perception du symbole, les sensations, la suggestion. Le sens vient à la suite de cette suggestion même.

Le symbole évoque aussi une atmosphère de mystère saisi par l’intuition, la fantaisie. De là le recours à la panoplie des symboles inclus dans les rêves, les rites, les mythes, voire les fables.

L’attitude du poète n’est plus celle d’un simple spectateur, mais bien de quelqu’un qui modifie la nature, par un subjec-tivisme déclaré. Cela est possible par le maniement des figures telles que la métaphore qui introduit une vision personnelle du monde, dépassant la limite du réel en tant que tel. Avec Mallarmé on cultive aussi l’énigme, l’hermétisme qui présupposent une lecture de participation, de décryptage.

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Plusieurs textes „théoriques” renferment, bien que pas tou-jours nettement les principes du symbolisme. Il s’agit du Traité du verbe de René Ghil (1880) et le manifeste Le Symbolisme de Jean Moréas. S’y dégagent des formulations concernant les particularités du symbolisme parmi lesquelles la musicalité. Il s’agit en vérité de ce qu’on appelle le symbolisme phonétique; capacités des sons de suggérer telle ou telle sensation, comme dans Chanson d’automne de Paul Verlaine:

Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon cœur D’une langueur Monotone.

Tout cela dans une atmosphère de vague, d’indécis, d’irisa-tions obtenues par des reflets comme chez les impressionnistes.

Au niveau du visible, la priorité est accordée aux couleurs, aux nuances, c’est-à-dire aux aspects du symbole qui sont per-çus dans un rapport global, mais directement rattaché à la sensibilité du poète. Le symbole est donc polyvalent, il est la substance de la poésie pure.

Cette attitude provient des principes établis par Baudelaire dans le sonnet Correspondances: „les parfums, les couleurs et les sons se répondent” dans des synesthésies complexes, rattachant donc des registres sensoriels différents. Il en résulte un charme par-ticulier issu de la participation profonde du poète qui devient ainsi un écho à multiples voies des stimuli les plus profonds du réel.

Quant au symbolisé, au sens du symbole, il est fondé par la capacité du symbolisant de suggérer soit des ensembles d’idées, soit l’idée pure, comme le dit Mallarmé dans l’Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil.

Cette idée ne provient pas d’un programme „idéologique”, elle n’est pas là à argumenter, mais à donner „un sens plus pur

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aux mots de la tribu” comme le dit toujours Mallarmé. Il en résulte un ensemble de facettes du sens, groupées en couches sémantiques qui se superposent.

Dans l’ensemble, le symbolisme annule la distance entre le je poétique et le monde; il préconise un contact direct, sensoriel avec „l’objet” dans une frénésie de couleurs et de sons qui évoquent des états plutôt que des événements. La poésie cesse d’être narrative, comme ce fut le cas souvent dans le roman-tisme; elle est avant tout descriptive, suggérant des états d’âme profonds, mais aussi immotivés, comme le dit le même Verlaine:

Il pleure sans raison Dans ce cœur qui s’écœure Quoi! nulle trahison? Ce deuil est sans raison.

Nous continuons justement par la présentation de la poésie de Verlaine et de son Art poétique, qui est une sorte de manuel lyrique du symbolisme.

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VERLAINE Paul Verlaine est né à Metz en 1844

où il passe une enfance joyeuse jusqu’à l’âge de sept ans. Installé à Paris, il fait des études plus ou moins suivies; après le secondaire, il est employé à l’Hôtel de Ville. En 1865 son père meurt et un an après sa cousine Élisa. En 1870 il se marie; pourtant son „rêve familier” ne se réalise pas d’une façon euphorique. Car l’année d’après commence son aventure avec Rimbaud. Il fait des voyages en Belgique et en Angleterre. En 1873 il est emprisonné à Bruxelles à la suite du coup de revolver tiré sur Rimbaud; à la même époque il se sépare de sa femme.

Suit une période assez calme; agriculture dans le Nord de la France, professeur en Angleterre. Mais en 1877 il perd son poste dans l’enseignement; en 1882 son entreprise agricole fait faillite et le poète se retrouve dans les bas-fonds de la société. Le poète de la bohème tombe malade et mène une vie de clochard. Mais vers la fin de sa vie il connaît la célébrité, étant entouré de jeunes poètes qui le considèrent comme leur maître. Il meurt en janvier 1896.

L’activité littéraire de Verlaine commence assez tôt sous l’influence du Parnasse; dans cet esprit sont composés ses Poèmes saturniens (1896), mais avec les Fêtes galantes il trouve son originalité (1869). Elles sont suivies en 1870 par La Bonne Chanson. Malgré sa vie désordonnée, il ne cesse d’écrire: ses

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célèbres Romances sans paroles paraissent en 1874. Sept ans plus tard il publie Sagesse, suivi de Poètes maudits et, la même année (1884), Jadis et naguère. Quatre ans plus tard, il publie Amour (1888), suivi de Parallèlement (1889) et, en 1891, de Bonheur et Chansons pour elles. À noter aussi des écrits auto-biographiques: Mes prisons (1893) et Mes hôpitaux (1893).

Quand Verlaine publie ses Poèmes saturniens, il se trouve sous l’influence du Parnasse, ainsi que de Baudelaire. Mais cer-tains poèmes annoncent déjà, par leur tonalité, l’orientation symboliste. L’univers est peuplé d’arbres et de fleurs, mais au-dessus plane une atmosphère brumeuse, qui plonge le tout dans l’indécis. C’est l’automne, la nuit, „le ciel blafard”, les pay-sages sont tristes:

Une aube affaiblie Verse par les champs La mélancolie Des soleils couchants.

(Soleils couchants)

Dans ce cadre, la poésie est une synthèse d’écriture où le poète prête à la nature, aux objets, la plainte de l’homme et le sujet est à son tour frappé par le deuil du monde. Il dit sa propre complainte dans des vers d’une musicalité parfaite, dans laquelle au rythme s’ajoute „la métaphore phonétique”, conjointe à la métaphore lexicale; la musicalité renforce la douleur du poète „suffocant”, blême, qui se souvient „des jours anciens” et pleure, emporté „Deçà, delà, / Pareil à la / Feuille morte”. Comme on l’a fait remarquer, une telle triste effusion rappelle le discours poétique d’un François Villon.

Les Fêtes galantes et La Bonne Chanson renferment des poèmes anecdotiques où des personnages de la comédie italienne sautillent dans un cadre à la Watteau. Ils échangent des propos „galants” en tant qu’„ingénus”. Mais on y retrouve des poèmes

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comme En sourdine où l’amour est à la fois extatique et calme, chanté dans la douce musicalité de l’impair heptasyllabique:

Fondons non âmes, nos cœurs Et nos sens extasiés, Parmi les vagues langueurs Des pins et des arbousiers.

La Bonne Chanson déploie ses échos sous „la lune blanche”, près de l’étang, dans une atmosphère de rêverie: „C’est l’heure exquise”.

Le chef-d’œuvre de Verlaine est Romances sans paroles, publié en 1874. Ces Romances chantent la tristesse immotivée dans un univers qui pèse, dominé pas la langueur. La pièce antho-logique en est le poème Il pleure dans mon cœur, où la pluie obsédante qui tombe sur la ville engendre le déchirement de l’être, sans que celui-ci saisisse la raison immédiate de sa peine.

On a parlé à juste titre de la „fadeur” de Verlaine (Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur), du mélange de vague et d’indécis où perce pourtant un ictus douloureux.

Pour le reste, on retrouve là encore des topoï chers aux symbolistes, tels que les rêves, un certain délire même, des fables, des rites et des mythes.

En même temps, Verlaine raffine la gamme de la sensi-bilité romantique, dégageant plus discrètement la poussée de l’inconscient. Son poème Green, l’un des plus beaux poèmes d’amour, oscille entre l’épanchement de l’être et une certaine humilité, une résignation due à la fatigue de celui qui cultive trop la bohème, qui se sent „maudit”.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête Toute sonore encor de vos derniers baisers; Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête, Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

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Les méandres poétiques de Verlaine passent aussi par sa conversion, dite dans le recueil Sagesse, pour revenir enfin à l’amour charnel dans Parallèlement.

Célèbre par l’implicite symboliste de son œuvre, Verlaine l’est aussi pas son Art poétique, publié dans Jadis et naguère en 1884. Dans le premier cas, son moi poétique se place comme noyau central de l’écriture, comme une contestation de l’impas-sibilité parnassienne. Si par rapport à la grandiloquence et à l’exaltation romantique, par rapport au déchirement baudelairien, la sensibilité de Verlaine semble diluée en quelque sorte, elle agit comme un fluide qui jaillit du sujet énonciateur et transmet ses vibrations au récepteur. Celui-ci est finalement saisi d’une sorte d’envoûtement qui va de la langueur jusqu’à l’écœurement immotivé: sensibilité transmise en profondeur, non seulement par un impact ponctuel, mais plutôt par des ondes enveloppantes.

Dans l’Art poétique le sujet énonciateur s’adresse direc-tement à un destinataire qui est un confrère, un apprenti du métier de poète. Il lui donne des conseils, selon la tradition des

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arts poétiques venant de l’Antiquité. Dernière illustration du genre, car par la suite on leur préfère des „manifestes”.

Voici donc ce célèbre Art poétique:

À Charles Maurice

De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l’Impair Plus vague et plus soluble dans l’air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise: Rien de plus cher que la chanson grise Où l’Indécis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière des voiles, C’est le grand jour tremblant de midi, C’est par un ciel d’automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles!

Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance! Oh! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor!

Fuis du plus loin la Pointe assassine, L’Esprit cruel et le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de l’Azur, Et tout cet ail de basse cuisine!

Prends l’éloquence et tords-lui son cou! Tu feras bien, en train d’énergie, De rendre en peu la Rime assagie: Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où?

Oh! qui dira les torts de la Rime? Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d’un sou Qui sonne creux et faux sous la lime?

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De la musique encore et toujours! Que ton vers soit la chose envolée Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure Éparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym… Et tout le reste est littérature.

L’option forte pour l’indécis, dans une atmosphère de chanson grise est dite donc carrément:

Il faut aussi que tu n’ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise: Rien de plus cher que la chanson grise Où l’Indécis au Précis se joint.

L’espace et les objets qui le remplissent sont vus à travers des voiles; ceux-ci cachent ce qui est trop net, trop fort, au nom de la discrétion, laquelle doit aller plus subtilement au cœur. Midi c’est la lumière, mais tremblante, celle qui irise, qui change les contours; encore une fois, il ne s’agit pas de la lumière crue; au contraire, elle descend du ciel d’automne attiédi: saison intermédiaire et „décadente”, comme le sont les poètes qui émergent du symbolisme.

L’indécis, les voiles, le tremblement de la lumière mettent au premier plan la Nuance, pas la couleur compacte et trop brutale:

Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance! Oh! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor!

Au niveau du discours poétique, se lance un combat à outrance contre la grandiloquence qui a fait des ravages à l’époque romantique, dans le fond à toutes les époques, à partir de

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l’Antiquité. Verlaine est impitoyable: „Prends l’éloquence et tords-lui son cou!”

C’est que l’éloquence est suspecte: par son exagération (hyperbole, etc.), elle occulte la sincérité, la voie authentique vers le cœur. Ainsi sonne-t-on le glas à la rhétorique qui va être bannie du système scolaire en France, une bonne douzaine d’an-nées après. Dans le même sens va la révolte contre la morale que résume le poème dans sa finale, la pointe:

Fuis du plus loin la Pointe assassine, L’Esprit cruel et le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de l’Azur, Et tout cet ail de basse cuisine!

L’esprit cruel et le Rire impur sont condamnés au nom du refus de la poésie d’attitude, disons par extrapolation, engagée. L’art pur aux yeux d’Azur en souffre et, en plus, il sent mauvais: ail de basse cuisine.

Autrement dit, c’est le texte qui doit parler, en occultant le moi „génial” et omnipotent des romantiques. La morale ne doit pas être explicite, elle se retrouve dans les êtres, les choses dits dans le poème, qui parlent d’eux mêmes sans didacticisme.

On voit qu’il existe un tournant poétique radical par rapport à l’espace, envisagé maintenant du point de vue de sa perception raffinée. L’ontologie de la substance et des contours nets cède la place à la raréfaction, à la subtilisation, comme prémisses de la libération du sens qui tend à être saisi à l’état pur. La pragmatique de l’effet débordant, cultivé par le roman-tisme, cède la place à la sémantique, devenue prioritaire dans la modernité. Et la syntaxe? Elle se complique avec Mallarmé, mais toujours au profit de la densité, de la plénitude du sens qui se fait aussi pluriel.

Ce signifié va de pair avec la plénitude du signifiant, la musicalité du vers. C’est l’apogée de la prosodie régulière qui a fait ses preuves pendant des millénaires. Après, il y aura le choc

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brutal dans le verslibrisme. Le concert des arts est total: peinture – poésie – musique. Celle-ci est incarnée par la création et les attitudes de Wagner; il y aura aussi une musique impressionniste, illustrée par un Debussy.

Verlaine le dit carrément:

De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l’Impair Plus vague et plus soluble dans l’air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

La musicalité ne doit pas être lourde, mais la chose envolée; elle permet un élan discret et la communication est d’autant plus authentique (vers d’autres amours). Autrement dit, le destinataire interne (du poème) et externe (le lecteur) rebiffent devant les grandes sonorités et s’ouvrent quand il y a discrétion.

On a beaucoup parlé de la préférence pour les vers impairs, comme révolte contre la parité des vers standard: octosyllabe, décasyllabe et alexandrin, coupé, celui-ci en deux hémistiches de six syllabes. À la longue, cela peut aboutir à la monotonie, quand le contenu sémantique est plus ou moins faible.

En revanche, l’impair est Plus vague et plus soluble dans l’air, léger et sans pose. Se réalise ainsi une concordance entre la légèreté référentielle – perceptive et le signifiant prosodique. Le vers devient ainsi la chose envolée et non plus la chose lourde, trop terrienne.

Nous avons cherché dans la poésie de Verlaine et nous y avons trouvé tout les impairs, à partir de trois, cinq, sept, neuf, etc. L’art poétique même illustre le nonasyllabe; mais les rimes féminines proviennent d’un vers phonétiquement de dix syllabes jusqu’à Malherbe, et alors il y avait alternance entre dix et neuf syllabes.

Les innovations prosodiques ne se limitent pas à l’impair. Les symbolistes reprennent l’audace des romantiques qui avaient déjà coupé l’alexandrin en trois parties de quatre syllabes, comme

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l’a montré Benoît de Cornoulier dans Théories du vers. Exemple: De nuit tombante, et vibre à l’ouest encore clair (Verlaine, Bournemouth), ou encore: L’âme seulette a mal au cœur d’un ennui dense (Langueur).

Si musicalité il doit y avoir, alors pourquoi cette révolte contre la rime, rime que d’ailleurs Verlaine cultive constamment?

Oh! qui dira les torts de la Rime? Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d’un sou Qui sonne creux et faux sous la lime?

Il faudra donc assagir la Rime. Peut-on supposer qu’il s’in-surge contre la rime graphique, lourd héritage des siècles d’antan et préjugé courant que les lettres sont des sons? Paradoxe: même le mot Rime rime très bien avec lime (deux liquides r – l qui font une rime riche).

La rime est un bijou d’un sou/ Qui sonne creux et faux, à cause, peut-être, qu’elle accouple d’une façon artificielle ce qui est incohérent, sémantiquement parlant: fou – sou. Ceux qui critiquent la rime de ce point de vue, ne connaissent pas le principe linguistique de l’asymétrie des plans: ce qui est système dans le plan de l’expression induit un non-système dans le plan du contenu.

La rime semble artificielle et condamnée à la caducité, parce qu’elle ne concorde plus avec les structures phonolo-giques. Laissant de côté la graphie, une rime authentique comme sonorités est la rime phonologique explicitée par Jean Mazaleyrat dans ses Éléments de métrique française. Il faut attendre Apollinaire qui fera rimer dans Les fiançailles: églantines avec destine, giro-flées avec Paraclet.

Phonologiquement parlant, est rime masculine celle qui se réalise par une syllabe ouverte (giroflées – Paraclet) et féminine celle qui finit par une consonne (syllabe fermée), quelle qu’en soit l’écriture (églantines – destine). C’est un système plus riche

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et plus authentique à l’audition. Sinon, on aura un seul type de rime partout dans la strophe, disons féminine, alors que la graphie donne l’illusion d’alternance entre masculine et fémi-nine, comme dans le même Art de Verlaine: encor – nuance – fiance – cor. Le chant traditionnel fait entendre le e muet en question. Mais la chanson moderne repose surtout sur la rime phonologique.

La richesse du système vocalique français (16 voyelles) permettrait une grande variété de rimes. Mais l’accent fixe sur la dernière syllabe réduit le registre, par rapport à la quasi-totalité des langues indoeuropéennes qui ont un accent mobile. Comme disait André Martinet, le français est une langue sans accent, car celui-ci n’a qu’une fonction démarcative: il montre où un mot finit.

En outre, il y a le système dominant de la prédétermination avec article, possessif, démonstratif, etc., qui réduisent la variété des finales. Comparez avec le roumain qui a un article postposé, permettant des rimes comme valurile – vînturile („les vagues – les vents”) qui ont l’accent sur la première syllabe.

Si Verlaine condamne la rime, il développe les sonorités à l’intérieur du vers. C’est ce que les linguistes appellent „symbo-lisme phonétique” et les stylisticiens „métaphore phonétique”. L’espace poétique est renforcé ainsi par la dimension sonore, dans une macrosynesthésie entre lieux et sons. L’exemple le plus net, déjà cité, est celui de Chanson d’automne:

Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon cœur D’une langueur Monotone.

Les vers de quatre syllabes alternent avec ceux de trois, ceux-ci en rime féminine superriche, recouvrant deux syllabes: „automne – (mon)otone”. D’ailleurs, toutes les rimes sont riches. Alors, où sont ici les torts de la rime?

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La „description sonore” repose sur la reprise des consonnes ou groupes consonantiques contenant la liquide l, répétée sept fois dans les syllabes: les, -glots, longs, -lons, l’au-, ble-, lan-. La gamme des signifiés qui s’y rattache va de la langueur aux longs sanglots, à la blessure du cœur. Les violons émettent leurs sons propres dans l’énoncé: les sanglots longs des violons. Tous les sons sont ici graves: an, on, avec prédéterminants en e ouvert. On joue donc sur les cordes graves, en évitant les sons aigus: i, u.

On a ensuite la répétition obsédante de o ouvert (cinq fois) dans la rime riche embrassée. La durée et l’espace de l’automne acquièrent de la rondeur; en outre, on a des sons intermédiaires: o, e ouvert, œ. La présence de l’explosive t suggère la tension de cette saison „décadente”.

L’effet est grave: blessure, mais celle-ci est plutôt une mala-die durative: la langueur si propre à Verlaine. Il n’y a pas de sang, mais l’effet maladif perdure. Au lieu des effets romantiques choc, on a ici des sentiments immotivés, placés sous le signe moderne de l’indéterminisme, de l’antipositivisme:

Quoi ! nulle trahison? Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine, De ne savoir pourquoi, Sans amour et sans haine Mon cœur a tant de peine.

La souffrance est donc la pire peine, sans raison, nulle trahison, sans amour, sans haine. On ne peut pas en déduire que le poète ait été exempt de tels sentiments ou de violence, lui-même ayant battu sa mère et tiré un coup de revolver contre son plus qu’ami, Arthur Rimbaud, poète maudit. Il s’agit plutôt de l’extension de la souffrance motivée, réelle là où l’on ne s’attend pas. Chez Verlaine, elle vient d’un état, alors que la souffrance

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événementielle est trop évidente pour qu’elle soit dite en tant que telle.

Mais avec Baudelaire, les symbolistes, Mallarmé, Apollinaire et les surréalistes s’instaure la dimension verticale du discours poétique.

TEXTES

MON RÊVE FAMILIER

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime, Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême, Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? – Je l’ignore. Son nom? Je me souviens qu’il est doux et sonore Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues, Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

LA BONNE CHANSON

III

La lune blanche Luit dans les bois; De chaque branche Part une voix Sous la ramée...

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O bien-aimée.

L’étang reflète, Profond miroir, La silhouette Du saule noir Où le vent pleure...

Rêvons: c’est l’heure.

ALLÉGORIE Un très vieux temple antique s’écroulant! Sur le sommet indécis d’un mont jaune, Ainsi qu’un roi déchu pleurant son trône, Se mire, pâle, au tain d’un fleuve lent.

Grâce endormie et regard somnolent, Une naïade âgée, auprès d’un aulne, Avec un brin de saule agace un faune Qui lui sourit, bucolique et galant.

Sujet naïf et fade qui m’attristes, Dis, quel poète entre tous les artistes, Quel ouvrier morose t’opéra,

Tapisserie usée et surannée, Banale comme un décor d’opéra, Factice, hélas! comme ma destinée?

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MALLARMÉ

Il est né le 18 mars 1842 à Paris. Dès son enfance, il écrit des poèmes; parmi ses lectures, on doit noter en 1861 la révélation que furent Les Fleurs du mal de Baudelaire. Il est professeur d’anglais à Tournon (1863-1866), à Besançon (1866-1867), à Avignon (1867-1870) et à Sens (1871). Finalement, il est nommé professeur à Paris au lycée Condorcet (1871) et au collège Rollin (1885) où il enseigne pendant une dizaine d’années.

Il publie dix poèmes dans Le Parnasse contemporain (1866), parmi lesquels on doit mentionner Brise marine. Il rédige des

fragments de l’Hérodiade et donne une première version de L’Après-midi d’un faune (1876). Il connaît les milieux des artistes (le peintre Manet), des poètes, des critiques, parmi lesquels il s’impose comme un maître surtout après 1884. Il accueille dans son salon Rue de Rome des disciples enthousiastes, tels que Gide et Valéry.

Le travail poétique de Mallarmé aboutit à une production très concentrée; en effet, il publie assez peu (un peu plus d’un millier de vers), mais chaque poème est un record de pureté, de perfection formelle, de lourde signification. Il aspire au „Livre total” qu’il ne réalisera jamais, mais dont il donne une ébauche avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, publié en 1897.

Il meurt à Valvins en 1898. PRINCIPALES ŒUVRES: Hérodiade, 1865; L’Après-midi d’un

faune, 1876; Prose pour les Esseintes, 1885; Poésies, 1887; Vers et prose, 1893 ; Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1897.

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À ses débuts poétiques, Mallarmé subit l’influence roman-tique de Lamartine et de Victor Hugo, comme l’attestent des poèmes comme Les Fleurs, ou bien Apparition, dont voici la première strophe:

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs Vaporeuses, tiraient de mourantes violes De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.

Mais notons déjà la présence du mot clé azur qui va marquer toute la poétique de Mallarmé.

Celle-ci évolue sous le signe de Baudelaire, qui lui ouvre la voie vers une création personnelle, plus profonde. On peut citer à cet égard des sonnets, tels que Renouveau ou Placet futile. Celui-ci annonce déjà la phrase complexe du poète, ainsi qu’un certain envol de pureté et d’affectivité:

Nommez-nous… toi de qui tant de ris framboisés Se joignent en troupeau d’agneaux apprivoisés Chez tous broutant les vœux et bêlant aux délires,

Nommez-nous… pour qu’Amour ailé d’un évantail M’y peigne la flûte aux doigts endormant ce bercail, Princesse, nommez-nous berger de vos sourires.

Le poème bien connu Azur déploie la gamme des topoï baudelairiens, placés autour des axes antinomiques (Idéal – Péché), tout en introduisant des attitudes propres: „Le poète impuissant qui maudit son génie / À travers un désert de Douleurs”; pour s’exclamer enfin: „Où fuir dans la révolte inutile et perverse? / Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !”. Il en est de même du poème Brise marine, qui démarre par le célèbre vers: „La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres”.

Mais Mallarmé se détache de la poétique baudelairienne, pour cultiver un art raffiné, qui rappelle par certains côtés le Parnasse, mais qui incarne les plus belles réussites du sym-bolisme. C’est le cas du poème inachevé Hérodiade, fragments

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d’une tragédie à laquelle Mallarmé a renoncé entre temps. Car au lieu de construire un drame racinien, Mallarmé s’attache à ciseler le vers en soi, presque détaché de la trame narrative sanglante, qui, dans la tradition, raconte la décollation de Saint Jean. Le poète le déclare lui-même: „j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots: Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit. Le vers ne doit donc pas, là, se composer de mots, mais d’intentions, et toutes les paroles s’effacer devant les sensations” (Lettre à Henri Cazalis, 1864). On y reconnaît donc les principes du symbolisme qui préconise la priorité de la perception par rapport à la chose perçue, les nuances, l’indécis et le vague.

Mais le discours de Mallarmé est encore plus complexe. Comme on l’a fait remarquer, Hérodiade est le poème de l’absence. La princesse chante en effet sa virginité; elle se place devant le miroir: „O miroir ! / Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée”. La beauté s’y place sous le signe de l’iréel, du fatalisme désespéré, de la solitude, de la peur, autant de visions, de fantasmes qui bloquent le dialogue existentiel. Ceci est dit dans un langage inédit où la signification jaillit de l’assemblage savant et illuminant des mots. Nous y reviendrons.

D’Hérodiade, Mallarmé passe à l’élaboration d’un autre grand poème, L’Après-midi d’un faune. Publié en 1876 dans une plaquette de luxe, illustré par Manet, ce poème constitue une date importante dans la poésie française. En 1894 Debussy com-pose le Prélude à l’Après-midi d’un faune et en 1912 on donne la représentation du ballet créé sur la musique de Debussy; disons simplement que l’écho du poème persiste encore, à une distance de plus d’un siècle.

Malgré les conseils des contemporains, Mallarmé réduit le côté anecdotique de l’ensemble et s’oriente cette fois-ci encore vers l’aspect formel, réussissant à élaborer un texte d’une transparente perfection. Il le dit lui-même en 1891: „J’y essayais

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de mettre, à côté de l’alexandrin dans toute sa tenue, une sorte de feu courant pianoté autour, comme qui dirait un accom-pagnement musical fait par le poète lui-même et ne permettant au vers officiel de sortir que dans les grandes occasions” (Lettre à Jules Huret). Traduit en termes d’histoire littéraire, cet aveu montre comment de la synthèse entre parnassianisme et symbo-lisme peut surgir un poème aux ondes incandescentes.

Notons quelques moments de l’Églogue, qui trahissent jus-tement la force démiurgique du discours mallarméen. Le premier vers exulte ex abrupto: „Ces nymphes, je les veux perpétuer”. Elles sont la projection de la sensualité du faune: „ou si les femmes dont tu gloses / Figurent au souhait de tes sens fabu-leux”. Le décor même est issu du chant du viril personnage: „Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte / Au bosquet arrosé d’accords”. Comme l’a affirmé Albert Thibaudet: „Les visions et les ombres qui fuient de la flûte, de la plainte et de l’extase du faune réalisent autour de l’œuvre ces nuées renouvelées d’air limpide et d’or vivant…” (La Poésie de Stéphane Mallarmé). Si la poésie de Baudelaire est imprégnée essentiellement de parfum, le discours mallarméen fait fondre dans des vers mémorables les sons et les couleurs, instituant ainsi un vibrant dialogue des arts, placé au niveau de la perception.

Mais il existe dans le poème des dimensions encore plus complexes: soit, par exemple, le prolongement du spectacle dans le subconscient: „Ô nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers”. Mentionnons, pour finir, la pulsion sensuelle du discours; car c’est le trop plein de sensations qui bloque souvent la créativité poétique de Mallarmé:

Je t’adore, courroux des vierges, ô délice Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair Trésaille! la frayeur secrète de la chair.

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L’image de Mallarmé est essentiellement celle du poète qui concentre son discours dans des structures serrées, hermétiques.

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Longtemps ce discours fut soumis à des hypothèses, des interprétations diverses; s’est créé même le mythe qu’il fallait une clé pour entrer dans cet univers secret. Ce n’est qu’au mo-ment où l’on a connu un véritable foisonnement des techniques d’analyse de l’expression poétique dans l’ensemble, qu’on a pu déchiffrer effectivement les textes mallarméens, autrement dit un siècle après.

Peut-être la plus symptomatique des lectures de ce genre est l’analyse qu’a faite Fr. Rastier du célèbre sonnet Salut.

Rien, cette écume, vierge vers À ne désigner que la coupe; Telle loin se noie une troupe De sirènes mainte à l’envers.

Nous naviguons, ô mes divers Amis, moi déjà sous la poupe Vous l’avant fastueux qui coupe Le flot de foudres et d’hivers;

Une ivresse belle m’engage Sans craindre même son tangage De porter debout ce salut

Solitude, récif, étoile À n’importe ce qui valut Le blanc souci de notre toile.

Fr. Rastier y découvre trois séries d’isotopies, c’est-à-dire

de traits de signification qui se répètent. Elles dégagent trois images globales: le banquet, la navigation et l’écriture. Par exemple écume renvoie à la mousse du champagne, à l’écume des vagues et à l’encre où plonge la plume de celui qui écrit. Environ une quinzaine de mots se regroupent ainsi sur ces isotopies fondamentales.

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Nous préférons parler dans de tels cas d’une poésie latente que la lecture, mais surtout l’interprétation avisée transforme en poésie manifeste. Elle repose avant tout sur le plurisémantisme des unités lexicales. Mais au lieu d’y voir des organisations paradigmatiques strictes, on doit souligner les ambiguïtés fon-cières que le poète construit et que nous ne pouvons pas résoudre à notre gré. Une certaine indécision plane dans le texte: il se meut, disons, d’une façon ondulatoire, entre la saisie, par exemple, du mot toile (du sonnet en question) comme „nappe”, „voile du navire” et „papier”. Il est l’un ou l’autre, ou tous les trois à la fois, dans une image symbolique même. De là une forte densité sémantique du poème. Ce poids de signification effraie certains, mais régale d’autres, ravis de découvrir à chaque fois des nuances nouvelles, des illuminations toujours inédites. De tels poèmes, que certains croient morts, engendrent l’éternité – plurielle.

La grammaire, surtout la syntaxe, y contribue pour beau-coup. Souvent l’absence de ponctuation accentue cette impression. Soit la première strophe du beau sonnet La Chevelure:

La chevelure vol d’une flamme à l’extrême Occident de désirs pour la tout déployer Se pose (je dirais mourir un diadème) Vers le front couronné son ancien foyer

Disons que là encore on a trop insisté sur les difficultés syntaxiques. Il est vrai qu’on y retrouve des tournures archaïques, des juxtapositions insolites, des rapports dont on voit mal l’articulation. Mais le poids poétique réside dans la densité sémantique et dans la constitution d’images inédites. Le texte est tellement travaillé qu’il dit beaucoup plus qu’il n’exprime. Il réalise ce que l’on peut nommer une „métaphore absente”. Si l’on prend le début de la strophe citée („La chevelure vol d’une flamme”), on voit bien que vol est une métaphore pour chevelure, à savoir une métaphore dynamique. Mais cela implique „oiseau”,

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par une relation métonymique (l’action à la place de son agent). Flamme est une métaphore à la fois par rapport à vol et à che-velure, donc une supermétaphore. Elle a plusieurs significations: elle connote la couleur (incandescente) des cheveux, mais aussi la passion. Logiquement „flamme” implique „feu”, en tant que métonymie, aussi bien qu’en tant que métaphore de l’amour. Il y a donc deux métaphores présentes et sept tropes absents. De tels textes exigent donc une lecture-interprétation qui suppose une participation créatrice; en outre, cette lecture doit être plurielle, comme l’a dit Roland Barthes. Il en est ainsi des poèmes inti-tulés Évantail, de différents autres sonnets, ou bien de la série des Tombeaux (d’Edgar Poe, de Charles Baudelaire).

Avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Mallarmé atteint les limites possibles de la poéticité. Ce poème a fait et fera couleur encore beaucoup d’ancre. Il consiste en une dispo-sition assez disparate des mots, des segmentations bizarres: tout se passe comme si le poète avait voulu montrer que la poésie existe au-delà des paroles, ou, comme dira plus tard Éluard, „entre les paroles”. On sait combien Mallarmé a attaché de l’importance à la mise en page, aux caractères d’imprimerie. Par exemple, il traite les blancs des pages d’une façon analogue à la musique de Wagner, où le silence parle, transmettant autant de significations que les sons.

En termes poétiques, on peut noter des images comme celle du „naufrage”, de l’„abîme”, du „gouffre”, des „profon-deurs” et à l’opposé les „fiançailles”, avec l’opérateur „comme si”. Autant d’obsessions que la critique d’inspiration psychana-lytique a mises en évidence (voir Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé).

Nous préférons pourtant la composante fondamentale qui provient du titre, de la segmentation du poème. D’ailleurs, Mallarmé même emploie des termes comme „nombre”, „proba-bilité”. Le monde serait donc une quantité „infinie” d’incertitude, d’entropie. De là le „vague”, l’„acte vide”. Mais ce vide peut

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changer en acte et à ce changement s’associe une certaine probabilité. Si l’acte se réalise, l’entropie (l’incertitude) diminue et se réalise ainsi l’information en question. Selon la mentalité courante, si j’agis ou si je parle, je diminue l’entropie, j’apporte une information. Mais ce n’est qu’une infime partie de l’entropie universelle. Pour un poète et un penseur comme Mallarmé, le faire et le dire sont tellement complexes qu’ils enrichissent l’entropie universelle. Le poème conclut: „Toute Pensée émet un Coup de Dés”. Mais „un coup de dés jamais n’abolira le hasard”: un coup de dés mallarméen augmente le hasard et les possibilités d’assurer une plus grande quantité d’information.

Mallarmé n’a pas fait école. C’eût été difficile, d’ailleurs. Sa poétique a été comprise, interprétée et développée par Valéry. En Roumanie, Ion Barbu a repris l’aventure mallar-méenne dans Joc secund. Mais les poètes actuels préfèrent un Barbu balkanique. Car la poésie dite hermétique atteint à l’impossible; c’est le sommet de la poéticité, après quoi il faut descendre dans la valée.

*

Voici maintenant un autre sonnet, encore plus complexe du point de vue des isotopies, des constantes sémantiques, réparties sur la quasi-totalité des mots. Il s’agit du célèbre Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui.

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui Va-t-il nous déchirer avec un coup d’ail ivre Ce lac dur oublié que hante sous le givre Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui Magnifique mais qui sans espoir se délivre Pour n’avoir pas chanté la région où vivre Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

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Tout son col secouera cette blanche agonie Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie, Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne, Il s’immobilise au songe froid de mépris Qui vêt parmi l’exil inutile le Cygne.

Il s’agit au premier abord d’un cygne qui est bloqué dans un lac glacé et ne peut s’en sauver. Son cou se trouve dans une blanche agonie. Rien de plus banal.

Mais le poème exige une lecture en profondeur, pour découvrir les couches sémantiques superposées. Dans notre livre Le poème moderne, nous avons fait une analyse détaillée, pré-sentée dans des tableaux exhaustifs. Nous allons en retenir l’essentiel.

Une lecture plus poussée permet de découvrir six isotopies qui recouvrent dans le fond six poèmes superposés.

1. L’histoire du cygne bloqué dans la glace; 2. La présentation du lac en tant que tel; 3. La difficulté du poète d’écrire, une sorte de stérilité qui

guette le créateur; 4. L’acte d’écrire, l’écriture; 5. L’impuissance qui en découle; 6. Le poète lui-même. 1. Pour le poème du cygne on a des points saillants, tels

que, dans l’ordre des strophes: le vierge, le vivace, le beau; déchirer, coup d’aile, ivre; le lieu où le cygne se trouve, le lac dur, le givre; le glacier, les vols ratés.

Deuxième quatrain: cygne, se souvient, magnifique sans espoir, se délivre, le chant raté, moment de l’hiver.

Premier tercet: col, blanche, agonie, oiseau, horreur du sol, plumage.

Deuxième tercet: fantôme, éclat, s’immobilise, songe, froid, mépris, exil, inutile, cygne.

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2. De là se dégage le poème du lac où le cygne est pris. En voici les éléments principaux: vierge, puisque glacé, beau par la blancheur de la glace, coup d’aile du cygne qui s’y trouve; magnifique par sa splendeur, sans espoir, le blocage du chant, hiver, stérile, ennui; agonie comme état de lac glacé, blanche, espace, horreur, sol; lieu, pur éclat, immobilise, froid, vêt, exil (du Cygne).

On y voit toute la cohérence entre le poème du cygne (1) et l’espace glacé où celui-ci se trouve (2).

3. Le sonnet est placé sous la constante sémantique de la stérilité. Il cultive un symbole global, le couple lac glacé – cygne qui s’instaure comme une macrométaphore de la stabilité, saisie par des éléments explicites, mais aussi implicites.

Ainsi on a: vierge, déchirer, lac dur oublié, hante, givre, transparent glacier, vols ratés, autrefois, sans espoir, absence de chant, stérile hiver, ennui; blanche agonie, espace infligé, nie, horreur, plumage pris, fantôme, pur éclat, immobilise, songe froid, mépris, exil inutile.

On y retrouve des métaphores partielles qui sont des facettes du symbole de la stérilité. Ces facettes renvoient à la technique de la fragmentation de l’image, soumise ici à des tournures syntaxiques originales.

4. S’y rattachent des figures se rapportant à l’acte d’écrire, comme quatrième constante sémantique: vierge, vivace, bel, déchirer, coup d’aile (on écrit avec la plume), le lac dur, labo-rieux de l’écriture, hante sous le givre comme angoisse de la création, transparent, envols manqués; cygne même comme celui qui écrit, magnifique, se délivre sans espoir, chanté, hiver stérile, comme saison dure de l’écriture, blanche agonie, oiseau qui le nie, sol où le plumage est pris, fantôme = fantasme, pur éclat de la page blanche, songe, exil inutile.

5-6. La stérilité est un comparant de l’impuissance du poète qui, comme on le sait, avait l’angoisse devant la page blanche. Mallarmé aurait voulu écrire le grand livre, idéal impossible à

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atteindre et de là la sensation d’impuissance. On a donc deux isotopies parallèles: écriture et poète d’un côté, impuissance et poète de l’autre.

L’idée pure de Mallarmé mène ici à une angoisse méta-physique du poète, hanté par un absolu qu’il ne saurait atteindre de par sa condition humaine.

Mais au moins Mallarmé nous en donne des échos.

TEXTES BRISE MARINE

La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres. Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres D’être parmi l’écume inconnue et les cieux! Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe Sur le vide papier que la blancheur défend, Et ni la jeune femme allaitant son enfant Je partirai! Steamer balançant ta mâture, Lève l’ancre pour une exotique nature! Un Ennui, désolé par les cruels espoirs, Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs! Et, peut-être, les mâts, invitant les orages Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots… Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots!

ÉVANTAIL de Madame Mallarmé

Avec comme pour langage Rien qu’un battement aux cieux Le futur vers se dégage Du logis très précieux

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Aile tout bas la courrière Cet évantail si c’est lui Le même par qui derrière Toi quelque miroir a lui

Limpide (où va redescendre Pourchassée en chaque grain Un peu d’invisible cendre Seule à me rendre chagrin)

Toujours tel il apparaisse Entre tes mains sans paresse.

LE TOMBEAU D’EDGAR POE

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change, Le Poëte suscite avec un glaive nu Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange!

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange Donner un sens plus pur aux mots de la tribu Proclamèrent très haut le sortilège bu Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief! Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, Que ce granit du moins montre à jamais sa borne Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

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APOLLINAIRE Apollinaire (Guillaume de

Kostrowitzky) est né le 26 août 1880 à Rome. Il est le fils illégitime de la Polonaise Angelica de Kostrowitzky et peut-être d’un officier italien. Il fait des études de lycée sur la côte d’Azur (Monte Carlo, Cannes, Nice) et à dix-sept ans il est déjà écrivain. Au début du siècle il est précepteur en Rhénanie où il connaît Annie Playden, qui ne partage pas son amour. De là, la tonalité amère de sa Chanson du Mal Aimé, publiée plus tard (1909). Il parcourt l’Allemagne et l’Autriche, voyages qui trouvent des échos dans son œuvre, surtout dans Rhénanes.

Il habite à Paris, se lance dans l’activité littéraire et publie des vers et des articles dans différentes revues, parmi lesquelles on doit noter au moins Mercure de France et La Plume. En 1903 il fait un voyage en Angleterre où il revoit Annie, mais il n’a que la chance du Mal Aimé. Il fonde la revue Le Festin d’Ésope (1903-1904) et plus tard Les Soirées de Paris (1912-1914).

Entre temps, il devient l’ami des peintres, avant tout de Picasso et de Braque et il a une forte contribution au lancement du cubisme. Il va publier d’ailleurs un livre intitulé Les Peintres cubistes (1913) et c’est à juste titre que certains spécialistes considèrent que la modernité d’Apollinaire consiste dans l’élaboration d’une „poésie cubiste”. Sa vie sentimentale est marquée par des relations affectives et poétiques avec Marie Laurencin (peintre, elle aussi), Louise de Coligny (Lou), Madeleine Pagès.

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Il participe à la guerre comme volontaire dans l’artillerie; il trouve des moments de répit pour écrire de beaux vers sur la guerre même, sur ses nostalgies amoureuses. En 1916 il est blessé à la tête et il doit se faire trépaner. Il meurt à Paris, le 9 novembre 1918, à la suite d’une grippe espagnole.

PRINCIPALES ŒUVRES: L’Enchanteur pourrissant, 1909; L’Hérésiarque et Cie, 1910; Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, 1911; Alcools, 1913; Les Peintres cubistes, 1913; Le Poète assassiné, 1916; Les Mamelles de Tirésias, 1917; Calligrammes, 1918. Posthumes: Il y a, 1925; Poèmes secrets à Madeleine, 1949; Le Guetteur mélanco-lique, 1952; Tendre comme le souvenir, 1952; Poèmes à Lou, 1955; Chroniques d’art, 1960; L’esprit nouveau et les poètes, 1974; Ombre de mon amour, 1974.

L’histoire littéraire fait d’habitude le partage entre un Apollinaire qui continue la lignée des symbolistes et un autre, promoteur et créateur de la modernité.

Dans la première hypostase, domine l’allure mélancolique, voire même élégiaque des vers. L’expression parfaite de cette création est le poème Le Pont Mirabeau (Alcools), l’un des plus beaux qui soient. Il chante l’écoulement éternel de la durée, figurée ici par l’eau de la Seine, face à laquelle demeure, monu-mentale, la triste joie du poète. Il existe à l’Institut de phoné-tique de Paris un enregistrement du poème, dit par Apollinaire même, qui, friand de modernité, éternisa sa voix sur phonographe. Impressionnent la tonalité traînante, grave, le rythme lent, comme ses pas qui le dirigeaient à travers Paris, jusqu’à Auteuil, près du même Pont Mirabeau, où il rentrait à l’aube:

Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

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Les mains dans les mains restons face à face Tandis que sous

Le pont de nos bras passe Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure

Le romaniste Mario Roques a établi une analogie ryth-mique entre ce poème d’Apollinaire et une chanson de toile du XIIIe siècle. À l’archaïsme du rythme s’ajoutent de vieilles tournures de langue (le subjonctif sans que, certaines inver-sions). Le retour au passé conduit vers des rapprochements avec des poètes comme Villon, chanteur spontané des sentiments, de la fuite du temps.

Mais l’image est autrement construite chez Apollinaire. La deuxième strophe, par exemple, restitue une architecture à trois niveaux: le pont des bras des amoureux, le Pont Mirabeau où ils se trouvent et la Seine qui coule en bas. Mais là s’opère la synthèse poétique: „l’onde si lasse” (synecdoque personnifiante) appartient aux „éternels regards” comme métonymie d’un absolu, qui assiste en témoin à la scène. Le propre d’Apollinaire est jus-tement l’élaboration des images assez vastes, que développent les termes agencés dans des relations complexes.

Il en est ainsi de la plupart des poèmes d’Alcools. S’impose par ses dimensions et par la force du verbe poétique La Chanson du Mal Aimé, où le narratif alterne avec une profonde affectivité, le tout acquérant des valeurs symboliques profondes:

Voie lactée ô sœur lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses Nageurs morts suivrons-nous d’ahan Ton cours vers d’autres nébuleuses

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Nombreux sont les poèmes d’Apollinaire qui ont été analysés et interprétés selon telle ou telle démarche. Notons, entre autres, Les Colchiques. Il est préférable dans de tels cas de mettre en évidence les images condensées, dont les éléments s’impliquent les uns les autres, dans la circularité des compa-rants et des comparés:

Le colchique couleur de cerne et de lilas Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là Violâtres comme leur cerne et comme cet automne Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

Il existe donc chez Apollinaire un circuit entre la nature et l’homme, dans lequel les éléments se symbolisent mutuellement.

Poète de mélancolique affectivité, Apollinaire devient plus direct dans ses poèmes de guerre. On doit mentionner à cet égard une certaine simplification du discours poétique dans des poèmes comme L’Avenir (Le Guetteur mélancolique). Le poète semble noter sèchement des actes élémentaires directs:

Soulevons la paille Regardons la neige Écrivons des lettres Attendons des ordres

Ce sont des actes quotidiens que les soldats accomplissent dans les tranchées, des réflexes qui leur permettent de survivre. S’y ajoutent, dans le même registre, la nostalgie de l’amour ainsi que l’incertitude de l’avenir. Mais le poème finit par cette strophe qui récupère certaines techniques poétiques d’Alcools:

Regardons nos mains Qui sont la neige La rose et l’abeille Ainsi que l’avenir

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Les mains, comme synecdoque pour le corps du soldat, représentent, par une forte métonymie, l’avenir incertain; mais les mains sont aussi la neige (la liberté reconquise), la rose (l’amour retrouvé), l’abeille (le bonheur simple et tranquille), autant de métaphores douées d’une nette force de suggestion et d’un poids symbolique appréciable.

La guerre dans l’artillerie peut devenir un spectacle dans lequel „le mot se change en acier”; mais pour le poète Apollinaire elle est aussi le creuset où le discours se libère des contraintes, devenant plus familier, comme dans les Poèmes à Lou que nous allons présenter amplement à la fin de ce chapitre consacré aux poèmes épistolaires d’Apollinaire.

Le partage dont nous venons de parler entre Apollinaire mélancolique et Apollinaire poète de la modernité n’est pas essentiellement chronologique. Car Alcools démarre avec Zone, poème brutalement moderne, alors que dans un recueil comme Calligrammes, imbu de modernité (publié en 1918), on retrouve des fragments ou des poèmes entiers qui tiennent plutôt de la première attitude. Mais un certain degré de complexité de l’image s’y ajoute, comme dans le poème Vers le Sud:

ZÉNITH Tous ces regrets Ces jardins sans limite Où le crapaud module un tendre cri d’azur La biche du silence éperdu passe vite Un rossignol meurtri par l’amour chante sur Le rosier de ton corps dont j’ai cueilli les roses Nos cœurs pendent ensemble au même grenadier Et les fleurs de grenade en nos regards écloses En tombant tour à tour ont jonché le sentier

Le poème est imprégné de regret, de nostalgie; cela est dit dans des vers mélodieux, parsemés de synesthésies, de méta-phores largement déployées. Mais le texte est encore plus profond

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puisqu’il renferme des métaphores absentes dont nous avons décelé l’articulation dans la poésie de Mallarmé. Si les cœurs pendent au grenadier, cela veut dire qu’ils sont des grenades ou bien des feuilles de grenadier. Le lecteur découvre lui-même cette métaphore par une participation créatrice réconfortante. Les fleurs de grenade sont en nos regards écloses; par là, les regards deviennent des grenadiers qui fleurissent, ce qui mène le lecteur vers des découvertes illuminantes, avec de multiples implications symboliques.

Apollinaire était préoccupé lui-même du rapport entre la tradition et la modernité, qu’il a explicité d’ailleurs dans le poème La jolie rousse, publié dans Calligrammes. Il y fait une sorte de bilan de sa propre vie, marquée par „les douleurs et les joies de l’amour”, les avatars des voyages et de la guerre. C’est dans cette perspective qu’il „juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention / De l’Ordre et de l’Aventure”. Évi-demment, le poète se place du côté de l’aventure qui est celle du verbe, et il demande la pitié des lecteurs, car ceux-ci comparent les modernes „À ceux qui furent la perfection et l’ordre”.

Nous qui quêtons partout l’aventure

Nous ne sommes pas vos ennemis Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges

domaines Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues Mille phantasmes impondérables Auxquels il faut donner de la réalité Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où

tout se tait

Comme cela arrive souvent chez Apollinaire, le débat ne se situe pas au seul niveau abstrait, car la conclusion se fait chez lui corolle ardente. Constatant que sa „jeunesse est morte ainsi que

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le printemps”, que „c’est le temps de la Raison ardente”, il transfigure celle-ci en „une adorable rousse”:

Ses cheveux sont d’or on dirait Un bel éclair qui durerait Ou ces flammes qui se pavanent Dans les roses-thé qui se fanent

C’est pourquoi, peut-être, la critique et l’histoire littéraire ont eu du mal à situer exactement la modernité d’Apollinaire. Pour la cohérence de son activité d’ensemble, il est normal de le rattacher au mouvement artistique du début du siècle, à savoir au cubisme, au lancement duquel il a contribué lui-même d’une façon décisive. Mais le cubisme poétique n’est pas encore suffisamment étudié. Il faudra préciser davantage sa position par rapport au surréalisme qui le suit, ainsi que ses techniques du discours.

Comme en peinture, le cubisme littéraire désarticule l’image et en retient ses éléments constitutifs. C’est justement cette désar-ticulation qui va être poussée plus loin encore par le surréalisme, mais les éléments désarticulés sont recombinés par la suite dans une superposition des plans, qui offre une synthèse originale de l’ensemble. Ce second volet caractérise toute la modernité poétique du XXe siècle et de ce point de vue les innovations d’Apollinaire sont plus fortement d’actualité qu’on ne le pense. Ces innovations, on les examinera dans trois manifestations: le poème Zone, les poèmes conversation et Calligrammes.

Les spécialistes n’ont pas encore réussi à établir si Apollinaire s’est inspiré dans Zone du poème Pâques à NewYork de Blaise Cendrars ou si c’est celui-ci qui a pris Zone comme modèle. Quoi qu’il en soit, Zone représente un tournant dans l’évolution du discours poétique dans son ensemble.

Comme le peintre cubiste, Apollinaire opère une disloca-tion, mais celle-ci est plus profonde, puisqu’elle touche l’être du poète: il s’adresse à lui-même par le pronom tu, se déclarant dès le départ: „À la fin tu es las de ce monde ancien”. Dans un festival compliqué de pronoms, domine ce tu = moi. Se situant

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fébrilement au-dessus des segments superposés, le moi du poète se voit simultanément devant l’église, devant les signes ico-niques ou techniques qui envahissent la cité au début du siècle.

On peut distinguer dans Zone (qui est de 1912) un micro-cubisme et un macro-cubisme.

Pour le premier, nous pouvons retenir comme cadre enchâssant le second et les derniers vers du poème. Après avoir dit sa lassitude du monde ancien, Apollinaire lance l’une des images les plus inédites:

Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

On a ici une métaphore explicite, où bergère est le méta-phorisant et la Tour Eiffel le métaphorisé, donc linéarité dans la succession de deux, séparés par l’interjection ô. Mais le choc de l’image, et Apollinaire cultivait sciemment ce choc, produit ce que Breton appellera l’étincelle (électrique) de l’image. Cela fait

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que les deux pôles du courant rentrent dans un court-circuit qui produit la fusion des deux termes.

Géométriquement parlant, pour nous rapprocher du cubisme, on a une translation de l’aire „bergère” sur la „Tour Eiffel”, comme cela se fait plus tard dans le film, qui peut superposer les deux plans. Mais pour faire concorder les deux termes, il faudra mécaniser la bergère et „moutonner” la Tour.

Le plus-que-cubisme intervient dans la deuxième partie du vers: le troupeau des ponts bêle ce matin. Le groupe nominal repose sur la même technique physico-cubiste que pour bergère ô Tour Eiffel. L’inédit c’est le verbe bêle, qui mène vers la synesthésie totale: vue, son, parfum, toucher et goût (métony-mie par le fromage). Un tableau cubiste pourra reproduire tout cela, avec les techniques respectives, sauf les sons. Pour réaliser une telle synthèse, on devra faire un clip, cubiste ou pas. Bêle sera une image sonore en simultanéité avec les bruits de la cir-culation sur les ponts; dans le „troupeau”, il y aura des hommes, des chevaux tirant les voitures, dans un amalgame sonore et visuel.

Le cubisme est un drame qui consiste dans les dislocations et les incohérences défiant toute raison réconfortante. Aussi, Zone finit par les vers: Adieu Adieu/ Soleil cou coupé. La frag-mentation „cubiste” s’attaque ici à la vie même du comparant cou, marqué aussi par l’épithète décapité. Ce n’est plus une dislocation d’objets, mais un acte criminel qui produit la „fragmentation”. À celle-ci s’ajoute la superposition des deux images, du soleil et du cou tranché. Si un peintre cubiste réalise cet ensemble, il ne devra plus angulariser les deux, mais emprunter certaines techniques à l’expressionnisme.

Le cou coupé revient ailleurs comme cou tranché, où à la place du soleil il y a la lune. Mais ce carnage peut toucher aussi les mains, comme dans ces vers anthologiques:

L’automne est plein de mains coupées Non non ce sont des feuilles mortes Ce sont les mains de ceux qui sortent

(La clef)

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Le même type d’image se retrouve dans la célèbre strophe de la Chanson du Mal-Aimé:

Mon beau navire ô ma mémoire Avons-nous assez navigué Dans une onde mauvaise à boire Avons-nous assez divagué De la belle aube au triste soir

Cette fois-ci, le métaphorisé est abstrait (mémoire), alors que le métaphorisant (beau navire) est fortement concret. Celui-ci peut être facilement soumis aux techniques du cubisme, mais qu’en est-il de la mémoire ? Elle suggère, peut-être, des objets ou des états souvenus dans une non-cohérence propre au courant. Mais encore une fois: il vaudra mieux un clip cubiste, avec la navigation dans l’onde mauvaise, la dérive tout au long d’une journée.

Apollinaire même a fait le partage entre le cubisme qu’il appelle „scientifique” et le cubisme „orphique”, illustré par un Delaunay; or, il est bien évident que celui-ci est plus adéquat au discours littéraire.

Mais revenons au macrocubisme que nous avons proposé ci-dessus. C’est dans le cadre de celui-ci que se place Zone. C’est aussi un „self-cubisme”, proche de ce qu’on va appeler de nos jours le „pacte autobiographique”.

Il faut insister sur le fait que le comble de la technique en question c’est la rupture, la fragmentation de son propre moi et sous-moi. C’est ainsi qu’Apollinaire se projette en dehors de soi, par le fait qu’il se prend pour un tu. Même si, avant lui, il y a eu des projections analogues, dans son cas, le „tu es las de ce monde ancien” est effectivement révolutionnaire et semble avoir un rôle de manifeste adressé à sa propre personne; ce tu revient souvent et il a son équivalent nominal, puisque le poète s’appelle par son nom, Guillaume.

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Autopsychanalyse plus authentique que celle de Freud. Car celui-ci joue toujours sur la première personne: dans le ça pul-sionnel, dans la censure du je par le surmoi, dans le défoulement du je réfugié dans l’inconscient.

Disons que le tu est un destinataire interne, physique, qui se manifeste dans l’émetteur soumis à la déviance. Ce n’est pas un malade qui se prend pour un il („Je suis Napoléon”), mais un je qui sort de sa peau, pour s’habiller d’une autre peau qui est … la sienne. C’est comme un enfant qui se regarde dans le miroir et commence à se parler par un tu, du type „tu es là”, „tu fais ceci ou cela”, ou encore „tu as fait ceci ou cela”. Mais le miroir d’Apollinaire se brise, puisqu’il est „cubiste” et il se voit dans des fragments groupés dans le désordre.

En effet, Zone offre des fragments disloqués de sa vie. Au départ, il est dans Paris, près de la Tour Eiffel et des ponts sur la Seine. À la page suivante, il revient à son enfance:

Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc

Il se revoit après à Paris:

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule

ou encore:

Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées

Les séquences spatiales de ce genre sont interrompues par d’autres plans et digressions poétiques fort diversifiées. Mais la projection permanente de tu fait que ces séquences se super-posent. Donc, fragmentations, ruptures et superposition des frag-ments, comme dans un tableau cubiste qui met „en scène” la non-cohérence. L’important c’est que cette désarticulation touche à la vie même du poète.

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Le voici après dans le Midi:

Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année

On sait combien Apollinaire a voyagé en Europe:

Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague

………………………………………………… Te voici à Marseille au milieu des pastèques …………………………………………………. Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant …………………………………………………. Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon …………………………………………………. Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu

trouves belle mais qui est laide

Ces quatre séquences se succèdent et montrent l’amalgame que le poète fait de ses propres images, attitudes, gestes et événements, sous l’impulsion spontanée des souvenirs.

Chez Apollinaire les fragments sont essentiellement spatiaux, et non pas ancrés dans la durée. Il „retrouve” avant tout l’espace, et non pas le temps. Le souvenir est non-motivé, mécanique. Il n’est pas précédé, mais suivi par des notations qui débouchent vite dans la non-cohérence.

Il reprend, quelques lignes après, les séquences ci-dessus:

Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation

Aucune explication de „l’accident”: accusation d’avoir pris part au vol de la Joconde du Louvre. Au contraire, il revient:

Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge

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Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments

je voudrais sangloter Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté

Aucune chronologie des voyages, mais au contraire, on a des commentaires affectifs. À noter aussi le saut dans le temps de la souffrance: „à vingt et à trente ans”.

La conclusion ramène le je de l’intensité du vécu, mais aussi du regret. Suit le tu plus anecdotique (Tu n’oses plus regarder tes mains), suivi, à son tour, par le je de la souffrance (je voudrais sangloter). L’objet indirect de sangloter est toi, suivi par celle que j’aime, et retour à tu: ce qui t’a épouvanté. Il y a donc une alternance ahurissante entre tu et je, comme marque de la spontanéité, du refus de mettre de l’ordre, de la cohérence suspecte par rapport à l’authenticité.

Le tu introduit après le regard vers l’extérieur:

Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants

Après leur épisode, auquel nous reviendrons, le poète se dédouble toujours, se postant en attitude banale:

Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux ………………………………………………………. Tu es la nuit dans un grand restaurant

Mais sa compassion pour les malheureux le ramène au je:

J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre ……………………………………………………….. J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire

horrible ma bouche

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Zone commence à finir par le tu:

Tu es seul le matin va venir …………………………… Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée ……………………………………………………. Adieu Adieu

Soleil cou coupé

Notons la comparaison cyclique, où comparé et comparant s’inversent: alcool comme ta vie et ta vie comme une eau-de-vie. Le tableau final introduit l’atmosphère particulière, avec les fétiches et la clôture du soleil cou coupé.

Nous venons de voir combien le contraste est grand entre les séquences spatio-temporelles énumérées ici. Les principes cubistes de la non-cohérence y jouent nettement: fragmentation, simplification des formes jusqu’à leur cassure et leur géométri-sation angulaire, superposition des plans dans le désordre. Mais l’important c’est que tout cela se rapporte à la personne, à la vie du poète, ainsi dédoublée, multipliée, à la désarticulation du sujet poétique.

Le contraste est encore plus grand entre ces fragments et ce qui les précède et les suit dans le poème. La seule analyse de ces incompatibilités pourrait être la substance d’un volume. Aussi allons-nous nous limiter à deux situations significatives.

La première illustre le cubisme „orphique” d’Apollinaire dans l’épisode des émigrants, pigmenté d’aspects „pittoresques”: les femmes allaitent leurs enfants, ils s’entassent dans le hall de la gare Saint-Lazare,

Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur

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Mais hommes, objets, attitudes, sont soumis à l’opérateur onirique:

Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels

Suit la „prose” concernant le logement, la balade des émi-grants, etc. Mais, à chaque fois, il y a une composante affective qui fait remonter la mécanique cubiste au niveau de l’humanisme. Le poète a les yeux pleins de larmes, les émigrants croient en Dieu,/ Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages/ Ils espèrent gagner de l’argent en Argentine.

Même la foi est atteinte dans Zone, par les images méca-niques du monde moderne. Ainsi, après les belles évocations poétiques du Christ, le poète conclut:

C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur

Ou encore: la religion est restée neuve comme les hangars de Port-Aviation.

La seconde situation se rapporte à l’insertion banale du quotidien. Après avoir avoué sa honte de se confesser dans une église, le poète note:

Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux

Il y a des livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières

Portraits de grands hommes et mille titres divers

On a ici, peut-être pour la première fois, la poésie des „média” de l’époque, qui rappelle l’engouement de Rimbaud pour les enseignes des rues et autres signes divers. En même temps, il invoque la littérature „populaire” de l’époque des feuil-letons. L’énumération se fait plus ou moins au hasard et elle annonce le postmodernisme.

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Il en va de même pour le spectacle banal, quotidien, de la rue; celle-ci est anonyme, peuplée de directeurs, ouvriers, belles sténodactylographes (son „métier”, d’ailleurs). Spectacle sonore, aussi: sirène qui gémit trois fois par jour, cloches rageuses, et encore:

Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent

Le poète aime la grâce de cette rue industrielle. Il y a aussi la sérialité des rues, mais encore une fois elle est non-cohérente, puisqu’il „saute” à la jeune rue de son enfance. La superposition des plans est encore plus incohérente que chez les cubistes peintres, car elle engendre des tableaux incandescents:

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres

Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre

Spectacle qui n’est pas gratuit; il est spontanément accom-pagné de confessions personnelles, sincères, portant sur l’amour ou bien l’angoisse:

Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse Et l’image qui te possède te fait survivre dans

l’insomnie et dans l’angoisse

On a dit à juste titre qu’il y a deux poètes Apollinaire: un moderne, comme dans Zone, et un autre mélancolique, comme dans le Pont Mirabeau. Mais les fragments ci-dessus montrent que les deux se superposent dans la même „laisse” de Zone.

Un poème analogue est Le Brasier, qui développe des images amples dans un discours segmenté. Faisant partie du même recueil (Alcools), il reprend des séquences du passé du poète qu’il fait

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passer par le „feu sordide”. À noter aussi la reprise des images qui reposent sur la dislocation de l’univers référentiel:

Dans la plaine ont poussé des flammes Nos cœurs pendent aux citronniers Les têtes coupées qui m’acclament Et les astres qui ont saigné Ne sont que des têtes de femmes

La structure même d’Alcools repose sur l’alternance hété-roclite entre les poèmes très concentrés et d’autres qui s’étendent sur plusieurs pages. Il en est ainsi de la fin de ce recueil. Après le poème anthologique Cors de chasse, qui n’a que douze vers, le dernier poème Vendémiaire recouvre six pages bien denses. Après l’évocation de Paris, le poète s’y exclame:

J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde Venez toutes couler dans ma gorge profonde

Après l’énumération des segments citadins de l’espace, le poète réintègre l’ensemble dans son propre corps. Il invoque ensuite le dialogue des cités dans une aura sensuelle, où planent des vapeurs d’alcool; le tu = le moi du poète intervient à nouveau pour marquer et ses errements et sa force d’unification par l’acte physiologique même:

Écoutez-moi je suis le gosier de Paris Et je boirai encore s’il me plaît l’univers

Aux techniques cubistes qui régissent les images d’Apollinaire s’ajoute donc un rythme d’ensemble, qui joue entre le discontinu structurel et le continu, fondé sur l’unification qu’opère le moi poétique en profondeur. Apollinaire construit ainsi une musique cubiste.

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Un autre domaine de l’innovation poétique apollinarienne consiste dans la notation spontanée du discours doué de poéticité de par sa propre articulation. Ce sont des poèmes-conversation. Certains poèmes de Calligrammes illustrent cette expérience poétique, notamment Lundi rue Christine et Les Fenêtres. Le premier a l’air d’un enregistrement brut souvent brutal de bribes de conversation, derrière lesquelles se cachent des relations hu-maines plus ou moins complexes, voire des drames. Le décousu du texte transcrit dans le fond le croisement des voix qui n’est que l’écho du croisement de destinées, tel qu’une petite rue du Quartier Latin à Paris peut offrir à tel ou tel moment de la journée.

Autrement dit, le contraste syntagmatique des discours entraîne des paradigmes existentiels forts différents. Mais tout cela est parsemé de notations banales, qui annoncent la poésie des choses de plus tard, les poèmes inventaires dans lesquels les objets disent à eux seuls leur poéticité, ou bien ils dénoncent par leur accumulation hétéroclite l’absurde d’une existence qui massacre la signification. Voici un échantillon où l’alternative entre choses et phrases produit un véritable choc:

Trois becs de gaz allumés La patronne est poitrinaire Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du kief

Car le choc est pour Apollinaire un moyen d’impressionner le lecteur par la nouveauté des éléments associés. Si bien que certains critiques y ont vu un penchant du poète pour la mysti-fication. Mais l’évolution ultérieure de la poésie a montré combien les innovations d’Apollinaire étaient conformes à une tendance plus générale: avant-gardistes et post-avant-gardistes y ont trouvé un fort point de départ. On est étonné de voir combien

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telle ou telle école de poésie de par le monde recouvre ce qu’Apollinaire avait entrevu et pratiqué bien longtemps aupa-ravant.

Les Fenêtres illustre davantage cette orientation, tout en apportant une dose plus marquée de poéticité. Le poète ne se contente plus ici de noter choses ou phrases; il les réinterprète par des images propres, comme dans le fin du poème:

Du rouge au vert tout le jaune se meurt Paris Vancouver Hyères Maintenon New-York et les Antilles La fenêtre s’ouvre comme une orange Le beau fruit de la lumière

Quant aux Calligrammes dans leur ensemble, c’est un recueil complexe, qui renferme plusieurs cycles composés.

De là, le poète passe à des calligrammes totalement figu-ratifs. Le volume est paru en 1918. On s’occupera dans ce qui suit uniquement de la partie inédite, à savoir des poèmes disposés graphiquement sous forme d’images. Ils sont l’aboutissement des tentatives d’exploiter les techniques d’impression rattachées à la mise en page qu’avait entrevues Mallarmé dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Apollinaire lui-même s’est inté-ressé à l’écriture cunéiforme et aux idéogrammes chinois. Notons que le volume avait été justement intitulé initialement Idéogrammes lyriques. D’autre part, on peut y voir des échos venant des futuristes, tel que Marinetti, qui avait préconisé des „mots en liberté”. De là, la tentative d’Apollinaire de dépasser le handicap de la linéarité langagière pour récupérer la simultanéité propre aux signes iconiques.

Certains calligrammes reposent sur la simple mise en page. Le poète choisit un seul fragment de texte qu’il dispose de manière à figurer tel ou tel objet ou même un acte quelconque.

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On peut mentionner à cet égard le poème Fumées, qui insère une phrase reproduisant la forme d’une pipe:

Et je fu m e du ta bac de zo Mais après cette notation qui se veut banale, le poète

s’adresse à soi-même dans la partie finale et celle-ci renferme des images lourdes de poéticité:

Tu t’étends comme un dieu fatigué par l’amour Tu fascines les flammes Elles rament à tes pieds Tes feuilles de papier

De là, le poète passe à des calligrammes totalement figuratifs. C’est le cas, par exemple, du poème Il pleut, qui est écrit sous forme de lignes presque verticales, reproduisant la chute des gouttes de pluie. La première impression du lecteur est justement celle des fils de pluie, comme dans un dessin. Évidemment, la lecture en est difficile, mais bien récompensée. La première „chute” dit en effet: „il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir”.

L’invention y est totale: le poète rompt avec la tradition de la mise en page routinière; il choque brutalement par la vue d’une page où effectivement les lettres représentent des gout-telettes d’eau. Le texte respire et on a l’impression d’y sentir le frais parfum de la pluie. En même temps, le texte se concentre dans des énoncés courts et très denses au point de vue

NE

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sémantique. Il a l’air d’une maxime, qui, en l’occurrence, est enrichie par une image inédite, douée d’une force de suggestion extraordinaire.

Mais les calligrammes qui valorisent complètement l’iconi-cité sont ceux qui reproduisent le contour des objets. C’est le cas, par exemple, de Cœur, couronne et miroir.

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Il y a d’abord un élément vivant (le cœur), ensuite un emblème (la couronne) et finalement l’objet qui a la qualité de reproduire l’image de ce qui est en face de lui (le miroir). À noter donc le choix des images qui sont lourdement symbo-liques: le cœur comme métonymie de la vie, la couronne comme métonymie de la royauté et le miroir qui reproduit „graphi-quement” le nom du poète. L’ensemble se rattache au fond à la personne de celui qui écrit en dessinant: il y a son image, son cœur et la couronne qui éternise les rois au cœur du poète.

Cette fois-ci la lecture est plus facile et elle dévoile des micro-poèmes. Le deuxième est une comparaison hautement signi-ficative: dimension événementielle, avec un corollaire affectif, paradoxalement miraculeux: „les rois qui meurent tour à tour renaissent au cœur des poétes”. Enfin, le troisième marque une clôture ouverte par une comparaison lumineuse: „dans ce miroir je suis enclos vivant et vrai comme on imagine les anges et non comme les reflets”. À noter aussi le sens de la lecture: dans les calligrammes qui renferment des courbures on lit de droite à gauche, dans le sens des aiguilles d’une montre, donc dans le sens inverse de la lecture linéaire courante. La tabularité de la poésie est ici pour la première fois totale. Le second calligramme présuppose un balayage plus complexe: lecture successive sur la verticale, suivie par une ligne normale qui restitue la base de la couronne. Dans l’ensemble, on a donc des signes iconiques schématiques, qui reproduisent des objets par leur seul contour. Mais celui-ci parle deux fois: par sa propre signification et par le texte qui y est inscrit.

L’apogée des Calligrammes, comme formes iconiques reproduisant objets ou phénomènes, est atteint dans des poèmes comme La colombe poignardée et le jet d’eau. Iconiquement, on reproduit, par les courbes des lignes, le contour de la colombe et les sept arcs-en-ciel jetés à droite et à gauche. Au sommet, il y a un signe d’interrogation qui concentre à lui seul la signification du poème.

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LA COLOMBE POIGNARDÉE ET LE JET D’EAU

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Comme dans le vers célèbre de Villon, Mais où sont les neiges d’antan?, refrain des interrogations, le poète exprime ses profonds regrets mués en question de savoir où sont ses amis et ses amies, parmi lesquel(le)s, Annie, Marie, Billy, Dalize, Braque, Derrain, Max Jacob.

Dans son calligramme sous forme de miroir, on a au centre son prénom et nom (littéraires, car en réalité il en avait tout un tas „cubiste”). À noter qu’il s’y dit „vivant et vrai comme …. les anges”.

D’autres poètes se sont essayés dans ce genre de poésie, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Seulement, dans le cas d’Apollinaire il s’agit de tout un programme artistique; ses Calligrammes sont le corollaire de la technique cubiste employée dans ses poèmes – superposition de plusieurs plans et même de plusieurs modes d’expression artistique.

*

Revenons maintenant aux poèmes épistolaires. Ils con-stituent un ensemble de lettres envoyées à Louise de Coligny-Châtillon, réunies dans le recueil Poèmes à Lou. Comme Apollinaire se trouve dans son stage à l’armée, déroulé à Nîmes, il envoie à Lou des lettres-poèmes depuis sa caserne (on est en 1914-1915), comme il le fera après, depuis le front dans le Nord. Cette correspondance poétique n’est pas à étonner, car Apollinaire a envoyé aussi des lettres-poèmes à ses amis.

Les Poèmes à Lou sont une correspondance poétique à sens unique. Lou lui répond, bien sûr, le poète note parfois les réac-tions épistolaires de la fille qui, cela s’entend, ne lui réplique pas en vers. La relation entre le je et le tu ne comporte que l’image du tu, puisque la femme aimée est absente.

Cela étant, nous allons marquer quelques scènes poétiques de ce spectacle, dans l’ordre chronologique de la correspondance. Sans doute, ces moments ont une forte charge poétique, ce qui fait le miracle des Poèmes à Lou.

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Dans IV on a: Lou ton cœur est ma caserne/ Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne: métonymies méta-phoriques qui ramènent, par magie poétique, l’être aimé lointain dans l’être même du poète. Ici, de même: Ta bouche est la blessure ardente du courage.

Le poème VII évoque le cadre de Nîmes la Romaine. Là, s’insèrent des démarches d’assimilation métaphorique des cheveux, des yeux de Lou, avec le premier choc d’érotisme cru: Les croupes des chevaux évoquaient ta force et ta grâce/ D’alézane dorée ô ma belle jument de race. De là, toute une imagerie de la femme absente, qui est le fruit du manque, ce qui implique un drame dit ou non dit du je.

Le paysage s’ouvre des Alpes au Gard, et Dans le ciel les nuages/ Figurent ton image (VIII). Tout donc, détails et macro-espace ne sont pas là que pour se transfigurer en métaphores dont la substance c’est Lou, tout son corps. Car si le sentiment d’amour est toujours présent, comme dans IX, là aussi la corpo-ralité, l’érotisme l’emporte: Ah ! Ah ! te revoilà devant moi toute nue …/ Tes seins ont le goût pâle des kakis et des figures de barbarie/ Hanches fruits confits je les aime ma chérie. Comme ce sont des lettres intimes, il n’y a plus de censure supposée par tout poème fabriqué comme tel. Car: Si tu te couches Douceur tu deviens mon orgie/ Et les mets savoureux de notre liturgie (quelle rime!).

Dans X domine le bonheur qui prépare à la mort, à l’espoir, au combat. La XIème lettre introduit aussi des bribes de conver-sation qui rappellent d’autres poèmes de ce genre, mais cela aboutit à des vers monumentalement beaux, comme: Le bouquet de ton corps est le bonheur du temps, ce qui fait qu’espace et durée sont modulés par la présence de Lou, installée dans les sens et l’esprit du je poétique. Ces deux paramètres du monde sont évoqués aussi sous l’impact de l’hypothèse: Si je mourrais là-bas … (XII), avec tous les aléas du souvenir. Conseil final: Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur/ Et sois la plus heureuse étant la plus jolie.

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La présence de Lou est une obsession; tout, même un oiseau est la femme désirée, absente (XIII).

Comme référence au message des lettres reçues, le poète devient moraliste si la fille lui a parlé de vice (XIV). Il accepte que: Nous pouvons faire agir l’imagination/ Faire danser nos sens sur le débris du monde, mais il faudra ennoblir l’imagi-nation, car le vice n’est qu’une illusion.

Tous les registres y passent, y compris la Rêverie sur ta venue (XVII), qui est un poème en octosyllabe, strophe de cinq vers, avec deux rimes savamment croisées. On retrouve les mêmes topoï (chevelure, croupe, cette fois-ci cul aussi). L’essentiel c’est le corps comme texte que l’on lit au lit:

Nous lirons dans le même lit Au livre de ton corps lui-même – C’est un livre qu’au lit on lit – Nous lirons le charmant poème Des grâces de ton corps joli

Du „textualisme” avant la lettre, que l’on retrouve chez Éluard. On n’est pas encore à la vision du monde comme texte, dont l’écrivain fait la lecture, confrontée avec la texture = structure.

On a même de tercets à monorime, avec LOU en ana-gramme (XVIII). Il s’ensuit que la lettre peut tourner à la poésie „pure”, car ailleurs on a des vers irréguliers plus conformes à l’allure de la correspondance. Même le sonnet intervient (XXI), en octosyllabes alternant avec de tétrasyllabes, versification légère qui concorde avec la tonalité ironique et les mots familiers (Patate et lard).

Pour que le tour soit complet, on rencontre aussi des cal-ligrammes reproduisant le temple de Nîmes, ou encore Lou avec son chapeau, etc.

La ceinture (XXVI) est un dialogue entre la Muse et le poète. On est dans la zone des lettres littéraires, avec des arti-fices qui trahissent l’intention esthétique.

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La narration, puisque narration il y a, marque un tournant justement dans Il y a (XXXI) et dans XXXII: le soldat part de Nîmes et s’en va vers le front du Nord. Parfois, le poète note la date de ses lettres et on a ainsi la chronologie des faits et des états. „Passent les jours et passent les semaines”, comme il l’a déjà dit dans le Pont Mirabeau, et le soldat craint que Lou ne l’oublie. C’est déjà un enfant-démon: Ô Lou Démone-Enfant aux baisers de folies. La relation du couple épistolaire est faite de souvenirs, de fantasmes, de tout un protocole d’amour ima-giné. L’anatomie de la femme est souvent rapportée aux réalités immédiates du contexte, ce qui introduit le quotidien comme matière de figures, forte innovation par rapport à l’inventaire protocolaire d’avant, qui rebondit pourtant, comme dans XXXIII, avec de fortes audaces.

Il existe aussi des poèmes à plusieurs épisodes (XXXIV), où alternent les événements du combat (Le ciel est étoilé par les obus des Boches), avec l’atmosphère de conte (Il était une fois en Bohème un poète) et le souvenir de Lou (beau fruit qu’on savoure).

La guerre est là, tragique canevas des poèmes-lettres, et on se demande quels étaient les moments de répit, quand le soldat pouvait se mettre à écrire; dans le feu même: J’écris tout seul à la lueur tremblante/ D’un feu de bois/ De temps en temps un obus se lamente. On est à l’époque de la guerre des tranchées, avec son rythme particulier: calme, angoisse, combat, mort, cycle vécu par l’ensemble des soldats, des armées entières. Peut-on imaginer contexte plus tragique où se manifeste le couple lyrique amputé? À côté du je, il y a un tu absent comme tel, mais présent comme fantasme! Le soldat regarde la photo de la fille, trésor qu’il garde bien (XXXVIII), alors que La bataille des héros dure toujours.

La succession des types de lettres assure le choc proso-dique, une permanente surprise informationnelle: la structure parle elle-même. Contraste, donc: XXXIX est écrit en vers impairs,

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minimum = trois syllabes en distiques (voir aussi XLII), ainsi que des vers de deux syllabes (XLIII).

L’obsession de la femme absente conduit à des audaces dans la relation érotique. Cet amour n’a plus de bornes, il se libère de toutes contraintes. Dans l’imaginaire, tout est possible: couple manqué = couple total. Brutalité guerrière, aussi: Je voudrais que tu sois un obus boche pour me tuer d’un soudain amour (XLI). Prémonition, vers de mauvais augure, car l’an d’après l’obus vint, un éclat le blessa à la tête et on connaît la suite médicale et fatale (1918).

L’allégorie ne manque pas dans le spectacle des lettres-poèmes. Dans la même Scène nocturne de 22 avril 1915, on a des rôles avec comme personnages: Gui qui chante pour Lou, Lilith, Le Ptit Lou, Proserpine, le Remords, La 45e batterie du 38e, L’Avenir, Cœur de jeunes filles mortes en 1913. Y alternent personnes réelles, mythiques, concepts et formations militaires. Là encore, le jeu des contrastes l’emporte.

Il faudra lire en entier le poème qu’est la lettre du 28 avril 1915 (XLV), avec le refrain Jolie bizare enfant chérie, où tout l’univers (floral, culturel, biblique, militaire) est là à faire revivre dans le présent du je le spectacle du corps de la fille. Nouvelle genèse sensorielle: Ainsi les cinq sens concurent à te créer de nouveau/ Devant moi/ Bien que tu sois absente et si lointaine.

Dans Rêverie (XLVI), on a comme exergue un Poème du ptit Lou. La réplique d’Apollinaire repose encore sur des élé-ments militaires, dont voici le refrain-chanson:

Dis l’as-tu vu Gui au galop Du temps qu’il était militaire Dis l’as-tu vu Gui au galop Du temps qu’il était artiflot

À la guerre

De la tonalité parfois anecdotique, on peut passer à l’absolu féminin: Puisque tu es cœur éternel La FEMME (XLVII). Une

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métaphysique sensuelle, parfois amère, triste, voire ironique. Les tirades qui démarrent dans Zone renferment toujours, aux côtés du spiritualisme (Jésus Christ, le Pape), des éléments insolites.

Comme on s’y attendait, intervient aussi le spectacle onirique (XLVIII): Je rêve de t’avoir nuit et jour dans mes bras. Comme autrefois les sept épées (La Chanson du Mal-Aimé), ici on a neuf portes qui sont Portes de ton corps, ouvertes avant, mais fermées maintenant. Chacune marque états et faits rat-tachés à l’amour raté: La Raison Claire est morte, ma force est morte, entends battre l’aorte, c’est ma vie que je t’apporte, ta gestation de putréfaction ô Guerre avorte, ô parfums du passé, deux anges joufflus veillent, il faut que l’amour même en sorte. Les connotations sont, dans l’ensemble, tristes, mais avec des sursauts de poétique sensualité: Voici tes aisselles avec leur divine odeur, etc.

La lettre LII porte sur des éléments poétiques (pétales, libellules), avec le métadiscours auquel on s’attendait: je fais pour toi mes poèmes quotidiens. Mais ces poèmes révolution-nent le langage poétique: À regarder fleurir l’obus, avec ce texte sensationnel: Aujourd’hui Lou je ne t’offre en bouquet poétique/ Que les tristes fleurs d’acier/ Que l’on désigne par leur mesure en millimètres.

Mais la poésie l’emporte, comme dans Lou ma rose (LV), avec l’obsession métaphorique de la rose, attestée une quinzaine de fois, avec des audaces déjà familières: Ton derrière merveilleux n’est-ce pas la plus belle rose; les seins aussi, les fesses, etc. Mais ce ne sont pas toujours des métaphores décoratives, avec l’équivalence en question; on a le processus d’engendrement matériel de la figure: Ô petite déesse/ Tu crées les roses. La poésie est, encore une fois, une nouvelle genèse.

Lou mon étoile (LVI) fait jouer le cosmos (étoiles, astres, planètes), dans le même processus qui est loin de ses simples dimensions grandioses: L’étoile nommée Lou est aussi belle,

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aussi voluptueuse qu’une jolie fille vicieuse. Alors, Les autres astres sont ridicules et sont tes bouffons. Finalement, le but c’est Que j’absorbe par toute ma chair toute mon âme/ Ta lumière exquise/ O mon paradis. La communication entre je et tu devient assimilation charnelle; les limites entre les corps disparaissent.

C’est ainsi que dans Ode (LXIV) le poète se voit le petit enfant de Lou: Je tiens à vous à Lou par le cordon ombilical; les deux sont unis par la chair et les tranchées, par la vie et par la mort. La synthèse des corps est charnelle, mais aussi métony-quement mortelle. Comme on dit: Ah, que la guerre est jolie !, ou plutôt pour le poète: Bénie soit aussi cette guerre qui m’unit à votre douceur. Avant, c’était la vilaine paix, alors que main-tenant ils sont unis par la noble guerre qui déclenche le noble amour. Ils mènent l’Amour vers la mort/ Vers le [seuil] suprême/ Où veille la guerrière mort. La tension de l’union dans l’amour se produit sous la menace permanente de la mort: Éros et Thanatos.

Vers la fin des lettres, le spectacle prend la forme concentrée des fables (LXVII, LXVIII, et LXIX), avec les thèmes des fleurs rares, le toutou et le Gui, et deux morales: Il ne faut pas cher-cher à comprendre et On est bête quand on sème.

Roses guerrières (LXXVI) renferme deux poèmes, les der-niers du couple. Dans le premier, on a l’épitaphe: Il sut aimer, comme pressentiment de la blessure finalement fatale. Tout finit par un sonnet dont voici le premier quatrain:

Toi qui fis à l’amour des promesses tout bas Et qui vis s’engager pour ta gloire un poète O rose toujours fraîche ô rose toujours prête Je t’offre le parfum horrible des combats

Conclure? Pas la peine. Disons simplement qu’on a là-dedans un nouveau statut du couple je – tu, que nous avons sou-ligné à chaque pas de cette suite de poèmes-lettres. Ce statut sort

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du cadre classique et de la modernité et il annonce le post-modernisme.

Le poète ne vise pas à la perfection du discours, il laisse travailler le hasard, l’accident, dans un processus d’écriture spontanée. Il en résulte la déconstruction de tout, y compris du je soumis aux aléas des événements et de ses humeurs. Les let-tres-poèmes reposent sur l’absence réelle du tu qui est reconstruit par le je, à partir des fragments placés dans le désordre. La figure essentielle de cette aventure est la métonymie qui va jusqu’à l’intégration de ses termes dans un seul bloc (contenant – contenu, cause – effet, création – résultat, etc.).

Tout se combine spontanément dans un défi de la profon-deur grandiloquente. On a l’impression que tout se joue en surface, car on évite le tragique de la guerre, qui n’est que deviné par le lecteur. On accorde la priorité à la petite histoire, marquée par le désir permanent de posséder le tu dans l’imaginaire. Celui-ci est pris pour du réel, tellement l’évocation de l’absente est fortement articulée, y compris au niveau outrancier de l’érotisme.

Le texte est polymorphe, faiblement déterminé comme projet d’écriture. On doit noter, avant tout, comme couronnement de l’œuvre, l’ironie et l’autoironie d’autant plus significative qu’elle est placée dans un contexte où l’on ne badine pas.

Apollinaire anticipe donc le postmodernisme, comme nous l’avons déjà vu, lors de l’analyse du poème Zone. Mais il incarne aussi un moment capital de la modernité. Son discours ouvre la voie à l’avant-garde dadaïsto-surréaliste. Il s’est battu aussi pour la modernité en peinture, en tant que partisan et même théoricien du cubisme. Un grand écrivain est celui qui est précurseur dans plusieurs directions; Apollinaire annonce le dernier cri de la modernité (surréalisme), mais aussi il cultive les signes, les attitudes de la postmodernité, pratiquée plus tard par la troisième génération après lui, après une autre guerre.

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TEXTES LES COLCHIQUES

Le pré est vénéneux mais joli en automne Les vaches y paissant Lentement s’empoisonnent Le colchique couleur de cerne et de lilas Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là Violâtres comme leur cerne et comme cet automne Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

Les enfants de l’école viennent avec fracas Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

PALAIS A Max Jacob.

Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée Le palais don du roi comme un roi nu s’élève Des chairs fouettées des roses de la roseraie

On voit venir au fond du jardin mes pensées Qui sourient du concert joué par les grenouilles Elles ont envie des cyprès grandes quenouilles Et le soleil miroir des roses s’est brisé

Le stigmate sanglant des mains contre les vitres Quel archer mal blessé du couchant le troua La résine qui rend amer le vin de Chypre Ma bouche aux agapes d’agneau blanc l’éprouva

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Sur les genoux pointus du monarque adultère Sur le mai de son âge et sur son trente et un Madame Rosemonde roule avec mystère Ses petits yeux tout ronds pareils aux yeux des Huns

Dame de mes pensées au cul de perle fine Dont ni perle ni cul n’égale l’orient Qui donc attendez-vous De rêveuses pensées en marche à l’Orient Mes plus belles voisines

Toc toc Entrez dans l’antichambre le jour baisse La veilleuse dans l’ombre est un bijou d’or cuit Pendez vos têtes aux patères par les tresses Le ciel presque nocturne a des lueurs d’aiguilles

On entra dans la salle à manger les narines Reniflaient une odeur de graisse et de graillon On eut vingt potages dont trois couleurs d’urine Et le roi prit deux œufs pochés dans du bouillon

Puis les marmitons apportèrent les viandes Des rôtis de pensées mortes dans mon cerveau Mes beaux rêves mort-nés en tranches bien saignantes Et mes souvenirs faisandés en godiveaux

Or ces pensées mortes depuis des millénaires Avaient le fade goût des grands mammouths gelés Les os ou songe-creux venaient des ossuaires En danse macabre aux plis de mon cervelet

Et tous ces mets criaient des choses nonpareilles Mais nom de Dieu! Ventre affamé n’a pas d’oreilles Et les convives mastiquaient à qui mieux mieux

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Ah! nom de Dieu! qu’ont donc crié ces entrecôtes Ces grands pâtés ces os à moelle et mirotons Langues de feu où sont-elles mes pentecôtes Pour mes pensées de tous pays de tous les temps

CORS DE CHASSE

Notre histoire est noble et tragique Comme le masque d’un tyran Nul drame hasardeux ou magique Aucun détail indifférent Ne rend notre amour pathétique

Et Thomas de Quincey buvant L'opium poison doux et chaste A sa pauvre Anne allait rêvant Passons passons puisque tout passe Je me retournerai souvent Les souvenirs sont cors de chasse Dont meurt le bruit parmi le vent

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TRISTAN TZARA ET LE DADAÏSME On entre ainsi dans ce qu’on appelle

l’avant-garde littéraire. Elle a démarré par l’aventure de notre compatriote S. Samyro qui a pris comme pseudonyme Tristan Tzara.

Il est né à Moineşti en 1896 et il a fini ses jours à Paris en 1963.

Jeune élève à Bucarest, il publie déjà des vers de facture symboliste, sur de thèmes comme la province, l’atmos-phère du dimanche, ou même des hôpi-taux, y compris le parfum de la campagne. En voici une strophe:

Sufletul meu e un zidar care se întoarce de la lucru, Amintire cu miros de farmacie curată, Spune-mi servitoare bătrână ce era odată ca niciodată, Şi tu verişoară cheamă-mi atenţia când o să cânte cucul.

En 1916 on le retrouve à Zurich en Suisse. Ici, au cabaret

Voltaire il est accompagné de jeunes amis contestataires qui vont constituer le noyau de la future avant-garde. Ils y donnent des spectacles, font des expositions de peinture, mais surtout ils lancent un programme turbulent de manifestations qui vont marquer un tournant radical dans la création du XXe siècle.

Ils publient la revue „Cabaret Voltaire” en trois langues qui paraît en mai 1916, choisissent, dit-on, au hasard du dictionnaire le mot „dada” à signification ambiguë, qui deviendra une emblème

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cruciale dans l’évolution des lettres. Farces, bals, festivals, expositions, congrès, il y a là toute une panoplie de manifesta-tions qui, parfois, tournent à la bagarre. On y retrouve l’attitude d’un Rimbaud, d’un Lautréamont, mais aussi d’Apollinaire qui mène une correspondance avec Tzara.

Dans les collections Dada, paraît déjà en 1916 la première œuvre de Tzara, La première aventure celeste de Monsieur Antipyrine.

On peut résumer le mouvement Dada en dix points essentiels: 1. C’est une rupture radicale par rapport à toutes les tradi-

tions spirituelles et même institutionnelles. 2. Dada est un retour à la poésie, par une révolution

poétique. 3. Tout cela au nom d’une modernité totale qui marquera

avant tout la création littéraire. 4. C’est un mouvement de longue haleine, qui aura des

échos sinon au cours de tout le XXe siècle, au moins pendant sa première moitié.

5. La contestation vise les fondements mêmes de la pensée rationnelle issue du cartésianisme français. À la place de la cohérence logique, on soutient l’indéterminisme.

6. De là le culte du hasard, de la spontanéité totale. 7. En matière de poésie on cultive l’image choc, qui va être

cultivée par les surréalistes. 8. Liberté totale, par la contestation de toutes les valeurs,

morales, sociales, culturelles, contre tout ordre établi. 9. Cela par des manifestations radicales, pour „épater le

bourgeois”. Le scandale fait figure centrale dans tout le „pro-gramme”.

10. C’est un mouvement essentiellement destructif. Mais il a bien fallu le faire, pour libérer la voie du surréalisme.

En 1919 Tzara est à Paris, proche de la revue „Littérature”, ce qui promettait une coopération avec les jeunes écrivains comme André Breton, le futur „pape” du surréalisme.

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Mais assez vite cela tourne à la bagarre. En 1921-1922 le dadaïsme est mort, mais son esprit a survécu jusqu’à la contes-tation des étudiants français au mois de mai 1968.

Marcel Duchamp, Brâncuşi et Tristan Tzara en 1924

Le scandaleux dada s’attaque avant tout à la cohérence, pour cultiver la non-cohérence totale, l’incohérence. Il s’agit de l’anarchie qu’a fait démarrer notre compatriote en Suisse, pen-dant la première guerre. Voici un texte significatif à cet égard:

Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale: démoraliser partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles de chaque individu …

Tout ce qu’on regarde est faux. Je ne crois pas plus important le résultat que le choix entre gâteau et cerises après dîner …

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Je suis contre les systèmes, le plus acceptable des systèmes est celui de n’en avoir par principe aucun …

(Manifeste Dada, 1918)

C’est le manifeste Dada, la plus forte rupture d’avec la cohérence des systèmes et, finalement, du texte. Nous n’allons pas évoquer ici tout le spectacle destructif du dadaïsme.

Pour ce qui est du hasard dans la création poétique on connaît la célèbre recette de Tristan Tzara:

POUR FAIRE UN POÈME DADAÏSTE

Prenez un journal Prenez des ciseaux Choisissez dans ce journal un article ayant la lon-

gueur que vous comptez donner à votre poème. Découpez l’article Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui

forment cet article et mettez-le dans un sac. Agitez doucement. Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre

dans l’ordre où elles ont quitté le sac. Copiez consciencieusement. Le poème vous ressemblera. Et vous voilà „un écrivain infiniment original et d’une

sensibilité charmante, encore qu’incomprise du vulgaire”.

Voici maintenant notre exercice sur l’article Tina Turner, toute dernière, du Figaro, lundi 3 juillet 2000:

„Sa jeunesse torturée a tout de même fait d’elle une madone des stades. Même si la chanteuse se pré-sente sous le nom de Tina, une poupée sans âge qu’on habille et déshabille à plaisir sur les écrans (au concert de Zurich, elle a donné un exemple de sa riche garde-robe, passant de la tenue noire argentée à la blancheur

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immaculée et aux dorures), elle reste éternellement prisonnière du démon, de son ex-mari, Ike, haineux, qui veille quelque part sur les routes du Mississippi, entre la prison de Saint Louis et les clubs poussiéreux.”

Nous y avons coupé les groupes rythmiques, nous les avons mélangés dans une boîte, nous avons secoué dans toutes les directions et il en est sorti, au hasard de la prise, le poème suivant:

TINA 1. poussiéreux éternellement (1 + 1) 2. du Mississippi 3. entre la prison de son ex-mari (1 + 1) 4. qui veille une madone (1 + 1) 5. de Saint Louis 6. du démon 7. un exemple 8. si la chanteuse (et) aux dorures (1 + 0 + 1) 9. (elle) a donné immaculée (0 + 1 + 1) 10. sous le nom de Tina (1 + 1) 11. une poupée torturée sur les écrans (1 + 1 + 1) 12. elle reste argentée (1 + 1) 13. de sa riche se présente et déshabille (1 + 1 + 1) 14. prisonnière à la blancheur (1 + 1) 15. sur les routes de Zurich (1 + 1) 16. garde-robe au concert (1 + 1) 17. a fait quelque part d’elle (1 + 1 + 1) 18. Ike passant (1 + 1) 19. noire Sa jeunesse sans âge (1 + 1 + 1) 20. de la tenue des stades (1 + 1) 21. Même tout de même (1 + 1) 22. qu’on habille à plaisir (1 + 1) 23. et les clubs haineux (1 + 1) Dans cet exercice, il y a un frisson „de création”. Chaque

morceau ajouté déclenche des visions nouvelles. Le résultat est un poème authentique.

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C’est un exemple sorti du commun de poème aléatoire, fondé donc sur le jeu du hasard, mais le texte de départ contenait de la poéticité, vu que c’est un article sur une artiste, Tina Turner.

Quoi qu’il en soit, le test montre bien que même là où joue l’incohérence totale, celle-ci peut cacher pourtant des „lois”, ne fussent que celles du hasard. Or, il existe bel et bien une poé-ticité du hasard, invoquée déjà par Mallarmé. Cela tient, peut être, de ce qu’on pourrait cataloguer de poème „virtuel”.

Un autre problème qui se pose est celui de la perspective historique. À l’époque où Tzara élaborait sa recette, la non-co-hérence n’avait pas encore donné ses preuves, et un poème comme Tina était moins prévisible. Maintenant, à plus d’un siècle après Mallarmé, Tina semble assez normal. Mais il y a aussi normalité de langue.

Le premier „vers” est une structure poétique standard (ad-jectif + adverbe); dans 2, la localisation du Mississippi n’a rien d’étonnant, avec le locatif du 3. Celui-ci est „boîteux”, puisqu’il n’y a qu’un point de départ, ce qu’on appelle intervalle ouvert à droite. Son ex-mari veille une madone, donc une autre que son ex-femme, etc., etc.

Entre 8 et 12, il y a une période conditionnelle finissant par argentée, comme conclusion de tout l’intervalle (fermé, cette fois-ci). Seule la coordination à la fin est plus osée.

Le poème, dans son ensemble, a une virilité fondée sur les chocs successifs; il est moins banal que son équivalent cohérent. On peut conclure que la non-cohérence a marqué un pas décisif vers la spontanéité du discours poétique, vers la libération de sous les contraintes d’avant. À partir de là, tout est possible en poésie.

* Malgré son attitude destructive au départ, Tzara a continué

d’écrire. De sa première période datent Vingt-cinq poèmes (1918), suivis par Mouchoir de nuages (1925), Indicateurs des chemins de cœur (1928), L’Homme approximatif (1931), L’Antitête (1933),

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Grains et issues (1935), Midis gagnés (1939), Le Cœur à gaz (1946), La Fuite (1947), Parler seul (1950), Juste présent (1961).

Cette création est accompagnée d’un fort travail philoso-hique et d’une activité poétique de gauche, avec sa participation à la défense des forces populaires républicaines dans la guerre civile en Espagne et au mouvement de la Résistance pendant la guerre dans le cadre du Parti Communiste Français.

TEXTES

LA PREMIÈRE AVENTURE CÉLESTE DE M. ANTIPYRINE (Fragment)

Nous déclarons que l’auto est un sentiment qui nous a assez choyé dans les lenteurs de ses abstractions, et les transatlantiques et les bruits et les idées. Cependant nous extériorisons la facilité, nous cherchons l’essence centrale et nous sommes contents en pouvant la ca-cher; nous ne voulons pas compter les fenêtres de l’élite merveilleuse, car Dada n’existe pour personne, et nous voulons que tout le monde comprenne cela, car c’est le balcon de Dada, je vous assure, d’où l’on peut entendre les marches militaires et descendre en tranchant l’air comme un séraphin dans un bain populaire, pour pisser et comprendre la parabole. Dada n’est pas folie – ni sagesse – ni ironie – regarde-moi, gentil bourgeois, L’art était un jeu, les enfants assemblaient les mots qui ont une sonnerie à la fin, puis ils criaient et pleu-raient la strophe et lui mettaient les bottines des poupées et la strophe devint reine pour mourir un peu et la reine devint baleine et les enfants couraient à perdre haleine puis vinrent les grands Ambassadeurs du sentiment qui s’écrièrent historiquement en chœur psychologie psychologie hihi

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Science Science Science vive la France nous ne sommes pas naïfs nous sommes successifs nous sommes exclusifs nous ne sommes pas simples et nous savons bien discuter l’intelligence Mais nous, Dada, nous ne sommes pas de leur avis, car l’art n’est pas sérieux, je vous assure, et si nous montrons le Sud pour dire doctement: l’art nègre, sans humanité, c’est pour vous faire du plaisir, bons auditeurs, je vous aime tant, je vous aime tant, je vous assure, et je vous adore.

RAISON D’ÊTRE

sur nos têtes un seul oiseau dans nos mains la main volante c’est la même c’est le temps un seul vent brûle nos épaules et sous des voyelles amères la mémoire sans audaces l’eau vive que nous fûmes à la naissance des paroles

nous avons plié les routes les ciseaux se sont mis en marche au bruit des découvertes futures les jardins figés dans la pénombre de nos bouches

cœur trouvé la flûte pleine enfant des flammes sans fumée limpide première il y a du soleil dans les doigts aveugles qui comptent les marchés de la ville dans nos têtes à provisions

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par la criaillerie des marées parmi les fruits et les batailles allumez les mots d’étoiles qui perd gagne l’immobile raison de l’eau

POUR COMPTE

dans l’Arabie des trois midis des tours aux fronts de caïmans dans l’Arabie de ta peau neuve et des turbans de rêves noirs le feu tinte dans les cloches douce est la parole de l’eau sous la clé des nuits légères enchaînées au cœur des filles

le feu lèche les miroirs les museaux des endormies brûlent sous le regard fendu dans l’orange du matin

c’est pour ces pays d’un sou que se vide la mémoire pour la neige et la flamme dont se parent les étoiles

sous la crinière aveugle court le feu inassouvi le cristal vivant des sources dans les eaux de l’avenir

va mon enfant dors mon cheval il n’y a pas assez de paix dans les justes mains des cimes pour couvrir la voix des villes

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ANDRÉ BRETON ET LE SURRÉALISME

André Breton est né en 1896. Il a fait des études de médecine et il a participé à la première guerre, période pendant laquelle il est fasciné par Apollinaire, avec lequel il entre en correspondance.

Capital pour son évolution est la décou-verte de la psychanalyse de Sigmund Freud, qui déterminera après non seulement l’éla-boration du surréalisme, mais aussi la des-tinée de la littérature et ensuite de la création littéraire en France et ailleurs.

La revue qui a déterminé son orien-tation vers la modernité c’est bien Littérature (1919). En 1924 il publie le premier Mani-

feste du surréalisme, moment décisif, qui lance le surréalisme comme courant déterminant de l’entre-deux-guerres et même après. Il imprime à ce mouvement une tournure révolutionnaire: en 1927 il adhère au Paris Com-muniste Français, mais l’an d’après il s’en distancie et en 1933 il en est exclu.

En 1930 paraît le Second manifeste du surréalisme. Il se marie avec Marie Jacqueline Lamba, peut-être sous le signe de l’amour fou, composante de base du surréalisme.

Notons aussi un voyage au Mexique où il rencontre Trotzky (1938) et plus tard un séjour en Amérique où il se remarie et déploie une activité littéraire significative.

Le troisième Manifeste du surréalisme paraît en 1942. Après la guerre il se délimite de Sartre et finalement il s’éteint en 1966 et avec lui le surréalisme aussi, si l’on peut se permettre de le dire aussi carrément.

PRINCIPALES ŒUVRES: Mont de piété, 1919; Les Champs magné-tiques, 1920 (coauteur); Clair de terre, 1923; Le Surréalisme et la peinture, 1928; Nadja, 1928; L’Immaculée conception, 1930 (coauteur); Le Revolver aux cheveux blancs, 1933; Les vases communicants, 1932; L’Amour fou, 1937; Fata Morgana, 1941; L’Art magique, 1947 (coauteur). Et évidem-ment les trois Manifestes du surréalisme, 1924, 1930 et 1942.

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Le surréalisme fut donc lancé et dirigé par André Breton. Entre 1922 et 1924 il se sépare du mouvement Dada et élabore le premier Manifeste. Celui-ci marque une rupture, une fin de civilisation, comme on dit. L’objet du nouveau courant c’est la surréalité, définie comme une synthèse entre le réel et le rêve. Par le biais de celui-ci, on valorise l’inconscient de la psycha-nalyse, grâce à l’exploration duquel un univers tout à fait inédit s’ouvre devant les artistes. S’y rattachent aussi les côtés mer-veilleux, surnaturels et fantastiques.

À partir du sommeil hypnotique, cultivé à l’époque comme cure des maladies nerveuses, les surréalistes en arrivent à l’écri-ture automatique, totalement spontanée, réalisée en état de sommeil, ce qui fut illustré par des poètes importants, comme Robert Desnos.

On doit insister sur la beauté convulsive, en tant qu’irrup-tion vitale, opposée à la beauté décorative, trop longtemps cul-tivée au long des siècles. Elle déclenche un amour fou dit et pratiqué par un Paul Éluard.

Tout n’est pas sérieux au programme, car les surréalistes ont pratiqué l’ironie et surtout l’humour noir, direction qui n’a pas encore tarri.

Mais l’important c’est l’inédit de l’image poétique. Dans le premier Manifeste, Breton la compare à l’étincelle électrique qui est d’autant plus forte que la différence de potentiel entre les pôles est grande. De même, entre les termes de l’image il doit y avoir la plus grande distance sémantique possible, telle qu’un „parapluie sur une table d’opération”.

Il s’ensuit une image fort complexe, où les termes s’en-chaînent dans ce qu’on a appelé la métaphore filée.

Tout cela ne s’est pas fait sans heurts. Les surréalistes se rappellent les exploits des dadaïstes: ils font des affiches, des tracts, des papillons, organisent débats et expositions, etc.

De fortes affirmations donnent un cours nouveau à la créa-tion même.

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Quant à l’écriture, „les mots font l’amour”. Le langage et son support s’identifient: le référent et les signes font la même chose. Le langage acquiert, lui-aussi, le statut ontologique, puis-qu’il incorpore le sujet et l’expression comme sa propre sub-stance. La relation est symétrique: le je, le sujet, passe enrichi dans le langage, alors que celui-ci est constitutif du je.

C’est dit nettement:

… à l’intérieur de ma pensée tombe une pluie fine qui entraîne des étoiles comme une rivière claire charrie de l’or qui fera s’entretuer les aveugles. Entre la pluie et moi il a été passé un pacte éblouissant, et c’est en souvenir de ce pacte qu’il pleut parfois en plein soleil.

(Poisson soluble)

Le sujet n’est plus un mécanisme de perception de la réalité, celle-ci se verse dans le je. La barrière disparaît et c’est là l’une des plus grandes conquêtes de la modernité. Cette „uni-fication” se transfère dans le poème, l’expression la plus authen-tique de la fusion, et cela par le rêve:

La pluie, c’est l’ombre sous l’immense chapeau de paille de la jeune fille de mes rêves, dont le ruban est une rigole de pluie.

(Poisson soluble)

Dans le fond, il s’agit du principe de réalité du rêve qui repose sur le principe d’irréalité du monde. C’est bien cela la surréalité.

En parlant du tissu capillaire dans la circulation mentale, Breton fait l’extrapolation capitale:

Le rôle de ce tissu est, on l’a vu, d’assurer l’échange constant qui doit se produire dans la pensée entre le monde extérieur et le monde intérieur, échange

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qui nécessite l’interpénétration continue de veille et de l’activité de sommeil.

(Les vases communicants)

Breton aborde la question obsessive en poétique et en sémiotique: qui parle? La réponse est paradoxale:

Que m’importe ce qu’on dit de moi puisque je ne sais pas qui parle, à qui je parle et dans l’intérêt de qui nous parlons? J’oublie, je parle de ce que j’ai déjà oublié.

(Suite de prodiges)

Le sujet poétique n’aspire plus à l’identité qu’il proclamait à l’époque romantique. Si Breton ne sait pas qui parle, c’est qu’il passe la parole à l’inconscient; il parle de ce qu’il a oublié, c’est-à-dire de ce qui se trouve dans le subconscient, si tant est qu’il faut distinguer entre inconscient et subconscient.

Si le je se place sous l’empire de l’oubli, cela signifie que c’est justement cet oubli qui le libère de la contingence du quo-tidien superficiel; de cette façon, le terrain est propice à la sub-jectivité pure et dure:

L’essence générale de la subjectivité, cet immense terrain et le plus riche de tous est laissé en friche.

(Les vases communicants)

Contrée énorme, comme aurait dit Apollinaire, à cultiver dans un monde se trouvant sous l’avalanche de l’insensibilité technique.

Dans la tradition de Baudelaire, de Lautréamont et de Rimbaud, cette subjectivité n’est pas toujours innocente:

Le mal sacré, la maladie incurable réside et rési-dera encore dans le sentiment.

(Ibidem)

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C’est ainsi que l’on franchit les barrières entre bien et mal, entre raison et déraison:

L’absence bien connue de frontière entre la non-folie et la folie ne me dispense pas à accorder une valeur différente aux perceptions et aux idées qui sont le fait de l’une ou de l’autre.

(Nadja)

Ce n’est pas du cynisme, loin de là. Il s’agit de suivre les contestations du dadaïsme, lancé contre les valeurs sclérosées dans des codes figés, au nom de la spontanéité, des voix venant des profondeurs où foisonnent les significations cachées, au nom, en dernière instance, de la Révolution. Cette nouvelle liberté c’est l’épanouissement d’un sujet plus qu’authentique au niveau de la poésie.

S’est constitué aussi un surréalisme en peinture, illustré avant tout par la création de Salvador Dali, qui y associe sa cri-tique paranoïque.

Notons d’abord les associations insolites. Ainsi, dans le tableau de Dali, Hallucination partielle. Six apparitions de Lénine sur un piano, il y a six têtes de Lénine placées sur les touches du piano. Un homme est là, devant le piano, tenant la main sur le dossier rouge d’une chaise sur laquelle se trouvent des cerises. Le côté onirique est évident. Mais aussi l’ironie adressée à André Breton: le profil de l’homme est, peut-être, celui de ce prétendu révolutionnaire.

Pour ce qui est de la modification des objets, un exemple „classique” peut être le tableau du peintre belge René Magritte, Le modèle rouge, qui présente une paire de chaussures dont la partie extérieure est représentée par des pieds avec leurs orteils. Alors, qui rêve? Les chaussures de se faire pieds, ou inver-sement? Comme les couleurs vont du gris-vert à la pâleur des pieds, on se rend compte que le titre est arbitraire. La rhétorique

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aussi se fait délirante: le contenant (les chaussures) ne sont plus l’espace du contenu (pieds), il se fait contenu. Quelle surréalité!

Venant de l’inconscient, cette image mixte peut renvoyer aux deux symbolismes freudiens: les chaussures comme récipient arrondi sont des signifiants (deux) de la féminité, alors que les pieds pointus seraient des symboles de masculinité. Souvenir du mythe de l’androgyne ou bien suggestion inverse de l’acte sexuel?

L’image surréaliste, issue d’un stimulus en profondeur, a la magie de modifier le monde au niveau d’une infraréalité. Voici un fragment du poème Vigilence d’André Breton, tiré du recueil Le revolver aux cheveux blancs:

À Paris la tour Saint-Jacques chancelante Pareille à un tournesol Du front vient quelquefois heurter la Seine et son ombre

glisse imperceptiblement parmi les remorqueurs À ce moment sur la pointe des pieds dans mon sommeil Je me dirige vers la chambre où je suis étendu Et j’y mets le feu Pour que rien ne subsiste de ce consentement qu’on

m’a arraché Les meubles font alors place à des animaux de même

taille qui me regardent fraternellement Lions dans les crinières desquels achèvent de se con-

sumer les chaises Squales dont le ventre blanc s’incorpore le dernier

frisson des draps À l’heure de l’amour et des paupières bleues Je me vois brûler à mon tour je vois cette cachette

solennelle de riens Qui fut mon corps

L’objet, en substance solide, chancelle et se penche comme une plante, assez loin par rapport à ses propres dimensions, tout

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en heurtant la Seine. Son ombre (lunaire) glisse parmi les remorqueurs. C’est une image de rêve, mais „réaliste” dans le fond. Alors, quel est son sens? Rapportée au défoulement oni-rique, c’est peut-être une image phallique. Tout le problème de l’objet surréaliste est là: réalité et rêves se superposent dans le surréel: ici, le double caché de l’objet est le représentant d’un désir refoulé dans l’inconscient.

Intervient le feu, plutôt le méta-feu qui produit des méta-morphoses: les meubles laissent la place à des animaux: la sub-stance et la forme inanimées se font substance vivante, douée de sa propre signification: chaises → lions, draps → squales. Ces animaux trahissent leurs significations à eux: le lion est la force dominatrice, alors que le squale envoie au requin, symbole évi-dent, cité par Freud même.

Le sujet brûle à son tour et son corps se fait des riens. Combustion symbolique de jouissance consumée ou, peut-être, ratée. La fin du poème donne plutôt une clé positive:

Une coquille de dentelle qui a la forme parfaite d’un sein Je ne touche plus que le cœur des choses je tiens le fil

La prose de Breton cultive aussi des objets oniriques mo-difiés, comme le livre étrange d’Introduction sur le peu de réa-lité; il se fait gnome en bois, à longue barbe blanche. Contiguïté pro-cessuelle, comme point d’aboutissement de l’association insolite.

À noter aussi le poème-collage. Comme dans la peinture, on mêle texte et images, on découpe, on colle, on bricole. De là, le poème-objet, comme Un bas déchiré de Breton: sur fond de soie, tout un tas d’objets marqués par des textes écrits à la main, avec des analogies avec la photo d’une femme; des vers à soie (métonymie du type animal et son produit), avec des outils ser-vant à défaire les cocons, flacon, balai, cigarettes. Le bas est signifiant de l’érotisme, mais aussi talisman.

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Mais revenons à la poésie convulsive, que nous allons

illustrer par un texte anthologique. Dans le premier Manifeste du surréalisme, Breton écrit: „Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination” (p. 14). C’est un dérèglement de tous les sens, comme l’a pré-conisé Rimbaud, que Breton cite à maintes reprises. Il s’agit de libérer ainsi l’imagination totale: „On peut même dire que les images apparaissent, dans cette course vertigineuse” (idem p. 52),

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lancée par l’écriture automatique. Il n’est plus question de „fixer le vertige”, comme chez Rimbaud, mais de le déclencher.

Mais, pour le „Pape” du surréalisme, cette beauté se fait avant tout organique. Elle est convulsive, autrement dit, elle tient des convulsions qui sont des contractions violentes, invo-lontaires et saccadées des muscles ou, au niveau affectif, des mouvements désordonnés, provoqués par des émotions, agita-tions violentes, troubles soudains (voir Le petit Robert, grand format).

Breton le dit carrément: „La beauté sera convulsive ou ne sera pas”. En termes plus précis: „La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas”. Cet érotisme explosif et magique à la fois résulte de l’univers du poème soumis à de fortes tensions, lesquelles se transmettent à l’image choc.

Au niveau du vécu, cela suppose un amour fou, auquel nous reviendrons ci-dessous.

Voici donc le grand poème que nous reproduisons ici, avec la numérotation des vers et la séparation en parties constitutives:

L’UNION LIBRE

1. Ma femme à la chevelure de feu* de bois 2. Aux pensées d’éclairs de chaleur 3. À la taille de sablier

I

4. Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre 5. Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet

d’étoiles de dernière grandeur 6. Aux dents d’empreintes de souris blanche sur la terre

blanche 7. À la langue d’ambre et de verre frottés

8. Ma femme à la langue d’hostie poignardée _______________

* Nous avons reproduit en italiques les mots qui réalisent des „con-vulsions”.

II

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9. À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux 10. À la langue de pierre incroyable 11. Ma femme aux cils de bâtons d’écriture d’enfant 12. Aux sourcils de bord de nid d’hirondelle 13. Ma femme aux tempes d’ardoise de toit de serre 14. Et de buée au vitres 15. Ma femme aux épaules de champagne

III

16. Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace 17. Ma femme aux poignets d’allumettes 18. Ma femme aux doigts de hasard et d’as de cœur IV 19. Aux doigts de foin coupé 20. Ma femme au aisselles de martre et de fênes 21. De nuit de la Saint-Jean 22. De troène et de nid de scalares 23. Aux bras d’écume de mer et d’écluse

V

24. Et de mélange du blé et du moulin 25. Ma femme aux jambes de fusée 26. Aux mouvements d’horlogerie et de désespoir 27. Ma femme aux mollets de moelle de sureau 28. Ma femme aux pieds d’initiales VI

29. Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent

30. Ma femme au cou d’orge imperlé 31. Ma femme à la gorge de Val d’or 32. Du rendez-vous dans le lit même du torrent 33. Aux seins de nuit 34. Ma femme aux seins de taupinière marine 35. Ma femme aux seins de creuset du rubis

VII

36. Aux seins de spectre de la rose sous la rosée 37. Ma femme au ventre de dépliement d’éventail des jours 38. Au ventre de griffe géante 39. Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical 40. Au dos de vif-argent

VIII

41. Au dos de lumière

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42. À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée 43. Et de chute d’un verre dans lequel on vient de boire 44. Ma femme aux hanches de nacelle 45. Aux hanches de lustre et de pennes de flèche 46. Et de tiges de plumes de paon blanc 47. De balance insensible 48. Ma femme aux fesses de grès et d’amiante 49. Ma femme aux fesse de dos de cygne 50. Ma femme aux fesses de printemps 51. Au sexe de glaieul 52. Ma femme au sexe de placer et d’ornithorynque 53. Ma femme au sexe d’algue et de bonbons anciens

IX

54. Ma femme au sexe de miroir 55. Ma femmes aux yeux pleins de larmes 56. Aux yeux de panoplie violette et d’aiguille aimantée 57. Ma femme aux yeux de savane 58. Ma femme aux yeux d’eau pour boire en prison 59. Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache

X

60. Aux yeux de niveau d’eau de niveau d’air de terre et de feu

Deux démarches s’imposent dans „l’attaque” de ce poème-fleuve (60 vers, mais turbulents). La première a été déjà esquis-sée par M. Riffaterre; elle date de 1969, mais elle est encore d’actualité. Il s’agit de l’étude des enchaînements qui produisent des métaphores „filées”, pour lesquelles le texte de Breton est une illustration anthologique. Nous allons y recourir comme cadre ou plutôt comme mesure quantitative, qui est la prémisse pour le poète d’insérer là-dedans une substance débordante, engendrant des convulsions. La deuxième démarche consiste justement dans la recherche de ces convulsions produites par chaque „filature” (les vers en question). À la fin, on concluera que tout cela est l’expression de l’amour fou: retour obsessif au terme de départ (la femme), avec un mouvement de rotation qui donne le vertige.

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Dans ce qui suit, on va s’occuper d’une partie des micro-convulsions du poème, pour mettre en évidence à la fois leur variété et surtout leur accumulation qui mène à la folle explosion de l’amour.

Dans le premier vers il existe quatre unités „filées”: femme – chevelure – feu – bois, ce qui donne un ensemble consistant au point de vue sémantique.

L’effet est donc cumulatif, ce qui crée une tension pro-gressive. À noter que de feu, pour la chevelure, marque déjà une convulsion, puisque le feu est à la fois métaphore de couleur (cheveux roux) et métonymie d’effet: les cheveux brûlent à cause de la passion convulsive. De bois revient au sens décoratif et métonymique à la fois (substance pour phénomène) avec, en plus, la connotation du foyer (métonymie spatiale).

Le vers (2) s’enfile au premier et amplifie la série. Mais pensée est une synecdoque par rapport à la femme en convulsion avec le feu d’avant (donc métonymie de l’effet). Dans pensée, s’accumule donc la combustion qui se déclenche en éclairs de chaleur (deux métonymies d’effet). La convulsion est ici au paroxysme explosif.

Le vers (3) marche toujours avec la succession, à laquelle il ajoute une autre partie de la femme, la taille, suivie par un com-plément du nom, de sablier, qui suggère la forme, mais aussi la traversée du temps par le corps.

Le vers suivant (4) reprend l’obsessif femme et la taille qui est, cette fois-ci, déterminée par une métaphore décorative, mais aussi vibrante, de loutre, après quoi on aboutit à la convulsion dans le sens propre du terme, puisque le petit animal est étranglé entre les dents du tigre. La beauté convulsive c’est donc le car-nage dans l’amour fou.

Suit la deuxième partie (II), qui reprend l’anatomie de la femme, dans la zone bouche – dents – langue. On reprend l’ob-sessif femme, avec la synecdoque de la bouche, déterminée par les métaphores décoratives de cocarde et de bouquet, suivie par

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la convulsion astrale (d’étoiles), métonymie à la fois de cause et d’effet, qui finit par la synecdoque dimensionnelle (de dernière grandeur).

Le vers suivant (6) continue la série; il est plus calme, avec une seule mini-convulsion: souris.

En revanche, les propos sur la langue dans les vers qui suivent, de (7) à (10), reprennent les agressions convulsives. Plus exactement, l’ambre et le verre sont frottés convulsivement, ce qui renferme l’effet de l’étincelle électrique, effet physique cher à André Breton, pour suggérer le choc et la force de l’image poétique. Dans (8), on a la même démarche, avec le choc con-vulsif total: „hostie” poignardée. Cela renvoie, au carnage de (4): loutre entre les dents du tigre.

Même dans l’amour le plus fou, il n’y a pas de violence continue. Aussi le spectacle s’apaise-t-il dans (9) et (10), avec des convulsions de surfaces innocentes, la poupée clignote en ouvrant et en fermant les yeux, et la pierre incroyable a des effets vaguement marqués.

Nous n’allons pas traiter ainsi tous les soixante vers du poème. Pour la démarche, les deux premières (I, II) „laisses” suffisent. On se contentera de relever, dans la suivante, les élé-ments convulsifs, pour nous arrêter après sur l’avant-dernière (IX), la plus ample et la plus significative comme „amour fou”.

Dans III, on a dans (11) bâtons d’écriture d’enfant, où l’acte d’écrire est un métasémème suggérant à la fois la tension de celui qui écrit et les vibrations, les frémissements inédits, comme signifiant nouveau de la convulsion d’amour, quand les cils de la femme traduisent un vécu en profondeur.

Dans (12), par isotopie corporelle, les sourcils sont assimilés au bord de nid d’hirondelle, celle-ci suggérant la fulgurance et la fraîcheur de l’acte extériorisé par l’arc des sourcils qui tres-saillent, expression de la mimique où se réalise l’une des dix mille facettes possibles.

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Les vers (13) et (14) introduisent l’atmosphère chaude et vaporeuse de la serre, avec sa buée aux vitres, espace qui reçoit les pulsations des tempes, en relation d’équivalence.

Le vers (15) est l’un des plus beaux: Ma femme aux épaules de champagne, visualisation „folle” de la finesse de cette partie du corps, avec, en profondeur, l’ivresse des sensations, suivie par le symbole de la fontaine (16), plus que significatif.

Le fragment IX, le plus ample d’ailleurs, illustre le mieux la beauté convulsive et l’amour fou. L’isotopie voulue ici c’est le sexe, topos interdit dans la poésie d’avant. Tout y passe.

D’abord, les hanches. La nacelle y est pour la forme, mais aussi pour suggérer l’aventure frémissante. Hanches revient dans (45), avec son moment culminant, la métonymie convulsive de la flèche. L’obsession des hanches mène au (46) et (47). Si on les relie, on obtient une longue suite, complétant (44) et (45) dans un ensemble filé ahurissant. Les convulsions en question sont ici plumes et balance, la première légère, mais chaude, alors que la deuxième observe l’équilibre.

Pour les fesses, on a trois vers: (48), (49) et (50), avec la répétition obsessive: Ma femme aux fesses. D’abord de grès et d’amiante, où siègent la fermeté et la tendresse. Suit (49), avec la substance convulsive du cygne qui récupère la beauté, alors que dans (50), fesses du printemps est à la fois éclosion et ten-dresse.

Le sexe est quatre fois déterminé, cette fois-ci par impli-cation de beauté convulsive totale. (51) introduit brutalement sexe de glaïeul, pour la couleur intense et pour la carnation. (52) a deux convulsions: le placer pour le gisement et l’ornithorynque pour la mobilité et l’exotisme. Les vers suivants, (53), (54) et (55) introduisent des images comme d’algue et de bonbons, contraste de règne, mais unité sensorielle. (54) est profondément métonymique: sexe de miroir présuppose force de reproduction de l’image du poète même, iconicité mirifique où disparaît la différence je – tu.

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Le pandant animé de miroir sont les yeux, qui closent lumi-neusement le poème, mais avec la même alternance entre beauté et convulsion: six vers, de (55) à (60), ce qui est le record quan-titatif du poème.

La substance est, par ordre d’entrée en vers: larmes, pano-plie, aiguille, aimantée, savane, boire, prison, hache, cou, air, terre et feu.

Nous avons vu ci-dessus les manifestations superréelles de la beauté convulsive et de l’amour fou; tout cela a déclenché une évolution sans retour de la modernité poétique qui a frayé la voie d’une approche en profondeur de la poésie devenue érotique directe, sans détours pudibonds, comme l’a voulu une tradition millénaire.

Mais, malgré les vibrations poétiques fascinantes dans des poèmes comme Union libre, on ne peut pas s’empêcher de con-stater qu’il y a là-dedans une „machinerie” que nous avons décelée dans certains paramètres, sans attirer l’attention là-dessus, pour ne pas couper le charme des folles convulsions poétiques.

TEXTES

LE GRAND SECOURS MEURTRIER

La statue de Lautréamont Au socle de cachets de quinine En rase campagne L’auteur des Poésies est couché à plat ventre Et près de lui veille l’héloderme suspect Son oreille gauche appliquée au sol est une boîte vitrée Occupée par un éclair l’artiste n’a pas oublié de faire figu-

rer au-dessus de lui Le ballon bleu ciel en forme de tête de Turc Le cygne de Montévideo dont les ailes sont déployées et

toujours prêtes à battre Lorsqu’il s’agit d’attirer de l’horizon les autres cygnes

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Ouvre sur le faux univers deux yeux de couleurs différentes L’un de sulfate de fer sur la treille des cils l’autre de boue

diamantée Il voit le grand hexagone à entonnoir dans lequel se cris-

peront bientôt les machines Que l’homme s’acharne à couvrir de pansements Il ravive de sa bougie de radium les fonds du creuset humain Le sexe de plumes le cerveau de papier huilé Il préside aux cérémonies deux fois nocturnes qui ont pour

but soustraction faite du feu d’intervertir les cœurs de l’homme et de l’oiseau

J’ai accès près de lui en qualité de convulsionnaire Les femmes ravissantes qui m’introduisent dans le wagon

capitonné de roses Où un hamac qu’elles ont pris soin de me faire de leurs

chevelures m’est réservé De toute éternité Me recommandent avant de partir de ne pas prendre froid

dans la lecture du journal II paraît que la statue près de laquelle le chiendent de mes

terminaisons nerveuses Arrive à destination est accordée chaque nuit comme un piano

QUELS APPRÊTS

Les armoires bombées de la campagne Glissent silencieusement sur les rails de lait C’est l’heure où les filles soulevées par le flot de la nuit qui

roule des carlines Se raidissent contre la morsure de l’hermine Dont le cri Va mouler les pointes de leur gorge Les événements d’un autre ordre sont absolument dépour-

vus d’intérêt

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Ne me parlez pas de ce papier mural à décor de ronces Qui n’a rien de plus pressé Que de se lacérer lui-même

Les flammes noires luttent dans la grille avec des langues d’herbe

Un galop lointain C’est la charge souterraine sonnée dans le bois de violette

et dans le buis Toute la chambre se renverse Le splendide alignement des mesures d’étain s’épuise en

une seule qui par surcroît est le vin gris La cuisse toujours trop tôt dépêchée sur le tableau de craie

dans la tourmente de jour

Les gisements d’hommes les lacs de murmures La pensée tirant sur son collier de vieilles niches Qu’on me laisse une fois pour toutes avec cela

Les diables-mouches voient dans ces ongles Les pépins du quartier de pomme de la rosée Ramené du fond de la vie Le corps tout en poissons surgit du filet ruisselant Dans la brousse De l’air autour du lit L’argus de la dérive chère les yeux fixes mi-ouverts mi-clos

SUR LA ROUTE DE SAN ROMANO

La poésie se fait dans un lit comme l’amour Ses draps défaits sont l’aurore des choses La poésie se fait dans les bois

Elle a l’espace qu’il lui faut Pas celui-ci mais l’autre que conditionnent

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L’œil du milan La rosée sur une prêle Le souvenir d’une bouteille de Traminer embuée sur

un plateau d’argent Une haute verge de tourmaline sur la mer Et la route de l’aventure mentale Qui monte à pic Une halte elle s’embroussaille aussitôt

Cela ne se crie pas sur les toits Il est inconvenant de laisser la porte ouverte Ou d’appeler des témoins

Les bancs de poissons les haies de mésanges Les rails à l’entrée d’une grande gare Les reflets des deux rives Les sillons dans le pain Les bulles du ruisseau Les jours du calendrier Le millepertuis

L’acte d’amour et l’acte de poésie Sont incompatibles Avec la lecture du journal à haute voix

Le sens du rayon de soleil La lueur bleue qui relie les coups de hache du bûcheron Le fil du cerf-volant en forme de cœur ou de nasse Le battement en mesure de la queue des castors La diligence de l’éclair Le jet des dragées du haut des vieilles marches L’avalanche

La chambre aux prestiges Non messieurs ce n’est pas la huitième Chambre Ni les vapeurs de la chambrée un dimanche soir

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Les figures de danse exécutées en transparence au-dessus des mares

La délimitation contre un mur d’un corps de femme au lancer de poignards

Les volutes claires de la fumée Les boucles de tes cheveux La courbe de l’éponge des Philippines Les lacets du serpent corail L’entrée du lierre dans les ruines Elle a tout le temps devant elle

L’étreinte poétique comme l’étreinte de chair Tant qu’elle dure Défend toute échappée sur la misère du monde

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ÉLUARD

Pseudonyme d’Eugène-Emile-Paul Grindel, Paul Éluard est né en 1895 dans le Nord de Paris; il y suit les cours de l’école communale. À dix-sept ans il tombe malade de tuberculose et il va se soigner en Suisse, où il connaît Hélène Dimitrovnia Drakonova, la célèbre Gala, d’origine russe.

Mobilisé en 1914, il supporte mal les rigueurs de la guerre.

En 1917 il épouse Gala et l’an d’après naît sa fille Cécile.

Sur le plan littéraire il connaît le mouvement Dada et le groupe d’écrivains autour de la revue Littérature (1919). Matériellement parlant, il a une bonne situation qui lui permettra de faire figure d’un mécène.

Sa rencontre avec Breton date de 1921, ce qui va le rapprocher du mouvement surréaliste. En 1924 il publie Mourir de ne pas mourir et fait de grands voyages en Océanie et l’Asie du Sud-Est.

Son recueil de poèmes fondamental Capitale de la douleur paraît en 1926. Le drame du mariage aboutit au divorce de Gala qui se marie avec Salvador Dali (1929), formant un nouveau couple célèbre jusqu’à la fin. Quant à Éluard, il connaît (1934) l’actrice alsacienne Maria Benz, devenue elle aussi un mythe sous le nom de Nusch.

Il adhère au Parti Communiste Français et en 1936 on le retrouve en Espagne, du côté des républicains. C’est donc un écrivain engagé.

Après quinze ans de collaboration, il se sépare d’André Breton (1938). Pendant l’occupation de la France, il vie en sémiclandestinité, participe à la Résistance. À noter qu’il transforme un poème d’amour en poésie militante: Liberté.

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Après la libération il se manifeste comme un combattant pour la paix, participant à des conférences à Prague, en Yougoslavie, en Grèce et en Italie, au Mexico. En 1946 Nusch s’éteint et Éluard subit une forte crise qui le mène au bord de suicide. Mais en 1951 il se remarie avec une jeune femme, Dominique Lemar.

L’an d’après il meurt à la suite d’une crise cardiaque; il est enterré au cimetière Père Lachaise.

PRINCIPALES ŒUVRES: Mourir de ne pas mourir, 1924; Capitale de la douleur, 1926; L’Amour la poésie, 1929; L’immaculée conception, 1930 (avec André Breton); La Vie immédiate, 1932; La Rose publique, 1934; Les Yeux fertiles, 1936; Donner à voir, 1939; Le Livre ouvert I, 1940; 1942, II; Poésie et vérité, 1942; Le Désir de durer, 1946; Corps mémorable, 1948; Poèmes politiques, 1948; Les Sentiers et les routes de la poésie, 1952.

Adepte au départ du programme surréaliste, il s’en détache par une esthétique et un discours poétique personnels. Le rêve et la dictée automatique nous éloignent, croit-il, du monde réel, de sa perception immédiate. C’est justement cette perception qui lui permettra de créer une œuvre poétique de référence non seule-ment pour l’époque de son élaboration.

De là une poésie qui repose sur la sensibilité la plus profonde, vécue comme sensations et sentiments. Le poète sera un rêveur éveillé, qui sonde le miracle de la nuit peuplé d’une frénésie d’amour. L’expression poétique de ce vécu est à la fois simple et débordante d’imagination.

C’est aussi la poésie des rapports inédits entre objets et êtres, formulés en termes de communication et de métalangage: „L’espace entre les choses à la forme de mes paroles” (Ne plus partager). Poésie du sujet poétique, elle est aussi celle du destinataire, appelé à revivre à son propre compte l’aventure du poète. Car, outre la solitude foncière de tout créateur, Éluard invoque le plus souvent le couple homme – femme, entraînés dans des expériences qui modifient le visage de l’univers même: „Le monde entier dépend de tes yeux purs” (Nouveaux poèmes).

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Éluard fut prédestiné à vivre et à dire „l’amour fou”, trans-formant un projet surréaliste en miracle de poésie; il reste l’un des plus grands poètes d’amour.

Nous allons illustrer justement l’amour fou chez Éluard dans l’éloge de la femme, dans la frénésie du couple, pour nous arrêter après sur la façon dont il chante et médite l’espace. Les fragments font partie du volume Capitale de la douleur.

Premier aspect: c’est la „description” même de la femme, qui entraîne tout l’univers soumis docilement dans la fascination du dernier-né des soleils:

Dormir, la lune dans l’œil et le soleil dans l’autre, Un amour dans la bouche, un bel oiseau dans les che-

veux, Parée comme les champs, les bois, les routes et la mer,

Belle et parée comme le tour du monde ……………………………………….. Jambes de pierre aux bas de sable,

Prise à la taille, à tous les muscles de rivière, Et le dernier souci sur un visage transformé

(Suite)

Le discours poétique change du tout au tout: ici, il démarre par l’insertion dans les parties du corps des éléments qui, avant, étaient analogiques (comparaisons, métaphores); l’œil n’est pas comme la lune, celle-ci plonge dans l’œil et le soleil dans l’autre. Dans la bouche se trouve un amour, comme un être d’allégorie, et dans les cheveux il y a un oiseau. Alors que chez Mallarmé la chevelure est vol d’une flamme, ici l’univers astral et animé pénètre voluptueusement dans l’être de la femme.

Si la description descend sur terre, celle-ci offre ses parures des champs, bois, routes, mer et rivières, pour engendrer une beauté débordante, au visage transformé. L’analytisme de l’image n’est que l’analogue de la métaphore „filée”, puisque chez Éluard les métaphorisants participent d’une nouvelle genèse, qui est l’acte d’amour. Ce sont des hypermétonymies démiurgiques.

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Ou bien, le corps réceptacle est un ensemble définitoire et même abstrait; ce qui y plonge devient cyclique par rapport au corps. L’abstrait réceptacle peut se faire marque de fleur qui, à son tour, recouvre l’auréole:

Elle avait dans la tranquillité de son corps Une petite boule de neige couleur de l’œil

Elle avait sur les épaules Une tache de silence une tache de rose

Couvercle de son auréole Ses mains et des arcs souples et chanteurs

Brisaient la lumière

Elle chantait les minutes sans s’endormir (L’unique)

À la fin la perspective change, le réceptacle devient un agent (actif) qui brise la lumière. Le temps même est l’objet de son chant. L’amour fou devient discrètement délirant. La femme n’est plus „surfemme”, elle est principe osmotique dans tous les sens, entre son corps et les éléments cruciaux de l’univers, dans une synthèse surhumaine, possible grâce à la présence de l’homme dans le couple, présence souvent présupposée et d’autant plus significative, dans une lecture avertie.

La poésie de la modernité cesse donc d’être fondée sur la „mimésis”; elle abandonne l’analogie au profit de la contiguïté, la métaphore au profit de la métonymie. Comme chez Eluard celle-ci est, dans la plupart des cas, dynamique, on peut affirmer que ses poèmes dégagent un sens processuel, en opposition totale avec la poésie traditionnelle qui, elle, renferme un sens statique.

L’homme, le poète dans le couple lyrique peut se mani-fester explicitement:

Voyage du silence De mes mains à tes yeux

(Premièrement, XXIII)

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Topos cher à Eluard, le silence instaure une communion qui annule le monde au profit de l’incandescence pure et totale du couple. Celle-ci comble le vide du monde:

Ta chevelure d’oranges dans le vide du monde Dans le vide des vitres lourdes de silence Et d’ombres où mes mains nues cherchent tous tes reflets

(Nouveaux poèmes)

Deuxième hypostase. À partir de cette mise en amour, la tension augmente et l’état sensuel devient explosif. Notons d’abord le débordement de félicité qui déclenche le rire, dans un spectacle inouï:

Sous la menace rouge d’une épée, défaisant sa chevelure qui guide des baisers, qui montre à quel endroit le baiser se dépose, elle rit. L’ennui, sur son épaule, s’est endormi. L’ennui ne s’ennuie qu’avec elle qui rit, la téméraire, et d’un rire insensé, d’un rire de fin du jour semant sous tous les ponts des soleils rouges, des lunes bleues, fleurs fanées d’un bouquet désenchanté. Elle est comme une grande voiture de blé et ses mains germent et nous tirent la langue. Les routes qu’elle traîne derrière elle sont des animaux domestiques et ses pas majestueux leur ferment les yeux.

(Nouveaux poèmes)

On voit bien dans ce texte que nous nous sommes permis de reproduire entièrement, comment joue la scansion sensuelle entre menace rouge d’épée (ambiguë, sens littéral et figuré) et les baisers guidés par la chevelure, avec l’explosion du rire éro-tique, téméraire et insensé, qui endort l’ennui. Mais ce rire est doué de facultés germinatives; sa semence va engendrer des astres (soleils et lunes). La femme n’est plus le seul centre de

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l’espace, elle déclenche une nouvelle genèse. Sur terre aussi, ses mains ont les dons de la germination du blé; elle traîne des routes (et non inversement) qui se muent en animaux domestiques: métaphore de transformation radicale, mais aussi métonymie ahurissante.

L’amour total n’est pas qu’un événement capital dans le monde d’ici-bas, il transfigure et celui-ci et les repères lumineux de l’univers.

De tels bouleversements peuvent désarticuler l’être même de la femme. Le poète entend les herbes du rire (métaphore d’appartenance). Mais sa tête l’enlève (synecdoque qui s’attaque au corps), et du haut des dangers mortels, elle enfante la chute (= métaphore de l’orgasme?):

Toi la seule et j’entends les herbes de ton rire Toi c’est ta tête qui t’enlève Et du haut des dangers de mort Sur les globes brouillés de la pluie des vallées Sous la lumière lourde sous le ciel de terre Tu enfantes la chute.

(Premièrement, VI)

L’harmonie des trois alexandrins se brise dans le choc du vécu et du danger de mort, le ciel se fait de terre dans un vertige, une chute que la femme même enfante. Le terme-clé (vertige) est repris explicitement dans IX: Le vertige au cœur des méta-morphoses, dont voici la suite:

Tes mains font le jour dans 1’herbe Tes yeux font l’amour en plein jour Les sourires par la taille Et tes lèvres par les ailes Tu prends la place des caresses Tu prends la place des réveils.

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La sensualité est telle que les yeux font l’amour, comme dans un mythe de l’androgyne, où d’autres organes que le sexe font l’amour. Les caresses ne sont plus des sensations ressenties comme telles, la femme s’y substitue avec sa corporalité, comme elle le fait aussi par rapport aux réveils. C’est donc un effet fou de subtiles et profondes convulsions, en tant que réplique de l’acte normal:

D’une seule caresse Je te fais briller dans tout ton éclat.

(Idem, XVII)

Il s’ensuit un dialogue fertile, avec des effets de métamor-phose entre l’homme „frappé” par l’amour et les éléments de l’univers, traités explicitement: terre, air, eau et feu, celui-ci étant plus rare dans le discours poétique „normal”. La beauté convulsive transmet ses vibrements à l’espace, entraîné dans la même aventure, dont le pivot des transfigurations, des reverse-ments ontologiques et sensoriels, est la femme dans l’acte érotique:

Bouches gourmandes des couleurs Et les baisers qui les dessinent Flamme feuilles l’eau langoureuse Une aile les tient dans sa paume Un rire les renverse.

(Idem, XVI)

Se produit ici une mutation des registres corporels et sen-soriels: les couleurs ne sont pas perçues par la vue, ce sont les bouches des amants qui les dévorent, et leurs baisers qui les dessinent; mouvement donc d’aller et retour, puisque d’abord les couleurs sont consommées comme les aliments, puis elles s’extériorisent, comme résultat créateur des baisers.

Après ce spectacle de la vue, déplacé dans l’acte de manger, suit la parataxe des trois éléments: flamme, feuilles (synecdoques et métonymies du feu et de la terre), eau langoureuse (l’épithète

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qui transfère l’humain à l’eau). Ces éléments sont tenus ensemble par la synecdoque de l’aile, appartenant à la synecdoque de la paume: dans l’acte d’amour, l’oiseau se fait humain et inver-sement, plutôt. Mais tout est dynamique, puisque la félicité (un rire) les renverse.

Pourtant, le volume s’appelle Capitale de la douleur, sans qu’il soit tragique pour autant. Si douleur il y a, elle se manifeste comme paroxysme de l’amour. Le poète est traversé par la lumière, écluses de la vie, les femmes pâlissent à perte d’haleine. Mais voici la seconde partie du poème:

Et toi, tu te dissimulais comme une épée dans la déroute, tu t’immobilisais, orgueil, sur le large visage de quelque déesse méprisante et masquée. Toute brillante d’amour, tu fascinais l’univers ignorant.

Je t’ai saisie et depuis, ivre de larmes, je baise partout pour toi l’espace abandonné.

(Nouveaux poèmes, Les lumières dictées)

Le topos de l’épée revient, mais l’éclat d’amour fascine l’univers. La fin est encore une fois anthologique. Cette fois-ci, l’homme saisit la femme; et la volupté qui se dégage engendre des larmes qui donnent l’ivresse. Par une expansion phéno-ménale, 1’homme baise l’espace abandonné: l’amour fou évacue tout ce qui remplit le lieu où la scène se déroule, et ce vide va être marqué, réanimé par les baisers de 1’homme. Métonymie au seuil de la paranoïa: on baise le contenant à la place du contenu, présupposé présent, mais ce contenant est métaphysique, au sens restreint et total du terme.

Entre le je et la femme, la limite disparaît dans une con-fusion (= roumain „contopire”) totale qui laisse derrière les millions d’années de séparation des corps, des deux sexes:

Ta bouche aux lèvres d’or n’est pas en moi pour rire (Nouveaux poèmes)

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avec, en même temps, la perfection sémantique des mots dont la densité recouvre l’univers:

Et tes mots d’auréole ont un sens si parfait Que dans mes nuits d’années, de jeunesse et de mort J’entends vibrer ta voix dans les bruits du monde.

(Ibidem)

Il ne s’agit pas de la seule union dans l’acte charnel d’amour, mais d’une fusion possible même à une certaine distance, intime, il est vrai, ou plus exactement en termes de proxémique, à moins de quinze centimètres. Le poème total est celui qui démarre par cet alexandrin l’un des plus profonds possibles:

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, (Nouveaux poèmes)

Ellipse incandescente qui réunit les deux êtres autour du centre vital de l’amant; perception par laquelle on intègre en soi la source de sensations. Si on la dessine, cette ellipse démarre noire et devient rouge à l’autre bout. Et tourne, tourne ellipse de félicité, qui se fait:

Un rond de danse et de douceur, Auréole du temps, berceau nocturne et sûr

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autrement dit, mouvement rythmique qui fait naître le temps dans une auréole, avec retour intime au berceau.

L’existence même du je est en fonction de la vue des yeux dont émane la source même de sa vie:

Et si je ne sais tout ce que j’ai vécu C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.

À partir de là, se développe un ensemble ahurissant, réalisé par une cinquantaine de déterminations figurées, ce qui est le record, peut-être, de la „métaphore filée”. Nous y mettons des guillimets, puisque c’est une synthèse de métasémèmes qui ne sont pas filés, mais bien superposés, amalgamés, tourbillonant dans la force des convulsions poétiques, expression de l’amour délirant:

Feuilles de jour et mousse de rosée, Roseau du vent, sourires parfumés, Ailes couvrant le monde de lumière, Bateaux chargés du ciel et de la mer, Chasseurs de bruits et sources de couleur

Parfums éclos d’une couvée d’aurores Qui gît toujours sur la paille des astres, Comme le jour dépend de l’innocence Le monde entier dépend de tes yeux purs Et tout mon sang coule dans leurs regards

Rythme prosodique particulier: alexandrin, puis chute en octosyllabe, retour à l’alexandrin. Après, l’avalanche des nobles décasyllabes (un seul 11, mais égal à 10), qui marque l’obses-sion de la scansion 4 – 6, où la première partie offre la base des développements dans la seconde. Musique donc par la „fugue” qui embrasse l’univers dans un rythme toujours frais, mais cumulatif.

En outre, ici s’impose le modèle d’une source, analogue au calligramme d’Apollinaire sur le jet d’eau: à sa base se trouve

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effectivement l’image d’un œil dont jaillissent les jets se rapportant à ses amis (voir p. 109).

En schématisant un peu, cela revient au modèle que nous avons appliqué ci-dessus, à l’Union libre d’André Breton, avec la différence qu’ici on a un seul point de départ (les yeux), et non pas toutes les parties anatomiques de la femme, prises dans le sens propre.

Il existe deux blocs rompus par la digression à la fin de la première strophe. La deuxième énumère par parataxe les déterminations des yeux, suivie dans la troisième, par la relative événementielle. La fin revient avec le mouvement inverse, corollaire de tout: Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Par intégration, il y a plutôt un seul jet qui se lance par marches: chacune marque une explosion sémantique et pourtant vitale; ce sont les figures de style successives. Disons une fusée poétique qui devrait être programmée de telle façon qu’elle marque les marches et revienne à son point de départ, par une ellipse dans laquelle peuvent s’inscrire d’autres, surtout celle du premier vers: La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur.

Nous allons évoquer les points de luminescence successifs, avec leurs impacts et charges sémantiques respectives:

Le rond, plutôt la ronde (de danse) marque la récurrence de l’ellipse initiale, comme une forte convulsion de douceur.

L’intensité du vécu est une victoire contre le cours irréversible du temps, puisque celui-ci s’arrête ou ralentit, si l’on veut, sous l’apothéose d’une aurore. En ce moment, le couple se régale dans le berceau nocturne qui le fait balancer dans le bonheur in- et subconscient du bébé.

À chaque marche se produit un miracle: le monde est transformé sous la magie des yeux qui ont acquis des attributs surhumains, pour avoir fait le tour du cœur de l’amant: le jour devient un végétal dont les feuilles ne sont que les yeux de la femme, comme dans un tableau de surréalité. Il en est de même pour la mousse de rosée.

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Le vent n’est plus simple agitation de l’air, mais il possède des roseaux qui sont, eux-aussi, les yeux fascinants de la femme. Les sourires sont parfumés par synesthésie, mais aussi par la métonymie spatio-temporelle de la nuit et de l’acte qui la remplit.

La femme se fait oiseau, puisque ses yeux sont des ailes douées d’une irradiation telle qu’elles recouvrent l’univers par leur lumière. C’est une „marche” qui est l’équivalent d’une genèse ourdie par l’acte d’amour, dans lequel les deux amants sont deux démiurges.

Revenant à l’isotopie du contenant (bateau), les yeux deviennent un bateau dans lequel plonge le ciel et la mer aussi, celle-ci n’étant plus seulement l’eau sur laquelle glisse le bateau, mais une substance émergente et plongeante dans le navire. Tout cet effet cosmique est dû à la force convulsivement démiurgique de l’acte d’amour, réalisée en métonymies métaphysiques.

La synesthésie qui suit (bruits et yeux), a le rôle purifi-cateur de libérer les sons purs, analogues de ceux de Bach, environnement divin et stimuli pour l’absolu de l’Éros.

Acte donc de genèse, suite d’un big-bang qu’est l’amour faisant renaître l’univers lourd du sens initial. Les aurores sont là, en train de couver des parfums, synesthésie plurielle, déjà suggérée plus haut. S’incarne donc une poule-mère gisant sur la paille supraterrestre des astres. À noter donc la macroanalogie (macrométaphore) pour l’acte d’amour qui est destiné à mettre au monde un autre monde, frais, frémissant comme au premier jour.

Vers la fin, s’inverse la relation de dépendance: l’univers dépend des yeux de la femme. Dans cette nouvelle hypostase, la boucle se ferme. Une fois touché par la courbe des yeux, le cœur de l’amant pousse le sang, tellement qu’il sort du corps et se met à couler dans les regards des yeux, donc dans leur émanation magique. Les yeux ne sont plus des récepteurs des stimuli, au contraire: ils ne sont pas, banalement, les organes qui perçoivent les couleurs, ils en sont la source.

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Tout cela dans un orgasme qu’est le poème vécu, écrit et lu dans le délire de l’amour convulsif et fou.

Comme la poésie d’Eluard monte souvent au niveau méta-physique, il est normal qu’elle soit écrite, surtout dans ce cas, à la troisième personne. Le monde tourne, il dépend de la force des sensations. La beauté convulsive entraîne l’univers:

La fatigue la nuit le repos le silence Tout un monde vivant entre des astres morts La confiance dans la durée Elle est toujours visible quand elle aime

(L’amour la poésie, X)

Le couple poétique, même s’il est transcrit à la troisième personne, comporte une modulation de l’un par l’autre. Voici le pouvoir du je de changer les contours de la femme aimée, de l’assimiler en soi-même:

Elle est debout sur mes paupières Et ses cheveux sont dans les miens, Elle a la forme de mes mains, Elle a la couleur de mes yeux, Elle s’engloutit dans mon ombre Comme une pierre sur le ciel.

(L’amoureuse)

On ne manquera pas de saisir l’inédit de cette hypostase du couple, qui consiste non seulement dans la suppression de la distance entre les deux, mais aussi dans le changement mutuel des êtres, dans leur unification en un tout qui „monte” au carré la densité sémantique du poème. Nous en avons déjà parlé, à propos du vers célèbre: La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur.

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Comme on s’y attendait, la femme à laquelle le poète s’adresse n’a pas de nom:

À toi qui n’as pas de nom et que les autres ignorent, La mer te dit: sur moi, le ciel te dit: sur moi, Les astres te devinent, les nuages t’imaginent Et le sang répandu aux meilleurs moments, Le sang de la générosité Te porte avec délices.

(Celle de toujours, toute)

Ce n’est qu’en tant qu’anonyme que les astres peuvent la deviner et que les nuages l’imaginer. La présence de la femme est tellement débordante qu’elle semble être le fruit de l’imagi-naire, alors que l’on sait bien qu’Éluard a vécu de tels moments, peut-être même trop. L’intensité du vécu réel transpose celui-ci dans l’irréel, „contrée ingénue”, comme dit le poète; entre les deux, il y a plutôt filiation mutuelle.

Si noms il y a, c’est dans le poème Les Gertrude Hoffman girls, où l’on énumère dix-huit belles-de-nuit, belles-de-feu, belles-de-pluie, à partir de Gertrude jusqu’à Thelma. Le poète s’adresse à toute la troupe (j’allais dire „troupeau”), avec la conclusion euphorique: L’espace sous vos pieds est de plus en plus vaste,/ Merveilles, vous dansez sur les sources du ciel.

Avant d’en arriver au couple qui se „suffit” à lui-même, on doit mentionner le fait important que souvent Éluard ouvre le poème avec des traits de poéticité, disons générale: ensuite, il parle de la femme à la troisième personne, pour finir avec le tu, comme dans le texte qui démarre par le célèbre vers:

La terre est bleue comme une orange ……………………………………… Les fous et les amours Elle sa bouche d’alliance …………………………. Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté

(L’amour la poésie, VII)

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Dans de tels cas, on a une lecture aller-retour: après avoir lu jusqu’à la fin, on revient au début et l’on comprend que c’est justement par l’acte d’amour que la terre devient bleue, dans l’absolu, et comme une orange … érotique.

L’irradiation du couple poétique original sur les couples de lecteurs devient beaucoup plus complexe ainsi; ceux-ci doivent se mouvoir et dans la métaphysique et dans l’amour fou, la beauté convulsive.

Réconfort dans un poème écrit en alexandrins: Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire Où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard Ni connu la beauté des yeux, beauté des pierres, Celle des gouttes d’eau, des perles en placards.

(L’égalité des sexes)

Mais cela est rare dans la poésie de Paul Éluard. Son discours poétique annule les barrières entre le je et le monde, entre le je et le tu; dans la plupart des cas, ce cadre est peuplé d’images choc, qui se placent au niveau de la surréalité. Celle-ci est particulièrement le fruit des juxtapositions nominales qui supposent l’égalité impossible pour la raison raisonnante:

La nature s’est prise aux filets de ta vie. L’arbre, ton ombre, montre sa chair nue: le ciel. Il a la voix du sable et les gestes du vent. Et tout ce que tu dis bouge derrière toi.

(Les petits justes, VII)

Le je se demande parfois s’il est autre chose que le tu même. On a donc le sens inverse: avant, c’était le poète qui transfigurait la femme, maintenant il se modifie lui-même sous l’effet du tu femme:

Suis-je autre chose que ta force? Ta force dans tes bras, Ta tête dans tes bras, ……………………. Ta tête que je porte.

(Ta foi)

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L’effet peut être épuisant, comme dans le poème Une. Ici, la fatigue me défigure; il s’agit de plusieurs femmes bruyantes, étoiles muettes, je vous apercevrai toujours, folie. Après ce préambule, on revient au tu; par la convulsion de la femme, le je est perdu:

Et toi, le sang des astres coule en toi, leur lumière te soutient ... Je suis perdu.

La modernité du discours invoque l’acte même d’écrire: Les vertiges au cœur des métamorphoses/ D’une écriture d’algues solaires. Vertige de synecdoques et de métonymies, avec des substitutions cosmiques, érotiques:

Tes mains font le jour dans l’herbe Tes yeux font l’amour en plein jour Les sourires par la taille Et tes lèvres par les ailes Tu prends la place des caresses Tu prends la place des réveils

(L’amour la poésie, IX)

Les mêmes mains acquièrent le statut mental: Au premier éclat tes mains ont compris/... Elles ont compris la mimique étoilée/ De l’amour ... (Défense de savoir, II). On voit que par-tout domine le tu, avec tous ses pouvoirs de changer le monde, de lui accorder un sens issu du fait d’amour. La relation je – tu est placée dans ce fait même, follement et célestement enrichi par des pulsations qui viennent de loin, s’installent dans l’instant et modifient espace et temps, car, dit le poète: Je suis au cœur du temps et je cerne l’espace (Défense de savoir, VII). L’obses-sion du tu, qui agit sur le destin de l’homme, revient souvent, passant le je au second plan:

Tu réponds tu achèves Le lourd secret d’argile De l’homme tu le piétines

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Tu supprimes les rues les buts Tu te dresses sur l’enterré Ton ombre cache sa raison d’être Son néant ne peut s’installer

(Défense de savoir, VIII)

Une fois installée, cette entité féminine est lue comme un texte surchargé de substance:

Je lirai bientôt dans tes veines Ton sang te transperce et t’éclaire Un nouvel astre d’amour se lève de partout

(Défense de savoir, 1)

Nos „textualistes” roumains des années quatre-vingt, savent-ils qu’Éluard est l’un de leurs précurseurs?

Si le poète lit dans les veines de la femme, il sent aussi que ses veines à lui se remplissent métonymiquement d’amour:

L’aube je t’aime j’ai toute la nuit dans les veines (L’amour la poésie, XX)

S’installe ainsi un circuit entre le je et le tu poétiques, qui déclenche dans l’ensemble une macroconvulsion d’amour fou. On n’est donc plus dans un sens unique, comme la tradition poé-tique l’a voulu. Il ne s’agit plus du je génie qui adresse son discours à la femme pour des fins affectives, spirituelles, voire prag-matiques, dans le bon sens du terme (conviction, séduction, etc.).

La relation simple je → tu rentre facilement dans la série classématique des couples lecteurs – récepteurs, qui refont à leur propre compte l’aventure lyrique. Mais avec Éluard tout se complique dans cette relation: dans la lecture, il faudra se forger un contexte inédit, au moins analogue à celui du poème. Dans ce contexte, tout se modifie sous la tension de la relation lyrique,

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tout se permute avec des effets sensuels, même métaphysiques. Peut-on déduire que la réfection du couple poétique de départ se bloque dans la lignée illimitée des couples dans la lecture? Non, car ces nouveaux couples sont caractérisés par d’autres para-mètres, antennes, valences et mentalités, qui ouvrent la voie à tous les possibles et même impossibles.

La clé de tout cela c’est la tension du vécu dans tous les cas de figure. Le je devient hyperémique; il transmet cet état au tu, et réciproquement:

Rouge amoureuse Pour prendre part à ton plaisir Je me colore de douleur (L’amour la poésie, XXVIII)

Dans le fond, tout est engendré par le je, mais sa propre création revient sur lui (Tu nais dans le miroir – ibidem). Le poète contemple le spectacle qu’il déclenche, mais s’y installe comme acteur, agent et patient. Ce spectacle ne fixe pas le vertige (Rimbaud), mais le ranime.

Voici maintenant une approche plus complexe de l’espace soumis à des expansions, à partir des registres sensoriels, surtout les sonorités et le regard. Le poème le plus significatif en ce sens c’est Ne plus partager. Il repose sur un état-limite par lequel le poème démarre: la folie. En voici la première partie:

Au soir de la folie, nu et clair, L’espace entre les choses a la forme de mes paroles, La forme des paroles d’un inconnu, D’un vagabond qui dénoue la ceinture de sa gorge Et qui prend les échos au lasso.

Normalement, l’espace a comme repères des objets qui s’y trouvent. Le regard humain ne supporte pas le vide. Entre moi et la maison d’en face il n’y a rien; pourtant, je sais que c’est de

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l’air transparent par lequel j’aperçois la maison. Celle-ci se trouve à une certaine distance, ce qui revient à dire que l’espace entre elle et moi est réduit à une dimension spatiale perçue intuitivement. Sur terre, il n’y a pas d’espace sans objets et êtres. Comme le temps est inconcevable sans événements, l’espace ne saurait être conçu sans objets.

Éluard introduit une autre hypostase de l’espace, scanda-leusement actuelle; c’est le milieu (aérien) par lequel on com-munique. Les paroles dites par un émetteur font vibrer l’air et les vibrations arrivent à l’oreille du destinataire. Mais personne ne perçoit les vibrations entre ces deux pôles de la communication.

Paul Éluard est l’une des rares personnes, sinon la seule, qui prétend que cet espace insaisissable entre les choses prend la forme de ses paroles. Cela revient à dire que le signifiant acous-tique invisible acquiert des formes. Les sons se spatialisent.

Quant à la forme des paroles, on peut suspecter Eluard d’y voir des lettres, plutôt que des sons. Quoiqu’il en soit, cela se fait dans un fou dérèglement: soir de la folie. Or, un fou voit des lettres à la place des sons, comme dans un dessin animé.

Mais l’ambiguïté est de rigueur dans la modernité: elle induit aussi l’hypothèse des „formes” (vibrations) acoustiques des sons, dans la soirée nue et claire. Le fou est souvent un génie: comme un musicien averti, il saisit les formes sonores, avec leurs modulations.

Le poète passe ensuite à l’autre registre, le regard:

Entre des arbres et des barrières, Entre des murs et des mâchoires, Entre ce grand oiseau tremblant Et la colline qui l’accable, L’espace a la forme de mes regards.

L’obsession de l’entre pose une série d’espaces „nus” entre objets et êtres. Mais cette fois-ci, c’est le regard qui transmet des

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formes à l’espace. L’organe en question, l’œil, a une double fonc-tion: il perçoit les formes, mais il émane aussi des significations venant de l’intérieur de l’homme: l’œil est le miroir de l’âme. Est-ce dans ce sens que le regard d’Éluard donne de la forme à l’espace, tout en y imprimant les contours de ses états intérieurs? La réponse „oui” est simple et vraisemblable. L’ennui c’est que dans le vers suivant le poète dit Mes yeux sont inutiles. Pour-quoi? Parce que, une fois émis leur „message”, ils ne servent plus à rien: épuisement des intériorités qui émanent par les yeux, modulent l’espace.

Voici la troisième partie du poème:

Mes yeux sont inutiles, Le règne de la poussière est fini, La chevelure de la route a mis son manteau rigide, Elle ne fuit plus, je ne bouge plus, Tous les ponts sont coupés, le ciel n’y passera plus Je peux bien n’y plus voir. Le monde se détache de mon univers Et, tout au sommet des batailles, Quand la saison du sang se fane dans mon cerveau, Je distingue le jour de cette clarté d’homme Qui est la mienne, Je distingue le vertige de la liberté, La mort de l’ivresse, Le sommeil du rêve, Ô reflets sur moi-même! ô mes reflets sanglants!

Perspective inverse ici: inutilité des yeux, puisqu’il n’y a même pas de poussière, la route est bloquée, le poète reste là immobile. La communication „stradale” est coupée, même le ciel ne saurait y passer. Dans cet immobilisme, ce n’est pas la peine d’y regarder; le regard est plus vivace devant des séquences mobiles, autrement il se fige.

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Si, avant, le poète donnait des formes à l’espace vide par ses paroles et regards, tellement il y collait, maintenant il se détache de son monde, peut-être parce que son pouvoir d’expansion était trop grand, manifesté jusqu’au sommet des batailles. Aussi la saison du sang se fane-t-elle dans son cerveau. On sous-entend que la force d’irradiation qui donnait des formes à l’environ-nement „vide” émanait auparavant de son cerveau, fatigué maintenant. Suit une séparation (distinction) entre la lumière du jour et la sienne, dans un divorce d’avec le monde. Il ne fixe pas le vertige, comme Rimbaud, mais le distingue de la liberté d’être ou de ne pas être dans un contact direct avec le monde. Il le fait de même pour ce qui est du rapport mort et ivresse, sommeil et rêve, dans un carré d’isotopies. On a d’un côté (droit) l’ivresse et le rêve, l’ivresse du rêve, et de l’autre, mort et sa métaphore, le sommeil. La surréalité s’oppose à la sous-réalité (le néant), avec apparente option pour celle-ci. L’orgueil initial, motivé peut-être psychanalytiquement par le pouvoir des paroles et du regard, comme signifiant probable de l’Éros, tombe à la fin dans l’humilité, la résignation du Thanatos.

Tout cela mène à un changement de sens: les reflets se font sur lui-même; par introversion, ils deviennent ses reflets san-glants. Morale: il ne faut pas badiner avec la relation au monde: à force de le trop moduler, on risque de s’y blesser.

Le texte pose donc le problème du sujet, du je poétique qui se place dans des relations dynamiques et contradictoires avec le monde. C’est le propre de la modernité poétique. Par son expansion, ce je marque même l’espace vide (non pas le vide); il crée, de cette façon, une surréalité. Trop vide et à la fois trop théorique chez Breton, celle-ci peut déboucher vers l’infraréalité et la sous-réalité: ébloui par les reflets sur soi-même, le poète ferme les yeux et, avec cela, temps et espace s’anéantissent.

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TEXTES

BOUCHE USÉE

Le rire tenait sa bouteille A la bouche riait la mort Dans tous les lits où l’on dort Le ciel sous tous les corps sommeille

Un clair ruban vert à l’oreille Trois boules une bague en or Elle porte sans effort Une ombre aux lumières pareille

Petite étoile des vapeurs Au soir des mers sans voyageurs Des mers que le ciel cruel fouille

Délices portées à la main Plus douce poussière à la fin Les branches perdues sous la rouille.

*

Elle est – mais elle n’est qu’à minuit quand tous les oiseaux blancs ont refermé leurs ailes sur l’ignorance des ténèbres, quand la sœur des myriades de perles a caché ses deux mains dans sa chevelure morte, quand le triomphateur se plaît à sangloter, las de ses dévotions à la curiosité, mâle et brillante armure de luxure. Elle est si douce qu’elle a transformé mon cœur. J’avais peur des grandes ombres qui tissent les tapis du jeu et les toilettes, j’avais peur des contorsions du soleil le soir, des incassables branches qui purifient les fenêtres de tous les confessionnaux où des femmes endormies nous attendent.

O buste de mémoire, erreur de forme, lignes absentes, flamme éteinte dans mes yeux clos, je suis devant ta grâce comme un enfant dans l’eau, comme un bouquet dans un grand

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bois. Nocturne, l’univers se meut dans ta chaleur et les villes d’hiver ont des gestes de rue plus délicats que l’aubépine, plus saisissants que l’heure. La terre au loin se brise en sourires immobiles, le ciel enveloppe la vie: un nouvel astre de l’amour se lève de partout – fini, il n’y a plus de preuves de la nuit.

*

Mange ta faim entre dans cet œuf Où le plâtre s’abat Où l’arôme du sommeil Paralyse l’ivresse Des bêtes en avance Des bêtes matinales aux ailes transparentes Se pavanent sur l’eau Le loup-corail séduit l’épine-chevalière Toutes les chevelures des îles Recouvrent des grappes d’oiseaux La fraise-rossignol chante son sang qui fume Et les mouches éblouissantes Rêvent d’une aube criblée d’étoiles De glaçons et de coquillages.

Lourd le ciel coule à pic Le ciel des morts sans reflets.

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MICHAUX Henri Michaux est né en Belgique

à Namur (1899). Il s’installe à Paris à l’âge de 25 ans. Commence, puis aban-donne des cours de médecine. Jeune, à 21 ans, il entreprend des voyages en ma-telot charbonnier en Angleterre, Amérique, Brésil, Écuador, Pérou. Il en résulte un journal de voyage, Écuador (1929). Suivent des voyages en Inde, en Chine et au Japon, mais aussi de voyages fan-tastiques, dont les fruits sont des écrits significatifs: Mes propriétés (1929), Un barbare en Asie (1933).

À noter surtout l’image d’un monde à l’envers, habité par Un certain Plume (1930, 1938), ou encore Un barbare en Asie (1933).

Fin des années trente, on le retrouve à Paris, hanté par des idées philosophiques, la poésie et le mystère, illustrés par l’ouvrage Au pays de la magie (1941), ou encore Exorcismes (1943), Labyrinthe (1944).

Michaux est aussi peintre: dessins, images tourbillonnaires, réunis dans Apparitions (1946).

Le poète reprend l’attitude contestataire de ses devanciers, oscil-lant entre timidité et violence (de langage); dans la lignée de Baudelaire il s’adonne aussi à la drogue, surtout à la mescaline (1956-1960), qui lui permet de saisir la face cachée, fascinante du monde, par un excès de sensibilité.

Sa notoriété littéraire est assez tardive; elle est greffée sur une existence retirée qui, paradoxalement, entretient sa renommée. Il meurt à Paris en 1984.

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PRINCIPALES ŒUVRES: Qui je fus, 1927; Mes propriétés, 1929; Un certain Plume, 1930; Un barbare en Asie, 1933; La Nuit remue, 1935; Voyage en Grande Garabagne, 1936; Plume, précédé de loin-tain intérieur, 1939; Au pays de la magie, 1941; L’espace du dedans, 1944; L’Infini turbulent, 1957; Connaissance par les gouffres, 1961; Vers la complétude, 1967.

L’œuvre de Michaux est contemporaine du surréalisme auquel elle est redevable, tout en le transgressant par des attitudes et des expressions limite qui annoncent l’absurde.

Contestataire, il l’a été, mais sans faire du bruit, car il était toujours replié sur soi-même. Si environnement il y a, celui-ci est „normalement” hostile, menaçant jusqu’à l’anéantissement du moi. Il en ressort une synthèse entre le sujet et son monde, qui traduit l’image d’un aliéné, voire d’un névropathe.

Notons aussi son penchant pour la spiritualité totale du boudhisme qui le mène vers une extase, bien qu’inconfortable. Mais cela dans une atmosphère ou se mêlent rêve, mystère et drogue même.

L’expression poétique est marquée aussi par l’ironie, l’hu-mour (noir), le malheur et la douleur, le pathétisme et le néant. La substance charnelle, souvent dégradée ne l’empêche pas de cultiver un élan, quoique suspect. Cette écriture est pourtant un défoulement, une cure, même si ratée, dans le fond.

Nous avons déjà mentionné l’absurde incarné entre autres par Plume suspendu la tête en bas et les pieds au plafond. Mais l’ironie et l’absurde montent au niveau métaphysique. Emprise forte sur le réel, sa poésie est une suite d’insatisfactions, de l’angoisse de ne pas pouvoir atteindre à l’absolu.

Violence, cynisme, sadisme, mais avec des pointes d’ironie, comme dans le poème Mes occupations:

Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre, D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi, non,

j’aime mieux battre.

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Il y a des gens qui s’assoient en face de moi au res-taurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger

En voici un. Je te l’agrippe, toc Je le ragrippe toc. Je le pends au porte-manteau. Je le décroche, Je le repends. Je le redécroche Je le mets sur la table, je le tasse et l’étouffe. Je le salis, je l’inonde. Il revit.

Je le rince, je l’étire (je commence à m’énerver, il faut en finir, je le masse, je le serre, je le résume, et l’introduis dans mon verre et jette ostensible-ment le contenu par terre, et dis au garçon: „Mettez moi donc un verre plus propre”).

Mais je me sens mal, je règle promptement l’addition et je m’en vais.

Cette violence tourne au spectacle absurde, la victime est un il, mais la distance est contrecarrée par la destruction même du langage: c’est Le grand combat, où il y a des variantes absurdes de mots, mais dans une structure de langue „normale”, surtout dans les verbes: Il en est de même dans le poème Saouls qui démarre par le vers:

Magrabote, morne mouille et casaquin Mais allons assister Au grand combat:

Il s’emparouille et l’endosque contre terre; Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle; Il le pratèle et le libacque et lui barufle les ouillais; Il le tocarde et le marmine.

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Le manage rape à ri et ripe à ra. Enfin il l’écorcobalisse. L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse

et se ruine C’en sera bientôt fini de lui; Il se reprise et s’emmargine….. mais en vain. Le cerceau tombe qui a tant roulé. Abrah! Abrah! Abrah! Le pied a failli! Le bras a cassé! Le sang a coulé! Fouille, fouille, fouille, Dans la marmite de son ventre est un grand secret. Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs; On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne Et vous regarde On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

Nous allons aborder maintenant la partie essentielle de la création de Michaux, à savoir l’espace intérieur, la poésie du corps du poète même, en opposition avec d’autres créateurs qui parlaient essentiellement du corps de l’autre, surtout de la femme (aimée).

Grand voyageur d’un bout à l’autre du monde, Michaux n’est pas tellement le poète de l’espace extérieur; au contraire, il écrit L’espace du dedans. Même la drogue (la mescaline) ne lui ouvre toujours pas des horizons infinis, comme disait Baudelaire, mais un va-et-vient entre l’espace extérieur et l’espace intérieur, avec l’accent sur celui-ci. Il s’installe dans la drogue dans un état d’angoisse et de fascination, dans des „situations gouffres”.

Michaux est l’un des rares poètes qui parlent de leur propre corps au niveau littéral: anatomique, physiologique, médical (chirurgical). Dans un autre sens, il se sent habité même par Qui je fus: „on n’est pas seul dans sa peau”.

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Dans ses Propriétés, il veut faire rentrer tel ou tel animal vu dans un livre illustré. Mais il essaie de l’y transporter, il lui manque quelques organes essentiels. Alors, il se met à combler ce manque:

Et si, pour la dent, je prépare une mâchoire, un appareil de digestion et d’excrétion, sitôt l’enveloppe en état, quand j’en suis à mettre le pancréas et le foie (car je travaille méthodiquement), voilà les dents parties, et bientôt la mâchoire aussi, et puis le foie, et quand je suis à l’anus, il n’y a plus d’anus, ça me dégoûte, car s’il faut revenir par le colon, l’intestin grêle et de nouveau la vésicule biliaire, et de nouveau tout le reste, alors non.

Dans cette tentative de mettre ensemble tous ces organes, il semble qu’elle n’est pas loin de l’introspection dans le propre corps du poète, comme l’attestent d’autres fragments, où le même parcours est nettement rattaché à son être. Frappe ici la précision anatomique (Michaux a voulu faire des études de médecine), destinée à mettre à nu un autre espace, celui du propre corps. Où est la poéticité dans ce cas? Dans l’inédit de l’univers poétique, dans sa „fraîcheur”, dans l’audace de dire ce qu’avant était un tabou, sinon imposé, alors au moins consenti. Au niveau rhétorique, il s’agit du contenu pour le contenant (métonymie des organes pour „l’enveloppe” du corps). C’est peut-être l’esthétique du laid, comme on l’a dit pour Baudelaire au départ, continuée par Rimbaud. Mais il n’est pas dit que tout cela n’est pas beau chez Michaux, loin de là: la beauté c’est aussi de l’authenticité, l’abandon du discours pudibond.

Mais les organes du propre corps ne sont pas là chez Michaux, au niveau, disons décoratif; ils sont menacés par des maladies, voire par l’ablation chirurgicale. De là, un dramatisme angoissant qui n’est pas une tragédie grandiloquente. En outre,

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ils ne sont pas „définitifs”, mais saisis dans leur mouvement, leur évolution dans la phylogenèse:

J’étais un fœtus. Ma mère me réveillait quand il lui arrivait de

penser à Monsieur de Riez. (Énigmes)

Le fœtus même n’est pas là à toujours „dormir”, puisque la mère le réveille par une simple pensée. Mais il y a plus: le fœtus en question se trouve dans un ensemble avec d’autres fœtus qui subissent les mêmes effets:

En même temps, parfois se trouvaient éveillés d’autres fœtus soit de mères battues ou qui buvaient de l’alcool ou occupées au confessionnal.

(Ibidem)

Les stimuli qui les réveillent sont donc multiples: pensée, violence, alcool, confession, dans une variété qui va de l’abstrait au concret brutal. La modernité du texte veut que ces futurs humains communiquent entre eux:

Nous étions ainsi, un soir, soixante-dix fœtus qui causions de ventre à ventre, je ne sais trop par quel mode, et à distance.

Plus tard nous ne nous sommes jamais retrouvés. (Ibidem)

On a donc une poésie de la communication même à l’état „larvaire”. Michaux anticipe-t-il là le téléphone „cellulaire”?

L’intériorité corporelle de Michaux est dévoilée par la souffrance, surtout si elle ne peut pas être clamée:

Le panaris est une souffrance atroce. Mais ce qui me faisait souffrir le plus, c’était que je ne pouvais crier. Car j’étais à l’hôtel. La nuit venait de tomber et ma chambre était prise entre deux autres où on dormait.

(Crier)

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Le blocage augmente donc la souffrance. La solution? Elle réside toujours dans le recours aux ressources intérieures:

Alors, je me mis à sortir de mon crâne des grosses caisses, des cuivres, et un instrument qui résonnait plus que des orgues. Et profitant de la force prodigieuse que me donnait la fièvre, j’en fis un orchestre assourdissant. Tout tremblait de vibrations.

(Ibidem)

Le corps devient ainsi source dont jaillissent des objets matériels: l’absurde et le fantastique sont des enfants innocents, le délire aussi. La fiction, si jamais fiction il y a, est prise par du réel.

Le crâne, siège du cerveau, de l’intelligence, n’est plus une simple métonymie spatiale (contenant pour le contenu), mais un réservoir d’objets musicaux qui font un terrible vacarme. Est abolie, dans le fond, ici la limite entre le mental et le matériel, ou alors la relation épistémique est renversée: ce ne sont pas les objets qui, par abstractions et généralisations, conduisent à l’élaboration des concepts, mais bien ceux-ci se changent en objets. Une nouvelle métaphysique qui, en fin de compte, renvoie à l’acte démiurgique primordial qui transforme le Logos en monde concret.

Mais la réaction du corps pur et dur revient: Alors, enfin assuré que dans ce tumulte ma voix

ne serait pas entendue, je me mis à hurler, à hurler pendant des heures, et parvins à me soulager petit à petit.

(Ibidem)

L’intériorité est soumise à des tensions insupportables, ici à cause de l’inflammation aiguë, phlegmoneuse d’un doigt. Le concert qui en sort est quand même cocasse: hurlements accom-pagnés par les cuivres et un instrument inédit plus fort que

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l’orgue. Autoironie presque macabre, qui annonce le postmo-dernisme littéraire, mais aussi musical. Une telle musique est pratiquée par le même Michaux dans le fragment suivant, tiré du poème L’avenir.

Quand les mah, Quand les mah, Les marécages, Les malédictions, Quand les mahahahahas, Les mahahaborras, Les mahahamaladihahas Les matratrimatratrihahas Les hondregordegarderies Les honcurachoncus, Les hordanoplopais de puru para puru, Les immoncéphales glossés, Les poids, les pestes, les putréfactions, Les nécroses, les carnages, les engloutissements, Les visqueux, les éteints, les infects,

Alternent donc coupures et développements en boule de neige; le sens est onomatopéique et interjectionnel, comme une victoire contre l’arbitraire du signe, étudié par Saussure même. Leurs synthèses ont des échos dans des mots „pleins” (marécages, malédictions), qui sont des tableaux iconiques, des sonorités bal-butiées. Dans la suite, on identifie difficilement des mots incor-porés (garderies, glossés), des fragments insérés (céphales) ou des morphèmes (-s, -us, -ais, y compris les articles ou les ad-verbes), qui donnent l’illusion de la grammaticalité.

Les vers suivants invoquent, à leur tour, la motivation par les maladies, suivie par d’autres syntagmes ou mots analogues: Juifs affolés, casernes, barbelés, raz de marée, vertèbres faites de moulins à vent, joie se changeant en brûlure, ravages, organes ... en duel au sabre, etc., etc.

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Avec la fin, qui place le tout dans la relation vide – espace qui intéresse ici:

Oh! Vide! Oh! Espace! Espace non stratifié ... Oh! Espace, Espace!

La saturation de l’espace intérieur aboutit à la non-strati-fication, au vide, mais aussi à une irradiation qui ouvre l’espace vers l’illimité, voire l’infini, selon Michaux même.

Le poète rattache celui-ci plutôt au néant, car il dit, dans le même poème:

Quand, dernier rameau de l’Être, la souffrance, pointe atroce, survivra seule, croissant en délicatesse,

De plus en plus aiguë et intolérable... et le Néant têtu tout autour qui recule comme la panique...

L’infini peut être l’ouverture totale, provenant d’une bonne souffrance: une souffrance presque exquise/ traverse mon cœur dans ma poitrine. À ce moment-là:

cependant qu’un froid extrême saisit les membres de mon corps déserté mon âme déchargée de la charge de moi

suit dans un infini qui l’anime et ne se précise pas la pente vers le haut

vers le haut vers toujours plus haut

la pente comment ne l’avais-je pas encore rencontrée?

la pente qui aspire la merveilleusement simple inarrêtable ascension

(Paix dans les brisements)

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C’est le jour „de la grande ouverture”, quand la souffrance se fait exquise, non pas par masochisme, mais parce que l’intériorité cimentée et enclose laisse la place au „désert”, l’âme étant déchargée de la charge de soi.

On retrouve, chez Michaux, une vision spatiale du Malheur, dans le poème Repos dans le malheur, que nous donnons dans un ordre inversé:

Mon grand théâtre, mon havre, mon âtre, Ma cave d’or, Mon avenir, ma vraie mère, mon horizon, Dans ta lumière, dans ton ampleur, dans ton horreur, Je m’abandonne.

La spatialité du Malheur a des échos sonores: théâtre – âtre – ampleur – horreur. Mais l’important c’est l’isotopie euphorique de cet état, présenté comme tel dans la quasi-totalité des mots, sauf horreur. Le poète s’y abandonne, il assimile le Malheur comme état consubstantiel de son être, espace intérieur où se greffent tous ses événements douloureux, maladifs.

Cette partie du poème rappelle le Recueillement de Baudelaire qui s’adresse, lui-aussi, directement à la Douleur:

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. …………………………………………………… Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,

Mais dans la première partie du poème de Michaux, le Malheur n’est pas décoratif, puisqu’il est le grand laboureur du poète. Alors, il l’invite à se reposer, car sinon il déclenche la ruine:

Le Malheur, mon grand laboureur, Le Malheur, assois-toi, Repose-toi, Reposons-nous un peu toi et moi. Repose, Tu me trouves, tu m’éprouves, tu me le prouves, Je suis ta ruine.

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Notons les rimes internes du premier et de l’avant-dernier vers: le signifiant obsessionnel donne une intériorité sonore, comme cela se passe dans beaucoup de poèmes de Michaux, surtout dans ceux qui cultivent la violence, comme dans Le grand combat ou Saouls. Il y a là une poussée intérieure qui désarticule l’autre. Le propre Malheur est transmis violemment à l’autre, par une expansion de l’intériorité forte.

Mais la fascination d’un ailleurs qui a conduit Michaux dans les coins les plus lointains de la terre, le pousse vers le voyage qui finit par l’intériorité corporelle pure et dure. Il veut

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qu’on l’emporte dans une caravelle, dans l’attelage d’un autre âge, mais attention, il faut éviter certains risques:

Emportez-moi sans me briser, dans les baisers, Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent, Sur les tapis des paumes et leur sourire, Dans les corridors des os longs, et des articulations.

Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi. (Emportez-moi)

Il existe un rythme intériorisé qui démarre par l’alexandrin du premier vers (4 – 4 – 4), dans les rimes b – b; le parcours locatif passe par baisers, poitrines, paumes („tapis souriants”), corridor d’os. Mais l’ablatif de départ mène à l’allatif (enfouis-sez-moi), autrement l’extériorité du parcours aboutit à l’intério-risation. La poésie du monde, y compris une bonne partie de la modernité, c’est l’expansion du sujet vers l’extérieur; Michaux est l’un des rares qui font l’inverse, avec de fortes résonances de subjectivité authentique.

Il s’ensuit que le vrai voyage de Michaux se fait dans son être, comme l’atteste le poème anthologique En circulant dans mon corps. Le mobile de ce voyage c’est la peur, l’angoisse, variante psychique du Malheur. Voici le fragment anthologique qui annonce l’angoisse, plus diluée d’ailleurs, des existentialistes:

En ce temps-là, la peur que je ne connaissais plus depuis dix ans, la peur à nouveau me commanda. D’un mal sourd d’abord, mais qui, quand il vient enfin, vient comme l’éclair, comme le souffle qui désagrège les édifices, la peur m’occupa.

Notons d’abord la périodicité de la peur. Comme l’inter-valle fut aussi long (dix ans), il y a eu accumulation qui déclen-cha d’abord un mal sourd, puis une explosion comme l’éclair ou le souffle détruisant les édifices, un séisme, quoi! La peur pré-suppose une menace imminente, qui n’est pas dite dans le texte.

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C’est peut-être l’équivalent, mais au niveau du paroxysme, de l’indétermination verlainienne: Sans amour et sans haine/ Mon cœur a tant de peine. Comme la distance est grande entre le mal diffus verlainien et l’atrocité, donc l’authenticité de la peur chez Michaux! Chez celui-ci, c’est l’équivalent du poison rimbaldien qui s’attaque aux membres et aux organes du corps. Un phéno-mène psychique agit donc comme agent physique, animal même, destructif. On est trop loin de la belle psychologie d’antan:

Ma peur songeant à ma main qui dans un avenir proche devait se figer, cet avenir à l’instant fut, et ma main se figea, ne pouvant plus retenir un objet. Ma peur pensant la nécrose des extrémités, aussitôt mes pieds se glacèrent et, la vie les quittant, se trouvèrent comme tronçonnés de mon corps. Un barrage catégo-rique m’en tenait désormais éloigné. Déjà j’aban-donnais ces mottes qui seulement pour peu de temps encore devaient s’appeler mes pieds, me promettant des douleurs terribles, avant de s’en aller, et après, étant partis ...

La peur est un humain satanique, qui songe à la main, pense nécrose. Il s’agit d’une intentionnalité évidente, qui passe à l’acte existentiel destructif. Son action est dite en termes médicaux: nécrose, extrémités. L’effet est terriblement doulou-reux. On a donc la progression: malheur – peur – douleur physique. Mais où est 1’harmonie d’antan, qui voyait dans le corps humain une unité équilibrée, semblable à celle de Dieu? À sa place, s’instaure une dysharmonie anatomique même: la main se fige, les pieds se trouvent comme tronçonnés du corps. Le mal de l’angoisse s’empare, après, de la tête:

Ma peur ensuite allant à ma tête, en moins de deux un mal fulgurant me sabra le crâne et s’ensuivit une défaillance telle que j’eusse reculé devant l’effort pour retrouver mon nom.

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Après la paralysie des mains et l’amputation des pieds, la peur sabre le crâne, avec le risque de la mort clinique. Sentiments et douleurs d’autrefois, qui se placent plutôt dans l’imaginaire, sont remplacés par le drame, voire la tragédie d’hôpital comme usine de la mort. Mais tout se place dans la conscience d’un intérieur plus que malmené – intérieur comme parcours:

Ainsi je circulais en angoisse dans mon corps affolé, excitant des chocs, des arrêts, des plaintes. J’éveillais les reins, et ils eurent mal. Je réveillais le colon, il pinça; le cœur, il dégaina. Je me dévêtais la nuit, et dans les tremblements, j’inspectais ma peau, dans l’attente du mal qui allait la crever.

À la peur se substitue le je du poète, comme entité consistante du mal. Donc ce n’est plus la peur qui s’attaque tour à tour aux parties du corps, mais c’est bien le sujet intérieur angoissé, qui circule dans le corps affolé. À chaque „pas”, cela déclenche des plaintes. On a une énumération fabuleuse de l’anatomie interne, marquée d’abord par les parties qui ne sont pas les plus nobles: reins, colon, suivis, dans une audacieuse isotopie, par le cœur.

Une fois atteint, chaque organe éprouve un mal fortement marqué, y compris la peau qui allait crever. C’est un mal intérieur qui, dans son parcours, réalise toute la géographie anatomique de l’espace du dedans. Michaux se débarrasse ainsi du mal „esthétique” de Baudelaire, de l’imaginaire satanique de Rimbaud, pour donner la parole non pas aux paroles poétiques, mais à ses propres organes: par leur fraîcheur physique, ces organes émanent une poéticité inédite, insolite même. La poésie n’est plus dans le discours, dans les objets extérieurs non plus, mais dans la douloureuse intimité du poète. Et c’est justement cette douleur qui donne de l’authenticité exaspérante à la nou-velle poésie, qui devient ainsi douloureusement spectaculaire.

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Ce spectacle n’est pas monotone: il a des hauts et des bas, mais son point d’aboutissement c’est toujours l’intériorité:

Un chatouillement froid m’alertait tantôt ici, tantôt là, un chatouillement froid à toutes les zones de moi.

La guerre venait de finir et je cessais de me rem-parer, quand la peur qui n’attend qu’un soulagement pour paraître, la peur entra en moi en tempête et dès lors ma guerre commença.

La sensation de chatouillement, qui aurait dû apporter un soulagement, est froide, comme la suite d’un mal encore ressenti. La guerre finit et le combattant essaie de se munir d’un rempart. Mais celui-ci se fait contre un danger extérieur. Il n’est pas efficace contre la peur qui rentre en tempête à l’intérieur „de moi”, ce qui relance ma guerre. Le vrai mal est celui qui vous appartient, c’est une „propriété”, comme dirait Michaux. C’est un mal durement éprouvé, organe après organe, mais, qui plus est, il est assimilé devenant la nature même de l’espace corporel intérieur.

C’est un point d’aboutissement de la modernité la plus crue, la plus cruelle, qui donne une poésie imprévue, qui crée son authenticité.

TEXTES

DANS LA NUIT

Dans la nuit Dans la nuit Je me suis uni à la nuit A la nuit sans limites A la nuit.

Mienne, belle, mienne.

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Nuit Nuit de naissance Qui m’emplis de mon cri De mes épis Toi qui m’envahis Qui fais houle houle Qui fais houle tout autour Et fumes, es fort dense Et mugis Es la nuit. Nuit qui gît, Nuit implacable, Et sa fanfare, et sa plage, Sa plage en haut, sa plage partout, Sa plage boit, son poids est roi, et tout ploie sous lui.

Sous lui, sous plus ténu qu’un fil Sous la nuit La Nuit.

UN HOMME PAISIBLE

Etendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. «Tiens, pensa-t-il, les fourmis l’auront mangé...» et il se rendormit.

Peu après sa femme l’attrapa et le secoua: «Regarde, dit-elle, fainéant! pendant que tu étais occupé à dormir on nous a volé notre maison». En effet, un ciel intact s’étendait de tous côtés. «Bah! la chose est faite», pensa-t-il.

Peu après un bruit se fit entendre. C’était un train qui arrivait sur eux à toute allure. «De l’air pressé qu’il a, pensa- t-il, il arrivera sûrement avant nous» et il se rendormit.

Ensuite le froid le réveilla. Il était tout trempé de sang. Quelques morceaux de sa femme gisaient près de lui. «Avec le sang, pensa-t-il, surgissent toujours quantité de désagréments; si

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ce train pouvait n’être pas passé, j’en serais fort heureux. Mais puisqu’il est déjà passé...» et il se rendormit.

– Voyons, disait le juge, comment expliquez-vous que votre femme se soit blessée au point qu’on l’ait trouvée partagée en huit morceaux, sans que vous, qui étiez à côté, ayez pu faire un geste pour l’en empêcher, sans même vous en être aperçu? Voilà le mystère. Toute l’affaire est là-dedans.

– Sur ce chemin, je ne peux pas l’aider, pensa Plume, et il se rendormit.

– L’exécution aura lieu demain. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter?

– Excusez-moi, dit-il, je n’ai pas suivi l’affaire. Et il se rendormit.

ALPHABET

Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres, profondément.

Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était pas essentiel disparut.

Cependant je les fouillais, voulant retenir d’eux quelque chose que même la Mort ne pût desserrer.

Ils s’amenuisèrent, et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde.

Par là, je me soulageai de la peur qu’on ne m’arrachât tout entier l’univers où j’avais vécu.

Raffermi par cette prise, je le contemplais, invaincu,quand le sang avec la satisfaction, revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie.

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VERS LE POSTMODERNISME

On a pu bien remarquer jusqu’ici que nous n’avons pas abordé la modernité du point de vue des mutations poétiques. Une seule fois, nous l’avons pourtant divisée en deux: la première (de Baudelaire à Mallarmé, y compris) et la seconde (à partir d’Apollinaire, avec, comme réalisation plénière, le sur-réalisme). Mais, typologiquement, Rimbaud rentre dans la seconde. Sauf de tels non-chronismes, types et périodes concordent, plus ou moins.

Quoi qu’il en soit, nous allons esquisser la troisième phase qui conteste la seconde, sans qu’il y ait rupture totale. C’est une sorte de postmo-dernisme sans la lettre ou, si l’on veut, avant. Mais non pas un postmodernisme dogmatique et irrespectueux, puisque l’essentiel de la modernité y est incorporé.

En 1964, Jean Breton et Serge Brindeau publient sous le titre Poésie pour vivre, un Manifeste de l’homme ordinaire, dont l’écho s’est longtemps prolongé.

C’est un moment important, l’expression du tournant dans la poésie en France, après guerre; l’un de ses précédents fut l’École de Rochefort, pendant la guerre.

Jean Breton

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Les auteurs du Manifeste s’insurgent contre l’élite des poètes „qui prétendent n’écrire que pour leurs tiroirs” (voir Jean Breton, Les poètes de la poésie pour vivre, collection Poésie 1, p. 195). Tonalité théorique, polémique, pamphlet et conseils: „Refusez le marché avec brutalité. Prenez le pouls du monde extérieur. Ne négligez rien de ce que votre regard peut happer” (p. 197). Ce monde est la négation du trop d’intériorité; c’est du réel dans tous les sens, y compris écologique.

Dans l’atmosphère du temps, on envisage donc une démo-cratisation de la poésie: „Nous aspirons naturellement à une poésie populaire”; mais cette création „n’est pas pour autant une poésie de parti” (p. 199), car „le poète, en tant que tel, a besoin d’une liberté complète” (p. 200).

Le septième chapitre est le plus important pour notre dé-marche ici; il porte le titre À bas l’hermétisme: „Il n’est plus admissible qu’un poète cultive avec prédilection l’hermétisme” (p. 201). Ces jeunes poètes ne supportent plus la pose sorbon-narde qui les ennuie.

En revanche: „Que nos poètes sachent donc retrouver la valeur initiale, initiatrice si l’on veut, du choc sensoriel, le libre élan de l’imagination!” (p. 201). Ce choc rappelle Apollinaire, au niveau théorique et „appliqué”. Il s’agit de libérer la poésie des contorsions et convulsions d’avant, au nom de la spontanéité authentique.

De là aussi un nouveau cri contre la rhétorique: „Un poème ne semble parfaitement limpide qu’au lecteur qui se contente, en surface, de la signification littérale des mots, de la souplesse du vers” (p. 202). Évidemment, du vers libre. Retenons donc la surface et la littéralité, propres au postmodernisme; mais avec le postulat de Valéry comme quoi, il n’y a rien de plus profond que la peau. Alors que la littéralité se place dans l’approche immé-diate des mots; leur ensemble produit pourtant une macrofigure.

Littéral ou pas, le mot révèle toute sa fraîcheur vitale: „C’est du bruissement même de la vie que nous attendons notre

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inspiration” (p. 204). Retour donc au contact direct avec le réel, mais celui-ci n’est pas pour autant tellement brut chez nos poètes.

Tout comme Apollinaire au début du siècle, les auteurs du Manifeste retrouvent la poéticité de la rue, des dialogues spon-tanés, ou même du discours journalistique, technique: „Pourquoi ne pas intégrer au poème éléments de la conversation, images de la rue prises sur le vif, raccourcis du reportage, visions des ingé-nieurs, des biologistes? Que de frileux chez les poètes! Inlas-sablement, on frotte les vieux mots magiques les uns contre les autres en rêvant des étincelles” (p. 205). Allusion directe à la célèbre analogie faite par l’autre Breton (André; aucun rapport de parenté avec Jean), entre l’image poétique surréaliste et l’étincelle électrique. Allusion parodique („on frotte les mots”). Postmoderne à son insu, Jean s’insurge contre le surréalisme, bête de somme de la modernité. On verra pourtant, plus loin, que ce n’est pas une révolte sans nuances.

Le nouveau discours, comme d’autres l’ont voulu et par-tiellement réalisé, doit être le plus spontané possible: „que la poésie se rapproche le plus possible du jaillissement spontané du langage; qu’on en finisse avec l’exploitation des sources qui se dessèchent” (p. 205-206). À force de pratiquer certains textes sophistiqués, les techniques discursives rentrent dans une impasse. De deux choses l’une: ou bien la machine se met à tourner à vide et ne produit que du sémantisme médiocre, ou alors elle arrive à la perfection, à un sommet qui ne peut plus être dépassé dans la même formule. On a une telle sensation avec Mallarmé, obsédé lui-même par le livre total qui, humainement parlant, ne saurait être réalisé qu’en partie.

Alors, la nouvelle génération tombe dans l’épigonisme, si elle n’a pas de veine; les inspirés changent d’univers poétique, d’approche et de discours. Et tout cela est neuf, du jamais vu et ... génial!

L’authenticité „pour vivre” tient du monde physique qui a la priorité par rapport à la métaphysique, si celle-ci ose lever la

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tête. De toute façon, le poète éprouve à tout moment ce que le philosophe découvre après un long travail de réflexion. Comment le fait-il, le poète?: „dans son contact avec les choses, dans son activité créatrice, en s’exprimant avec les mots de tous les jours” (p. 208).

Les auteurs ne manquent pas de se rapporter au Parti pris des choses de Ponge. Ils apprécient sa „poésie du galet”, mais ils lui reprochent sa distance par rapport à la „société humaine”. „À nous, jamais les choses ne nous feront oublier cette société de nos semblables” (p. 210). Il doit y avoir une convivialité avec les choses: „Chaque soir, les objets familiers nous attendent”... „Ensemble, nous n’apprenons rien de plus de l’objet rare, exotique, précieux, que de l’objet godiche, un peu toc, voire de l’outil” (p. 209).

Il ne s’agit pas de l’objet brut, bien évidemment. Ce sont aussi des stimuli, qui „avivent sans doute nos inquiétudes. Ils témoignent à leur façon (et à la nôtre) de nos limites, de notre nostalgie, de notre précarité. Ils confirment aussi nos certitudes” (p. 212). Les objets sont rapportés ainsi à „l’humaine condition”, dépassant leur statut de simples repères spatiaux.

Serge Brindeau et Jean Breton ont aussi une attitude créatrice à l’égard des objets: „Nous leur donnons un sens. Nous les créons”; on peut dire plutôt que „nous” les modulons. Mais il y a réciprocité: „En échange, ils nous font vivre. Ils nous «canalisent». Ils nous enseignent nos devoirs” (p. 212). On a donc une mise en dialogue, un interdéterminisme créateur.

Le volume Vacarme au secret de Jean Breton, s’ouvre au hasard sur ce poème portant le titre dans la nuque:

après tout le café n’a que la couleur du rhum au fond d’une pièce noyautée par le vide où je me vante de mimer l’accord

(il faudrait battre la mort de vitesse)

j’agite de lourds draps comme un bloc de terre blanche

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tout ce que je touche s’effrite tout ce que j’invente fait la nuit

j’aime sans vouloir être père

en vain j’attends des balles dans la nuque

On a ici un espace domestique, marqué par la pièce, le café et le drap. On s’attendrait à la poéticité brute du quotidien. Rien de tel. C’est vrai que le café est simplement noté par la couleur, mais du rhum. Présupposition: il a sa fonction d’excitant eupho-rique mais, par la métonymie de la couleur, il enivre comme un alcool (le rhum). Ensuite, la pièce n’est pas remplie d’objets, mais de néant: elle est noyautée par le vide, ce qui est un auda-cieux oxymoron.

Les draps présupposent le lit, et le lit une ou deux per-sonnes. Mais au lieu de suggérer une expérience, mettons amoureuse, les draps sont là comme un bloc de terre blanche, avec la circularité de la couleur du comparé et du comparant.

À l’opposé de l’optimisme, du vitalisme et de la démo-cratie réconfortante du Manifeste, le poème offre l’effritement de tout ce que 1’homme touche; tout ce que le poète invente fait la nuit. Quelle nuit? Les ténèbres angoissantes ou celles qui sont imbibées d’amour? Ambiguïté riche de significations. En outre, l’amour se sépare de la paternité.

Le fait qu’il faudrait battre la mort est mis entre paren-thèses. Mais la fin présuppose que le poète voudrait se faire tuer par des balles dans la nuque. Donc, pas de simple suicide, mais du néant venu sous l’impact d’un agent extérieur. On voit bien comment font bon ménage les objets, plus ou moins innocents, avec la métaphysique du non-être.

La suite du Manifeste est un essai encore plus intéressant pour notre débat ici. Les mêmes auteurs publient un texte avec un titre éloquent: Surréalisme et hermétisme, où l’on présente les „accords et les désaccords avec le surréalisme”. Le fait qu’il

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y ait „accords” signifie que la rupture d’avec le surréalisme n’est pas totale.

Le premier accord est politico-poétique: „en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme” (on a déjà entendu quelque part ce mot d’ordre). „Mais pas d’interprétation tota-litaire de la pensée de Marx” (p. 220). Comme les surréalistes, nos deux amis croient que l’imagination sans contraintes peut transformer le monde. Le rediraient-ils en ce moment?

Les désaccords, les réserves, l’emportent de loin. D’abord, „l’écriture automatique ne saurait constituer l’alpha et l’oméga de l’expression poétique” (p. 221). Elle peut tourner à la débauche verbale, un retour à la préciosité, voire à la routine, à l’excès de la rhétorique. L’ennui c’est que la routine n’est pas l’apanage du seul surréalisme. Toute formule poétique court ce risque.

Nous avons déjà fait remarquer que le surréalisme a valo-risé la démarche psychanalytique de Freud. Pour les auteurs du texte, cela a abouti, malheureusement, à l’obscurité de l’écriture, „une application ambiguë de la pensée de Freud. Nous ne voulons pas courir le risque de nous laisser enfermer dans les prisons tapissées d’images rares” (p. 222).

Dans le même sens, on aborde le rôle du rêve dans le fait poétique. On ne dénonce pas la dimension onirique, mais on lui préfère bel et bien „les réalités de la vie pratique”, le quotidien, y compris celui du travail. Les délires surréalistes, la surréalité c’est une fuite devant le réel. Si jamais merveilleux il y a, il doit s’insérer „dans l’existence la plus prosaïque” (p. 223).

„Nous ne lisons pas dans le marc de café... Ce n’est pas oracle, ce que nous disons!” (p. 223). La poésie post-surréaliste se débarrasse de tout artifice lourdaud, qui produit des poèmes pour l’élite. Même l’humour noir est un commerce intellectuel de haut luxe. Humour, d’accord, mais comme un „appel d’air”.

Un bon paragraphe est consacré à l’amour: „Les surréalistes ont pratiqué en poésie un érotisme très cérébral... la sensualité paraît d’orfèvrerie, de provocation par moments, extérieure, factice” (p. 225). „Pour vivre” l’amour, la passion, la sensualité

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doit oser „enfin dire son nom sans emphase” (p. 226). Conclu-sion: „le surréalisme s’éloigne” (p. 227).

Dans ce qui suit, nous allons illustrer la création „pour vivre” à partir des paramètres essentiels de ce volume, pour montrer justement les innovations par rapport à la modernité, disons „classique”.

Recommençons donc par les poèmes d’amour „pour vivre”. En effet, là encore s’éloignent: la convulsion et l’amour fou trop sophistiqué. À leur place: l’amour spontané, marqué d’un éro-tisme plus direct, „sans emphase”. Il faut dire que les temps aussi ont changé et l’après guerre a libéré l’amour, non seulement des contraintes et des préjugés, mais aussi du discours alambiqué qui avait envahi aussi le comportement quotidien. Dans l’en-semble, les deux guerres ont entraîné des ruptures profondes, non seulement sur la carte visible, mais aussi sur la carte intérieure.

Voici à cet égard un poème de Pierre Perrain:

O TOI QUE J’AI AIMÉE PLUS QUE LA MORT

O toi que j’ai aimée plus que la mort, aurai-je dit ton caractère de granit, ta pertinence d’Étrangère et mon apesanteur?

Comme une rivière, tu vas ton cours, passes, me frôles au gré du temps. O que je voudrais être un saumon et – même si je meurs dans un rebond – pouvoir d’un coup de gueule m’engouffrer en tes origines.

Tu me traverses sans rien perdre de tes secrets, m’égares bien sûr tant je peux être lent, absent, tant je ne plante mon désir que sur ton ombre même. Ma vie certes! a perdu le soleil!

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J’ausculte ailleurs, mais sans plus de force, l’excellence de l’amour. Des signes lèvent leurs voiles, je reste sens dessus-dessous, peut-être déjà entraîné dans quelle mer des Sargasses comme ces capitaines partis pour ne plus revenir, tous risques en avant.

Si peu Hugo à me tenir un à un bureau, sans monde à louer à une Hanska, bien seul, bien vide, bon à périr et sans apothéose, sans même un pleur à rétrocéder à mon cadavre.

C’est un après-amour, avec le présupposé que le poète peut

aimer la mort comme étalon dépassé par le sentiment humain. La femme suit son cours, comme une rivière, et l’homme reste sans poids, avec le désir de s’engouffrer dans les origines de la bien-aimée.

L’isotopie de l’écoulement persiste, car le poète se sent traverser par ce que fut la femme. Nouvelle vision de l’amour

Pierre Perrain

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ancré dans l’axe inéluctable du temps, ce temps qui revient en poésie; mais, pour le moment, il n’est pas encore peuplé de quotidien.

Le post-amour, comme il se doit, plane dans la lenteur, l’absence, l’ombre sans soleil; l’homme ausculte comme un docteur l’excellence de l’amour. Refus aussi de l’intertextualité (non-Hugo, non-Balzac), car le poète reste seul et vide, bon à périr sans apothéose. Le discours poétique ne se rapporte plus à la substance débordante, convulsive. Il est au seuil du néant, ce qui est dit tout simplement, sans éloquence.

L’amour de la femme poète. De Paule Laborie, on peut noter deux volumes: Cantilènes dérisoires et Le lierre du silence.

Nous allons nous arrêter au poème Rêve, écrit en bons alexandrins:

Tu le veuilles ou non mon prince d’autrefois l’étoile de tes yeux ne danse que pour moi et de tes bras jetés au cou de blonds caprices tu n’étreins que le vent obscur de maléfices

Car mon exil à moi connaît l’or de ta peau la ferveur de tes mains – l’odeur de ton repos au nid de mon épaule Et mon âme de fièvre est seule à respirer le souffle que tes lèvres exhalent sur mon corps où sombre l’univers... Parfum d’oiseau mouillé et d’étoiles de mer

C’est un cadre rétro qui entraîne: subjonctif sans que, prince, maléfices, des paroles poétiques consacrées, comme étoile, or, ferveur, nid, âme, mer. Un poème se rapportant au couple je femme et tu homme, contrairement à la tradition macho multiséculaire. La tonalité féminine donne de la discrétion au discours, ainsi qu’une aura onirique provenant du titre même.

Pourtant, les repères du rêve ne sont pas évidents, puisqu’il s’agit plutôt d’une atmosphère que d’une trame événementielle.

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Par conséquent, on n’a pas ici une surréalité où se placent convulsions et amour fou. Retour donc à l’apparente simplicité, sans que cela tourne pour autant au postmodernisme pur et dur.

Le discours figuré est assez ample, mais on n’arrive pas à la complexité des métaphores filées des surréalistes. L’étoile de tes yeux fait monter la figure au niveau astral, alors que danse produit une personnification de l’astre, placée dans l’isotopie de la personne même.

On n’évite non plus l’abstrait pour le concret: cou de blonds caprices et tu n’étreins que le vent obscur des maléfices. Est-ce une autocritique de la femme poète? En tout cas, le je poétique n’est plus ici une entité surdéterminée qui peut changer la face du monde.

Important parallélisme du distique qui démarre le sixtain: le je non-déterminé est exilé, mais l’exil, métonymiquement, a l’attribut du savoir, avec objet la peau de l’homme aimé, métaphorisée en or, avec le double sens, de couleur et de valeur. Le vers suivant renferme la même relation: qualité générale – membre du corps qui connaît, par parataxe: – qualité (odeur), donc métaphore généralisante d’un état physique (repos), – locatif euphorique (nid), comme métaphore de l’épaule du je, enfin charnel. Retour donc à une poésie catégorielle qui produit des choses marquées par des éléments concrets. Vers la fin, on a: l’âme faite de fièvre, respire, le souffle, des lèvres. Avalanche de déterminations substantielles pour la catégorie psychique totale de l’âme.

Le couple lyrique traduit ici un autre positionnement: la femme est celle qui reçoit et dit le „message” venant de l’homme, et alors, dans son corps, sombre l’univers. Évidemment, il y a ambiguïté symbolique dans oiseau mouillé et étoiles de mer.

Pour la nouvelle poésie d’amour, on peut noter le volume 95 de Poésie 1, qui a comme titre justement Nouveaux poèmes d’amour, avec sous-titre interrogatif amour et romantisme? En voici un poème d’homme, de Patrice Cauda, tiré du volume

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Le péché radieux; il illustre les traits saillants, présentés par Jean-François Bourbon dans la préface de ce numéro:

Voici des chants d’amour réalistes, idéalistes, ésotériques, surréalistes... Ils sont le fruit d’esprits et de cœurs ironiques, torturés, désespérés, enthousiastes, et pourtant non dupés du mirage des faux-semblants, du vocabulaire et de la prétendue naïveté originelle. Mais leur effet est toujours contaminant.

Voici, pour la torture, la première strophe (p. 32): Ta voix étouffe la mienne parce que nos dents sont des épines liées il faudrait une blessure à nos flancs pour percevoir notre musique intérieure

La musique intérieure est donc le fruit de la violence, qui n’est pas pour autant du sadisme; c’est plutôt du masochisme à deux, mutuel. On est bien loin du romantisme; cela rappelle le poème Union libre de Breton, que nous avons étudié au chapitre 9. Mais là, la surréalité est le fruit du seul homme, disons macho, qui produit un discours à sens unique, du je émetteur vers la femme soumise à une loupe folle, femme-objet, en fin de compte.

Chez Cauda, il y a toujours réciprocité et c’est lui qui devient objet:

Je suis chose sans nom Objet ivre que l’espace refuse Quand je bois à longs traits Dans la source entre tes jambes

Nous n’avons choisi que deux strophes du poème qui en compte sept, dans un festival érotique qui n’a plus de limites dans le discours. La modernité, avec ses détours sophistiqués, a inventé la profondeur en poésie, à partir des couches sousjacentes jusqu’aux fulgurations des figures convulsives et folles. Main-tenant, la profondeur est dans le physique réel, et la rhétorique,

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elle, n’est pas trop recherchée; elle arrive spontanément dans des mots érotisants, sans détours: étouffe, dents-épines, blessure, flamme, brasier, miroirs, cousus (l’un à l’autre), forêt tropicale, soleil, pâture, cendres, morsures. Il y a du déjà entendu parsemé dans cette sémantique de la violence voluptueuse.

À l’autre pôle, le sens disparaît, comme ici chez Serge Bindeau (p. 23):

Mur vide Les mains posées N’a plus de sens Les yeux fermés Rendre le jour A qui le donne

(Verrière si le fleuve)

Poésie nominale, d’énumérations que le lecteur pourrait compléter au niveau syntaxique et discursif. À noter au centre la clé: N’a plus de sens. C’est pire que la poésie littérale, c’est du réel brut, sans significations. Avertissement au lecteur de ne pas y mettre trop du sien. À noter aussi les isotopies négatives dans l’objet (mur vide), dans l’immobilisme (mains posées), la ferme-ture (Les yeux fermés), même dans la restitution du jour à celui qui le donne.

Libération donc du poids trop explicite du discours, nudité et asémantisme, pour suggérer une poéticité ingénue qui joue surtout sur les présupposés des notations, plurielles d’ailleurs; que présupposent Les yeux fermés: rêverie, sommeil, mort? Peut-être tout à la fois. Voici encore (p. 47):

Une rose imparfaite Un poème incomplet Interrompue La phrase monte

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O rêve désuet de la perfection équilibrée au départ (clas-sicisme), verticalement profonde dans la modernité! Poésie donc de l’imperfection, de l’incomplet, de la cassure, qui parlent mieux que le trop dit.

Est-ce aussi la poésie du manque à gagner, ou alors celle du raté? Dans cette hypothèse, elle reste toujours inédite, puis-que de tous temps l’acte poétique repose sur la plénitude, sur l’intensité du vécu.

La poésie pour vivre s’ouvre vers d’autres horizons, ou alors elle récupère des horizons que la modernité a mis entre parenthèses, et c’est là encore une fois un trait du postmoder-nisme. Soit le volume Le père et l’enfant, une anthologie de Jean-Paul Klée, publiée en 1982, aux mêmes Éditions Saint-Germain-des-Prés, Le Cherche-Midi éditeur. Point de rupture ici, puisque y figurent Hugo, Balzac, Paul Claudel, José-Maria de Hérédia, Jean de la Fontaine, Molière, Musset, Rabelais, Jules Renard, George Sand, dans le désordre où se mêlent des contemporains.

Comme il se doit, passons d’abord la parole à Thérèse Plantier:

Par moi revit ton désespoir ô père ce que tu n’as pu dire filtre à travers tes os jusqu’aux miens que tu engrosses je voudrais quel beau mouvement! crier que je comprends crier ce que tu n’as pas dit

Message au père, filtré par le discours raté du père. C’est justement ce manque qui filtre à travers les os du père perdu, avec l’écho dans les os de la fille. De là, violence de langage

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dans le cri destiné à renfermer le non-dit du père. L’inconscient est structuré comme le langage, disait Lacan.

Le poème continue par l’isotopie explicite de la violence, du feu qui gronde, de la vengeance, parce que: je te ressemble/ je ressemble à ton espérance .../ oubliée dans le sommeil/ qui te dissout/ je saisis que tu m’as rêvée. Le sommeil est ici le néant du père, avec inversement des rôles: le décédé rêve à la place de sa fille. Ce n’est pas du surréel, c’est de l’onirisme renversé. Pourtant, le rapport au père est direct, de corps à corps (sque-lettiques), sans les artifices de l’inconscient et du défoulement, sauf, peut-être, la violence dans le cri.

Mais revenons à l’inédit poétique annoncé dans le Manifeste de l’homme ordinaire, illustré par le poème de Gaston Puel, Philibert dans la vigne, avec son rituel de vigneron, placé sur l’axe filial: grand-père, père, fils.

Dos au soleil Philibert avance dans la vigne Il l’a plantée nourrie sulfatée Aujourd’hui il l’émonde Un coup à droite un à gauche (Père gardez-vous ...)

Le poète dit 1’histoire hyperbrève de la vigne; 1’homme y est, et sa silhouette se projette sous la lumière du soleil; 1’homme c’est le dieu de la vigne. Son geste n’est pas „auguste”, comme chez le Semeur de Victor Hugo, ni tarabiscoté, comme plus tard.

Musique des instruments: la plus belle, c’était la faux dans l’herbe verte. Ici:

La faucille siffle dans l’air Les tiges tendres tombent Philibert relève la tête clic!

Suit la poésie de l’axe parental, sur la verticale, comme dirait Lévi-Strauss avec ses Structures élémentaires de la parenté.

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Chaque point y concentre un sens. Dans notre poème, le sens est connu à l’avance, il n’est que discrètement actualisé:

Son petit-fils Gaston fils de Roger actionnant l’obturateur au 1/25e s’est saisi de l’image de l’aïlleul silhouette de vigneron au chapeau cabossé frère en silhouette de son fils Roger

Voici maintenant la poésie, pas toujours jolie, du travail:

ainsi que le fils de celui-ci le vit courbé à son tour dans la vigne patrimoniale courbé le fils de Philibert oui et éprouvant la voussure de son échine comme le fardeau d’un joug ou d’un carcan qui le forcerait à singer le modèle

Le travail c’est la permanence dans la vigne patrimoniale: les hommes disparaissent, seul le travail persiste, et c’est lui qui „donne un sens aux gens de la tribu”, pour paraphraser Mallarmé tout en le contestant, car ce n’est pas le poète qui donne un sens nouveau aux mots de la tribu; celle-ci a son propre sens, plus solide que celui du langage, de l’invention poétique.

La post-poésie des choses, des hommes et de leurs actes, se spiritualise chez Gaston Puel: le père est mort, il a le goût de la poussière, d’argile, le père n’est que de la poussière; le fils qui lui ressemble se redresse s’efforçant alors de marcher d’un pas égal/ loin de la mort et de ses allégories familières. Finalement, il

se renfonce dans la voussure du père comme dans un fondu-enchaîné un vigneron se substituerait à un autre dans le contre-jour qui les nimbe et m’oblige à fermer les yeux.

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Tout devient simplement symbolique, tout se déroule en rituel et rejoint les dimensions du mythe de la famille. La sémantique primaire des choses et des hommes remonte dans les sphères surhumaines, dites sans les détours et les „profondeurs” de la surréalité.

Chez Henri Rode, tout redescend dans le littéral, mais son volume porte le titre Toutes les plumes du Rituel, suivi de L’univers séminal de Lautréamont. Dans la première partie, dite Extrémités, c’est de l’antisémantisme, une sorte de révolte de l’ajout de sens promu auparavant. Le sens cesse d’être latent, comme chez Ponge. Le réel c’est du réel, un point c’est tout. Voici ce que Rode dit, à propos du ciel (p. 23):

On a trop dit que le ciel dépendait de l’homme: fermez les yeux, il ne sera plus, etc. J’essaie de fermer les yeux, de m’abstraire, de faire le mort, le ciel est ...

Le ciel n’aspire à rien, pas même à ses propres yeux qui ne sont qu’apparence devant sa réalité.

C’est donc le principe du réel brut, défendu auparavant par le Nouveau Roman. Il faudrait donc se débarrasser de tout sens préexistant, au profit de la nudité des choses. Mais il ne faut pas être dupe. La poéticité ne disparaît pas pour autant; elle réside dans le visage inédit, innocent, de ce réel mis à nu.

Un autre principe de Rode c’est que la beauté de quelque chose existe „là où elle nous échappe”, par exemple dans un paysage: „Cela revient à dire: dès qu’elles se sentent visitées, les apparences issues du concret disparaissent” (p. 22). Autrement dit, ne dérangez pas l’existant par vos propres investissements de sens. L’acte poétique devrait donc démarrer par un grand nettoyage sémantique; à bas toute vision standardisée des choses, tout préjugé! Se présenter devant le réel sans „parti pris” personnel. Ne l’attribuer non plus aux choses. L’annihiler tout simplement.

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Il en est de même pour les objets, par exemple, une maison en ruine, à laquelle on accorde trop de sens. Elle ne dit rien au poète: „Cette maison en loques absolument dépourvue du caractère fatal est le régulateur du néant ou des êtres délivrés, leurs plaies guéries par le temps, ne s’intéressent plus au visiteur” (p. 18). Avis aux touristes qui explorent les significations des endroits qu’ils visitent.

Le corps non plus n’échappe à cette évacuation du sens: „L’amour à la campagne n’est rien que le naturel découlement de ce corps. Cachez votre âme”. Contestation de tout fétichisme possible.

Dans Rituel, le poète parle de sa prison convulsive, comme négation de la beauté convulsive des surréalistes, illustrée par des équivalences en série (p. 68-69):

À chaque artère: nuit …………………………….. À chaque pas: hachoir ………………………………… À chaque bouchée: niche d’os. ………………………………… À chaque sourire: assassinat ………………………………. A chaque salve de sperme: néant ………………………………… À chaque fruit de l’homme: la poubelle unique À chaque vérité: faire semblant À chaque poème: l’haleine du chacal

Mais, à force de tout nier, on arrive à une vengeance du sens, surtout dans un érotisme cru ou incandescent (p. 63):

Le cauchemar bascule derrière les lampes La langue perce la forêt absolue Il fait noir dans la chaudière du sang où cuisent nos lèvres

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Il continue avec des notations comme: La roue de feu rose centre de ton corps, temple que décore ton sexe!, tes yeux brûlés de coton sanglant. Après l’opération d’ablation de tout sens préétabli suit le délire rhétorique fondé sur le rituel du corps en état érotique limite.

Pour finir, passons la parole à Guy Chambelland, poète à la fois du quotidien nu et de ses rebondissements dans les feux du corps, tout cela dans un rythme où la parole simple alterne avec la magie du circuit profond entre les êtres. Dans Poésie 1, no. 132, consacré à la Nouvelle poésie française (7 poètes contemporains), on a le texte suivant:

Cette femme que je connais à peine avec qui je descends la ville dans le soir d’été, nous parlons de jardins et de liberté.

Quand le soleil sort des murs et nous frappant de face nous baigne debout comme fait seul l’amour ou la mort, elle ralentit son pas, descend dans ses seins et ses hanches, pèse sur la terre son poids de femme, et je sens battre dans mon ventre la raison vive de son ralentissement, Je circule dans son sang, j’habite sa démarche.

Comme il fait beau, dit-elle.

Parcours, flânerie, paroles sur la pluie et le beau temps, cadre banal de la ville, tout cela forme la couche postmoderne du texte. Mais vient d’un coup l’effet du soleil: la femme ralentit son pas, descend dans ses seins et ses hanches, comme quoi elle était aérienne dans sa superficialité. Pourtant, aucun miracle ne se produit en elle. Celui-ci intervient chez l’homme qui sent battre dans son ventre la raison vive du ralentissement. Alors il circule dans son sang à elle, il habite sa démarche. Cela n’arrive pas dans l’espace clos que présuppose la phrase d’Éluard: La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur. Tout

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se passe comme si la beauté convulsive et l’amour fou étouf-faient dans les liens de la surréalité, et les poètes soucieux de vivre desserrent le nœud, pour éviter son explosion sous le coup de l’étincelle, Qu’est-ce qu’ils mettent à la place? Le vécu authentique, dans les données littérales du corps,

Pour revenir au volume de départ, celui qui renferme le Manifeste de l’homme ordinaire (Poésie 1, p. 91-94), voici un autre texte de Chambelland (p. 53), qui finit par une formule définissant la poésie même:

Si je dessine sur la table je fais toujours une étoile et moins une étoile qu’un point avec des lignes qui le rejoignent.

Ainsi je n’existe qu’en cherchant mon centre (le lieu de moi le plus mobile) noyau du fruit femme nuit dans la pierre fœtus de mes propres viscères (enfant d’amphore) musique à deux notes au fond du silence.

Moi rien Dieu rien mais lieu tout vide tiède comme un vagin.

Alors seulement les branches les bras me poussent jusqu’à l’illusion des autres qui nourrit le mot poésie.

Comme ailleurs, commençons par la fin: l’illusion des autres/ qui nourrit le mot poésie. Présupposé = pas la mienne! Le poète serait plus lucide que le reste des mortels. Mais où est

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le mythe d’antan, quand les poètes étaient des génies en transe, plongeant dans les mirages?

Le dessin de Chambelland est ici l’analogue de l’acte poétique, synesthésie entre paroles et images, propre à la dernière des modernités, celle des média. On a d’abord la spontanéité poé-tique: un simple dessin sur la table se fait d’un coup une étoile. Mais celle-ci n’est plus l’indice astral de l’absolu, au contraire, elle se réduit à un point/ avec des lignes qui le rejoignent. Dessin naïf d’enfant, qui réduit au minimum la „mimésis”, au profit de la spontanéité.

Voie directe de récupérer le centre, non pas fixe, mais le lieu le plus mobile. Contestation donc de la stabilité, le poète n’étant plus le pivot du monde, au contraire. Libéré du poids terrestre, le moi est surdéterminé par une série de cinq méta-phores successives, avec autant de localisations fondamentales: noyau (= centre) du fruit, qui est produit par la femme (= mère?), nuit dans la pierre (le moi devient géologique), phœtus andro-gyne, enfant d’amphore (de ventre de femme). Ce sont là des centres de germination, qui pourraient être interprétés comme sources de poésie dite en musique à deux notes au fond de silence. Un autre avatar du je poétique, plus proche de la sensibilité pour vivre, qui a comme point de départ des entités simples, soumises à des figurations fulgurantes.

Ce qui plus est, le je est réduit à zéro (Moi rien) par la déconstruction du sujet et la mort de Dieu (Dieu rien). Ce je devient un lieu vide, mais attention! Tiède comme un vagin. Paradoxe de cette modernité finissante, qui est, peut-être, la clé de la nouvelle poéticité: zéro → incandescence, y compris rhé-torique.

Étant donné ces glissements, à partir du néant vers le vécu le plus succulent, lourd de sève, le poète sent les branches qui lui poussent, devenant arbre montant jusqu’à l’illusion des autres, donc pas la sienne, qui nourrit le mot poésie. Importante mutation: la poésie ne vient plus, ou pas seulement du je, mais de la créativité de l’autre. Modestie et mise fertile en com-munication de l’acte poétique.

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POÉSIE, TOUJOURS La poésie française des années quatre-vingt se place d’un

côté dans le sillage des poètes situés „en marge du surréalisme” (Jacques Prévert, Raymond Queneau, etc.) et d’un autre côté dans la voie ouverte par Francis Ponge avec Le Parti pris des choses, réinvention de la poéticité des choses, des aspects plus ou moins humbles du monde, vus sous un regard qui dévoile leur fraîcheur, leur nouvelle genèse. Les noms qu’on rencontre le plus souvent dans les panoramas de la poésie contemporaine sont ceux de Yves Bonnefoy, Alain Bosquet, André du Bouchet, Jean Tortel, Michel Deguy, Phillipe Jaccottet, Jacques Réda, Daniel Biga, André Frénaud, Guillevic, Jean Follain ou encore ceux de Jean Breton, Jean Brianes, Pierre Thainaut, Pierre Perrin, Jean L’Anselme, Gil Jouanard, Paule Laborie, etc.

Il est bien difficile de saisir les coordonnées fondamentales de cette poésie. Les histoires littéraires françaises s’arrêtent normalement aux années soixante et les synthèses sur la poésie d’après sont rares. On doit noter avant tout celle de Pierre de Boisdeffre, Les Poètes d’aujourd’hui (1973). En revanche, on dispose d’un certain nombre d’anthologies qui, comme toutes les anthologies, quelles qu’elles soient, sont sujettes à des partis pris, à des visions plus ou moins personnelles. Certaines ren-ferment des poètes depuis les origines jusqu’à nos jours, d’autres se limitent au vingtième siècle et, enfin, il y en a qui portent sur la poésie qui s’approche de la fin du siècle. Il ne s’ensuit pas qu’on doit se rapporter uniquement au dernier type d’anthologies. Par exemple, Jacques Imbert offre dans son Anthologie des poètes français (1986) une sélection thématique, qui parcourt toute

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1’histoire de la poésie française jusqu’aux années quatre-vingt (c’est à cette anthologie que nous empruntons bon nombre des textes qui suivent), alors que Daniel Bergez, dans son Anthologie – La Poésie française du XXe siècle (1986), illustre moins la création récente.

Les poètes d’après 1960 se regroupent autour de certaines „écoles” ou revues, d’autres font figure de solitaires. Parmi les écoles qui ont encore des échos après 1960 on doit noter l’École de Rochefort, illustrée par des poètes comme Jean Rousselot (né en 1911), Luc Bérimont (1915-1983). Certains d’entre eux cultivent l’humanisme du milieu du siècle, d’autres un discours simple, direct, alors qu’un autre groupe reprend le filon sur-réaliste: Lucien Becker (1912-1984), Luc Decaunes (né en 1913), Jean Lescure (né en 1912).

Comme poète difficile à placer dans un groupe on doit mentionner Jean Follain (1903-1971); sa voix essaie de retrou-ver la poéticité des choses et des êtres, entremêlés dans un dis-cours complexe: „des poissons pêchés dans la mare frétillent sur la table ronde” (Exister).

Personnalité poétique complexe, Alain Bosquet (né en 1919) évolue vers une poésie qui „refait” le monde, dépassant le han-dicap de l’absurde, vers la reconquête du merveilleux. Son œil est à la fois curieux et angoissé, voire moqueur. Le „chosisme” y retrouve sa place candide:

Tu m’as toujours compris comment on aime – pour se perdre – l’objet banal: l’assiette, le canif, la lampe éteinte

(Quatre testaments et autres poèmes)

L’univers peut être transposé en discours poétique comme substance primordiale, la terre avant tout, l’océan aussi avec toute son aura mythique, comme cela se passe dans la poésie d’Eugène Guillevic (né en 1907), l’un des poètes les plus bril-lants de la constellation de l’époque.

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À l’opposé de l’emprise sur le concret, d’autres poètes lais-sent entendre les inflexions de la tristesse, de l’angoisse, de la mort, souvent la voix impossible du silence: André du Bouchet (né en 1924), Jacques Dupin (né en 1927).

Sans doute existe-t-il un mouvement poétique qui concorde avec les orientations fondamentales du discours narratif ou dramatique, de l’essai et même de la théorie et la critique litté-raires. C’est les cas de la „production poétique” issue du groupe „Tel Quel” et de „Change”.

Dans ce contexte, la poésie se penche sur sa propre condi-tion d’être, de se faire, de s’adresser à autrui. C’est pour une telle raison que dans nombre de poèmes le sujet créateur se lance par la formule lourde de sens „j’écris pour …” ou bien il s’étale dans un „art poétique” qui n’est pas un discours didactique, mais un acte constitutif du monde. En même temps, les textes entraînent la participation du lecteur à l’acte poétique. Celui-ci n’est plus considéré comme un récepteur passif, auquel on donne tous les éléments de l’interprétation: au contraire, on présuppose qu’il a une attitude de participation, créatrice même, par la découverte personnelle du sens du texte, ou plutôt des sens du poème.

Voici, à titre d’exemple, trois „séquences” du poème intitulé explicitement Art poétique d’Eugène Guillevic:

I

Les mots, les mots Ne se laissent pas faire Comme des catafalques. Et toute langue Est étrangère.

II Certes ce n’était pas à titre de supplique La voix qui psalmodiait Les secrets de la honte.

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Il fallait que la voix, Tâtonnant sur les mots, S’apprivoise par grâce Au ton qui la prendra.

IV Les mots qu’on arrachait, Les mots qu’il fallait dire, Tombaient comme des jours.

(Terraqué)

Comme ce texte l’atteste, Guillevic cultive une poésie dense, qui arrive au statut de métapoésie par le fait qu’elle envisage directement la condition langagière de l’homme en soi, ainsi que la transformation de celle-ci en agent poétique. À remarquer la difficulté qu’il y a à forger les mots, difficulté caractérisée par la comparaison tout à fait inédite „comme des catafalques”: au lieu de proposer une comparaison avec un objet „positif”, le poète recourt à l’invocation métonymique du néant qui serait plus facile à „engendrer” que les mots. De là, le besoin d’apprivoiser la voix par la grâce. Cet effort de „faire” les mots aboutit en fait à une expression brute. Par conséquent, à la place de l’euphorie créatrice qui a dominé toute la poésie antérieure, maintenant ce qui apparaît sur le premier plan c’est la difficulté de l’expression poétique, dite d’ailleurs dans des structures qui, sous l’air de la simplicité, impliquent des significations déchirantes.

C’est toujours dans la tendance à invoquer la condition langagière de l’homme, et plus exactement de la poésie, que se place ce poème concentré de Georges Jean (né en 1920):

Puisque les mots Puisque les mots jaillissent de la mer Puisque les mots ruissellent sur les murs des villes Griffes Caresses Poignards et Soie Puisque les mots déchirent la prison de la mémoire Puisque les mots dévorent ma vie

(Pour nommer ou les mots perdus)

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Le langage acquiert ici une dimension ontologique, jaillissant de la mer, mais recouvrant aussi les murs de la cité. Les mots se changent alternativement en agents agressifs ou caressants. Finalement, les paroles libèrent le subconscient, ce qui n’est pas forcément bénéfique, puisqu’elles dévorent la vie: parler c’est mourir un peu. Le poème est une suite de causales, de prémisses qui restent suspendues, puisque l’auteur n’exprime pas l’effet: le poème reste incomplet et c’est à nous, à vous, lecteurs, de conclure.

Voici maintenant une série de poèmes qui commencent tous par le verbe écrire à la première personne du singulier; sauf le dernier, les autres sont suivis de l’élément de relation pour qui est destiné à exprimer la finalité de l’acte d’écriture. Pourtant, il ne s’agit pas là d’une téléologie explicite, mais plutôt de l’impact du poème sur l’univers référentiel, d’une sorte d’action démiurgique du discours poétique. Soit le poème de Jean Rousselot, intitulé justement J’écris pour …

J’écris pour réchauffer blé neuf et jeune vigne Dieu plus encore que l’homme à la merci du gel; J’écris pour rassurer, j’écris pour rendre digne, Pour que la solitude ait un nom de famille, Pour implanter un lieu qui ne soit pas mortel.

(Maille à partir)

À remarquer, en passant, que le poème est écrit en alexan-drins, ce qui concorde un peu avec sa tonalité apparemment moralisante. Mais l’essentiel c’est l’action de l’écriture poétique sur l’univers: naturel, végétal, humain, envisagé au niveau lit-téral, mais aussi métasémémique.

Le poète peut transposer le poème au futur, donnant l’impression que ce qu’il dit n’est qu’une prémisse pour l’acte qui va venir. C’est le cas d’Alain Bosquet et de Jean Brianes. Journaliste, critique, romancier et traducteur, Alain Bosquet cultive une poésie qui vise directement à changer le monde; ses moyens sont à la fois lyriques et satiriques, trahissant un esprit

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qui passe de la curiosité à l’angoisse. Son „art poétique” s’inti-tule justement J’écrirai:

J’écrirai ce poème pour qu’il me donne un fleuve doux comme les ailes du toucan j’écrirai ce poème mammifère ce poème il ne me coûte rien il m’est si cher il vaut plus que ma vie

(Poèmes, un)

On voit que l’action du poème est destinée à enrichir le moi du poète par l’insertion dans son être d’éléments forts et tendres à la fois. Il en est de même pour l’enrichissement de l’autre, de la femme aimée. De là, le „patient” s’ouvre à la collectivité. Intervient ensuite le processus affectif proprement dit, pour qu’à la fin le poème se matérialise sur deux plans: „mammifère ou de bois”, avec la valorisation suprême „il vaut plus que ma vie”.

Les arts poétiques renferment peu d’éléments explicites concernant le message et l’expression. Les auteurs posent des problèmes sans en donner toujours la solution poétique. C’est au lecteur de conclure, de saisir l’implicite, par un effort de parti-cipation créatrice. Ces arts poétiques sont donc ouverts, laissant libre la voie à toute une série d’interprétations possibles. Leurs auteurs n’ont pas la prétention de dire le dernier mot, au con-traire, ils semblent suggérer qu’il n’existe pas de „dernier mot”.

Mais dans la création poétique de cette période en France, comme ailleurs, il existe un nombre immense de poèmes où il n’y a aucun élément d’art poétique en tant que tel, mais qui pourtant présupposent toute une doctrine. Cette doctrine, cette attitude est saisie bien par le lecteur à l’aide d’un mécanisme assez simple. Soit, par exemple, le problème de la poéticité du réel. Sans qu’on le dise explicitement dans le texte, le poème est construit de façon telle que le lecteur comprend que toute la

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poésie est là. En même temps, il se rend compte que ce qui est en dehors n’est pas „sujet de poésie”. C’est le cas, par exemple, de la poésie des choses simples. Il ne faut pas conclure que l’objet brut envahit toute cette littérature. Tel ou tel poète se permet d’enrichir les choses avec des métachoses douées d’une fascinante poéticité.

Toute cette tendance à cultiver l’implicite se retrouve chez la plupart des poètes actuels; pour eux la poésie est „cette chose sans nom / d’entre rire et sanglot”, selon l’expression de Michel Leiris.

Évidemment, cet implicite devient encore plus complexe lorsque le poète recourt à tel ou tel mythe, comme Yves Bonnefoy (né en 1923) dans son poème Phénix:

L’oiseau se portera au-devant de nos têtes Une épaule de sang pour lui se dressera Il fermera joyeux ses ailes sur le faîte; De cet arbre ton corps que tu lui offriras. Il chantera longtemps s’éloignant dans les branches L’ombre viendra lever les bornes de son cri Refusant toute mort inscrite dans les branches Il osera franchir les crêtes de la nuit.

Certains poètes justifient leur écriture non pas dans des arts poétiques, mais dans des textes théoriques, dans des essais, dans des ouvrages de poétique et de linguistique même. Ainsi Gil Jouanard est poète, mais aussi journaliste, Jean Joubert est poète et professeur de littérature américaine, Michel Deguy est poète, philosophe et linguiste, Henri Rode est poète et journaliste, Jean-Claude Renard est poète et directeur littéraire (comme Jean Breton et Jean Orizet, d’ailleurs), Robert Sabatier est poète et auteur de la monumentale Histoire de la poésie française, François-Noël Simoneau est poète, professeur de littérature scandinave et traducteur, etc.

Il ne s’ensuit pas du tout que la poésie se veuille illus-tration de tel ou tel principe; au contraire, le discours poétique l’emporte, toute théorie a priori ou a posteriori n’étant qu’une faible approximation de l’incandescence du poème.

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BIBLIOGRAPHIE

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Voir la bibliographie en fin de ce volume. 7. Mihalevschi, Mircea, Les dysfonctionnements métaphoriques, Ed. Fundaţiei

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