An3-4_Stilistique II_Muraret[1][1]

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UNIVERSITATEA SPIRU HARET FACULTATEA DE LIMBI ŞI LITERATURI STRĂINE Prof. univ. dr. ION MURĂREŢ STYLISTIQUE II PROBLÈMES THÉORIQUES DE LA STYLISTIQUE EDITURA FUNDAŢIEI ROMÂNIA DE MÂINE Bucureşti, 2002

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UNIVERSITATEA SPIRU HARET FACULTATEA DE LIMBI ŞI LITERATURI STRĂINE

Prof. univ. dr. ION MURĂREŢ

STYLISTIQUE

II

PROBLÈMES THÉORIQUES DE LA STYLISTIQUE

EDITURA FUNDAŢIEI ROMÂNIA DE MÂINE Bucureşti, 2002

© Editura Fundaţiei România de Mâine, 2002

ISBN 973-582-474-4

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TABLE DES MATIÈRES

STYLISTIQUE ET RHÉTORIQUE ………………………………………………... 5 STYLISTIQUE ……………………………………………………………………… 5 LA STYLISTIQUE EXPRESSIVE …………………………………………………. 6 Charles Bally ……………………………………………………………….….. 6 Remarques sur les théories stylistiques de Charles Bally ………………. 16 La stylistique comparée ou externe ………………….………………….. 17 Jules Marouzeau ………………………………………………………………. 18 Marcel Cressot ………………………………………………………………… 21

LA STYLISTIQUE GÉNÉTIQUE ………………………………………………….. 26 Leo Spitzer ……………………………………………………………………... 26

LES ÉCOLES DE LINGUISTIQUE D’OÙ SONT ISSUS LE STRUCTURALISME ET LA STYLISTIQUE STRUCTURALE ……………...

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L’École de Prague ……………………………………………………………... 32 L’École de Copenhague ……………………………………………………….. 34 Le distributionnalisme ………………………………………………………... 36 Le générativisme ………………………………………………………………. 38

LE FONCTIONNALISME ET LA STYLISTIQUE FONCTIONNELLE …………. 39 La communication …………………………………………………………….. 39 Formes et fonctions ……………………………………………………………. 42 Les embrayeurs ………………………………………………………….. 42 Le style direct, le style indirect et le style indirect libre ………………… 43 La métaphore et la métonymie …………………………………………... 47 Bernard Dupriez ………………………………………………………………. 48

LA STYLISTIQUE STRUCTURALE ……………………………………………… 50 Pierre Barucco ………………………………………………………………… 50 Lubomir Dolezel ………………………………………………………………. 52 S.K. Levin ……………………………………………………………………… 54 Michael Riffaterre …………………………………………………………….. 55 Georges Molinié ……………………………………………………………….. 59 Problèmes concernant le style et la stylistique (le colloque Qu’est-ce que le

style?); Paris, Presses Universitaires de France, 1994) ………………………....

61 Jean Molino (Université de Lausanne) ………………………………………… 61 Dominique Combe (Université d’Avignon) …………………………………... 66 Jean-Michel Adam (Université de Lausanne) ………………………………… 67 Pierre Larthomas (Université Paris IV - Sorbonne) …………………………... 70 Georges Mounin et les problèmes de la stylistique ………………………….. 72

Bibliographie ……………………………………………………………………….. 75

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STYLISTIQUE ET RHÉTORIQUE La stylistique est, en quelque sorte, la continuation sur d’autres bases de la

troisième partie de la rhétorique, l’Élocution. Suivant Aristote (Rhétorique, I, p. 76), „la rhétorique est la faculté de

découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader”. Il souligne que cette discipline „semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toute donnée, le persuasif ”.

La rhétorique est un art dans le sens qu’elle produit des discours, des œuvres littéraires composées selon certaines règles en vue de persuader les auditeurs (ou les lecteurs d’une œuvre littéraire) de la justesse d’une cause, etc.; elle est une méthode, car elle enseigne la démarche rationnelle que doit suivre l’esprit pour atteindre la vérité ou la démontrer quand il l’a trouvée. La rhétorique possède un champ d’observation autonome concernant les effets de langage et surtout les actes perlocutoires qui consistent dans l’obtention de certains effets par la parole. Dire quelque chose provoque souvent certains effets sur les sentiments, les pensées de l’auditoire.

Quelque sujet qu’il traite l’orateur (et aussi l’écrivain) a nécessairement trois opérations à faire:

1. La première est de trouver les choses qu’il doit dire (invenire quid dicas, trouver quoi dire). C’est l’Invention (lat. Inventio, gr. Euresis).

2. La seconde est de les mettre dans un ordre convenable (inventa disponere, mettre en ordre ce qu’on a trouvé). C’est la Disposition (lat. Dispositio, gr. Taxis).

3. La troisième est de les bien exprimer (ornare verbis, ajouter l’ornement des figures). C’est l’Élocution (lat. Elocutio, gr. Lexis)1.

STYLISTIQUE Le terme de stylistique est attesté en français en 1872. Il remonte au mot

allemand Stylistik, employé pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle par Novalis dans Stylistik oder Rhetorik (Stylistique ou Rhétorique).

Au XIXe siècle, ce terme employé au pluriel désigne des méthodes élaborées en vue de compléter les connaissances de grammaire des apprenants au moyen de l’étude des gallicismes, des expressions spécifiques de la langue française, des figures de stylistique. À cette époque-là, la stylistique s’occupe surtout de l’étude

1 v. Ion Murăreţ et Maria Murăreţ, Stylistique, l’Élocution et les figures de style, Editura Fundaţiei România de Mâine, 1999.

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de la phraséologie (= ensemble des expressions, des locutions, des constructions propres à la langue française).

Pierre Guiraud souligne qu’au début du XXe siècle „naissent deux disciplines qui sous le nom de stylistique, constituent deux études distinctes... d’une part une stylistique de l’expression, étude des rapports de la forme avec la pensée et cor-respondant à l’élocution des Anciens... D’autre part, une stylistique de l’individu, en fait une critique du style, étude des rapports de l’expression avec l’individu ou la collectivité... .

L’une est descriptive; l’autre este génétique” (P. Guiraud, La stylistique, Paris, PUF, 1972, p. 36).

Celui qui a jeté les bases de la stylistique descriptive ou de la stylistique de l’expression a été Charles Bally. La stylistique descriptive étudie les structures et leur fonctionnement à l’intérieur du système de la langue; cette espèce de stylis-tique est une stylistique des effets et relève surtout de la sémantique. La stylistique descriptive est l’étude des valeurs expressives qui sont liées à l’existence de variantes stylistiques, c’est-à-dire de différentes formes pour exprimer un même contenu sémantique, la même idée.

LA STYLISTIQUE EXPRESSIVE

Charles Bally (1865-1947)

Charles Bally a été le fondateur de la stylistique linguistique. Disciple de

Ferdinand de Saussure, il lui succéda en 1913, dans sa chaire de linguistique générale à l’Université de Genève.

Charles Bally essaya d’étudier toutes les ressources expressives du français au point de vue synchronique. Il inventoria tous les moyens dont disposait le français pour exprimer l’affectivité du locuteur. Il consacra une partie de ses études à la langue parlée et tout spécialement lorsque celle-ci était soumise aux tensions émotionnelles. Il donna une première définition de la stylistique dans le Précis de stylistique2:

„La stylistique, dit-il, étudie les moyens d’expression dont dispose une langue, les procédés généraux employés par elle pour rendre par la parole les phénomènes du monde extérieur aussi bien que les idées, les sentiments de notre vie intérieure. Elle observe les rapports qui existent dans une langue donnée entre les choses à exprimer et leur expression; elle cherche à déterminer les lois et les tendances que suit cette langue pour arriver à l’expression de la pensée sous toutes ses formes. Elle recherche enfin une méthode propre à faire découvrir ces moyens d’expression, à les définir, à les classer et à en montrer le juste emploi”3.

2 Charles Bally, Précis de stylistique; Esquisse d’une méthode fondée sur l’étude du

français moderne, Genève, Eggimann, 1905, p. 185. 3 Charles Bally, op. cit., p. 7.

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Dans le Traité de stylistique française, il formula une définition plus brève de la stylistique par rapport à celle formulée dans le Précis. À son avis, la stylistique est une discipline linguistique qui étudie „les faits d’expression du langage organisé au point de vue de leur contenu affectif c’est-à-dire l’expression des faits de la sensibilité par le langage et l’action des faits de langage sur la sensibilité”4.

On y remarque que Bally a accordé une très grande attention à la fonction émotive ou expressive du langage.

En 1905, dans le Précis de stylistique il fournit un premier exemple de fait stylistique afin d’illustrer les fins que cette discipline se propose:

„Dans le vers de Racine: „Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence?” le grammairien s’attachera, dit-il, à la forme de la phrase, au mode du verbe, à la nature de l’ellipse que suppose la conjonction que; une seule chose intéressera la stylistique: la nuance d’expression inhérente à ce tour de syntaxe; observant que la surprise et l’indignation qui se dégagent de ce vers ne sont pas dans les mots, mais dans la forme de la phrase, dans l’ellipse, dans le tour interrogatif, elle reconnaît une valeur expressive à ces faits grammaticaux et les étudie d’un tout autre point de vue que le grammairien”.5

Selon Charles Bally la stylistique doit être placée à côté de la grammaire, de la lexicologie, de la sémantique; en outre „elle ne se confond ni avec l’art d’écrire, ni avec la littérature, ni avec l’histoire de la langue; cependant, „elle doit constamment s’occuper de ces disciplines pour les empêcher d’envahir son domaine propre”.6

À l’instar de Ferdinand de Saussure qui avait divisé la linguistique en linguistique interne et linguistique externe, Charles Bally divisa la stylistique en stylistique interne et stylistique externe ou comparative:

„Ainsi il y a deux manières très différentes de dégager les caractères expres-sifs d’une langue: on peut ou bien comparer ses moyens d’expression avec ceux d’une autre langue, ou bien comparer entre eux les principaux types expressifs de la même langue, en tenant compte des milieux auxquels ils appartiennent, des circonstances où ils ont leur emploi convenable, des intentions qui les font choisir dans chaque cas, et enfin et surtout, des effets qu’ils produisent sur la sensibilité des sujets parlants et entendants”.7

Bally accorde une importance toute particulière à la stylistique interne: „La stylistique interne cherche à fixer les rapports qui s’établissent entre la

parole et la pensée chez le sujet parlant ou entendant: elle étudie la langue dans ses

4 Charles Bally, Traité de stylistique française, Heidelberg, Winter et Paris, Klinck-sieck, 1909, t. I, p. 16.

5 Ibidem, p. 8. 6 Charles Bally, Traité de stylistique, vol. I, p. IX-X. 7 Charles Bally, Le Langage et la Vie, Paris, Payot, 1926, p. 105. Dans l’article „Sty-

listique et linguistique générale” (în Archiv für das Studium der neuren Sprachen und Litera-turen, 128, 1912, p. 87-126) il avait distingué la stylistique interne, „qui étudie la langue comme système de faits expressifs et de réactions impressives, tels qu’ils se montrent à la réflexion intérieure ou introspection”, de la stylistique externe „qui dégage, par des pro-cédés essentiellement intellectuels, les caractères distinctifs d’un idiome”.

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rapports avec la vie réelle, c’est-à-dire que la pensée qu’elle y trouve exprimée est presque toujours affectée de quelque manière”.8

Bally précise que l’une des tâches importantes de la stylistique interne est de découvrir „les germes du style” qui se trouvent cachés dans langue parlée dans les formes courantes du langage. Il avertit cependant ses lecteurs qu’ils ne doivent pas croire que la stylistique se limite seulement à l’observation de la langue de tous les jours; en réalité, elle a des vues plus générales:

„Elle embrasse tous les phénomènes linguistiques, depuis les sons jusqu’aux combinaisons syntaxiques les plus complexes”, parce que, dit-il, „tous les faits linguistiques quels qu’ils soient peuvent manifester quelque parcelle de la vie de l’esprit et quelque mouvement de la sensibilité”.9

L’objet de la stylistique est constitué par l’étude d’un état de langue faisant partie du domaine de la stylistique synchronique:

„Le sujet qui parle spontanément sa langue maternelle a tout le temps la conscience d’un état, nullement d’une évolution ni d’une perspective dans le temps. À moins d’être un érudit, il vit dans l’illusion que la langue qu’il parle a toujours existé telle qu’il la parle... Théoriquement, l’existence d’un état de langue est une abstraction, car l’évolution est ininterrompue; mais pratiquement, cet état est une réalité, justifiée par la lenteur de l’évolution et par l’instinct des sujets parlants”.10

Cette idée de l’étude synchronique des phénomènes stylistiques est reprise dans l’article intitulé „L’étude systématique des moyens d’expression” (in Die neuren Sprachen, 19, 1911, p. 1-18):

„La grande innovation consistera à reconnaître qu’il y a, en dehors de l’histoire, une science théorique de l’expression qui étudie les formes linguistiques des faits de sensibilité, et en second lieu, qu’un état de langage peut être envisagé en lui-même et pour lui-même (abstraction faite du passé). Cette double étude viendra se placer à côté de la linguistique historique, non pour la supplanter, mais pour l’éclairer et lui fournir de nouveaux éléments d’information”.11

Charles Bally précise qu’il y a dans la langue des éléments affectifs et des éléments intellectuels. Il entend par ces derniers les éléments qui sont étudiés par la grammaire. À son avis, celle-ci „n’est que la logique appliquée au langage”.12

Il souligne cependant qu’il faut se garder de séparer les éléments intellectuels des éléments affectifs et d’accorder la priorité absolue aux premiers:

„Une étude du langage qui n’est guidée que par la logique demeure une étude incomplète: tout un domaine de l’expression linguistique reste inaccessible par les procédés purement intellectuels qui ont résumé jusqu’ici toute la science du langage”.13

8 Ibidem, p. 110. 9 Ibidem, p. 113. 10 Charles Bally, Traité de stylistique, éd. cit., vol. I, p. 21. 11 Art. cit. supra, p. 3. 12 Charles Bally, Traité de stylistique, éd. cit., vol. I, p. 155. 13 Ibidem, p. 156.

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Selon Charles Bally, il y a une relation étroite entre les éléments intellectuels et les éléments affectifs du langage; il affirme que la stylistique s’intéresse dans une même mesure aux éléments intellectuels et aux éléments affectifs du langage:

„Je n’ai jamais prétendu, dit-il que le langage affectif existât indépendamment du langage intellectuel, et que la stylistique étudiât le premier à l’exclusion du second; elle les étudie tous deux dans leurs rapports réciproques et examine dans quelle proportion ils s’allient pour composer tel ou tel type d’expression”.14

L’un des principes directeurs empruntés par Charles Bally aux théories de Ferdinand de Saussure a été celui de la primauté du code oral sur le code écrit („la précellence du parler sur l’écrit”) :

„La stylistique ne saura mieux commencer que par la langue maternelle, et cela sous sa forme la plus spontanée qui est la langue parlée”.15

Bally explique cette préférence pour la langue parlée par le fait que chaque locuteur porte en soi „dans la langue qu’il emploie à tout instant et qui exprime ses pensées les plus intimes, les éléments de l’information la plus fructueuse”.16

Dans le domaine de la langue parlée, on doit examiner d’abord les expres-sions figurées:

„Quiconque veut connaître la manière dont un peuple voit la vie doit écarter la langue écrite et étudier les images les plus banales du langage courant”.17

Suivant Bally, la stylistique ne peut pas manifester un trop grand intérêt pour le côté esthétique du message, attendu que l’œuvre littéraire ne représente qu’une „parole” individuelle:

„On s’étonnera de voir négliger ici l’aspect esthétique du sujet, le côté style, poésie, art, et l’on nous pardonnera de prendre nos exemples dans les parties les plus diverses du trésor expressif”3).

Selon Charles Bally, la langue écrite ne peut pas faire voir les véritables caractères d’une langue vivante, car par son essence même elle est en dehors des conditions de la vie réelle. Cependant, il est conscient du fait que la langue écrite est à l’origine de la culture humaine et qu’ elle est la gardienne de l’héritage cultu-rel de l’humanité.

„Il ne s’ensuit pas, dit-il, que la langue écrite doive rester en dehors de l’étude stylistique; elle y joue même un rôle fort utile dès qu’elle est étudiée en fonction de la langue parlée”.18

Bally souligne que la stylistique étudie les éléments communs de la langue d’un groupe social, tandis que l’étude du style concerne les particularités indivi-duelles reflétées dans la parole. Il précise que chaque locuteur possède une capacité qui lui est propre de se servir de la langue maternelle; dans certaines circonstances le sujet parlant fait subir à la langue des déviations (des écarts) portant sur la

14 Charles Bally, Le Langage et la Vie, éd. cit., p. 114. 15 Ibidem, p. 154. 16 Ibidem, p. 131. 17 Ibidem, p. 132. 18 Ibidem, p. 132.

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prononciation, la morpho-syntaxe, le lexique, l’ordre des mots, etc. Ces déviations qui sont intervenues dans l’idiolecte19 doivent être examinées attentivement car elles peuvent engendrer avec le temps des modifications dans la structure de la langue du groupe; si les circonstances sont favorables, les innovations individuelles dans la langue parlée peuvent être adoptées par la collectivité.

Bally souligne que l’analyse du style d’un écrivain est tout à fait différente de celle de la langue parlée par un locuteur; lorsqu’on étudie la langue d’un sujet parlant on peut mesurer les écarts de son expression individuelle par rapport à la norme. En revanche, on ne peut mesurer d’une manière scientifique les déviations de la norme faites par un écrivain car celui-ci fait de la langue un emploi volontaire et conscient (bien que les anciens ouvrages de poétique parlent de l’importance de l’inspiration dans la création littéraire):

„Dans la création artistique la plus spontanée en apparence, il y a toujours un acte volontaire...”.20

En outre, quoi qu’on en dise, l’écrivain emploie la langue dans une intention esthétique: „Il (= l’écrivain) veut faire de la beauté avec les mots comme le peintre en fait avec les couleurs et le musicien avec les sons”.21

Il y a donc une opposition entre l’intention non esthétique du locuteur qui parle librement la langue maternelle et l’écrivain qui s’efforce de créer une œuvre où les qualités esthétiques soient prédominantes:

„L’intention esthétique... qui est presque toujours celle de l’artiste n’est presque jamais celle du sujet qui parle spontanément sa langue maternelle”.22

Bally pense que l’étude du style d’un écrivain ne relève pas de la stylistique mais de la critique, de l’art de juger les œuvres littéraires:

„Le langage spontané est toujours en puissance de beauté, mais sa fonction naturelle et constante n’est pas d’exprimer la beauté; dès qu’il (= le langage) se met volontairement au service de l’expression du beau, il cesse d’être le sujet de la stylistique, il appartient à la littérature et à l’art d’écrire”.23

La stylistique de Bally a des implications pragmatiques; selon ce linguiste le langage exprime des idées, mais il véhicule aussi des sentiments, il fait ressortir le côté affectif de l’être humain; cependant les impulsions, les désirs, les tendances se manifestent dans certaines conditions spatio-temporelles, dans le cadre d’une deixis.

Le langage est un phénomène social et le locuteur dévoile ce qu’il sent et ce qu’il pense dans une certaine situation, en employant des moyens expressifs que l’allocutaire est capable de comprendre.

Comme nous l’avons déjà montré, Bally souligne que les éléments intel-lectuels et les éléments affectifs d’ordre pragmatique coexistent dans le langage où ils sont inséparables. Bally fournit l’exemple suivant en vue d’appuyer ses assertions:

19 On entend par idiolecte l’ensemble des usages d’une langue propre à un sujet parlant. 20 Charles Bally, Traité de stylistique, éd. cit., I, p. 16. 21 Ibidem, p. 19. 22 Ibidem. 23 Ibidem, p. 181.

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„Supposons, dit-il, que quelqu’un, rencontrant une autre personne à un endroit où sa présence n’était pas attendue, exprime son étonnement de cette rencontre: la perception de la personne, la surprise causée par cette rencontre pour-raient être énoncées sous forme de jugement; l’expression de ce jugement serait à peu près celle-ci: „Je suis étonné de vous rencontrer ici”. Encore faut-il, pour que cette forme de pensée soit exclusivement intellectuelle, que l’intonation soit assez inexpressive pour ne révéler aucune trace d’ élément affectif ou émotif... Imaginez maintenant une proportion toujours plus grande d’émotion dans le fait de pensée et vous obtiendrez une gradation parallèle dans l’expression: „Tiens! Vous êtes ici?” - „Comment ! vous ici?” – „Vous !”, jusqu’à ce qu’enfin l’émotion, ne trouvant plus d’expression adéquate, dans les mots s’extériorise dans une exclamation pure, telle que: „Oh !”.24

Bally montre que la situation, les coordonnées spatio-temporelles jouent un rôle important dans le déclenchement d’une émotion esthétique:

„Une forte émotion esthétique, dit Bally, peut s’exprimer par des mots sans chaleur; il suffit que l’objet de notre admiration soit présent: „Cette église est très belle” est un tour parfaitement neutre: mais prononcée devant la Cathédrale de Chartres cette phrase peut rendre et communiquer une forte vibration émotive”.25

Bally observe que la situation dans laquelle a lieu l’énonciation, la réalité extralinguistique dans laquelle baigne le discours, influe sur celle-ci au fur et à me-sure qu’elle se produit; le contexte dans lequel a lieu l’énonciation permet le plus souvent de sous-entendre la plus grande partie de ce qu’on veut faire comprendre. Il arrive même que dans certaines circonstances, la langue, au lieu de communiquer entièrement la pensée, se limite à attirer l’attention sur tel ou tel aspect de la situation:

„La parole est alors, dit Bally, comme un bateau à voiles qui, au lieu de voguer par ses propres moyens, s’adapte à une force extérieure, le vent (dans l’espèce: la situation) pour se porter tantôt d’un côté, tantôt d’un autre”.26

Bally est un précurseur des théoriciens qui étudieront les actes de langage; en parlant des types expressifs qui servent à rendre les mouvements de la pensée et des sentiments des sujets parlants, il souligne que „les expressions employées sont des moyens d’action; elles ont un caractère pragmatique, elles servent à réaliser les intentions du sujet parlant. Or, ce qu’il se propose en parlant c’est de modifier en quelque manière la pensée, la sensibilité, la volonté du sujet entendant”.27

Charles Bally a jeté aussi les bases de la théorie des actes perlocutoires. L’acte perlocutoire consiste dans l’obtention de certains effets par la parole. Dire quelque chose provoque souvent certains effets sur les sentiments, les pensée de l’auditoire.

L’orateur peut aussi parler dans le dessein de susciter ces effets dans l’âme et dans l’esprit de ses auditeurs. Par ces espèces d’actes, on persuade, on fait peur, on flatte, etc.

24 Ibidem, p. 7. 25 Charles Bally, Le Langage et la Vie, éd. cit., p. 144. 26 Ibidem. 27 Ibidem, p. 146

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Charles Bally accorde une grande importance à la phonostylistique.28 Il a souligné le rôle important des éléments prosodiques codés en langue et

surtout le rôle joué par l’intonation; il a précisé que cet élément suprasegmental représente un code qui renferme les éléments d’information affectifs, connotatifs, esthétiques par lesquels les sentiments et les émotions s’unissent à l’expression des idées:

„L’intonation, dit Bally, est le commentaire perpétuel de la parole et, par con-séquent, de la pensée; elle accompagne la parole intérieure comme le langage articulé; nous ne pouvons consciemment, penser sans parler, de sorte que la pensée elle-même porte une intonation”.29

La même idée est reprise par Bally dans Le Langage et la Vie (éd. cit., p. 58) où il souligne que „la valeur expressive d’une tournure est expliquée par son intonation”.

Dans le cadre des remarques ayant trait à la phonostylistique, Bally a accordé une attention toute particulière à l’accent affectif qui se marque par un renfor-cement de la première syllabe d’un mot commençant par une consonne; sous l’impact de l’accent affectif, la première consonne du mot s’allonge et se ren-force30.. Selon Bally, l’accent affectif est „un cas où l’accent est en même temps intonation, c’est-à-dire qu’il devient expressif et a une signification”. Dans la phrase „Il a trouvé dans les ruines d’un édifice romain une statue colossale de Vespasien”, l’adjectif colossal aura l’accent tonique normal sur la dernière syllabe sonore si cet adjectif est employé dans un sens technique, comme serait le cas, par exemple, dans un rapport concernant le résultat de certaines fouilles archéolo-giques. Au contraire, lorsqu’on dit d’un bâtiment qu’il possède des proportions colossales, ce mot est nécessairement frappé par l’accent affectif, étant donné qu’ici, dit Bally, „colossal est un adjectif de pure intensité et que cette intensité présente une teinte affective”.31

Bally a aussi étudié l’influence exercée par l’émotion, dans certaines situa-tions sur la structure syntactique de la phrase. Il a constaté que les éléments émotifs qui accompagnent le message tendent à donner à celui-ci une forme synthétique:

„C’est l’émotion, dit-il, qui a fait de la phrase «Sauve qui peut !» un tout indécomposable, une phrase à un élément”.32

En étudiant le contenu stylistique du message, Bally précise que celui-ci est un supplément subjectif ajouté à l’information neutre d’un énoncé. Il montre que dans une étude stylistique, il faut procéder d’abord à la délimitation des faits

28 La phonostylistique est une partie de la phonologie qui étudie les éléments pho-niques ayant dans le langage humain une fonction expressive (émotive) ou appellative (conative). Ainsi tous les aspects qui caractérisent le sujet parlant dans son origine sociale, son appartenance à un groupe d’âge déterminé, son sexe, son degré de culture, sa prove-nance géographique.

29 Charles Bally, Traité de stylistique, éd. cit., t. I, p. 94. 30 Note. L’accent affectif modifie le prémier chaînon explosif (la première consonne

croissante ou le prémier groupe de consonnes croissantes). 31 Charles Bally, Le Langage et la Vie, éd. cit., p. 59. 32 Ibidem, p. 125.

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expressifs et ensuite à leur identification. Délimiter un fait expressif c’est tracer ses limites, celles qui permettent de l’assimiler à l’unité de pensée dont il est l’ex-pression.

Il s’agit donc de délimiter „une unité lexicologique”, c’est-à-dire „ce qui dans un contexte parlé ou écrit correspond à une unité indécomposable de la pensée”.33

L’un des critères de délimitation c’est la possibilité ou l’impossibilité de remplacer une locution par un mot unique que l’auteur appelle „terme d’identifi-cation”; ainsi, par exemple, l’expression prendre la fuite équivaut sensiblement au terme d’identification fuir; l’expression manière d’agir correspond à procédé; en faveur d’un ami signifie pour un ami. Le problème de la délimitation des faits expressifs est résolu lorsqu’on a trouvé les limites de l’unité qui doit être étudiée.

Le procédé essentiel dans une étude stylistique demeure l’identification. La comparaison entre le fait de langage observé et le terme d’identification c’est-à-dire le terme synonyme ou l’expression équivalente fait mieux voir dans le fait observé la présence ou l’absence d’éléments affectifs.

Selon Bally l’identification est une opération de logique linguistique; elle a pour but de faire découvrir un mode d’expression intellectuel, servant à déterminer, par contraste, la valeur affective des faits de langage.

Si l’on rencontre, par exemple, dans un texte l’expression le dénouement d’un drame, on doit parcourir le champ des expressions synonymes jusqu’à ce que l’on ait trouvé le terme d’identification contenant le sens fondamental commun à tous les synonymes et présentant ce sens sous l’aspect le plus objectif, le plus intel-lectuel et le moins affectif. Dans ce cas, le terme d’identification, synonyme du mot dénouement est le mot fin.

L’identification est le procédé qui conduit le plus directement à l’observation des caractères stylistiques. Bally montre comment on peut pratiquer la délimitation et l’identification au moyen de l’exemple suivant extrait de la pièce d’Émile Augier le Gendre de Monsieur Poirier: „Eh bien! cher beau-père, comment gouvernez-vous ce petit désespoir? Êtes-vous toujours furieux contre votre panier percé de gendre?”

L’analyse stylistique de la seconde phrase de ce texte doit commencer par la délimitation du fait expressif qui dans ce cas est une métaphore in praesentia. Celui-ci est formé par la lexie complexe panier percé (de). La seconde opération consiste dans l’identification du fait expressif; il faut trouver quel est le concept équivalent ou l’expression équivalente qui corresponde au fait expressif visé. Dans l’exemple cité la notion équivalente, d’affectivité zéro, à celle exprimée par la locution figée panier percé, pourrait être représentée par le mot prodigue. On va comparer ensuite, le fait expressif panier percé avec le terme presque synonyme prodigue et on tirera la conclusion que la lexie complexe employée frappe l’imagi-nation, que cette métaphore est chargée d’affectivité, qu’elle représente un élément comique. Par l’identification du fait d’expression, on précise donc la valeur du terme (ou du syntagme) analysé, à la suite de la comparaison de celui-ci avec le terme (ou le syntagme) qui serait usité si l’on voulait abolir l’expressivité et n’ex-primer que la notion:

33 Charles Bally, Traité de stylistique, éd. cit., vol. I, p. 87.

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„Ces deux opérations (= la délimitation et l’identification d’un fait d’expres-sion) en permettant la comparaison constante de n’importe quel fait de langage avec le terme d’identification d’une notion simple, conduisent naturellement à faire deux sortes d’observations:

1) Le fait de langage étudié arrive à être défini... 2) Le fait de langage peut être déterminé dans ses caractères affectifs, c’est-à-

dire dans sa nature stylistique”.34 Pour Bally le contenu affectif de tout fait de langage ne peut être défini que

par comparaison avec le contenu intellectuel du terme d’identification. Ce dernier fait partie le plus souvent du domaine des synonymes.

Ainsi point de vue peut être remplacé, sans que le sens en soit gravement altéré, par avis, sentiment, idée, opinion, etc.

La stylistique de Bally est une vaste étude de synonymes. Dans son Traité de stylistique, ce linguiste a enseigné l’art d’établir des séries synonymiques. Toute-fois, la conception de Bally sur les synonymes n’était pas encore assez avancée vu que les méthodes employées par la linguistique générale à cette époque-là n’étaient pas encore assez développées. En théorie sémantique moderne, deux unités ne sont synonymes que si elles ont le même sens structural défini au moyen d’une analyse componentielle rigoureuse. Cette analyse permet de caractériser les synonymes dans la mesure où les unités contiennent les mêmes traits définitoires.

Selon Bally, le style peut être déterminé par ses caractères dominants; l’ensemble des faits stylistiques sont autant d’effets marqués par des indices. Ces effets sont soit naturels ou directs (entre terrible et formidable, elle est extrê-mement jolie et elle est jolie à croquer, il y a une différence d’intensité affective), soit par évocation35, c’est-à-dire qu’ils expriment l’appartenance à un milieu où l’on utilise soit la langue populaire, soit un dialecte, soit l’argot, soit les langues de spécialité, etc.

Les effets naturels. La notion d’intensité est le principe général de classement des faits expressifs qui engendrent des effets naturels. Les mots, les expressions, et même certaines structures grammaticales peuvent présenter des degrés variés d’in-tensité affective:

„Si l’on dit: Je ne crois absolument pas ce que vous dites”, la négation est rendue d’une façon très intensive, mais aussi très intellectuelle; dites maintenant: „Je ne crois pas le premier mot de ce que vous dites”, c’est un cas d’exagération familière; la dose affective est déjà bien plus forte”.36

34 Ibidem, p. 139. 35 Les effets par évocation sont éveillés par la conscience ou la reconnaissance du mi-

lieu où s’emploient typiquement les mots ou les tournures en question. 36 Charles Bally, Traité de stylistique, éd. cit., I, p. 14.

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Lorsque l’intensité affective a atteint un haut degré, on peut être en présence des phrases telles que: „Moi, que je croie ce que vous dites? Ah! ça non, par exemple! ou bien: Moi, croire cela? Allons donc!”.37

Dans une série synonymique, il y a toujours quelques termes qui sont plus intensifs que les autres. Cette intensité peut être plus ou moins d’ordre affectif comme dans la série suivante:

déconcerté implique que l’on avait formé des plans, des projets, et que, les voyant renversés on ne sait plus que faire, pour un temps du moins: désemparé suppose un abandon, l’absence de protection, de ressource qui déconcerte à l’ex-trême; démonté dit plus; il emporté l’idée d’un trouble qui ne permet plus de se res-saisir; confondu marque un grand trouble de l’âme, accompagné d’une espèce de honte; consterné enrichit sur confondu; il représente l’accablement, la tristesse profonde résultant d’un grand malheur inattendu; décontenancé suppose le plus souvent un interlocuteur; c’est d’être déconcerté, perdre contenance devant quel-qu’un; déconfit ajoute à l’idée de déconvenue celle d’embarras; interdit montre l’impuissance où l’on est de dire un seul mot; penaud implique le désagrément d’avoir été attrapé; il suppose un certain ridicule; pantois est un synonyme d’inter-dit, lequel emporte souvent une nuance d’ironie; désarçonné est synonyme de démonté, etc.

Un fait d’expression peut se présenter sous une forme atténuée: „Si l’on parle d’une tâche difficile, on dit la chose telle qu’elle est; une tâche

malaisée ou délicate dit moins que la première expression”.38 L’atténuation peut encore être obtenue au moyen de diminutifs: „les dimi-

nutifs ne sont qu’une forme restreinte de l’atténuation, mais ils permettent d’en saisir les variétés d’une manière claire”.39

La nuance affective engendrée par le diminutif peut être de deux sortes; ou bien elle est laudative ou bien elle est dépréciative: maisonnette (= une jolie petite maison) a une nuance laudative, tandis que femmelette (= femme faible et crain-tive; homme mou et sans courage) possède une valeur dépréciative.

En analysant les aspects linguistiques de la notion de valeur, Bally montre que cette notion est liée à la notion d’intensité: l’exagération d’une qualité est conçue comme un défaut; l’économie poussée trop loin aboutit à l’avarice; la dépense devient prodigalité, l’habileté peut se transformer en ruse. En s’arrêtant sur la valeur esthétique des faits d’expression, Bally constate qu’elle ne pourrait devenir un facteur de classement parce que pour les locuteurs les préoccupations esthétiques sont accidentelles et qu’elles demeurent au second plan:

„Le langage naturel, dit Bally, regorge d’éléments affectifs; mais rarement on constate une intention esthétique et littéraire dans l’emploi de ces expressions. Un gamin des rues emploie des mots pittoresques et façonne ses phrases d’une manière imprévue et piquante: il fait du style sans le savoir”1).

37 Ibidem, p. 54. 38 Ibidem, p. 63. 39 Ibidem, p. 69.

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On rencontre chez Bally une conception très claire concernant la relation sociale qui existe entre le locuteur et l’interlocuteur au moment de l’énonciation.

Durant tout le processus de l’énonciation, le locuteur a en vue la condition sociale de l’interlocuteur, sa position dans la société, position supérieure ou infé-rieure par rapport à la sienne.

Ces considérations engendrent à leur tour des sentiments d’un ordre spécial qui viennent s’ajouter aux sentiments individuels et exercent sur eux une influence déterminante; ce processus agit à son tour sur l’expression de la pensée, fait qui se manifeste par un langage qui porte une empreinte spécifique. Ce phénomène lin-guistique est analysé par Bally dans un chapitre de son Traité de stylistique intitulé Effets par évocation; ces effets sont définis par ce linguiste de la façon suivante:

„Lorsque nos impressions résultent indirectement des formes de vie et d’acti-vité associées dans l’esprit aux faits de langage, nous parlons d’effets d’évocation”.

Les effets par évocation sont engendrés par les faits de langage produits par un groupe social dans certain milieu, dans certaines situations. Pour qu’un fait de langage évoque un milieu, certaines conditions sont nécessaires:

a) il faut qu’une représentation de ce milieu existe dans la conscience des locuteurs;

b) il faut que le fait de langage ait un rapport quelconque avec les choses relatives à ce milieu. Selon Bally, un simple terme de métier, même s’il nous est imparfaitement connu dans sa signification, évoque le milieu spécial à ce métier, pourvu que notre esprit associe le mot à l’idée de cette occupation:

„Je ne sais pas très bien ce que c’est qu’une varlope, mais des lectures et des conversations m’ont toujours fait voir cet outil quel qu’il soit entre les mains d’un menuisier; il n’en faut pas davantage pour que ce mot ait dans mon esprit une valeur évocatrice”.40

En outre, un individu se classe par le langage de son milieu, ou élude ce classement en s’adaptant au langage d’un autre milieu:

„Supposons, dit Bally, qu’un étranger ait entendu à plusieurs reprises, le verbe bouffer pour manger; s’il ne tient pas compte du milieu et des circonstances où le mot a été employé, il pourra s’imaginer que c’est un terme usuel...; le malheureux ne songe pas que, par là, il se classe, et se classe fort mal ; ceux qui l’entendront riront à ses dépens...”2).

Selon Bally chaque terme, chaque expression figée appartient à un niveau de langue. À son avis, la notion d’effets par évocation est liée à la différenciation sociale en classes et en groupes sociaux.

Remarques sur les théories stylistiques de Charles Bally

François Rastier dans l’article „Le problème du style pour la sémantique du

texte”, publié dans Qu’est-ce que le style? Paris, PUF, 1994, p. 263 sq., souligne que Charles Bally, fondant en 1905, dans son Précis de stylistique, la stylistique en tant que discipline faisant partie des sciences humaines a déterminé par ses théories

40 Ibidem, p. 79.

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une double rupture dans ce domaine: d’une part il a voulu imposer le détachement de ce qui est individuel dans l’expression des faits stylistiques et de l’autre il a refusé d’admettre la présence de l’esthétique dans ce domaine. Il désirait ainsi isoler le style et la stylistique, afin de restreindre ses recherches à l’étude de l’usage affectif du code oral dont l’un des traits caractéristiques est la spontanéité.

Rastier montre que Bally a essayé de construire une linguistique de la parole, au sens saussurien du terme, sur les fondements de laquelle il pût établir la stylis-tique. Bally s’est demandé à plusieurs reprises si la stylistique va trouver son objet dans une langue particulière ou dans le système d’expression d’un individu isolé.

Rastier précise que Charles Bally a séparé le style de la stylistique parce qu’il croyait que l’écrivain faisait de la langue un emploi volontaire et surtout qu’il em-ployait la langue dans une intention esthétique. Cependant les stylisticiens contem-porains n’ont pas admis cette position de Bally à l’égard de la langue des œuvres littéraires. La plupart de ces auteurs prennent explicitement pour objet l’étude de la littérarité.

La stylistique comparée ou externe

La stylistique comparée ou externe est issue des travaux de Charles Bally et

de ses continuateurs. Elle est fondée sur le confrontation des systèmes expressifs de deux ou plusieurs langues. Les langues confrontées n’ont souvent le même système de représentation, ni les mêmes ressources.

La stylistique externe comprend trois plans: le premier plan contient l’ensemble des signes considérés en eux-mêmes, c’est-à-dire sans tenir compte des contextes où ils apparaissent d’ordinaire.

Le deuxième plan englobe les unités soumises à la confrontation et qui s’or-donnent horizontalement, dans un processus d’agencement; la valeur et la fonction des unités mentionnées sont mises en relief durant l’énonciation par des marques spécifiques, par des changements de forme (morphologie) et par un certain ordre dans l’agencement (syntaxe).

Le troisième plan est celui du message proprement dit; ce dernier a un carac-tère individuel car il ne relève pas de la langue, mais de la parole et ne dépend des faits de structure que dans la mesure où le choix d’un système linguistique oblige l’usage de tenir compte de certains schémas.

Du message font partie les éclairages particuliers ou les tonalités, le choix des niveaux, les transitions ou l’ordonnance des charnières qui contribuent au déroule-ment sans heurt de l’énoncé.

Parmi les plus importants ouvrages de stylistique comparée il faut mentionner la Stylistique comparée du français et le l’anglais, Paris, Didier, 1958, 330 p., par J. Darbelenet et J.P. Vinay, et la Stylistique comparée du français et de l’allemand, Paris, Didier, 1966, 354 p., par Alfred Malblanc. L’ouvrage de J. Darbelenet et J.P. Vinay, la Stylistique comparée du français et le l’anglais est divisé en trois parties:

1. Le Lexique (Plan du réel et plan de l’entendement. Les valeurs séman-tiques. Les aspects lexicaux. Lexique et mémoire).

2. L’agencement (La transposition. Stylistique comparée des espèces, stylis-tique comparée des catégories).

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3. Le message (Message et situation, les faits prosodiques, l’ordre des mots et la démarche, l’articulation de l’énoncé, la modulation dans le message, l’équiva-lence et l’allusion dans le message, l’adaptation et la métalinguistique).

La stylistique comparée du français et de l’allemand d’Alfred Malblanc com-prend trois parties.

1. Le lexique (Divergence des aires sémantiques, l’adjectif, le verbe, l’ad-verbe, la préposition, les conjonctions, la composition et la dérivation).

2. L’agencement (les temps personnels du verbe, la construction, les forma-tions prédicatives et formations attributives, l’abstraction allemande).

3. Infrastructure et message (Vue objective, vue subjective; raison suffisante; organisation interne; variations sur quelques exemples significatifs; du verbe im-personnel; les déictiques; les auxiliaires de mode).41

Jules Marouzeau

Jules Marouzeau a consacré un ouvrage et plusieurs études à la sytilistique42.

Il considère trop étroite la définition de la stylistique donnée par Charles Bally et remplace le terme d’affectivité par celui de choix, de préférence. À son avis, si le mot avait un sens strictement déterminé et que son emploi fût rigoureusement fonction de ce sens, la langue serait rigide et ne se prêterait pas au jeu du style qui est essentiellement fondé sur le choix. Suivant Marouzeau, il faut établir une dis-tinction précise entre la langue et le style. Il remarque que dans les communications scientifiques, dans les conférences portant sur la stylistique et même dans le processus d’enseignement, les termes de langue et de style sont souvent confondus, car on dit: la langue d’un auteur, une langue négligée, le style prétentieux, etc. comme si on pouvait employer ces deux termes sans tenir compte du fait qu’ils ne sont pas interchangeables.

Essayant de distinguer la langue du style, Marouzeau définit la langue com-me „la somme des moyens d’expression dont nous disposons pour mettre en forme l’énoncé”43. Il souligne que le style est l’aspect et la qualité qui résultent du choix fait entre ces moyens d’expression. Selon ce linguiste „la langue est le catalogue des signifiants et de leurs rapports au signifié, représentée par l’inventaire que fournit le dictionnaire et la systématisation que constitue la grammaire”44. En outre, la langue est un fonds commun, un répertoire immense de possibilités, mis à la

41 M. Cressot a plaidé en faveur de la stylistique comparée: „Quand on aura dégagé

les lois qui régissent l’expression de la pensée française, il sera possible d’étudier les analo-gies ou les différences qui la rapprochent ou la séparent de celles des langues soeurs ou d’une autre famille. Ce sera la stylistique comparée” (Le style et ses techniques, Paris, PUF, 1974, p. 6).

42 Précis de stylistique française, Paris, Masson, 1941, 5e éd., 1965, Comment abor-der l’étude du style, le „Français moderne”, 11, 1943, p. 51-56. Notre langue, Paris, 1955, p. 187-213 (chap. IX, Stylistique).

43 J. Marouzeau, Précis de stylistique, Paris, Masson, 1950, p. 10 44 Ibidem.

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disposition des locuteurs qui les exploitent suivant leurs nécessités d’expression „en pratiquant le choix, c’est-à-dire le style, dans la mesure où le leur permettent les lois du langage”45.

Jules Marouzeau pense que le style peut être aussi défini comme „l’attitude que prend l’usager écrivant ou parlant, vis-à-vis du matériel que la langue lui fournit”.46

Il cite, pour étayer son affirmation, Leo Spitzer qui avait dit que par le mot style, il entendait la mise en œuvre méthodique des éléments fournis par la langue. Cependant, Marouzeau attire l’attention sur le fait que le choix présente un certain nombre de limites:

1. La faculté du choix est limitée par la nécessité d’exprimer d’une façon concrète le message. La faute de langue est condamnée (par exemple l’emploi du vulgaire je m’en rappelle, au lieu du banal, je m’en souviens, du péndant je me le rappelle ou du poétique il m’en souvient):

„Dès que l’auteur ou le destinataire de l’énoncé ont conscience d’une incorrection, ce n’est plus le style, c’est la langue qui est en cause”.47

2. La faculté de choisir est limitée en outre par des raisons d’ordre sémantique: „Dès l’instant que l’expression choisie ne répond pas exactement à la pensée

qu’on veut exprimer, il n’est plus question ni de langue ni de style...”48. Par exemple, le choix n’est pas libre entre les verbes parler et palabrer: ces deux verbes n’ont pas le même sens. Marouzeau fait ressortir le fait que le domaine du style est très étendu parce que la matière qui peut se prêter au choix est inépuisable: cela est dû au fait que tous les éléments expressifs indifféremment à quelle caté-gorie ou structure grammaticale ils appartiennent peuvent faire l’objet du choix. Il cite à ce propos Charles Bally qui avait affirmé que l’étude de l’expressivité affective devrait embrasser toute la langue et faire „la part égale à la phonétique, au vocabulaire et à la grammaire”49. Par conséquent, la stylistique doit aussi étudier les procédés d’expression phonique qui, employés par le locuteur, produisent toute une gamme d’effets.

Le champ stylistique soumis à la recherche gagne en étendue si l’on étudie les phonèmes en rapport avec les lexèmes et les phrases dont ils font partie. Pour souligner les conséquences du choix au point de vue stylistique, Marouzeau fait toute une série de remarques concernant le lexique, la morphologie, la syntaxe et l’ordre des mots:

a) remarques portant sur le lexique: si le locuteur choisit d’employer le pronom démonstratif ça au lieu du démonstratif ce ou cela, ce choix classe son énoncé dans la catégorie représentée par la langue familière;

b) remarques concernant la morphologie: selon que les locuteurs prononcent je peux ou je puis, l’auditeur pourrait tirer certaines conclusions de nature

45 Ibidem. 46 Ibidem. 47 J. Marouzeau, Notre langue, Paris, Delagrave, 1955, p. 190. 48 Ibidem. 49 Charles Bally, Le Langage et la Vie, Paris, Payot, 1926, p. 133.

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stylistique: „ici encore, dit Marouzeau, la qualité de l’énoncé diffère, suivant le cas, dans le sens de la familiarité ou de la destination: il y a ainsi une stylistique des formes”;50

c) remarques concernant la syntaxe: la qualité du style dépend de la syntaxe; si l’on emploie, par exemple, fût, imparfait du subjonctif (forme qui est correcte et savante) au lieu du présent du subjonctif soit qui représente une tolérance de l’usage.

d) observations ayant trait à l’ordre des mots: le tour inversif peut-être vau-drait-il mieux est plus „élégant” que la construction „banale”, il vaudrait peut-être mieux.

Selon Marouzeau l’attitude que prend l’auteur de l’énoncé à l’égard de son message, de même que sa culture, sa formation, son tempérament déterminent la qualité du style; ce dernier présente des formes multiples suivant qu’on emploie le code oral ou le code écrit, qu’on s’adresse à un seul interlocuteur ou qu’on parle à un auditoire:

„Le processus du choix est fonction aussi des facultés offertes à l’auteur de l’énoncé qui sont très variables, suivant qu’il est de culture moyenne, raffinée, inférieure, selon qu’est riche ou rudimentaire ce qu’on peut appeler son bagage ou sa conscience linguistique. Le choix est fonction enfin des conditions dans les-quelles se trouve placé l’auteur de l’énoncé”.51

Cette notion de choix est employée par Marouzeau pour définir la notion de style dans son Lexique de la terminologie linguistique, Paris, Geuthner, 1950, art. style. Suivant cet auteur, le style est la „qualité de l’énoncé résultant d’un choix que fait des éléments constitutifs d’une langue donnée, celui qui l’emploie dans une circonstance déterminée”.

Jules Marouzeau a élaboré parmi les premiers la notion de degré zéro de l’écriture:

„L’attitude de l’auteur de l’énoncé pourrait se définir d’une façon générale à partir d’une sorte de degré zéro, en prenant comme élément de comparaison une forme de langue aussi peu caractérisée que possible, propre à permettre la stricte compréhension sans provoquer ni jugement de valeur, ni réaction affective ... Par rapport à cette sorte d’état neutre, on verrait se diversifier les aspects de l’énoncé suivant les intentions et les impressions du sujet énonçant les circonstances et les influences auxquelles il est exposé”1).

Suivant Marouzeau, le style peut être mis à nu si l’on étudie la psychologie de l’auteur car le style est, en partie, le produit de la vie affective: il s’agit d’une „méthode d’analyse interne qui conduit à l’expression en partant de la pensée”2).

Les impressions „nettes et réfléchies” ou „vagues et intuitives” exprimées par l’interlocuteur ou par le lecteur en ce qui concerne le message, peuvent devenir des jugements de style parce que chacune de ces impressions représente un jugement de qualité. Marouzeau précise qu’„un jugement de style ne comporte pas néces-sairement un appel à l’esthétique”3). Ce jugement comporterait l’emploi d’épithètes

50 J. Marouzeau, Précis de stylistique, éd. cit., p. 13. 51 J. Marouzeau, Notre langue, éd. cit., p. 195.

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appartenant au genre démonstratif dont l’objet est le blâme ou les louanges: „style agréable, gauche, déplaisant”. Les appréciations d’ordre esthétique sont d’autant plus difficiles à faire que la stylistique ne suppose pas établi le critère du beau.

La stylistique de Marouzeau est importante par l’élaboration des concepts de choix et de degré zéro de l’écriture. Jules Marouzeau a jeté les bases de l’analyse stylistique fondée sur des oppositions et des comparaisons. Selon ce linguiste, les chercheurs devraient élaborer des monographies de procédés stylistiques et étudier dans l’œuvre d’un écrivain certains aspects du style tels que: le rôle du concret et de l’abstrait; l’intensité ou l’atténuation; l’emploi des artifices de construction; le rythme et le mouvement de la phrase; les emplois particuliers des parties du discours; les emprunts aux langues spécialisées; les archaïsmes et la néologie, etc. Dans son Précis de stylistique française, il fait une analyse exhaustive de tous les moyens linguistiques susceptibles de produire un écart: sons, lexique, catégories grammaticales, agencement des propositions, etc.

Marcel Cressot

Dans le Style et ses techniques, Paris, P.U.F., 1947; 8e éd. 1974, la doctrine

stylistique de Marcel Cressot est redevable en grande partie à celle de Marouzeau; Cressot pense lui aussi que le principe fondamental de la stylistique c’est d’inter-préter le choix pratiqué par l’auteur; par certains endroits, ses théories se rattachent à la stylistique fonctionnelle. Selon Cressot l’expression de la pensée devant un interlocuteur ou dans les pages d’un livre à l’intention d’un lecteur est une commu-nication: le sujet parlant déploie une activité émettrice, tandis que le récepteur procède au décodage du message. Cette communication peut être purement intel-lectuelle, sans qu’elle contienne quelque élément affectif. Mais souvent, l’émetteur introduit dans son message une intention, le désir d’impressionner le récepteur.

Cressot montre que l’émetteur exploite les signes linguistiques au point de vue qualitatif et quantitatif et les emploie dans certains types de phrases afin d’influencer le récepteur: „dans le matériel offert par le système général de la langue, dit-il, on opère un choix, non seulement d’après la conscience que nous avons nous-mêmes de ce système, mais aussi d’après la conscience que nous supposons qu’en a le destinataire de l’énoncé”52. Suivant Cressot le fait stylistique a une triple nature, il est à la fois linguistique, social et psychologique. La cons-cience linguistique du récepteur n’est pas le seul facteur dont on doit tenir compte dans le processus de communication où apparaît le fait stylistique. Il faut aussi prendre en considération l’existence de la hiérarchie sociale car elle oblige que l’on hiérarchise les modes d’expression: on ne parle pas de la même manière à un supé-rieur ou à un égal, à une personne étrangère ou à un intime. Le cadre de la com-munication, les coordonnées spatio-temporelles exigent une certaine hiérarchisa-tion des modes d’expression: un discours prononcé lors d’une réunion académique ne pourrait avoir le même contenu qu’un plaidoyer. En outre, le choix ou la sélection que l’on doit opérer dans les structures et le système de la langue est

52 M. Cressot, Le style et ses techniques, Paris, P.U.F., 1974, p. 9.

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limité par les contraintes grammaticales: on doit observer strictement les règles concernant la morphologie, la syntaxe, l’ordre des mots. Il y a des nuances stylis-tiques, par exemple, entre je ne peux pas, je ne puis, je ne saurais; la première forme appartient au français courant, la deuxième est recherchée et la troisième est précieuse. Il y a aussi des différences d’ordre stylistique entre les phrases si vous frappez, l’on vous ouvrira, ou frappez et l’on vous ouvrira. Dans la première phrase, l’énoncé est intellectuel et objectif, tandis que dans le second tour un appel direct s’ajoute à l’éventualité. Cressot veut démontrer au moyen de ces exemples qu’„il n’y a pas de termes, pas de constructions syntaxiques, pas d’ordre de mots qui soient exactement équivalents”53. Étant donné qu’a la base du style se trouve le choix, le critique doit essayer d’interpréter le choix fait par l’auteur dans tous les compartiments de la langue.

Cressot souligne que l’adhésion du récepteur au message est surtout déter-minée par le fait esthétique, par le charme de la communication, par le plaisir que ressent le destinataire tandis qu’il procède au décodage du message. Dans toute analyse stylistique, il faut donc avoir en vue la présence de l’élément esthétique étant donné que l’adhésion du récepteur au message n’est pas seulement déter-minée par la solidité des arguments, mais aussi par la beauté du style.

Marcel Cressot critique Charles Bally pour avoir exclu du domaine de la sty-listique l’expression littéraire où est contenue l’intention esthétique de l’écrivain. Il précise que l’œuvre littéraire n’est pas autre chose que communication et que „toute l’esthétique, qu’y fait rentrer l’écrivain n’est en définitive qu’un moyen de gagner plus sûrement l’adhésion du lecteur”54. Le souci de persuader le lecteur est plus systématique dans l’œuvre littéraire par rapport à la langue courante: „Nous dirions même que l’œuvre littéraire est par excellence le domaine de la stylistique précisément parce que le choix y est plus volontaire et plus conscient”.55

Cressot souligne que le but de la stylistique n’est pas seulement celui d’étu-dier les styles littéraires car „il y a dans le style quelque chose qui dépasse le fait d’expression”56. Il croit que le style est étroitement lié à la vie de l’œuvre littéraire depuis sa genèse jusqu’à sa complète élaboration:

„Qui prétendrait avoir défini le style de Flaubert dans Salammbô parce qu’il aurait étudié, même à fond, l’utilisation du vocabulaire et des images, du matériel grammatical, de l’ordre des mots et de la phrase? Le style est plus que tout cela. Nous n’avons pas le droit d’en exclure toute la vie latente de l’œuvre depuis la naissance d’une vision confuse sui generis, qui peu à peu, a pris forme dans la conscience de l’écrivain, s’est clarifiée, stylisée pour devenir la chose qui sera l’objet de la rédaction”.

Suivant Cressot l’œuvre littéraire met à la disposition du stylisticien les maté-riaux qui seront employés pour ses analyses; ces matériaux extraits des œuvres des grands auteurs sont d’une qualité incontestable parce qu’ils contiennent des faits de

53 Ibidem, p. 10. 54 Ibidem, p. 11. 55 Ibidem. 56 Ibidem.

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style volontaires et conscients. La stylistique pourra donc offrir un tableau exact de la manière d’écrire d’un écrivain mais son véritable but est plus vaste. À son avis, la stylistique devrait déterminer les lois générales qui conditionnent le choix de l’expression littéraire.

En ce qui concerne la démarche d’une analyse stylistique, Marcel Cressot montre que les points de départ peuvent varier mais comme ils visent tous le même but, „l’unité de la méthode n’est pas en cause”.57

Selon Cressot, on peut étudier les moyens d’expression d’un écrivain, d’une école littéraire, d’une époque. L’écrivain, lorsqu’il fait son choix dans les éléments offerts par la langue, est influencé dans son écriture par les préférences linguis-tiques de l’école littéraire à laquelle il appartient, par les préférences de son époque.

Cressot attire l’attention sur le fait que dans la mesure où l’écrivain reflète cette préférence, cette sensibilité linguistique, il apporte sa contribution au renfor-cement des formules stylistiques. De même, sa préférence (sa sensibilité) peut jouer un rôle actif et il pourra influencer ainsi son milieu littéraire:

„On ne peut nier qu’il y ait eu, par exemple, un style romantique, aboutis-sement de formules stylistiques individuelles mais aussi générateur d’une nouvelle sensibilité linguistique”.58

Le stylisticien essayera de faire apparaître d’une façon plus marquante cette préférence, cette sensibilité; il s’appliquera à la dégager d’après le choix du lexique, du matériel grammatical, de l’ordre des mots, du mouvement et de la musicalité de la phrase. Cressot précise qu’on peut commencer par analyser le fait linguistique générateur d’une valeur stylistique; on doit ensuite tenter de découvrir l’intention de l’auteur qui est à l’origine de la présence de ce fait stylistique dans le texte et montrer en outre pourquoi l’écrivain s’est arrêté sur ce choix. L’étude stylistique d’un texte est justifiée car il y a presque toujours plusieurs expressions pour exprimer la même idée entre lesquelles on peut opérer un choix:

„Il est admis, dit Cressot, qu’en indépendante normale le sujet précède le verbe: c’est un fait d’une stabilité en apparence indiscutable. Cependant, Musset écrit: T’aimera le vieux pâtre, et Bossuet: Restait cette redoutable infanterie d’Espagne”.59

Ces deux phrases représentent des figures de style, des hyperbates. Cepen-dant Cressot souligne que les inversions ont été plus fréquentes durant la période du moyen français sans qu’elles fussent perçues comme figures de style; il y a eu ensuite une période de transition au cours de laquelle les sujets parlants ont pu

57 En s’inspirant des préceptes formulés par Marcel Cressot en ce qui concerne l’ana-lyse stylistique, Frédéric Deloffre écrira plus tard dans son ouvrage Stylistique et poétique françaises, Paris, SEDES, 1974:

„Pour s’initier aux études de langue et de style, la seule voie pratique consiste à s’ins-pirer de ceux qui ont effectivement obtenu des résultats, quelles que fussent leurs méthodes ... La méthode employée pour les études de langue et de style ne peut être que la synthèse des réflexions faites après coup lorsque les problèmes concrets ont été résolus et d’après les enseignements tirés de cette résolution même”.

58 M. Cressot, Le style et ses techniques, Paris, PUF, 1959, p. 5. 59 Ibidem, p. 5.

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exercer librement leur choix avant que l’usage consacrât l’emploi de la séquence progressive sujet-verbe-complément ou sujet-verbe-attribut. Selon Cressot, l’usage représente le choix opéré par le plus grand nombre de locuteurs dans le matériel offert par le système général de la langue. Ce choix peut être déterminé parfois par „quelques fortes personnalités”. Le stylisticien peut également étudier les chan-gements qui ont eu lieu dans le contenu affectif de certaines structures linguis-tiques, au point de vue diachronique; la stylistique deviendra ainsi historique ou diachronique: „elle sera la synthèse des monographies entreprises sur le plan syn-chronique, ce mot n’impliquant pas qu’on se limite au présent, mais qu’on aborde le problème avec la mentalité d’un contemporain de l’époque. On peut analyser stylistiquement la Chanson de Roland, tout comme on peut analyser du même point de vue l’œuvre moderne d’un Péguy”.60

Remarques sur la notion de choix

I. Pierre Guiraud dans Essais de stylistique, Paris, Klincksieck, 1969, souligne que certains auteurs considèrent le style comme le résultat d’un choix, tandis que d’autres y voient un écart par rapport à une norme. Suivant Guiraud les notions de choix et d’écart sont complémentaires; elles découlent de la polyvalence des signes. Il précise que l’action de parler est fondé sur le choix; elle consiste à choisir dans la langue des formes que l’on combine dans le discours.

Suivant Guiraud l’opération du choix faite par un ordinateur ressemble en quelque sorte au choix opéré par le sujet parlant dans la langue. Pierre Guiraud se sert de cette ressemblance pour faire ressortir le mécanisme du choix:

„Une classificatrice électronique peut nous fournir le nom d’un oiseau noir chanteur par un balayage de sa mémoire qui élimine tout ce qui n’est pas oiseau, puis tout ce qui n’est pas noir, puis tout ce qui n’est pas chanteur; nous obtenons ainsi un terme comportant toutes les dénotations requises...”4).

Selon Pierre Guiraud l’opération du choix a lieu en deux étapes: le premier choix effectué par le sujet parlant dans la langue est déterminé par le système de celle-ci et concerne la grammaire et le lexique; le second choix dépend des conditions d’utilisation du mot et il engendre le style:

„Chaque fois, dit-il, que nous avons quelque chose à dire, la langue nous offre plusieurs façons différentes de le dire. Tout le problème du style est là. En effet, s’il y a plusieurs façons de dire „la même chose”, ces variantes ne peuvent être que des connotations, car les dénotations différentes réfèrent à des choses différentes. S’il y a plusieurs façons de dire une même chose, cela postule la possibilité d’un choix; le problème du stylisticien est donc bien de juger de la nature de ce choix, de sa fonction et de son origine”.61

Suivant P. Guiraud, le choix est déterminé par un ensemble de facteurs: a) le type de signes employés

60 Ibidem, p. 6. 61 Pierre Guiraud, Essais de stylistique, Paris, Klincksieck, 1969, p. 61

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Le type de signes employés dépend du contenu sémantique du message: on n’emploie pas le même type de signes pour exposer une théorie scientifique, relater un événement, formuler un ordre;

b) la personnalité du locuteur La personnalité du locuteur représente un autre facteur qui détermine le

choix. Ce dernier est conditionné par la culture, le tempérament et l’expérience du locuteur.

c) la destination du message, c’est-à-dire sa fonction, est aussi un facteur qui conditionne le choix. La finalité du message est étroitement liée aux intentions du locuteur à l’égard de l’interlocuteur; le sujet parlant peut avoir pour but d’informer de quelque chose son allocutaire, de lui persuader quelque chose, de l’émouvoir, etc.

II. Dans un article publié dans le volume Qu’est-ce que le style? Paris,

Presses Universitaires de France, 1994, Robert Martin, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), montre que la notion de choix est étroitement liée à la notion de référence, c’est-à-dire qu’on peut choisir entre plusieurs référents. En outre, la notion de choix est liée à la propriété du langage naturel de former des périphrases; cette potentialité périphrastiques joue dans la stylistique un rôle qu’on ne doit pas négliger. Pour faire ressortir cette capacité périphrastique du langage, il avait proposé à ses étudiants de licence de trouver le plus grand nombre possibles de périphrases d’un énoncé élémentaire:

„Il faut tout de même de l’argent pour vivre”. Voici les conclusions de Robert Martin tirées à la suite de cet exercice:

„En combinant toutes les procédures possibles (simple changement dans l’ordre des mots: Tout de même, il faut de l’argent pour vivre; reformulation sur des bases logiques: Si l’on veut vivre, il faut tout de même de l’argent. L’argent est tout de même nécessaire pour vivre; communications synonymiques de tous ordres: Si tu veux vivre, il te faut quand même un peu de sous, un peu de pognon...), nous en sommes arrivés, dit-il, en cumulant les propositions des uns et des autres, à plus d’une centaine de phrases qui toutes maintenaient constantes les conditions de vérité”.62

Selon Robert Martin certaines de ces périphrases présentent des faits stylistiques dans la mesure où leur forme contient de l’imprévisible. Il remarque aussi que la possibilité de choix entre plusieurs items, entre plusieurs types de phrase, etc. représente la condition même du style, „car, dit-il, s’il n’existait qu’une seule manière de dire ce que nous avons à dire le problème du style ne se poserait pas”1).

Suivant Robert Martin, l’existence du style est conditionnée par des régu-larités dans le choix qui puissent permettre de caractériser une écriture (l’écriture d’un auteur, celle d’un genre ou celle d’une époque). Selon cet auteur, dans l’iden-tification d’un fait de style, il faut tenir compte du critère des régularités carac-téristiques, des séries, des connotations.

62 Robert Martin, Préliminaire, in Qu’est-ce que le style? Paris, PUF, 1993, p. 10

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Remarques sur la notion d’écart Bernard Pottier, ancien professeur à l’Université Paris-Sorbonne dans son

ouvrage Le Langage, Paris, Klincksieck, 1973 a critiqué la théorie du style fondée sur l’écart par rapport à la norme:

„Le style, dit Bernard Pottier, est souvent présenté comme un écart par rapport à l’usage courant et les figures de rhétorique sont décrites comme des écarts sur le plan phonétique, morphologique, syntaxique, sémantique. Dans tous les cas, le problème demeure entier: quel est l’étalon? À quoi compare-t-on ces divergences? S’agit-il de l’intuition de celui qui décrit, s’agit-il d’un certain type de langue? S’agit-il de la langue orale ou de la langue écrite? Jusqu’à présent aucune réponse satisfaisante n’a été donnée à ces questions”.

Robert Martin dans l’article cité ci-dessus, souligne que la notion d’écart s’est heurtée à l’objection que le degré zéro d’écriture (le style neutre) n’a pas d’existence réelle. Robert Martin précise cependant que la découverte de Michael Riffaterre de l’écart par rapport au macrocontexte c’est-à-dire l’émergence de celui-ci d’un fait imprévisible, le stimulus, doit faire considérer la notion d’écart d’un nouveau point de vue. En outre, il y a, à l’heure actuelle, des procédés statis-tiques qui peuvent mettre en évidence l’écart:

„Au lieu de se référer à un texte qui serait stylistiquement incolore, dit-il, on peut recourir à des masses textuelles où, par l’abondance même des faits qu’elles contiennent, ceux-ci se compensent et en quelque sorte s’annulent”.

Robert Martin précise qu’en stylistique française, on dispose actuellement de corpus gigantesques, immédiatement accessibles par les moyens informatiques. Martin mentionne que le corpus FRANTEXT de l’INALF fournit à partir de mil-lions d’occurrences et de milliers de textes, une masse de référence par rapport à laquelle, „le fait stylistique prend un relief objectivement appréciable”.63

LA STYLISTIQUE GÉNÉTIQUE Leo Spitzer

La stylistique génétique se propose de découvrir d’où vient qu’un auteur

possède un tel style. Elle cherche à percer le secret du génie d’un style, à trouver ses traits caractéristiques.

L’un des représentants de la stylistique génétique a été Leo Spitzer. Leo Spitzer qui adopta en partie les théories et les méthodes de Karl Vossler,

fut l’élève de Meyer-Lübke à Vienne, puis son assistant à Bonn. Il devint ensuite professeur à l’Université de Marburg am Lahn, professeur à l’Université de Cologne, à l’Université d’Istambul (1933-1936) et à Baltimore aux États-Unis. Il commença son activité scientifique par la publication d’un ouvrage consacré à la stylistique, Die Wortbildung als stilistisches Mittel exemplifiziert an Rabelais, Halle, 1910.

C’est un travail sur l’invention verbale chez Rabelais; la langue de cet écri-vain y est saisie dans le processus de transformation permanente. Cet ouvrage enri-chissait le domaine de la stylistique, discipline qui venait de se constituer.

63 R. Martin, Préliminaire, in Qu’est-ce que le style? Paris, PUF, 1993.

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Les contributions de Leo Spitzer dans le domaine du français sont exposées dans l’ouvrage, Études de style, Paris, Gallimard, 1970.

L’intérêt et la passion de Spitzer pour le stylistique furent tellement grandes qu’il fut toujours tenté d’expliquer tous les phénomènes linguistiques comme étant dus à l’activité affective, „stylistique” des locuteurs. À son avis, la stylistique doit combler l’intervalle qui sépare l’histoire littéraire et la linguistique.

Voici quelques principes de la méthode d’analyse stylistique de Leo Spitzer: 1. Individuum non est ineffabile. (lat. ineffabilis = qu’on ne peut pas expri-

mer). Selon ce principe, tout individu a dans tous les cas la possibilité de s’expri-mer librement et pleinement. Searle nommera ce principe, le principe de l’exprima-bilité; conformément à ce principe toute langue dispose d’un ensemble de mots et de constructions syntaxiques au moyen desquels le locuteur peut s’exprimer:

„Pour toute signification ou message X, dit Searle, chaque fois que le Locu-teur L désire communiquer cette signification ou ce message, il est possible qu’il existe une expression ℰ, telle que ℰ soit l’expression exacte ou la formulation exacte de X”. (J.R. Searle, Actes de langage, Paris, Hermann, 1973, p. 56).

Suivant Spitzer tant qu’il y a un locuteur, la possibilité d’un effort verbal subsiste en vue de rendre exprimable son „expérience intérieure”, ses sentiments et ses pensées, et de les communiquer à un interlocuteur: „Le style apparaîtra, dit-il, comme un compromis entre l’unicité de l’expérience intérieure et les contraintes formelles de sa manifestation extérieure”.64

Ce principe souligne que l’analyse stylistique doit tirer ses catégories de valeur de l’œuvre elle-même. Cela signifie que pour expliquer une œuvre littéraire, pour trouver sa signification, il ne faut pas obligatoirement recourir à des critères extérieurs à l’œuvre, critères d’ordre biographique ou sociologique: „Je répète, dit Spitzer, que la stylistique droit prendre l’œuvre d’art concrète comme point de départ, et non quelque point de vue a priori extérieur à l’œuvre. La critique doit rester immanente65 à l’œuvre d’art et en tirer ses propres catégories”.66

2. Oratio vultus animi (le discours est l’image de l’âme). Ce principe souligne que le style est la manifestation extérieure de l’inté-

riorité spirituelle d’un auteur. Suivant ce principe, on peut retrouver ou deviner la personnalité de l’auteur derrière son style. On dit encore que l’on reconnaît un auteur à son style, que „le style c’est l’homme même”, comme le disait Buffon dans son Discours sur le style.

Selon Spitzer il n’y a rien dans le texte qui ne corresponde à un mouvement de l’âme de l’écrivain; il précise que cet aphorisme est réversible et qu’on peut dire qu’il n’y a rien dans l’âme de l’auteur qui ne soit „actuellement” dans le style. Étant donné qu’on peut retrouver l’écrivain dans son style, on doit essayer de découvrir la technique littéraire que celui-ci a mise au point afin d’imprimer sa subjectivité.

64 L. Spitzer, Études de style, Paris, Gallimard, 1970, p. 22. 65 Immanens, de immanere „résider dans”. 66 Leo Spitzer, Lingvistics and Literary History, Princeton, Univ. Press, 1948, p. 125.

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3. L’analyse stylistique doit être fondée sur la sympathie du stylisticien à l’égard de l’œuvre qu’il examine et à l’égard de son auteur:

„En vérité, toute implication de texte, toute étude philologique doit partir d’une critique des beautés en assumant la perfection de l’œuvre à étudier et dans une entière volonté de sympathie; ce doit être une apologie, en un mot une théodicée. En fait, la philologie a son origine dans l’apologie de la Bible ou des classiques”.67

La méthode d’analyse stylistique de Leo Spitzer comporte deux phases : la première est inductive, la seconde est déductive. Le critique pendant une lecture attentive de l’œuvre littéraire qu’il analyse cherche à y trouver un fait linguistique présentant un écart, une anomalie par rapport à une norme (la norme d’une époque, celle d’un genre littéraire, la norme représentée par l’usage). Le critique doit évaluer cet écart et qualifier sa signification expressive:

„Quand je lisais, dit Spitzer, des romans français, j’avais pris l’habitude de souligner les expressions dont l’écart me frappait par rapport à l’usage général; et souvent les passages ainsi soulignés semblaient une fois réunis prendre une certaine consistance”.68

Selon Spitzer, au moyen d’un détail on peut accéder au centre de l’œuvre, à son principe inspirateur, à son étymon spirituel. Étant donné que toute œuvre représente un tout où chaque détail contribue à son unité, on peut être renseigné sur le style d’un auteur en étudiant les détails qui nous frappent pendant la lecture, surtout si ces détails se répètent à un certain intervalle; d’ailleurs tout compor-tement linguistique tend à la répétition parce qu’il crée, applique une règle qui peut à chaque instant être réutilisée. Le fait de style peut apparaître comme répétition sous la forme d’anadiplose, d’anaphore, d’antanaclase, d’épanalepse, etc. Le fait de style peut apparaître aussi en tant que répétitions de certaines structures gram-maticales; en outre, un fait linguistique ne devient fait stylistique que par les rela-tions qu’il entretient avec d’autres faits linguistiques:

„Je tente, dit Spitzer, de saisir l’ensemble d’une création artistique à partir de points de détail. Le trait particulier que je dégage semble parfois exagéré, cari-catural. Certains critiques en concluent que je n’ai vu que cet aspect de l’œuvre, sans voir les autres aspects antinomiques (= contradictoires, opposés) ou convergents.

En réalité, je n’accorde la première place au point que je fais ressortir que parce qu’il me semble avoir été négligé jusqu’ à présent: les points plus connus sont traités également, mais je les développe moins, faisant confiance à une synthèse ultérieure à faire par d’autres chercheurs qui devra effectuer le dosage adéquat entre les différents aspects. Ce qui importe, à mes yeux, c’est de préparer pour la recherche un nouveau matériel d’observation”.69

Il faut souligner que „les détails” de même que l’impression esthético – psy-chologique dominante apparaissent clairement après des lectures successives du texte. En lisant le roman Bubu de Montparnasse de Charles-Louis Philippe,

67 Ibidem, p. 160. 68 Ibidem, p. 162. 69 Ibidem, p. 198.

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romancier de la fin du XIXe siècle, Spitzer remarque en tant que trait stylistique, l’emploi fréquent de certaines conjonctions et locutions conjonctives de cause. Une locution très fréquente utilisée par Charles-Louis Philippe dans son roman et dont l’emploi a frappé Spitzer est à cause de, locution appartenant au français familier et surtout au code oral:

„Les réveils de midi sont lourds et poisseux. On éprouve un sentiment de déchéance à cause des réveils d’autrefois”.1

En signalant cet écart par rapport à la langue littéraire, Spitzer écrit: „Des écrivains plus académiques auraient dit en se rappelant les réveils

d’autrefois, au souvenir des réveils...” Un autre exemple donné par Spitzer où apparaît la locution à cause de est le

suivant: „Il y a dans mon cœur deux ou trois cents petites émotions qui brûlent à

cause de toi”. Spitzer souligne que dans le style soutenu on eût dit „qui brûlent pour toi”. Suivant ce styliste, la locution à cause de suggère que l’écrivain reprend à son compte, dans son récit, le langage et les habitudes d’un locuteur ordinaire. En outre, l’expression à cause de suggère l’existence d’une causalité.

Spitzer montre qu’une locution conjonctive de cause employée en chaîne et formant des épanalepses dans le roman mentionné ci-dessus est parce que; voici un passage on l’on trouve parce que; dans ce fragment il s’agit d’un souteneur et de son amour pour Berthe, sa maîtresse:

„Il aimait sa volupté particulière quand elle appliquait son corps contre le sien. Il aimait cela qui la distinguait de toutes les femmes qu’il avait connues parce que c’était plus doux, parce que c’était plus fin, et parce que c’était sa femme à lui. Il l’aimait parce qu’elle était honnête et qu’elle en avait l’air, et pour toutes les raisons qu’ont les bourgeois d’aimer leurs femmes”.

Spitzer souligne que Charles-Louis Philippe se sert de ce perce que pour accorder à ces arguments (parce que c’était plus doux, parce que c’était plus fin, parce que c’était sa femme à lui) une validité objective. L’auteur mentionné par Spitzer emploie aussi afin d’exprimer la cause, la conjonction car (jonctif causal):

„Les femmes l’entouraient d’amour comme des oiseaux qui chantent le soleil et la force. Il était un de ceux que nul ne peut assujettir, car leur vie, plus forte et plus belle, comporte l’amour du danger”.70

La cause est exprimée dans cette phrase au moyen d’une coordination où est employée la conjonction car.

Suivant Spitzer l’emploi de à cause de, parce que, car est déterminé par la conception de la causalité que possède l’écrivain:

„Quand il présente un rapport de causalité qui a valeur pour ses personnages, Charles-Louis Philippe semble lui reconnaître une force de contrainte objective dans leurs raisonnements qui sont parfois plats, parfois semi-poétiques; il manifeste sur le mode humoristique une sympathie résignée, à moitié critique, à moitié com-préhensive, pour les erreurs de ces individus interlopes qu’écrasent des forces sociales inexorables”.71

70 Ibidem, p. 54. 71 Ibidem, p. 56.

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Leo Spitzer précise que si l’on étudie les tragédies de Racine, on est frappé de plusieurs détails qui créent dans le style de cet auteur un effet de sourdine, une impression de retenue. Voici quelques procédés employés par Racine afin d’obtenir cet effet de sourdine:

1) l’emploi de l’article indéfini Andromaque en parlant d’elle-même à Pyrrhus emploie une synecdoque par-

ticularisante, construite au moyen de l’article indéfini: Ex.: Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés/Qu’à des pleurs

éternels vous avez condamnés ?” (Racine, Andromaque, I, 4). L’article indéfini est une sorte de sourdine pathétique qui apparaît lorsque le

personnage essaie de voiler son Moi. En voici un autre exemple donné par Leo Spitzer: Ex. „Le croirai-je, seigneur, qu’un reste de tendresse, / Vous fasse ici cher-

cher une triste princesse?” (Andromaque, II, 2). 2) l’emploi du pronom indéfini on au lieu de moi (je), il Phèdre emploie le pronom indéfini on au lieu du nom propre Hippolyte; c’est

un procédé d’atténuation. En voyant Oenone revenir trop vite de sa rencontre avec Hippolyte, Phèdre s’écrie:

Ex. „Mais déjà tu reviens sur tes pas, Oenone! On me déteste, on ne t’écoute pas!” 3) l’emploi du déterminant démonstratif ce au lieu du déterminant possessif. Au moyen de ce procédé, on introduit un certain éloignement entre celui qui

montre l’objet ou l’être et les objets ou les êtres qui subissent le résultat de cette action. Pyrrhus prononce ces paroles en s’adressant à Andromaque: „Je viendrai vous prendre / Pour vous mener au temple où ce fils (= votre

fils) doit m’attendre” (Racine, Andromaque, III, 7). 4) l’emploi de la troisième personne au lieu de la première personne. Dans la pièce Athalie (IV, 4), Josabeth en s’adressant à Joas dit: „De votre

nom Joas, je puis donc vous nommer”. Celui-ci répond, en employant la troisième personne. „Joas ne cessera jamais de vous aimer”.

Dans la tragédie Andromaque, Andromaque en s’adressant à Pyrrhus utilise, afin de parler d’elle-même, la troisième personne:

„Captive, toujours triste, importune à moi-même/ Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime?”

5) l’emploi du nom du pays au lieu du nom du roi qui dirige ce pays : „L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé”, dit Pyrrhus, le roi de l’Épire, à

Oreste qui exige qu’on livre aux Grecs Astyanax, le fils d’Hector, afin qu’il soit mis à mort. Par ces paroles, Pyrrhus veut dire: „Moi, Pyrrhus, je sauverai ce que les Troyens ont sauvé de la cité de Troie” (Racine, Andromaque, I, 2).

6) la personnification des noms abstraits; ces derniers sont mis à la place des personnages. Selon Spitzer, Racine fait ainsi agir non ses personnages, mais des forces abstraites qui meuvent les personnages:

„Un désordre éternel règne dans son esprit / Son chagrin inquiet l’arrache de son lit: Elle veut voir le jour: et sa douleur profonde / M’ordonne toutefois d’écar-ter tout le monde.” (Racine, Phèdre, I, 2).

7) l’emploi de certains noms abstraits au pluriel qui estompent les contours et empêchent une détermination trop nette de l’attitude des personnages:

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„Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes” (Racine, Phèdre, IV, 3). Pour souligner une attitude modeste, Racine atténue une idée par l’emploi au

pluriel d’un nom abstrait : „De mes faibles attraits le Roi parut frappé”, dit Esther. 8) l’emploi de l’expression ce que qui introduit des structures imprécises en

ce qui concerne l’indication quantitative, joue un rôle d’atténuation. Dans l’exemple suivant l’expression ce que est combinée avec une épizeuxis:

„Il peut seigneur, il peut dans ce désordre extrême / Épouser ce qu’il hait et perdre ce qu’il aime” ((Racine, Andromaque, I, 13). Pylade adresse ces paroles à Oreste)).

9) l’emploi d’une aposiopèse. L’aposiopèse est une figure par laquelle celui qui parle s’arrête avant d’avoir

achevé l’expression de sa pensée, tout en laissant clairement entendre ce qu’il ne dit pas.

Dans les vers suivants, Pyrrhus s’adresse à Phoenix. Il interrompt brusque-ment l’énumération des maux qui peuvent être la conséquence de son amour pour Andromaque :

„Considère Phoenix, les troubles que j’évite, / Quelle foule de maux l’amour traîne à sa suite, / Que d’amis, de devoirs j’allais sacrifier! / Quels périls ... un regard m’eût tout fait oublier ... » (Racine, Andromaque, II, 5)

Cette interruption après „quels périls » est due au choc émotionnel déterminé par le souvenir d’Andromaque dont un seul regard aurait pu lui faire oublier tous les dangers qu’il aurait pu courir.

Conclusion

L’activité scientifique de Leo Spitzer s’est déployée dans les domaines les

plus variés de la linguistique qui étaient en étroite liaison avec la stylistique: la lexicologie, la sémantique, la syntaxe; par exemple, dans un article publié dans la revue Langage, en 1943, il étudie quelques faits de style où il montre l’importance de l’étude de la syntaxe. Il paraphrase la maxime de Locke Nihil est in intellectu quod non antea fuerit in sensu de la manière suivante: Nihil est in syntaxis quod non fuerit in style (Il n’y a rien dans la syntaxe qui ne fût d’abord dans le style).

Un grand nombre d’études stylistiques élaborées par Leo Spitzer sont consa-crées à la langue littéraire ou à certaines particularités linguistiques des œuvres littéraires; il a étudié d’une manière originale le style de Henri Barbusse, de Jules Romains, de Marcel Proust, de Michel Butor, de Rabelais, de Racine. Il a cherché la clé de l’originalité d’une œuvre littéraire au moyen d’une analyse stylistique approfondie. Spitzer a montré qu’après avoir repéré les faits linguistiques présen-tant quelques déviations par rapport à la norme, le critique doit chercher les raisons de ces déviations et tenter d’atteindre le centre de l’activité créatrice de l’écrivain; dans ce but, il doit essayer de s’aider de tous renseignements fournis par l’œuvre littéraire. Après avoir appréhendé la signification de l’œuvre après des relectures attentives, le stylisticien doit se servir de la connaissance ainsi acquise de l’œuvre pour mettre en valeur certains détails du texte. Leo Spitzer caractérise la démarche concernant l’analyse stylistique de la façon suivante:

„Partir, dans l’étude d’une œuvre d’un détail bien observé; ensuite en déduire une vue d’ensemble hypothétique d’ordre psychologique, qui ensuite devra être contrôlée par d’autres observations de détail”.

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Selon Spitzer, c’est ainsi que procède tout homme de science, physicien, chimiste, étymologiste, critique littéraire. Il souligne que le rythme saccadé dans un passage caractéristique de Diderot doit être interprété comme étant dû à un rythme intérieur, d’ordre érotique dans l’âme de l’écrivain: „c’est l’étape inductive de l’investigation, pour ensuite vérifier mon hypothèse au moyen de beaucoup d’autres passages, c’est l’étape déductive”.72

Suivant Spitzer, une œuvre littéraire représente un tout au centre duquel se trouve cristallisé l’art de l’écrivain, son esprit constituant le principe de cohésion de l’œuvre:

„L’esprit d’un auteur, dit Spitzer, est une espèce de système solaire dans l’orbite duquel sont attiré toutes sortes de choses; la langue, le sujet, l’intrigue ne sont que les satellites de cette entité mythologique”.73

Selon cet auteur, à toute émotion ou à tout écart correspond dans le domaine expressif un écart par rapport à l’usage linguistique normal; vice versa, un écart vis-à-vis du langage usuel est l’indice d’un état psychique inhabituel, d’une tension émotionnelle. Suivant Spitzer, le moyen le plus sûr pour découvrir les passages qui renferment des faits stylistiques, qui expriment la sensibilité d’un écrivain ou d’un poète, c’est de lire leurs textes sans répit jusqu’à ce qu’une particularité du style frappe notre attention. À un moment précis, l’œuvre semble se révéler à la suite d’une espèce de déclic mental. Ce dernier signale que le fait de style et l’ensemble ont trouvé un commun dénominateur.

En parlant de la doctrine stylistique de Leo Spitzer, Frédéric Deloffre en sou-ligne l’importance de la façon suivante: „La méthode de Leo Spitzer montre qu’une vaste culture, la confiance dans les ressources de l’esprit humain et le sens de la diversité des genres littéraires permettent de donner son efficacité à l’analyse stylistique”.74

LES ÉCOLES DE LINGUISTIQUE D’OÙ SONT ISSUS LE STRUCTURALISME ET LA STYLISTIQUE STRUCTURALE

L’École de Prague

Ferdinand de Saussure, précurseur du structuralisme moderne, ne s’est jamais servi du terme de structure. Il a employé fréquemment le terme de système qui, à son avis représentait une notion essentielle. Selon lui, la langue forme un système de signes arbitraires dont toutes les parties peuvent être considérées dans leur solidarité synchronique. En outre, il a souligné la primauté du système sur les éléments qui le composent:

„C’est une grande illusion de considérer un terme simplement comme l’union d’un certain son avec un certain concept. Le définir ainsi ce serait l’isoler du système dont il fait partie; ce serait croire qu’on peut commencer par les termes et construire le système en faisant la somme, alors qu’au contraire c’est du tout solidaire qu’il faut partir pour obtenir par analyse les éléments qu’il renferme”.

72 Ibidem, p. 68. 73 Leo Spitzer, Critica stilistica e semantica storica, Bari, Laterza, 1966, p. 72. 74 Frédéric Deloffre, Stylistique et poétique françaises, SEDES, Paris, 1970, p. 34.

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Pour la première fois le terme de structure dans le domaine de la linguistique apparaît dans le titre d’un manifeste linguistique publié en 1929, à Prague par trois linguistes: R. Jakobson, S. Karcevsky, N. Troubetzkoï.1

Ce manifeste qui contenait les thèses élaborées pour le premier Congrès des Philologues slaves était intitulé Problèmes de méthode découlant de la conception de la langue comme système. Comparaison structurale et comparaison génétique.

C’est par ces thèses qu’a été inaugurée l’activité du Cercle linguistique de Prague. Les travaux du Cercle linguistique de Prague comprennent huit volumes d’ouvrages scientifiques et ont été publiés entre 1929 et 1939.

Nikolaï Sergueïvitch Troubetzkoï, a employé le terme structure en 1933 dans La phonologie actuelle. Psychologie du langage, Paris, 1933: „Définir un pho-nème, c’est indiquer sa place dans le système phonologique, ce qui n’est possible que si l’on tient compte de la structure de ce système, La phonologie part du système comme d’un tout organique dont elle étudie la structure”.

Le Cercle linguistique de Prague connu aussi sous le nom d’École de Prague admet les distinctions faites par Saussure entre langue et parole, synchronie et diachronie, linguistique interne et linguistique externe, mais il précise que ces distinctions ne doivent pas être traitées séparément; il souligne que la structure est formée par un réseau de relations et il accorde une attention toute particulière aux éléments entre lesquels ces relations s’établissent; selon l’École de Prague la structure est caractérisée par la régularité2 des phénomènes linguistiques, par l’exis-tence des classes3 linguistiques, par la primauté4 du système4 ou de l’ensemble sur l’élément constitutif (ou sur l’unité linguistique).

L’École de Prague a élaboré les thèses linguistiques suivantes qui ont servi à orienter les recherches des linguistes: synthèse de la théorie structurale et du fonc-tionnalisme; compréhension du rapport entre la langue et la parole6 en tant que rapport entre le général et le particulier; examen au point de vue dichronique7 non seulement synchronique du système de la langue ((voir les ouvrages de A. Martinet (membre lui aussi du Cercle linguistique de Prague), Éléments de linguistique générale, Paris, 1960; A Functional View of Language, Oxford, 1962; Économie des changements phonétiques, Paris, Klincksieck, 1971); voir aussi Haudricourt et Juilland, Essai pour une histoire structurale du phonétisme français (Paris, Klincksieck, 1970)).

Notes

1. Nikolaï Sergueïevitch Troubetzkoï (Moscou 1890 – Vienne 1938). Il s’installe en 1922 à Vienne où il enseigne jusqu’en 1938. En relation avec R. Jakobson depuis 1920, il participe à la fondation et aux travaux du Cercle linguistique de Prague. Influencé par Baudouin de Courtenay et par Saussure, il définit la notion de phonème et établit la distinction entre la phonétique et la phonologie. Son ouvrage, Principes de phonologie (1939) a jeté les bases de la phonologie en tant que discipline scientifique.

2. Les phénomènes linguistiques obéissent à des règles qui régissent des ensembles, des structures; les phonèmes d’une langue ne peuvent se combiner sans restriction pour former des monèmes, de même que les monèmes ne peuvent se combiner librement dans la chaîne parlée pour former des phrases.

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3. Les classes sont des ensembles d’unités définis sur la base de leurs propriétés communes. La linguistique structurale s’est rendue compte de l’importance présentée par la taxinomie et a essayé de jeter les bases d’une théorie de la classification.

4. Le principe selon lequel le système l’emporte sur l’unité, sur l’élément est l’un des principes de base du structuralisme; les unités linguistiques ne peuvent pas être définies comme étant des éléments isolés; dans leur définition, on doit tenir compte des relations que les unités linguistiques entretiennent dans le cadre du système.

5. L’opposition qui est traditionnelle entre langue et parole peut aussi s’exprimer en terme de code et de message, „le code étant l’organisation qui permet la rédaction du message et ce à quoi on confronte chaque élément d’un message pour en dégager le sens” (A. Martinet, Éléments de linguistique générale, Paris, Colin, 1980, p. 25).

6. „La langue et la parole, dit Ferdinand de Saussure, sont étroitement liées et se supposent l’une l’autre: la langue est nécessaire pour que la parole soit intelligible et produise tous ses effets; mais celle-ci est nécessaire pour que la langue s’établisse; histo-riquement, le fait de parole précède toujours” (F. de Saussure, Cours de linguistique géné-rale, Paris, Payot, 1955, p. 37).

7. L’une des grandes distinctions conceptuelles que Saussure a introduites dans la linguistique moderne a été la distinction entre l’étude synchronique et l’étude diachronique de la langue. Selon Saussure la linguistique synchronique s’occupe des rapports logiques et psychologiques reliant des termes coexistants et formant système, tels qu’ils sont aperçus par la même conscience collective.

Au contraire, toute diachronie est une succession de synchronies; le locuteur n’a pas conscience de l’évolution de la langue: „Pour le sujet parlant la succession des faits de langue dans le temps est inexistante: il est devant un état.” (F. de Saussure, op. cit., p. 157).

L’École de Copenhague

Au début, la doctrine de cette École ne se distinguait pas beaucoup de celle

de l’École de Prague; elle s’inscrivait dans la lignée de l’enseignement de Ferdinand de Saussure. On peut s’apercevoir de cette orientation en étudiant les travaux de V. Brøndal, l’un des fondateurs de l’École de Copenhague, en 1931. Ensuite sous l’influence du néopositivisme, cette École a jeté les bases de la Glossématique1 dont le contenu a été exposé par Louis Hjelmslev (1899-1965) dans un ouvrage publié en danois en 1943 et traduit en français en 1968 (Prolégomènes à une théorie du langage). Le terme de glossématique provient du mot glossa qui en grec signifie „langue”; selon Hjelmslev les glossèmes sont les plus petites unités lin-guistiques que l’analyse détermine comme invariants irréductibles sur le plan de l’expression comme sur la plan du contenu.

La glossématique est une tentative de formalisation stricte des structures lin-guistiques ainsi qu’un approfondissement des concepts saussuriens (langue – parole; expression – contenu; forme – substance). Cette théorie soutient que l’essence de la langue est formelle, qu’elle est constituée par un réseau de relations; l’existence même des unités linguistiques, des termes, des structures est considérée comme le résultat de l’existence de ce système de relations. Louis Hjelmslev ne s’arrête pas a la distinction entre le signifiant (le plan de l’expression) et le signifié (le plan du contenu); il découvre à l’intérieur de ces deux parties du signe, la présence de deux nouvelles couches: la forme et la substance2 (la forme de l’expression et la substance de l’expression; la forme du contenu et la substance du contenu).

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Dans le cadre de chaque plan (le plan de l’expression, le plan du contenu) c’est la forme qui remplit le rôle essentiel. Le linguiste danois entend par signe linguistique l’unité constituée par la forme de l’expression et la forme du contenu. Cette unité ainsi formée, établie par la solidarité qui existe entre ces deux espèces de formes est appelée fonction sémiotique.

La glossématique a mis en relief le fait que l’essentiel dans le processus d’analyse n’est pas de diviser un texte en parties, mais de mener l’analyse de façon à tenir compte des rapports, des relations, des dépendances qui existent entre ces parties; chacune des parties d’un texte ne se définit que par les relations qui peuvent être établies entre chaque partie et les autres parties d’un même niveau. Les dépendances où les deux termes (éléments ou parties) se présupposent mutuel-lement s’appellent interdépendances; les dépendances unilatérales où l’un des termes seulement suppose l’autre, sont appelées déterminations. Les dépendances où deux termes sont dans un rapport réciproque sans que l’un présuppose l’autre sont appelées constellations.

L’opposition langue – parole dont parle Saussure dans son Cours devient l’opposition entre schéma et texte ou usage dans la Glossématique. Les axes de l’analyse paradigmatiques (associations in absentia selon Saussure) et syntag-matiques (associations in praesentia chez le linguiste genevois) sont nommés par Hjelmslev „fonction ou-ou” ou encore système et fonction et-et ou encore pro-cessus. Il souligne que la Glossématique est une linguistique immanente étant donné qu’elle exclut toute préoccupation transcendante (extralinguistique). Hjelmslev a créé des termes de linguistique tels que cénème et plérème. Il emploie le terme cénème (unité vide de sens; gr. kenos, vide) à la place du terme phonème pour désigner les unités distinctives minimales au plan de l’expression. Le plérème est l’élément de contenu comparable aux sèmes ((gr. pleros, plein); c’est une unité porteuse de contenu)). Le signe jument analysé en cénèmes donnera [ž] + [y] + [m] + [ã] et analysé en plérèmes: cheval + genre „elle”.

Suivant Hjelmslev, la structure de base du langage est caractérisée par certains traits :

1. La présence de deux plans: le contenu et l’expression. 2. L’existence de deux axes: le texte ou procès linguistique et la langue ou

système linguistique. 3. L’existence de relations bien définies entre les unités linguistiques; il y a

rection quand une unité en implique une autre, de telle sorte que l’unité impliquée est une condition nécessaire pour que l’unité qui l’implique soit présente. Dans les langues comme le latin, par exemple, il y a une rection entre certaines catégories de prépositions et certains cas grammaticaux des noms; l’existence de ces cas est la condition nécessaire de la présence de certaines prépositions. La rection peut être unilatérale ou bilatérale (ou mutuelle). La rection unilatérale peut se représenter par une flèche dirigée vers l’unité régie: proposition principale → proposition subor-donnée. Une rection bilatérale (ou mutuelle) concerne la relation entre deux unités. Un nom latin, par exemple, a toujours un nombre et un cas; les catégories gram-maticales du nombre et du cas entrent dans une rection mutuelle à l’intérieur du nom latin.

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On appelle combination la relation qui existe entre deux unités sans qu’il y ait entre elles de rection. Hjelmslev emploie le terme de fonction pour désigner une relation abstraite, formelle entre deux termes. Les deux termes entre lesquels une telle fonction existe sont appelés fonctifs. Hjelmslev pratique une distinction nette entre les rapports paradigmatiques (des rapports dans le système) et les rapports syntagmatiques (des rapports dans le texte); il appelle corrélations les rapports paradigmatiques, tandis que les rapports syntagmatiques sont nommés relations.

Notes 1. On trouve l’application de cette théorie dans les Travaux du Cercle linguistique de

Copenhague, publiés à partir de 1944. 2. Hjelmslev remarque que la substance dépend de la forme et qu’on ne peut lui

prêter d’existence indépendante: „Tout comme les mêmes grains de sable peuvent former des dessins dissemblables, et le même nuage prendre constamment des formes nouvelles, c’est le même sens qui prend des formes différentes dans les différentes langues. Seules les fonctions de la langue, la fonction sémiotique et celles qui en découlent déterminent sa forme. Le sens devient chaque fois la substance d’une forme nouvelle et n’a d’autre exis-tence possible que d’être la substance d’une forme quelconque” (Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Éd. de Minuit, 1968, p. 151).

Le distributionnalisme

Le descriptivisme américain (ou le distributionnalisme) a influencé lui aussi

les recherches dans le domaine de la stylistique structurale. En 1933, Leonard Bloomfield (1887-1945) spécialiste des langues indo-européennes, propose dans son ouvrage intitulé Language une théorie générale du langage qui, sous le nom de distributionnalisme a dominé la linguistique américaine jusqu’en 1955; cette théorie présente beaucoup d’analogies avec la doctrine linguistique de Ferdinand de Saussure et surtout avec la glossématique. La théorie de Bloomfield est fondée en grande partie sur le béhaviourisme, une théorie psychologique qui explique les phénomènes linguistiques en analysant les comportements et en les ramenant à des réponses, à des situations. Les situations représentent des stimuli qui provoquent les réponses linguistiques ou le comportement linguistique du sujet. La communication est ainsi réduite au schéma S-R (stimulus-réponse) ou plus exactement au schéma: S.r.s.R. ((un stimulus externe (S) détermine quelqu’un à parler (r)); la réaction linguistique (réponse linguistique) du locuteur au stimulus constitue pour l’allocutaire un stimulus linguistique (s) qui est à l’origine d’une réponse pratique (R). Bloomfield considère que les facteurs S et R sont des données extralinguistiques, alors que r et s sont des éléments de l’acte linguistique: ainsi, le désir d’avoir une bicyclette „se fait sentir” chez Paul; ce désir – stimulus est S. André prie son père de lui acheter une bicyclette; c’est l’acte linguistique r qui répond à ce stimulus S; r agit comme stimulus linguistique s qui détermine le père de promettre d’acheter la bicyclette (R). Selon Bloomfield un acte de parole n’est qu’un comportement d’un type particulier. À son avis, le langage c’est la possibilité que possède Jill lorsqu’il voit une pomme, par exemple, de demander à Jack de la cueillir, au lieu de la cueillir lui – même. Le béhaviourisme précise que

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le comportement humain est explicable à partir des situations dans lesquelles il apparaît, indépendamment de tout facteur interne. Bloomfield conclut de là que la parole, elle aussi, doit être expliquée par des conditions externes. Il appelle cette thèse le mécanisme, thèse qui s’oppose au mentalisme selon lequel la parole doit s’expliquer comme un effet des pensées, des intentions, des sentiments. Bloomfield réduit le langage à une somme de stimuli.

Les distributionnalistes négligent l’étude du sens des structures parce que, à leur avis, le sens d’une unité linguistique c’est la somme des situations où elle apparaît comme stimulus et des comportements – réponses que ce stimulus entraîne de la part de l’allocutaire. Étant donné l’impossibilité de connaître complètement les situations où apparaît cette unité linguistique, les distributionnalistes refusent de poser le problème du sens. Bloomfield demande qu’on se contente au début de décrire les paroles qui entrent dans la formation du corpus ; afin que cette description ne soit pas influencée par des préjugés, il demande qu’elle ait lieu en dehors de toute considération mentaliste et notamment qu’elle évite de faire allusion au sens des paroles prononcées. Ce non-recours au sens est critiqué par ceux qui ne veulent pas dissocier dans l’analyse le code et le sens.

Bloomfield analyse les phonèmes au moyen de la commutation et les oppose à l’aide de leurs traits distinctifs. Lorsqu’il s’agit de les définir, il emploie la méthode de la distribution dans la chaîne parlée. Pour identifier les unités mini-males sur le plan des unités signifiantes, Bloomfield applique aussi la commutation: ces unités sont appelées morphèmes. Sa théorie concernant les constituants immédiats se trouve à la base des études grammaticales américaines: „Tout locuteur de langue anglaise, dit-il, qui s’intéresse à ce sujet nous dira à coup sûr que les constituants immédiats de Poor John ran away sont les deux formes Poor John et ran away; chacune d’entre elles constituant à son tour une forme complexe; que les constituants immédiats de ran away sont ran, morphème, et away, forme complexe dont les constituants sont les morphèmes a – et way; et que les constituants de poor John sont les morphèmes poor et John. Ce n’est que de cette façon qu’une analyse appropriée… conduira aux morphèmes fondamentalement constituants”.75

Par conséquent, on appelle constituants immédiats d’une construction, les blocs constituants que l’on rencontre dans la couche immédiatement inférieure dans le processus d’analyse et de décomposition qui va de la phrase dans sa totalité aux unités les plus petites.

L’analyse en constituants immédiats qui amène à attribuer à la phrase une construction hiérarchique consiste à décomposer d’abord l’énoncé en quelques segments assez vastes qui sont appelés ses constituants immédiats puis à subdiviser chacun de ceux-ci en sous-segments, qui sont les constituants immédiats de ce constituant immédiat et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive aux unités minimales.

Selon Jean Dubois l’analyse distributionnelle suppose l’existence de quelques principes:

1. Le premier principe est celui du caractère achevé du corpus; le corpus est formé de l’ensemble des énoncés qui ont servi effectivement à la communication 75 L Bloomfield, Le langage, Paris, Payot, 1970, p. 153.

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entre des locuteurs appartenant au même groupe linguistique. Cet échantillon de langue recueilli est considéré représentatif de l’ensemble de la langue. On suppose que ce corpus possède une certaine homogénéité et qu’il appartient au même groupe socio-culturel.

2. Le deuxième principe est que le sens d’un message linguistique ne peut être valablement défini que par la situation dans laquelle un locuteur émet ses énoncés et par les comportements réponses que ces énoncés provoquent chez l’auditeur. Or cette situation n’est connue que dans la pratique sociale.

3. Le troisième principe est celui de l’analyse syntagmatique des segments, c’est- à-dire la description des éléments par leurs positions dans la chaîne parlée; ces segments ne sont pas indépendants étant donné que des contraintes séquen-tielles s’exercent sur eux. On essaie de faire ressortir les régularités qui existent dans le corpus afin de donner à la description linguistique un caractère ordonné et systématique. Le recours à la signification étant exclu, la seule notion qui serve de base à cette recherche des régularités est celle de contexte linéaire ou d’environnement.

Indiquer l’environnement d’une unité a dans un énoncé E c’est indiquer la suite d’unités a1….a2 qui précède cette unité et la suite a + 1, a + 2… qui la suit. L’environnement sert aussi à définir la distribution d’une unité: c’est l’ensemble des environnements où on rencontre cette unité dans le corpus (Le rôle fonda-mental de cette notion a conduit les linguistes qui se réclament de Bloomfield, notamment Zellig Sabbetai Harris76 à s’appeler distributionnalistes). Toute unité linguistique au-dessous du niveau de la phrase a une distribution caractéristique. Si des unités linguistiques apparaissent dans la même série de contextes, elles sont équivalentes au point de vue distributionnel; si elles n’ont aucun contexte commun, elles sont en distribution complémentaire.

Le générativisme

Élève de Zellig S.Harris, Noam Chomsky, après s’être intéressé lui-même à la formalisation des éléments distributionnalistes de base a élaboré une conception linguistique nouvelle, dite générative. Chomsky soutient l’hypothèse innéiste sur l’origine et le fonctionnement du langage. Un autre problème qu’il essaie de résoudre est celui de l’aptitude du locuteur à produire et à comprendre des phrases nouvelles, c’est-à-dire des phrases qui ne sont pas semblables à celles qu’il a entendues auparavant. Selon Chomsky l’enfant serait doué, une fois né, d’un mécanisme qu’il nomme linguistic acquisition device.

Ce dernier pourrait subir un processus de maturation physiopsychologique qui permettrait à l’enfant d’identifier le type de langue auquel il devrait s’habituer, après avoir entendu les messages émis par ceux qui l’entourent.

Chomsky a élaboré les concepts de compétence et de performance. La com-pétence est un système de règles possédé par les locuteurs et formant leur savoir linguistique; grâce à ce système, les sujets parlants sont capables de prononcer ou de comprendre un nombre infini de phrases nouvelles. Ce système permet au sujet

76 Zellig S.Harris, Structural Linguistics, University of Chicago Press, 1968.

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parlant de porter un jugement de grammaticalité sur les énoncés présentés- Il y a une compétence universelle, formée de règles innées qui sous-tendent les grammaires de toutes les langues, et une compétence particulière, formée des règles spéci-fiques d’une langue; ces règles sont apprises grâce à l’environnement linguistique constitué par les sujets parlants.

Chomsky souligne que la performance est l’expression de la compétence des locuteurs concrétisée dans leurs multiples actes de parole, dans les phrases réalisées par ceux-ci dans les situations diverses de communication. Le linguiste américain a aussi conçu les notions de structure profonde et de structure de surface qu’il a intégrées dans sa grammaire générative. La structure de surface est la structure syntaxique de la phrase telle qu’elle apparaît à première vue. La structure profonde est l’expression de cette phrase à un niveau abstrait avant qu’aient lieu les opérations de transformation qui réalisent le passage des structures profondes aux structures de surface.

LE FONCTIONNALISME ET LA STYLISTIQUE FONCTIONNELLE Certains linguistes ont affirmé que la langue est un ensemble systématique de

signes dont les valeurs sont mises en évidence par leurs relations dans le cadre des structures spécifiques. La forme de celles-ci est déterminée par leurs fonctions; cette double notion de structure et de fonction a déterminé un renouvellement partiel de la stylistique:

„L’idée de fonction stylistique, dit Pierre Guiraud, est déjà chez Bally, dont la Stylistique est conçue comme „l’étude des faits d’expression du langage du point de vue de leur contenu affectif” opposé à „leur contenu rationnel ”.77

La communication

La fonction essentielle du langage est de communiquer. La communication dont le sens est l’objet, c’est l’ensemble des actes langagiers qui donnent à autrui des informations sur notre propre pensée et en sens inverse nous donnent des informations sur celle d’autrui. La réalisation concrète de la langue est l’acte de parole. L’analyse de l’acte de parole nous renseigne sur les fonctions du langage, sur les facteurs qui y concourent et sur la nature des signes qui y sont employés.

La communication chez Ferdinand de Saussure

L’une des innovations de la linguistique saussurienne a été de déclarer essentiel à la langue son rôle d’instrument de communication; les comparatistes au XIXe siècle considéraient au contraire que ce rôle de communication était une cause de dégénérescence de toutes les langues. Les comparatistes ont affirmé à maintes reprises que les lois phonétiques détruisaient progressivement les struc-tures grammaticales de la langue qui étaient soumises à leur action; par exemple, la disparition de la déclinaison des cas latins en français a été déterminée surtout par

77 P.Guirand, La Stylistique, Paris, PUF, 1972, p. 34.

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la chute de la partie finale des lexèmes latins, due à l’évolution phonétique. Cette partie finale des mots latins contenait le plus souvent les marques des cas.

La communication est présentée par Ferdinand de Saussure comme un événement social. Entre deux personnes qui parlent s’établit un circuit de la parole. Soient deux personnes qui s’entretiennent: A est le locuteur et B l’interlocuteur. Le circuit de la parole peut prendre naissance dans le cerveau de A où „les faits de conscience que nous appellerons concepts se trouvent associés aux représentations des signes linguistiques ou images acoustiques servant à leur expression”. Dans le cerveau de A une impulsion est donnée aux organes de la parole pour qu’ils produisent les sons nécessaires à la compréhension du message. Ces sons sont transmis par l’intermédiaire des ondes sonores de la bouche de A à l’oreille de B, puis à son cerveau. Si B répond à ce message, un deuxième acte de parole se produit, la transmission se faisant cette fois du cerveau de B à sa bouche puis à l’oreille de A et enfin au cerveau de celui-ci et ce processus continue tant que dure la conversation. Dans ce circuit, Ferdinand de Saussure identifie un phénomène psychologique (le concept et l’image acoustique qui se trouvent dans le cerveau), deux phénomènes physiologiques (la phonation et l’audition) et un phénomène physique de nature acoustique (les ondes sonores).

Partant de la thèse que la langue est un instrument de communication, certains disciples de Ferdinand de Saussure que l’on a nommés fonctionnalistes ont considéré l’étude d’une langue comme la recherche des fonctions des éléments qui forment le système de celle-ci. Selon les fonctionnalistes l’étude d’un état de langue au point de vue de la fonction des éléments qui la constituent indépendam-ment de toute considération historique doit aboutir à l’explication des changements phonétiques et morpho-syntactiques qui ont lieu dans la langue.

Le groupe de linguistes de l’École de Prague (ou le Cercle de Prague) fondée par N.S. Troubetzkoï et Roman Jakobson ont mis l’accent dans leurs recherches sur la notion de fonction (fonction du langage comme système de communication, fonction de divers éléments à l’intérieur du système, etc.). Selon Roman Jakobson le langage doit être étudié dans toute la variété de ses fonctions. Pour faire ressortir la nature de ces fonctions, un aperçu sommaire portant sur les facteurs constitutifs de tout procès linguistique est absolument nécessaire. R. Jakobson envisage le cas où le destinateur (l’émetteur) envoie un message au destinataire (le récepteur). Pour être opérant, le message requiert un contexte auquel il renvoie et qui est saisissable par le destinataire (le récepteur); ensuite le message requiert un code commun au destinateur et au destinataire (à l’encodeur et au décodeur du message); enfin le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d’établir et de maintenir la communication. Ces différents facteurs de la communication peuvent être représentés schématiquement comme suit:

contexte Destinateur message Destinataire (Émetteur) contact (Récepteur) code

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Chacun de ces six facteurs donne naissance à une fonction linguistique différente.

Remarques. 10 Par code dans le communication il faut entendre la langue (anglais, français) dans laquelle est composé le message. Le code peut être un pro-cédé technique qui permet de transformer un message composé dans une langue naturelle en signaux qui ne sont plus directement compréhensibles (on dit que le message est codé), puis à partir de ces signaux de reconstituer le message initial.

20 Le contexte désigne la situation spatio-temporelle dans laquelle se trouvent le destinateur et le destinataire (les communicants).

Roman Jakobson distingue les fonctions du langage suivantes: 1. La fonction dénotative (cognitive ou référentielle) qui consiste dans la

visée du référent, l’orientation vers le contexte. 2. La fonction expressive ou émotive qui est centrée sur le destinateur; elle

vise à une expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle. Elle tend à donner l’impression d’une certaine émotion, vraie ou feinte. La fonction émotive est représentée dans la langue par les interjections. Celles-ci possèdent une configuration phonique particulière et peuvent jouer un rôle syntaxique (une interjection est l’équivalent d’une phrase complète). La fonction émotive qui est évidente dans les interjections colore presque tous les propos des sujets parlants, aux niveaux phonique, grammatical et lexical.

3. La fonction conative qui est orientée vers le destinataire trouve son expres-sion grammaticale dans le vocatif et l’impératif. Elle est exprimée surtout au moyen des phrases injonctives.

4. La fonction phatique est exprimée par les messages qui servent exen-tiellement à établir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne, à attirer l’attention de l’allocutaire (ex.: Allo, vous m’entendez? Dites vous m’écoutez? etc.).

5. La fonction métalinguistique. Chaque fois que le destinateur et /où le destinataire jugent nécessaire de vérifier s’ils utilisent le même code, le discours est centré sur le code: dans ce cas, il remplit une fonction métalinguistique (ou de glose); ex.: „Je ne vous suis pas. Que voulez-vous dire?” demande le destinataire au destinateur.

Le destinateur peut aussi s’enquérir auprès du destinataire s’il a compris le message: „Est-ce que vous avez compris ce que je veux dire?”

6. La fonction poétique. La visée du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. Cette fonction ne peut être étudiée avec profit si on perd de vue les problèmes généraux du langage et d’un autre côté une analyse minutieuse du langage exige que l’on prenne sérieusement en considération la fonction poétique.

Dans les Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p.15, Roman Jakobson a précisé que l’objet de la science de la littérature est la littérarité, c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire, ce qui fait qu’un message soit litté-raire. Suivant ce linguiste la littérarité relève de la fonction poétique du langage.

Par le terme poétique il faut surtout entendre littéraire. Roman Jakobson a souligné que „la fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la

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sélection sur l’axe de la combinaison”. Il faut entendre par sélection l’opération par laquelle le sujet parlant choisit une unité linguistique sur l’axe paradigmatique; la combinaison est le processus par lequel une unité de la langue entre en relation sur le plan de la parole avec d’autres unités elles aussi réalisées dans le message.

L’axe des combinaisons est nommé axe syntagmatique; c’est l’axe horizontal des rapports entretenus par les unités linguistiques dans la chaîne parlée. L’axe paradigmatique c’est l’axe vertical des rapports virtuels entretenus par les unités susceptibles de commuter:

„Soit enfant, dit Jakobson, le thème du message: le locuteur fait un choix parmi une série de noms existants plus ou moins semblables, tels que enfant, gosse, mioche, gamin, tous plus on moins équivalents d’un certain point de vue; ensuite pour commenter ce thème, il fait choix d’un des verbes sémantiquement apparentés – dort, sommeille, repose, somnole.

Les deux mots choisis se combinent dans la chaîne parlée. La sélection est produite sur la base de l’équivalence, de la similarité et de la dissimilarité, tandis que la combinaison, la construction de la séquence repose sur la contiguïté”.78

Roman Jakobson souligne que les particularités des divers genres poétiques impliquent la participation des autres fonctions du langage à côté de la fonction poétique. La poésie épique qui emploie d’habitude la 3e personne met à contribu-tion la fonction référentielle; la poésie lyrique, orientée vers la première personne est étroitement liée à la fonction émotive. Les vers de la poésie lyrique qui con-cernent la 2e personne sont marqués par la fonction conative.

Formes et fonctions

Les embrayeurs. Roman Jakobson a aussi étudié, dans Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, 1963, le problème des embrayeurs en étroite liaison avec les faits stylistiques. Les embrayeurs représentent une catégorie de signes qui n’ont pas de contenu référentiel, mais désignent la chose ou la personne signifiée en fonction de leur place dans l’énoncé:

„Tout code linguistique, dit Jakobson, contient une classe spéciale d’unités grammaticales qu’on peut appeler embrayeurs: la signification générale d’un embrayeur ne peut être définie en dehors d’une référence au message”.

Otto Jespersen (1860-1943) a donné le nom de shifters (changements de vitesse) aux embrayeurs, et Émile Benveniste les a nommés indicateurs. Le terme d’embrayeurs est la traduction en français du nom shifters.

Les embrayeurs sont des mots qui n’ont pas de sens en eux-mêmes, comme nous l’avons déjà montré. Coupé des circonstances de son énonciation, le discours contenant des embrayeurs ne peut pas être interprété. Je serai ici demain ne signifie rien si vous ne savez pas que c’est Dupont (je) qui parle, que ici signifie place de la Concorde et que par demain Dupont entend le 3 décembre 2001.

Le terme métaphorique d’embrayeurs suppose que l’on articule deux plans distincts: d’un certain point de vue les embrayeurs constituent des signes linguis-

78 R. Jakobson, Essai de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 221.

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tiques; ils appartiennent au code de la langue, mais en même temps ils constituent des faits concrets, inscrits par leur occurrence dans un réseau déterminé de coordonnées spatiales et temporelles. Ils permettent la conversion de la langue comme système de signes potentiels en parole (discours par lequel le destinateur et le destinataire confrontent leurs dires sur le monde).

Exemples d’embrayeurs: les pronoms personnels, les démonstratifs, certains adverbes de lieu et de temps, les temps verbaux. On distingue aussi des embrayeurs du récit, de l’énonciation historique ((la troisième personne; sémiologie verbale d’imparfait, de passé simple (nommé „aoriste” par É. Benveniste) de plus – que – par fait; à ces temps, il faut ajouter le futur dans le passé exprimé au moyen du conditionnel, et le prospectif, un temps périphrastique, substitut du futur formé d’un auxiliaire de mode (devoir ou aller) à l’imparfait (l’auxiliant) et d’un verbe à l’infinitif; l’adverbe là; le nom le lendemain ayant une valeur adverbiale)) et les embrayeurs du discours (première et deuxième personnes, en plus de la troisième; sémiologie verbale d’impératif; de présent, d’imparfait, de passé composé, de plus – que – parfait; série adverbiale du type ici, demain, aujourd’hui), Il faut aussi souligner le fait que la distinction fondamentale qui oppose les fonctions cognitive et expressive apparaît comme un embrayage qui fait possible le passage du plan de la chose désignée à celui du locuteur.

Le style direct, le style indirect et le style indirect libre

La grammaire et la stylistique distinguent le style direct, le style indirect et le style indirect libre; cette division qui concerne le style a pour fondement la nature et la fonction de la communication. Celle-ci comporte un destinateur (un locuteur, un émetteur), un destinataire (un interlocuteur, un récepteur) et un énoncé; ce dernier, comporte un sujet (ou un prime actant) qui peut être le locuteur. Celui-ci peut être représenté par je; l’interlocuteur peut être représenté par tu; la personne dont on parle et qui peut être absente est représentée par il.

1. Le style direct (lat. oratio directa; fr. discours direct) rend les pensées et les paroles de quelqu’un telles qu’elles ont été formulées. La citation littérale des paroles et des pensées d’un personnage ou du narrateur constitue dans ce type de discours une mimesis pure selon la théorie de Platon exposée au troisième livre de la République.

Dans le style direct le rapporteur s’acquitte objectivement de sa tâche lors-qu’il répète textuellement ce qu’un actant a dit, sans ajouter sa propre opinion; on dit, au contraire, que le rapporteur est subjectif lorsqu’il fait des remarques sur l’énoncé qu’il reproduit au point de vue de sa véracité. Cependant le message n’est altéré dans sa structure ni dans ce second cas: le narrateur ne s’en tient pas à introduire le personnage dont il reproduit l’énoncé; il peut spécifier la nature de cet énoncé; par exemple, X prononce des paroles (il dit), Y fait des réflexions sur… (il pense), Z donne des ordres (il ordonne). On appelle modus l’ensemble de ces indi-cations pragmatiques qui marquent que le locuteur assume l’énoncé et qui montrent parfois l’attitude que celui-ci manifeste à l’égard du contenu de ce qu’il dit, ou dictum. Le style direct s’insère ainsi dans le texte narratif au moyen d’un signe de

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transposition qui indique le changement de niveau narratif, le plus souvent un verbe déclaratif (verbe transpositeur). Le modus peut se trouver avant les paroles ou les pensées rapportées; il peut être enchâssé dans l’énoncé sous la forme d’une incise, ou bien il peut être placé à la fin du discours reproduit.

Ex.: „Il n’y a bête ni oiseau /Qu’en son jargon ne chante ou crie”: / „Le Temps a laissé son manteau /De vent, de froidure et de pluie” (Charles d’Orléans, Le Printemps).

„Un jour, la reine (Anne d’Autriche) ayant fait porter au roi qui était gra-vement malade des paroles de regret, le suppliant surtout de ne pas croire qu’elle eût jamais conspiré contre sa personne, Louis XIII déclara au comte de Chavigny:

„En l’état ou je suis, je lui dois pardonner; mais je ne suis pas obligé de la croire”.

(Louis XIII avait beaucoup d’aversion pour la reine. Il savait que son épouse entretenait des intelligences avec les Espagnols, et surtout avec ses frères, le roi Philippe IV et le Cardinal Infant. De plus, elle avait été impliquée, à cause de Mme

de Chevreuse dans le complot du comte de Chalais, maître de la grande-robe du roi Louis XIII).

„Le vent nous apportait de lointains angelus; / Il dit „Je songe à ceux que l’existence afflige, / À ceux qui sont, à ceux qui vivent. – Moi, lui dis-je, /Je pense à ceux qui ne sont plus !” (V. Hugo, À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt).

„Dors si tu peux, dit-il (c’est le docteur Rieux qui parle; il s’adresse à sa fem-me). La garde viendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi”. (Camus, La Peste).

2. Le style indirect (discours indirect, discours narrativisé; lat. oratio obliqua). Les paroles d’un locuteur peuvent être rapportées indirectement: „L’énonciation historique et celle du discours, écrit Émile Benveniste,

peuvent à l’occasion se conjoindre en un troisième type d’énonciation, où le discours est rapporté en termes d’événement et transposé sur le plan historique; c’est ce qui est communément appelé discours indirect”.79

Le style indirect consiste à ne pas citer textuellement les paroles d’une personne, mais à les rapporter par l’intermédiaire d’un subordonnant qui les rattache au verbe (le modus) qui les annonce. Le style indirect rapporte seulement le sens, la subs-tance des paroles d’un locuteur. La renonciation à la reproduction textuelle peut être considérée comme une tendance à l’abstraction. On appelle aussi le style indirect, discours narrativisé, parce qu’il est repris en main par le narrateur et intégré dans son récit. Le passage du style direct au style indirect peut entraîner toute une série de modifications morphosyntaxiques concernant la personne, les modes et les temps des verbes, etc.

Le style indirect emploie comme introducteurs ou transpositeurs, constituant le modus ou la copule logique, des verbes qui sont exclusivement à sa disposition. Des verbes tels que penser, juger, croire, supposer, douter, s’imaginer, etc. em-ployés uniquement par le discours indirect en tant qu’introducteurs ou transposi-

79 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, 242.

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teurs, ont en commun la particularité de mettre le rapporteur en évidence. Ce dernier a plus d’importance dans le style indirect que dans le style direct; le discours indirect permet d’exprimer mieux l’attitude du rapporteur à l’égard des paroles ou des pensées rapportées. Mais le discours indirect enlève aux paroles rapportées, ou dictum, presque tous leurs éléments affectifs:

„Le style indirect, écrit Pierre Guiraud, rapporte un énoncé in absentia auquel sont déniées toutes les marques prosodiques de la phrase locutive qui sont le propre d’un énoncé in praesentia … Le locuteur principal n’a pas la possibilité de prêter sa voix au locuteur secondaire”.80

Voici quelques phrases extraites des Mémoires de La Rochefoucauld où l’auteur emploie le style indirect:

1. Verbe transpositeur (ou introducteur): accuser. Ex.: „Le Cardinal (Richelieu) accusa la Reine d’avoir concerté cette entreprise avec le duc de Buckingham, pour faire la paix des huguenots et pour lui donner prétexte de revenir à la cour et de revoir la Reine” (p. 40).

2. Verbe transpositeur : s’apercevoir. Ex.: „La comtesse de Carlisle s’aperçut bientôt qu’il (= le duc de Buckingham)

affectait de porter des ferrets de diamants qu’elle ne connaissait pas” (langage intérieur), p. 39.

3. Verbes transpositeurs: juger, appréhender. Ex.: „Le duc de Buckingham s’aperçut le soir de ce qu’il avait perdu, et

jugeant d’abord que la comtesse de Carlisle avait pris les ferrets, il appréhenda les effets de sa jalousie et qu’elle ne fût capable de les remettre entre les mains du Cardinal pour perdre la Reine” (langage intérieur); p. 39.

4. Verbe transpositeur: assurer. Ex.: „Elle (la reine) m’assura même plusieurs fois qu’il allait de son honneur

que je fusse content d’elle et qu’il n’y avait rien d’assez grand dans le Royaume pour me récompenser de ce que j’avais fait pour son service”1; p. 65.

5. Verbe transpositeur: avertir. Ex.: „La Reine mère (Marie de Médicis) avertit le Roi que le Cardinal était

amoureux de la Reine sa femme”; p. 40. 6. Verbe transpositeur: conseiller . Ex.: „Je lui conseillais (à Mme de Chevreuse) de suivre les goûts de la Reine,

puisque apparemment elle ne les ferait pas changer”; p. 67. 7. Verbe transpositeur: déclarer. Ex.: Un jour le Roi (Louis XIII) était renfermé seul avec la Reine, elle renou-

vela ses plaintes contre le Cardinal et déclara qu’elle ne le pourrait plus souffrir dans les affaires” (p. 41).

8. Verbe transpositeur: défendre. Ex.: „Dans cette extrémité, il (le duc de Buckingham) dépêcha à l’instant

même un ordre de fermer tous les ports d’Angleterre et défendit que personne n’en sortît”; p. 39.

9. Verbe transpositeur: demander.

80 P. Guiraud, La stylistique, Paris, P.U.F. 1972, p. 91.

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Ex.: „Il (Louis XIII) parut même disposé à chasser le Cardinal et demanda à la Reine mère qui on pourrait mettre à sa place dans le ministère”; p. 41.

Autres exemples de style indirect

„Doucement, Rieux dit qu’en effet une pareille condamnation serait sans fondement, mais qu’en posant cette question, il cherchait seulement à savoir si le témoignage de Rambert pouvait ou non être sans réserves” (Camus, La Peste).

„Rieux lui demanda comment il allait. Cottard, en s’asseyant, bougonna qu’il allait bien et qu’il irait encore mieux s’il pouvait être sûr que personne ne s’occupât de lui. Rieux fit observer qu’on ne pouvait pas toujours être seul”. (Camus, La Peste).

3. Le style indirect libre ne se situe pas sur le même plan que le style direct et le style indirect. Employé surtout dans la langue écrite et en particulier dans la narration littéraire, il constitue une technique élaborée qui combine les formes du style direct et les formes du style indirect. Le style indirect libre a été nommé la parole et la pensée représentées. Cette forme de style n’est introduite par aucun verbe (absence du modus), par aucun subordonnant. En général, au moyen du style indirect libre, on rapporte les pensées et les paroles d’une personne à l’aide de propositions indépendantes. Le style indirect libre autorise les exclamations, les injonctions, les inversions et l’emploi d’autres éléments expressifs exclus de la phrase subordonnée employée dans le style indirect. Dans le style indirect libre, le narrateur adhère le plus étroitement possible aux paroles du personnage. Au moyen du style indirect libre, on peut reproduire le langage intérieur d’un personnage (souvenirs, associations d’idées).

Ex.: „Emma se repentit d’avoir quitté si brusquement le précepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures défavorables. L’histoire de la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an était revenue chez ses parents. D’ailleurs personne n’habitait aux environs, ce chemin ne conduisait qu’à la Huchette; Binet, donc, avait deviné d’où elle venait, et il ne se tairait pas, il bavarderait, c’était certain!” (Flaubert, Mme Bovary). Le style indirect libre peut servir à présenter brièvement la biographie d’un personnage:

„Mâtho finit par s’émouvoir de ces prévenances et peu à peu il desserra les lèvres: Il était né dans le golfe des Syrtes. Son père l’avait conduit en pèlerinage au temple d’Ammon. Puis il avait chassé les éléphants dans les forêts de Garamantes. Ensuite, il s’était engagé au service de Carthage…” (Flaubert, Salammbô).

Par le style indirect libre, on peut rendre succinctement le contenu du dis-cours de quelqu’un:

„Il (le suffète Hannon) exposait au capitaine les charges infinies de la République. Son trésor était vide. Le tribut des Romains l’accablait” (Flaubert, id.).

Le discours de Giscon, l’ancien commandant des mercenaires, envoyé par Carthage pour payer la solde à ceux-ci est brièvement rendu par Flaubert au moyen du style indirect libre.

Ex.: „Il blâma les torts de la République et ceux des Barbares; la faute en était à quelques mutins qui par leurs violences avait effrayé Carthage. La meilleure preuve de ses bonnes intentions c’était qu’on l’envoyait vers eux, lui, l’éternel

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adversaire du suffète Hannon. Ils ne devaient point supposer au peuple l’ineptie de vouloir irriter les braves ni assez d’ingratitude pour méconnaître leurs services”. (Flaubert, Salammbô).

On peut rendre par le style indirect libre les raisonnements des personnages, raisonnements du type enthymème:

„Mais la fureur des Barbares ne s’apaisa pas. Ils se rappelèrent que plusieurs d’entre eux, partis pour Carthage n’en étaient pas revenus; on les avait tués, sans doute” (Flaubert, Salammbô).

Autres exemples de style indirect libre

„Il (Raymond Rambert) alla droit au but. Il enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire”. (Camus, La Peste).

„Un jour au dévot personnage / Des députés du peuple rat / S’en vinrent demander quelque aumône légère: / Ils allaient en terre étrangère / Chercher quel-que secours contre le peuple chat; / Ratopolis était bloquée: / On les avait con-traints de partir sans argent, / Attendu l’état indigent / De la république attaquée. / Ils demandaient fort peu, certains que le secours / Serait prêt dans quatre ou cinq jours” (La F., Le rat qui s’était retiré du monde).

„Cependant Mme de Chevreuse commençait à s’impatienter: on ne faisait rien pour elle ni pour ses amis; le pouvoir du Cardinal augmentait tous les jours; il l’amusait par des paroles soumises et galantes” (La Rochefoucauld, Mémoires).

La métaphore et la métonymie

Dans ses Essais de linguistique générale (éd. cit.), Roman Jakobson a fait ressortir la valeur fonctionnelle de la métaphore et de la métonymie. Ces deux tropes (ou métasémèmes) ont à leur base deux types d’associations verbales: la similitude des termes (c’est le cas de la métaphore) et leur contiguïté (c’est le cas de la métonymie). Roman Jakobson a remarqué que les troubles aphasiques qui sont un signe de l’altération du langage dévoilent que le malade est atteint soit de trouble de la similarité (choix des mots) soit de trouble de la contiguïté (incapacité de construire des phrases):

„Toute forme de trouble aphasique, dit Jakobson, consiste en quelque alté-ration plus ou moins grave, soit de la faculté de sélection et de substitution, soit de celle de combinaison et de contexture. La première affection comporte une détério-ration des opérations métalinguistiques, tandis que la seconde altère le pouvoir de maintenir la hiérarchie des unités linguistiques. La relation de similarité est sup-primée dans le premier type et celle de contiguïté dans le second. La métaphore devient impossible dans le trouble de la similarité et la métonymie dans le trouble de la contiguïté”.81

Il a montré aussi les rôles joués par la fonction métaphorique et la fonction métonymique dans tous les processus de symbolisation: dans les rêves, les mythes et dans la littérature et les arts:

81 R. Jakobson, Essais de Linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 61.

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„La compétition entre les deux procédés, métonymique et métaphorique, est manifeste dans tout processus symbolique, qu’il soit intrasubjectif ou social. C’est aussi que dans une étude sur la structure des rêves, la question décisive est de savoir si les symboles et les séquences temporelles utilisés sont fondés sur la contiguïté („déplacement” métonymique et „condensation” synecdochique freudiens) ou sur la similarité („identification” et „symbolisme” freudiens). Les principes qui commandent les rites magiques ont été ramenés à deux types: les incantations reposant sur la loi de similitude et celles fondées sur l’association par contiguïté”.82

Roman Jakobson explique ensuite comment la métaphore et la métonymie (auxquelles il ajoute la synecdoque) sont employées dans la poésie et dans le roman:

„Dans la poésie, dit-il, différentes raisons peuvent déterminer le choix entre ces deux tropes. La primauté du procédé métaphorique dans les écoles romantiques et symbolistes a été maintes fois soulignée, mais on n’a pas encore suffisamment compris que c’est la prédominance de la métonymie qui gouverne et définit effectivement le courant littéraire qu’on appelle réaliste, qui appartient à une période intermédiaire entre le déclin du romantisme et la naissance du symbolisme et qui s’oppose à l’un comme à l’autre. Suivant la voie des relations de contiguïté, l’auteur réaliste opère des digressions métonymiques de l’intrigue à l’atmosphère et des personnages au cadre spatio-temporel. Il est friand de détails synecdochiques. Dans la scène du suicide d’Anna Karénine, l’attention artistique de Tolstoï est concentrée sur le sac à main de l’héroïne; et dans Guerre et Paix les synecdoques „poils sur la lèvre supérieure” et „épaules nues” sont utilisées par le même écrivain pour signifier les personnages féminins à qui ces traits appartiennent”.83

Jakobson souligne que la métaphore joue un rôle important dans la poésie surréaliste et dans la poésie en général et il met en évidence le fait que la critique littéraire a trop mis l’accent sur la fonction de la métaphore dans les textes, au lieu de remarquer que la métonymie détient un rôle prépondérant par rapport à la métaphore.

Bernard Dupriez

Bernard Dupriez84 souligne que la tâche de la stylistique est de décrire et

d’interpréter les signes du style. À son avis, la stylistique est une science tournée exclusivement vers l’étude

du style littéraire Elle doit essayer de retrouver dans un texte littéraire la marque personnelle et originale d’un auteur. Bien que la Stylistique ait des rapports assez étroits avec la linguistique, la psychologie et avec d’autres sciences humaines, elle peut utiliser les concepts de ces sciences mais non pas les méthodes employées par celles-ci.

82 Ibidem, p. 63. 83 Ibidem. 84 B. Dupriez, Les études des styles, Paris, Didier, 1969, 332 p.

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Dans l’analyse stylistique, Dupriez propose que l’on emploie la com-mutation85, opération qui consiste à établir pour chaque unité ou élément du texte les variantes stylistiques possibles (les stylèmes) dans lesquelles l’auteur a fait un choix.

La commutation permet de retrouver ces choix, ensuite de les interpréter. Selon Dupriez une analyse stylistique doit commencer par une segmentation du texte en éléments aussi réduits que possible. Pour chaque élément, s’il y a lieu, on doit trouver des variantes; celles-ci doivent être littéraires c’est-à-dire qu’elles doivent entrer dans la ligne générale spécifique du texte étudié. Dans la recherche de variantes linguistiques, on doit employer des dictionnaires explicatifs, analo-giques, des dictionnaires de synonymes, etc. Au moyen de ces instruments de travail, il faut chercher par quoi chaque élément du texte pourrait être remplacé. Il ne faut pas nécessairement que les variantes trouvées soient plus justes, plus touchantes ou plus belles que le texte original, car selon Dupriez il serait absurde de vouloir corriger un texte littéraire; l’auteur précise que l’établissement des variantes n’a pas pour but une ré-création du texte; il ne représente qu’une étape de l’analyse (le texte à étudier doit être toujours considéré comme un modèle). L’auteur remarque que la longueur du texte qu’on doit segmenter et soumettre à l’opération de commutation doit être limitée pour des raisons pratiques, car l’analyse d’une oeuvre en entier exigerait plusieurs années d’étude: „mais, dit-il, on peut connaître une personne à un seul de ses gestes surtout si ce geste est typique et intégré dans toute une action et bien observé”. À son avis, on doit d’abord choisir une phrase clé qui renferme des traits spécifiques du style de l’écrivain. Il affirme que dans un chef-d’œuvre presque toutes les phrases sont des phrases-clés.

Les éléments de style découverts peuvent être étudiés: A. Au niveau de la deuxième articulation du langage: – les graphies (majuscules, ponctuation, dessins de mots); – les phonèmes, les sonorités (figures de rhétorique: allitérations, homoïoté-

leutes, etc.; étude des rimes); – rythmes; B. Au niveau de la première articulation du langage: – lexèmes (sémantisme intellectuel, affectif ou évocateur); – fonctions et formes grammaticales; – ordre des mots (constructions de phrases). C. Au niveau spécifiquement littéraire: – procédés (images, figures de pensée, etc.); – la nature de l’exposé (narration, description, dialogue, etc.). Dupriez a dressé un tableau concernant la démarche de l’analyse. I. Choix d’un fragment (de préférence quelques lignes seulement). Histoire

du texte et apparat critique.

85 La commutation est l’opération par laquelle le linguiste vérifie l’identité paradig-

matique de deux formes de la langue. Cette identité paradigmatique doit être distinguée de l’identité formelle ou sémantique; elle se définit simplement par l’aptitude à entrer dans les mêmes constructions (J. Dubois, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1993).

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II. Explication du passage. Principe constant: ne relever que les éléments utiles à la compréhension du texte.

a) Explication externe: biographie, œuvre b) Explication interne: graphies, sonorités, rythmes (phénomènes intéressant

la sémiotique et la rhétorique). L’analyse des mots au point de vue lexicologique et sémantique. Études des formes grammaticales et des constructions. Point de vue rhétorique ou poétique Le texte: point de vue théorique et littéraire Résumé des résultats III. Segmentation. Énumérer les éléments commutables, avec les variantes

possibles. IV. Commutation. Insérer les variantes une à une dans le contexte (là où il y a

variante, il y a choix de la part de l’auteur) pour en apprécier la valeur, etc. V. Interprétation des stylèmes. Trouver le motif du choix.

LA STYLISTIQUE STRUCTURALE

P. Barucco P. Barucco, ancien professeur à l’Université de Nice, dans Éléments de

stylistique, Paris, Roudil, 1972, p.42 sq., a souligné que la stylistique est structurale dans la mesure où elle n’attache pas de valeur stylistique aux mots eux-mêmes, mais à leurs relations, telles qu’elles apparaissent dans le texte. Barucco montre que depuis longtemps la notion et le terme de structure appartiennent aux langues de spécialité.

a) dans le domaine de l’architecture, on parle de la structure d’une cathédrale. b) la biologie emploie l’expression „la structure d’une cellule”. c) dans le domaine de la chimie, on trouve l’expression „la structure de la

molécule de l’eau lourde”. d) la géologie utilise l’expression „ la structure de l’écorce terrestre”. Barucco précise que le structuralisme entend par le terme structure une

relation de type abstrait. Suivant ce stylisticien, la relation structurale dans la langue se situe sur l’axe vertical des paradigmes dans ce qu’on a appelé aussi „la réserve” où puise le locuteur les éléments nécessaires à la construction des séquences syntagmatiques. L’auteur souligne que la structure ne se situe pas sur l’axe horizontal syntagmatique qui est l’axe de la combinaison et qui concerne la parole et non pas la langue. Il fait ressortir le fait que des linguistes tels que Ferdinand de Saussure, Gustave Guillaume, Louis Hjelmslev n’ont pas posé le problème d’une structure de la parole, et cependant c’est de la parole que s’occupe les théories ayant trait à la stylistique. Suivant Barucco, à la différence de la linguistique structurale qui étudie les structures paradigmatiques en langue, la stylistique structurale s’occupe surtout des structures de type syntagmatique, des relations qui s’établissent entre différents éléments linguistiques dans la parole (dans le discours). Selon cet auteur, la stylistique structurale part d’un principe très simple suivant lequel les éléments d’un texte ou d’un message ne doivent jamais

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être envisagés isolément mais toujours comme étant les composants d’un ensemble organique, d’un système. Il pense que l’étude de la langue poétique n’aboutit au niveau structural que lorsque les composantes individuelles en sont examinées d’abord dans leurs corrélations et ensuite dans leur relation avec la totalité structurale du texte. Il précise qu’un texte littéraire ne saurait être réduit à la somme de ses composantes; c’est pourquoi le commentaire stylistique doit tenir compte de l’organisation du texte et employer des méthodes d’analyse spécifique. Par conséquent, il s’agit non seulement de faire l’inventaire des figures de stylistique, mais surtout de mettre en relief la fonction stylistique telle qu’elle est engendrée par les articulations du texte; au point de vue structural, le signe ne peut tirer ses effets stylistiques de sa forme ni de sa substance, mais uniquement de ses relations avec les autres signes présents dans le texte. Suivant Barucco un même signe peut avoir des valeurs non seulement différentes mais contradictoires selon sa distribution. L’auteur indique comment on doit procéder lorsqu’on veut pratiquer une analyse stylistique; il souligne que tout d’abord il faut établir une description de tous les éléments du texte considéré au plan phonique, au plan morpho-syntaxique et au plan lexical. On doit mettre en relief le réseau de relations qui unissent ces formes entre elles, tout d’abord à l’intérieur de chaque plan et ensuite d’un plan à l’autre. L’auteur précise que les articulations internes du texte doivent être analysées en tenant compte des principes d’identité et d’opposition:

„De même qu’un phonème. dit-il, fonctionne en qualité d’unité distinctive par ses contrastes discrets (= distincts, délimitables) avec les autres éléments contigus d’un message, de même le fait stylistique se constitue aussi comme unité distinctive”.86

L’indication des articulations fonctionnelles des unités stylistiques ne saurait se faire isolément; dans cette opération on doit tenir compte de chacun des plans du langage et des connexions qui existent entre eux. Suivant Barucco, il faut accorder une égale importance aux relations marquant les différences et aux relations marquant les similitudes des unités stylistiques:

„Quand on aura distingué, dit-il, ces relations aux différents niveaux linguis-tiques autonomes (syntaxe, morphologie, lexique, phonologie, métrique), on resti-tuera la complexité du texte par la mise en relation des différents niveaux de langue entre eux. On constatera ainsi que les différents moyens stylistiques non seulement s’ajoutent séparément l’un à l’autre, mais se combinent entre eux pour constituer de par leur convergence ce conglomérat stylistique selon l’expression de Riffaterre”.87

Barucco met en évidence le fait que l’analyse stylistique concerne aussi le niveau sémantique; dès que l’analyse formelle a rendu compte par la description des symétries et des asymétries du fonctionnement de telle ou telle séquence au niveau des microstructures (le mot, la phrase) et à celui des macrostructures (le chapitre, l’œuvre), on constate alors qu’à cet entrelacement de rapports internes correspondent aussi des rapports équivalents au niveau sémantique. L’analyse stylistique dont parle l’auteur a été mise en pratique par R. Jakobson et C. Levi-Strauss dans le commentaire qu’ils ont fait sur le sonnet Les Chats de Baudelaire: 86 P. Barucco, Éléments de stylistique, éd. cit., p. 46. 87 Ibidem, p. 46.

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„Le sonnet y est d’abord décrit, dit Barucco, comme un système d’identités et d’oppositions distinctives dans ses différents plans. Ceux-ci sont ensuite mis en communication, l’analyse débouchant enfin sur une interprétation sémantique”.88

Dans l’analyse du sonnet Les Chats, R. Jakobson et C. Levi-Strauss ont pro-cédé à l’établissement des équivalences de même niveau; ils ont envisagé chaque niveau (phonique, syntaxique, sémantique, prosodique) comme un véritable sys-tème et ont tracé les relations qui s’instauraient de système à système: relation entre la versification et la syntaxe, relation entre la syntaxe et la sémantique, etc.

En faisant des remarques sur les traits caractéristiques de l’analyse stylis-tique de type structural, Barucco montre que la visée critique se situe au centre de l’œuvre:

„L’œuvre, dit Barucco, est abordée comme un objet clos dont on étudie le fonctionnement interne, le style étant analysé comme un langage spécifique à l’intérieur même de la langue”.89

Lubomir Dolezel

(membre de l’École de Prague) Suivant Lubomir Dolezel qui a essayé de formuler quelques principes fonda-

mentaux concernant la théorie de la stylistique structurale, chaque message est formé d’une suite d’éléments segmentaires et suprasegmentaires. Il appelle ces éléments, éléments textuels. Ceux-ci sont définis comme ayant plusieurs niveaux hiérarchisés constitués par des éléments mérismatiques, phonématiques, morphé-matiques, syntaxiques, supra-syntaxiques (contextuels). Les éléments textuels pos-sèdent les caractères suivants:

1. Un caractère de stratification: les éléments d’un niveau donné sont consti-tués d’éléments de différents niveaux inférieurs; ces éléments peuvent jouer dans ce cas, le rôle de traits distinctifs relevants.

2. Un caractère de distribution: ce caractère concerne le mode de liaison d’un élément donné avec d’autres éléments de même niveau.

3. Un caractère ayant trait à la fonction interne linguistique: ce caractère est mis en évidence par la participation d’un élément donné à l’expression des élé-ments des niveaux supérieurs.

4. Un caractère ayant trait à la fonction externe linguistique, sémantique. L’auteur nomme le caractère de stratification et le caractère de distribution,

„caractères formels”, tandis que le caractère de la fonction interne linguistique et le caractère de la fonction externe sont nommés „caractères fonctionnels”.

Selon L. Dolezel une attention toute particulière doit être accordée aux carac-tères fonctionnels des éléments textuels dans les ouvrages littéraires; la structure du message littéraire se caractérise par rapport à la structure d’un message non littéraire, par l’existence d’un système plus compliqué des caractères fonctionnels des élé-ments textuels. La structure du message littéraire est une liaison dialectique de deux niveaux: le niveau de la structure linguistique et celui de la structure littéraire.

88 Ibidem, p. 47. 89 Ibidem.

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Les éléments de la structure littéraire sont exprimés à l’aide des éléments de la structure linguistique mais ces éléments revêtent un nouveau caractère fonc-tionnel car ils participent de manière essentielle à la structure littéraire. On appelle fonction esthétique le caractère fonctionnel spécifique des éléments textuels du message littéraire.

Le système des caractères fonctionnels des éléments textuels du message littéraire est formé donc par trois fonctions essentielles: a) linguistique interne; b) esthétique interne; c) sémantique externe:

„tel mot du message littéraire en tant qu’élément de proposition (ou, éven-tuellement, de syntagme) accuse un caractère de fonction linguistique. Tel mot du message littéraire en tant que dénommant un élément de la réalité extralinguistique, a le caractère de fonction sémantique. Tel mot du message littéraire en tant que motif dans l’édification de la structure littéraire offre un caractère de fonction esthétique”.90

Lubomir Dolezel expose ensuite sa théorie concernant les caractères textuels constants et variables, le moyen linguistique, le moyen stylistique et il montre ensuite quelle est la tâche fondamentale de la stylistique:

„Les caractères des éléments textuels …sont, comme les caractères du texte entier, constants (les caractères l ) et variables (les caractères Si). Le caractère constant, nous le définissons comme le caractère de l’élément textuel par qui il est marqué dans tous les domaines du réseau de communication K; au contraire, le caractère variable n’est coordonné à l’élément textuel que dans un certain domaine du réseau de communication, c’est-à-dire dans un ou plusieurs secteurs de communication Ki. Nous appellerons l’élément textuel dont les caractères formels et fonctionnels ont la nature des caractères l moyen linguistique. L’élément textuel possédant des caractères formels l et des caractères fonctionnels Si s’appellera moyen linguistique avec une fonction stylistique; l’élément de texte possédant des caractères formels et fonctionnels Si, nous convenons de l’appeler moyen stylis-tique. Car les caractères formels sont les caractères constituants de l’élément textuel; la proposition „l’élément textuel révèle les caractères formels variables” est équivalente à la proposition „l’élément textuel n’existe que dans un certain domaine du réseau de communication”. Un exemple de moyen linguistique est fourni par un mot qui possède une signification conventionnelle (indirecte), comme l’est une métaphore, une figure. Exemple de moyen stylistique: un néologisme poétique”.91

Suivant Dolezel la stylistique doit se proposer d’abord pour but la description des moyens stylistiques et des systèmes qui emploient ces moyens. Pour cette description, il propose l’utilisation des méthodes exactes par lesquelles la linguis-tique structurale a l’habitude de décrire les moyens linguistiques.

À son avis, l’analyse stylistique doit s’occuper d’abord du domaine des moyens suprasyntaxiques; il justifie cette démarche par le fait que l’analyse des plans supérieurs du message linguistique rend plus facile la compréhension des caractères fonctionnels des moyens d’expression des niveaux inférieurs.

90 L.Dolezel, Travaux linguistiques de Prague, I, 1966, p. 257 sq. 91 Ibidem.

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S.K. Levin

Selon Levin, qui essaie d’illustrer la théorie de Jakobson concernant la fonction poétique, la structure poétique est „une structure dans laquelle les formes équivalentes du point de vue du sens et (ou) du point de vue du son sont placées dans des positions syntagmatiques équivalentes, les formes ainsi placées constituant des types particuliers de paradigmes”.92

Afin d’exemplifier la théorie de Jakobson suivant laquelle „la fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison”, Levin souligne, qu’à son avis, il y a deux types d’équivalences posi-tionnelles selon que les positions sont comparables ou parallèles. Il y a position comparable lorsqu’il y a une structure du type A (adjectif) + C (conjoction) + A (adjectif) + N (nom) = ACAN.

Ex.: un grand (A) et (C) beau (A) monument (N). Exemple de Levin: tall (A) but (C) wooden (A) bildings (N). Les adjectifs grand et beau; tall et wooden se trouvent dans des positions

comparables. Il y a position parallèle lorsqu’il y a une structure du type A (adjectif) + N

(nom) + C (conjonction) + A (adjectif) + N (nom) = ANCAN. Ex.: une grande tour et une belle colonnade A N C A N Exemple de Levin: good food and soft music A N C A N Dans une position „comparable” les deux adjectifs déterminent le même nom,

tandis que dans une position „parallèle” chaque adjectif détermine un nom différent. Des constructions parallèles en positions équivalentes peuvent être formées

des verbes à l’impératif et des noms ayant la fonction de complément d’objet direct. Elles sont, par exemple, du type V N C V N (verbe + nom + conjoction + verbe + nom)

Exemple: bring me a newspaper and buy me a cigar (apporte-moi un journal et achète-moi un cigare).

Suivant Levin, des positions équivalentes engendrées par des constructions parallèles ne sont pas nécessairement contenues dans la même proposition ou phrase. Afin d’illustrer cette affirmation, Levin donne pour exemple l’extrait sui-vant d’un poème de William Carlos Williams (Theocritus: Idyl I):

If the Muses choose the young ewe you shall receive a stall-fed lamb as your reward but if They prefer the lamb you shall have the ewe for second prize.

92 S.K. Levin, Lingvistic Structures in Poetry, S. Gravenhague, 1962, p. 33 sq.

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Traduction du fragment: „Si les Muses/choisissent la jeune brebis/ vous recevrez/ un agneau engraissé à l’étable/ pour votre récompense/mais si/elles pré-fèrent l’agneau/vous/ aurez l’agneau pour/second prix”.

Dans ce fragment choose (choisissent) et prefer (préfèrent) se trouvent dans des constructions parallèles avec young ewe (jeune brebis) et lamb (agneau); receive (recevrez) et have (aurez) arrivent en constructions parallèles avec (stall-fed) lamb (agneau engraissé) et ewe (brebis); as your reward et for second prize sont en constructions parallèles avec / stall-fed/lamb et ewe. Tout ce passage est un complexe de parallélismes:

C N V N - N V N P N but (mais) C N V N – N V N P N. La plupart des formes placées dans ces positions équivalentes sont séman-

tiquement équivalentes: choose et prefer; young ewe et lamb, receive et have reward. Levin souligne que ce passage est un exemple de couplage „c’est-à-dire de

structure dans laquelle des formes de nature équivalente (en l’occurrence séman-tique) arrivent dans des positions équivalentes”.93

Ce système de couplage représente un système de sélection de structures équivalentes qui donne naissance à un sous-code poétique à l’intérieur de la langue commune.

L’auteur conclut de ces faits que „en lisant un poème nous constatons que les syntagmes engendrent des paradigmes particuliers et que ces paradigmes à leur tour engendrent les syntagmes. Qu’en d’autres termes, le poème engendre son propre code dont le poème est le message unique”.94

Michael Riffaterre

Selon M. Riffaterre, ancien professeur à l’Université Columbia des États-Unis,

la critique impressionniste des textes littéraires, l’habitude de prendre en considé-ration seulement les figures de rhétorique présentes dans le message, „l’apprécia-tion esthétique a priori” ont longtemps entravé le développement de la stylistique considérée comme science des styles littéraires. Si l’on tient compte du fait qu’entre le langage et le style il y a une étroite parenté, il est normal que les mé-thodes linguistiques puissent être utilisées pour la description objective de la façon dont la fonction littéraire du langage est employée par un écrivain. Riffaterre décrit la littérarité exclusivement en termes d’effet; selon lui, est littéraire tout texte qui s’impose à l’attention du lecteur par sa forme indépendamment ou non de son contenu, et de la nature positive ou négative des réactions du lecteur. Suivant Riffaterre les faits stylistiques possèdent un caractère spécifique sinon on ne pour-rait pas les distinguer des faits linguistiques. Pour procéder à une analyse stylis-tique, une première opération qui s’imposerait serait de rassembler tous les élé-ments marqués au point de vue du style et ensuite de les analyser au moyen des méthodes linguistiques. Il précise que le style qui est compris comme un sou-lignement expressif, affectif ou esthétique ajouté à l’information transmise par la

93 Ibidem. 94 Ibidem.

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structure linguistique sans altération du sens, consiste dans la mise en relief de certains éléments de la séquence verbale afin de les imposer à l’attention du décodeur, c’est –à – dire du lecteur.

En outre, ces éléments sont rangés et encodés de telle manière que celui-ci ne puisse les omettre sans déformer le sens du texte. Riffaterre souligne que c’est par le langage qu’on exprime un énoncé mais que c’est par le style qu’on met en valeur certaines parties de celui-ci. L’écrivain pour transmettre son message et, en même temps, pour triompher de l’inertie ou de la distraction du destinataire n’a pas à sa portée les moyens extralinguistiques d’expression (gestes, intonation) dont dispose un locuteur; c’est pourquoi l’auteur de l’œuvre littéraire doit substituer à ces moyens des procédés d’insistance de nature stylistique, surtout des figures de style, ou un ordre de mots inhabituel.

L’écrivain qui joue le rôle d’encodeur doit prévoir l’inattention du décodeur (le lecteur) ou le désaccord de celui-ci à l’égard du message encodé, tandis que dans le code oral, le locuteur a une tâche plus facile car il peut sur-le-champ adapter ses paroles aux réactions de son interlocuteur (allocutaire); par conséquent, l’écrivain doit donner à son message une efficacité maximale qui soit valable pour tous les récepteurs.

En outre, l’écrivain est conscient de la nécessité de rendre son message per-suasif; en conséquence, il est très attentif à la rédaction de son texte, aux opérations d’encodage car il doit rendre plus facile le décodage, la compréhension du message transmis. Ce n’est pas seulement la signification du message qu’est transmise au lecteur, mais aussi l’attitude de l’auteur à l’égard du texte émis:

„Le lecteur, dit Riffaterre, est forcé de comprendre naturellement, mais aussi de partager les vues de l’auteur quant à ce qui est important et ce qui n’est pas dans son message”.95

Si l’émetteur désire que ses intentions soient perçues par le récepteur, les éléments qu’il veut mettre en relief doivent être imprévisibles. De cette façon, l’écrivain contrôle le décodage étant donné qu’il encode là où il considère nécessaire les éléments qui attireront brusquement l’attention du lecteur quel que soit l’état de fatigue de celui-ci. L’imprévisibilité obligera le lecteur à l’attention et c’est ce phénomène qui provoque l’effet de style et non pas l’écart par rapport à la norme.

L’effet stylistique de surprise est engendré par l’imprévisibilité d’un élément du texte par rapport à un élément antérieur.

Dans le vers suivant du Cid de Corneille, par exemple, „Cette obscure clarté qui tombe des étoiles”, le lexème clarté est au point de vue sémantique impré-visible par rapport à obscure. Le syntagme obscure clarté est un oxymoron, un procédé stylistique constitué par la jonction de deux lexèmes incompatibles par leur sens.

95 M. Riffaterre, Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971, p. 33.

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Riffaterre précise que le lecteur est une sorte de cible visée par le procédé stylistique dont le but est d’agir sur le récepteur sans que celui-ci puisse se garder de son impact.

Riffaterre a remplacé la notion de norme par celle de contexte stylistique qui se caractérise par les traits suivants:

1º le contexte „est automatiquement pertinent” (pertinent se dit de tout élé-ment d’une langue qui joue un rôle dans la communication).

2º le contexte „est immédiatement accessible parce qu’il est encodé”. 3º le contexte „est variable et forme une série de contrastes avec les procédés

stylistiques successifs”.96 Le contexte est défini par Riffaterre comme un pattern97 rompu par un élé-

ment imprévisible. La variabilité du contexte peut expliquer „pourquoi une unité linguistique

acquiert, modifie ou perd son effet stylistique en fonction de sa position, pourquoi chaque écart à partir de la norme n’est pas nécessairement un fait de style et pourquoi effet de style n’implique pas anormalité”.98

Le style n’est pas constitué par une succession de figures, de tropes, de procédés; ce qui représente la structure stylistique d’un texte c’est une séquence d’éléments marqués en contraste avec des éléments non marqués au point de vue stylistique; il s’agit souvent de groupes binaires dont les pôles (contexte et contraste) sont inséparables. L’analyse stylistique doit aussi porter son attention aux éléments non marqués; dans un contexte où il y a beaucoup d’adjectifs au comparatif et au superlatif, c’est la forme simple de l’adjectif qui est expressive. Riffaterre nomme microcontexte l’endroit dans un contexte où se trouve le stimulus, l’élément non prévisible (l’élément qui crée la surprise). En général, le microcontexte a une fonction structurale comme pôle d’un groupe binaire dont les composantes sont en opposition; en outre, le microcontexte est limité dans l’espace et peut être constitué par une seule unité linguistique.

Exemple de stimulus: „Ce pyrophore humain est un savant ignorant, un mystificateur mystifié, un

prêtre incrédule” (Balzac, Illustre Gaudissart). Le microcontexte qui contient le sti-mulus est représenté par un savant ignorant (c’est un oxymoron). L’élément impré-visible (le stimulus) est, dans cet exemple, le lexème ignorant.

Le macrocontexte est la partie du message littéraire qui précède le procédé stylistique et lui est extérieure. Suivant Riffaterre, il y a deux types de macro-contexte:

A. Contexte → procéde stylistique → Contexte Ce premier type se caractérise par le retour du pattern contextuel qui avait

préparé le procédé stylistique. En voici un exemple où l’on trouve l’insertion d’un mot, étranger au code employé:

96 Ibidem, p. 64. 97 On appelle pattern un modèle spécifique représentant d’une façon schématique une

structure de la langue. 98 M. Riffaterre, op.cit., p. 65.

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„Le pauvre M.Pecksniff est présenté comme un criminel, alors qu’il n’est qu’un très typique paterfamilias anglais qui assure sa pitance et celle de ses filles” (G.B.Shaw, Getting Married)

B. Contexte → procédé stylistique qui est le point de départ d’un nouveau contexte → procédé stylistique.

Riffaterre décrit ce type de macrocontexte de la manière suivante: „Le procédé stylistique engendre une série de procédés stylistiques du même

genre (par exemple, après un procédé stylistique produit par un archaїsme); la saturation qui en résulte conduit ces procédés stylistiques à perdre leur valeur de contraste, annihile leur capacité à accentuer un point particulier du texte, et les réduit au rôle de composants d’un nouveau contexte; ce contexte, à son tour permettra de nouveaux contrastes”.99

Le nouveau type de macrocontexte est donc formé par un accroissement exagéré du procédé stylistique qui étendant ses limites à la suite d’un emploi répété constitue un nouveau pattern: par conséquent, l’élément imprévisible engendre de nouveaux éléments du même genre qui ne seront plus imprévisibles, leur contenu étant déjà connu; par exemple, après un procédé stylistique formé par une anti-thèse, d’autres antithèses constitueront un nouveau contexte qui pourra permettre de nouveaux contrastes.

Riffaterre a imaginé un „outil” destiné à relever les stimuli stylistiques d’un texte d’une façon plus objective, un instrument qui permette que l’interprétation stylistique se fasse sur l’ensemble des faits stylistiques et non sur les réactions trop subjectives d’un seul lecteur. Il a nommé ce procédé lecteur moyen „appelé ensuite „archilecteur” („le groupe d’informateurs utilisé pour chaque stimulus ou pour une séquence stylistique entière sera appelé „archilecteur”1).

M. Delacroix dans La Stylistique, étude insérée dans l’Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot, 1985, p. 87, commente de la façon suivante la création de cette notion d’archilecteur par Riffaterre:

„L’indice du style étant pour lui l’effet produit sur le lecteur, c’était aux lecteurs multiples que Riffaterre demandait d’indiquer les endroits du texte où se produisait cet effet. En fait, tout commentaire attaché à un endroit précis du texte, qu’il soit positif ou négatif, était considéré comme un indice suffisant. Les indica-tions se renforcent par leurs convergences”.

Les réactions aux stimuli encodés dans le texte et qui constituent, en général, l’archilecteur peuvent être engendrés par:

a) des commentaires critiques faits par des spécialistes b) des jugements de valeur portés sur des passages bien précis. „Qu’il y ait

erreur ou préjugé est sans importance, dit Riffaterre. Une mauvaise interprétation des faits indique tout de même des faits.

Le fait même de dénier toute valeur stylistique à un élément quelconque peut impliquer une valeur stylistique”.100

99 Ibidem, p. 83. 100 Riffaterre, op. cit., p. 45.

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c) des notes portant sur le texte contenues dans les apparats critiques. d) des réactions des natifs dotés de la conscience du langage – objet après

avoir lu le texte. e) des remarques d’ordre stylistique faites à la suite de l’examen d’une tra-

duction: „un exemple de traduction libre, dit Riffaterre, pourrait nous indiquer qu’existe en ce point précis un procédé stylistique qui défie une traduction lit-térale”.101

Par l’emploi de l’archilecteur, Riffaterre a essayé de transformer les juge-ments résultés de l’examen des réactions au style d’un auteur qui étaient subjec-tives en un instrument objectif d’analyse afin de trouver des constantes derrière la variété des jugements, de transformer des jugements de valeur en jugements d’exis-tence „en négligeant le contenu du jugement de valeur et en le traitant comme un simple signal”.102

Georges Molinié

Georges Molinié, professeur de stylistique française à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) a fait paraître en 1986 un ouvrage consacré à la stylistique intitulé Éléments de stylistique française, Paris, PUF, 1986. 211 p. En 1989, il a publié dans la collection Que sais-je ? (Presses universitaires de France) un opuscule portant le titre: La Stylistique.

Suivant cet auteur, la stylistique structurale a formulé, comme programme prioritaire, la recherche scientifique du domaine de la littérature au moyen des outils employés par la linguistique, afin de déterminer comment est exprimée la littérarité, c’est-à-dire la spécificité du fait littéraire et comment un texte acquiert la qualité d’être littéraire. Il précise que l’objet de la stylistique structurale est „la recherche du caractère significatif dans une pratique littéraire”103. La stylistique est une science du langage étant donné qu’elle s’occupe de l’investigation systéma-tique et technique d’un domaine particulier de l’activité humaine représenté par le langage. À son avis, la stylistique peut être envisagée sous un double aspect : elle est en même temps une discipline et une pratique. En outre, elle entretient d’étroites liaisons avec la sémiotique et la critique littéraire:

„La sémiotique explore la portée significative vers l’extérieur – la significa-tivité – d’un système sémiologique donné: le langage ... Les questions de représen-tativité, de valeurs significatives sont au cœur de la problématique stylistique: décrire le fonctionnement d’une métaphore ou l’organisation d’une distribution de phrase, c’est nécessaire; mais cette opération n’a d’intérêt que si on peut aussi mesurer le degré du marquage langagier repéré en l’occurrence. Et cette mesure de près ou de loin est d’ordre sémiotique”.104

En ce qui concerne les contacts établis entre la stylistique et la critique lit-téraire, Molinié précise:

101 Ibidem. 102 Ibidem, p. 42. 103 G. Molinié, La Stylistique, Paris, PUF, 1991 (première édition), p. 36. 104 G. Molinié, Eléments de stylistique, éd. cit., p. 10.

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„La critique est un discours sur le discours littéraire ; elle est aussi la somme des moyens utilisables pour tirer un discours toujours plus éclairant et toujours plus intéressant; parmi ces moyens qui vont de l’histoire littéraire à l’esthétique, en passant par la grammaire historique, la sociologie, la psychologie et quantité d’autres approches, figure la stylistique, appliquée à la formation concrète du discours étudié. La science de la littérature, qui cerne la littérarité de ces discours, rencontre forcément les déterminations stylistiques des genres et des procédés”.105

Selon George Molinié, la stylistique est surtout une praxis. Cet auteur montre que les principaux concepts stylistiques employés dans une analyse sont : le marquage, la surdétermination, la dominante, la répétition, le stylème.

Suivant ce stylisticien, le marquage suppose un repérage des faits ou des traits stylistiques qui relèvent de la mise en oeuvre de la fonction poétique. Molinié souligne que par la présence de ces traits, le récepteur est conscient du déploiement discursif des éléments à valeur esthétique; il y a un phénomène de surmarquage lorsque dans un texte, il y a une surabondance de marques de lit-térarité. Cette surabondance de marques constitue la surdétermination. La réunion d’un ensemble de traits stylistiques assortis à une thématique et constituant une caractéristique du texte forme ce que Molinié nomme une dominante. L’étude de la répétition des faits stylistiques est un moyen important employé pour caractériser un style. Molinié montre que le stylème est un fait stylistique (ou une détermination langagière) qui a une fonction dans une perspective de littérarité. Il précise que le stylème est la plus petite unité significative stylistiquement c’est-à-dire la plus petite unité de caractérisation de littérarité.

G. Molinié a jeté les bases de l’analyse stylistique actantielle. Le terme d’actant a été emprunté à l’ouvrage de Lucien Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1959, mais dans la théorie stylistique de Molinié, il a reçu un autre contenu sémantique : en stylistique actantielle, les actants sont des pôles fonctionnels dans l’échange discursif. G. Molinié souligne que le discours littéraire est perçu par rapport à deux pôles constitutifs: le pôle émetteur du destinateur (actant E) et le pôle récepteur du destinataire (actant R). Les réseaux actantiels se hiérarchisent à l’intérieur de trois grands niveaux : un niveau α (alpha) dont l’émetteur est l’instance productive du discours littéraire (scripteur), responsable à la fois du modèle générique choisi et du récit exposé ; le récepteur est représenté par „la masse des consommateurs”, par „la masse du public”. Il est possible qu’on relève des traces de l’émetteur dans son énoncé (par exemple, des tournures spécifiques dans la présentation des faits). G. Molinié précise que le rap-port des deux pôles actantiels de ce niveau n’est pas textuellement réversible.

Au niveau I, l’émetteur est l’énonciateur patent du discours: un romancier, un poète, un dramaturge; le récepteur est le public qui prend contact avec ces produc-tions. L’émetteur I peut marquer sa subjectivité dans les préfaces, ou par les intru-sions du Je dans le corps du texte. Le niveau II représente les actes de parole effectués entre les personnages mis en scène (les diverses formes du discours rapporté dans les romans, le texte des pièces de théâtre), etc.

105 Ibidem.

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Problèmes concernant le style et la stylistique

(le colloque Qu’est-ce que le style?) (Paris, Presses Universitaires de France, 1994)

Jean Molino

(Université de Lausanne) Jean Molino a essayé d’établir une théorie sémiologique du style106. Il cons-

tate dès le début, que si l’on éprouve bien des difficultés à bâtir une théorie ac-ceptable de la stylistique, en échange, on ne peut nier l’existence du fait stylistique, son évidence s’imposant partout.

Le fait stylistique n’est pas seulement propre aux textes littéraires; on le retrouve aussi dans les textes scientifiques comme l’a démontré G. Perec dans les pastiches d’articles scientifiques107. Paraphrasant une maxime de La Rochefoucauld, Molino dit que le style est l’hommage que le fond rend à la forme. Il souligne qu’on peut dire du style ce que disait Arletty dans un film: „Il y a trente-six façons de dire: je vous aime”; il y a donc fait de style lorsqu’on peut dire la même chose d’une infinité de façons. Si l’on veut exprimer quelque chose, on peut avoir le choix entre des mots, entre des tournures distinctes si l’on maintient presque inva-riable la signification de cette idée. Bien entendu, la signification ne peut rester absolument la même lorsqu’on pratique le choix entre les éléments du discours et alors, on est astreint à identifier une signification fondamentale presque invariante, intellectuelle et des significations accessoires qui viennent s’y ajouter; la valeur de ces nouvelles significations est ornementale et affective.

Molino observe qu’il n’y a pas seulement la certitude que les faits de style existent, que leur réalité est irréfragable, mais qu’il y a aussi un certain nombre de pratiques stylistiques, de méthodes d’analyse qui se caractérisent par le fait qu’elles diffèrent assez peu entre elles, malgré la diversité des théories concernant la stylis-tique qui les sous-tendent :

„Les analyses stylistiques les plus opposées sur le plan des principes se fondent sur un ensemble largement cohérent d’opérations communes”.108

C’est pourquoi il se propose d’entreprendre une analyse des analyses stylis-tiques telles qu’elles sont couramment pratiquées. L’intérêt d’une telle démarche consiste dans la création d’une grille d’analyse qui puisse permettre une compa-raison des procédés employés sans tenir compte des doctrines stylistiques qui les utilisent, afin d’essayer de construire une „stylistique empiriquement validable”.

Molino montre que le stylisticien doit lire à maintes reprises les textes qu’il se propose d’analyser et qu’il doit essayer de relever les traits caractéristiques de ceux-ci: par conséquent, il procède à un inventaire stylistique dont l’intention est descriptive.

106 J. Molino, Pour une théorie sémantique du style, in Qu’est-ce que le style?, Paris,

PUF, 1994, p. 213 sq. 107 G. Perec, Cantatrix Sopranica, L. et autres écrits scientifiques, Paris, Seuil, 1991. 108 J. Molino, op. cit., p. 216.

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1. Le stylisticien emploie une certaine stratégie et doit disposer d’une multi-tude de connaissances concernant la stylistique et les domaines qui s’y rattachent (il doit disposer d’un ensemble de savoirs). Il peut choisir un texte en vue de l’analyser, (par exemple un poème de Heredia ou une nouvelle de Mérimée) ou un groupe de textes:

a) les textes d’un auteur pour analyser le style de celui-ci; b) les textes d’un genre littéraire pour déterminer un style générique; c) les texte d’une période afin d’établir le style d’une époque. Molino insiste sur le fait qu’entre ces espèces de textes il n’y a pas d’op-

position mais un continuum qui va du texte isolé à l’œuvre dont il fait partie, de celle-ci aux œuvres correspondant à une étape de la carrière d’un écrivain ou d’un musicien (on parle des trois styles de Beethoven), puis à ses oeuvres complètes et on se situe ainsi dans des cercles concentriques d’ampleur croissante ou même à la notion de style de langue, développée dans les travaux de Vossler ou de Bally.

Une autre stratégie adoptée par le stylisticien consiste à donner la primauté à l’analyse d’un phénomène stylistique particulier ou à la constellation de traits qui caractérisent un style donné:

a) un phénomène stylistique particulier: le lexique, la phrase ou les figures rhétoriques d’un auteur;

b) la constellation de traits qui caractérisent un style donné: on tente de défi-nir le style d’un poème de Hugo, le style du théâtre de Racine, le style burlesque au XVIIe siècle.

Ces démarches expliquent en partie l’aspect divers des analyses stylistiques qui emploient cependant des instruments de recherche communs. La stylistique emploie des outils empruntés à d’autres disciplines (la linguistique, la rhétorique, la poétique, l’analyse littéraire) car elle ne dispose pas d’outils spécifiques.

Molino distingue trois catégories d’outils d’analyse: a) les catégories linguis-tiques; b) les catégories rhétoriques locales; c) les catégories rhétoriques, poétiques et linguistiques globales.

a) Les catégories linguistiques sont empruntées en général à la grammaire traditionnelle.

Selon Molino l’explication du poème Les Chats de Baudelaire par R. Jakobson et par C. Levi-Strauss qui passe pour être une analyse structuraliste repose à peu près exclusivement sur des notions traditionnelles de grammaire (phrase, nom, adjectif, sujet, prédicat, objet direct, genre, nombre, voyelle, consonne, etc.).

Un nombre extrêmement restreint de catégories linguistiques sont empruntées à la linguistique récente; il faut cependant souligner que les courants de la linguistique contemporaine n’ont pas substitué un nouveau système de catégories au système traditionnel, mais l’ont ouvert, enrichi, complété:

„... tant qu’une théorie linguistique cohérente et unifiée n’est pas construite, la stylistique doit se contenter des catégories de la grammaire enrichie localement d’instruments nouveaux au statut incertain”, dit Molino.

Cela signifie que la stylistique se trouve dans l’impossibilité d’employer l’en-semble des théories, des concepts et des outils appartenant à la linguistique récente.

b) Les catégories rhétoriques locales.

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La stylistique a pris la place de la troisième partie de la rhétorique appelée elocutio. L’élocution enseigne à exprimer les pensées par la parole. Dans une analyse stylistique, il faut étudier les qualités du style.

Parmi ces qualités il faut citer: la pureté, la clarté, l’harmonie, l’élégance, la convenance. En outre, l’élocution enseigne l’emploi des figures de rhétorique.

c) Les catégories rhétoriques, poético-littéraires et linguistiques globales. Les analyses stylistiques peuvent tirer profit non seulement des préceptes de

l’élocution, mais aussi de ceux qui concernent l’invention et la disposition, et surtout des catégories de l’argumentation et de l’organisation du discours.109

La poétique qui a eu des rapports étroits avec la rhétorique110 peut offrir des instruments pour l’analyse globale des œuvres littéraires groupées selon le genre auquel elles appartiennent. Suivant l’art poétique, chaque genre se définit par des traits caractéristiques ayant trait à la forme et au fond (voir par exemple la défini-tion de l’Idylle par Boileau dans son Art poétique: „Telle, aimable en son air, mais humble dans son style, / Doit éclater sans pompe une élégante Idylle: / Son tour simple et naïf n’a rien de fastueux, / Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomp-tueux» (II, 5-8).

Assez récemment, un domaine de la linguistique a essayé de passer de l’étude de la phrase considérée jusque là comme la dernière unité linguistique supérieure au texte et de se transformer en grammaire de texte et en analyse du discours; mais lorsqu’on veut employer les outils de ces nouvelles disciplines à l’étude du style, on se heurte à une série de difficultés:

„On se trouve ici (= dans le domaine de l’analyse du discours), dit Molino, dans un domaine encore flou, où le tri n’a pas encore été fait entre les divers héritages et où se posent surtout de nouveaux problèmes, celui en particulier des relations à établir entre les mots du texte, sa surface linguistique si l’on veut, et les contenus qui s’expriment à travers le texte».

2. Le collecte des données Le stylisticien rassemble ensuite les traits qui caractérisent le style, les phéno-

mènes stylistiques. Il a à sa disposition deux instruments qui sont capables de l’aider dans son entreprise: l’écart et la répétition.

(Selon J. Dubois et alii, Dictionnaire de linguistique, quand on définit une norme, c’est-à-dire un usage général de la langue, commune à l’ensemble des locuteurs, on appelle écart tout acte de parole qui apparaît comme transgressant une de ces règles d’usage; l’écart résulte alors d’une décision du sujet parlant. Lorsque cette décision a une valeur esthétique, l’écart est analysé comme un fait de style). Il y a par exemple écart si on emploie dans une intention stylistique une expression qui s’écarte de la façon la plus simple de s’exprimer, si l’on dit l’astre des nuits (ou „le char vaporeux de la reine des ombres”) au lieu de dire la lune.

Il y a aussi écart si l’émetteur s’écarte de la forme la plus neutre de l’expres-sion et s’il dit par exemple, „Non, mais, qu’est-ce que tu crois?» au lieu de dire „tu as eu tort de faire cela».

109 Kibédi Varga, Rhétorique et littérature, Paris, Didier, 1970. 110 La théorie des trois styles, le style élevé (sublime), le style moyen, le style bas, se

situe à l’un des points de contacts de la rhétorique et de la poétique.

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En ce qui concerne la répétition, Molino, montre que celle-ci est la contre-partie de l’écart: tout comportement linguistique tend à la répétition, parce qu’il applique, modifie ou crée une règle qui peut à chaque instant être réutilisée. Ce qui explique et la fréquence des répétitions dans l’ensemble du comportement humain et le fondement qu’elles offrent à la description de ce comportement: la mise en série, procédure essentielle de l’analyse linguistique, n’a de sens que parce que tout locuteur, toute communauté emploie et réemploie sans cesse les même formes d’expression, traditionnelles ou nouvelles, habituelles ou originales” (Molino, op. cit., p. 223).

Les faits de style résultés de l’écart par rapport à la norme dans un corpus, doivent être comparés à d’autres faits de style employés dans d’autres œuvres pour que le stylisticien puisse dégager les traits spécifiques d’un auteur:

„Je caractérise l’usage d’un auteur, dit Molino, par rapport à la moyenne des usages contemporains, à son propre usage dans d’autres œuvres où encore à l’usage d’aujourd’hui” (op. cit., p. 223).

Pour rassembler les faits stylistiques on peut employer une démarche systématique et une démarche intuitive. On emploie la démarche intuitive lorsque, en lisant attentivement une oeuvre littéraire, l’analyste voit peu à peu se dégager un détail récurrent considéré comme caractéristique.

On emploie une démarche systématique lorsqu’on relève tous les phéno-mènes stylistiques, écarts et répétitions, correspondant à une grille systématique d’analyse. Molino souligne que le style peut se présenter non seulement comme une variation et comme une différentiation individuelle mais aussi comme un choix opéré dans „un ensemble de possibilités limitées par des contraintes”:

„Si Balzac, dit Molino, n’écrit pas comme Stendhal, c’est qu’à une même époque locuteurs et écrivains jouissent d’une importante marge de manœuvre. C’est dire que la langue n’est pas un code au sens strict du terme ou qu’elle est, si l’on veut, caractérisée par l’existence d’une pluralité de codes111. À cet égard, la grammaire apparaît comme l’enregistrement ordonné des régularités du langage, des usages moyens, de la norme et en même temps du noyau le plus solide dans le fonctionnement du langage, là où les règles sont les plus contraignantes et se trouvent le plus largement respectées112. À l’extérieur de ce noyau, les usages sont beaucoup plus libres, parce qu’ils ne sont soumis qu’à un ensemble de contraintes plus lâches » (op. cit., p. 224); l’auteur remarque que la place des mots, la com-plexité des phrases, l’utilisation du lexique et des différents niveaux de langage (littéraire, soigné, courant, familier, populaire) ne sont pas strictement codifiés.

Selon l’auteur de l’article mentionné, il y a fait de style „lorsqu’on a le choix entre plusieurs expressions offertes par les marges de variation, par le jeu laissé au locuteur par les règles du langage”.

3. Traitement et interprétation. Molino montre que les données, les faits de

style que l’on a trouvé dans les textes doivent être traités au sens informatique du

111 G. Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Colin, 1968. 112 M. Mahmoudian, Structure linguistique: problèmes de la constance et des varia-

tions, La Linguistique, vol. XVI, fasc. 1, 1980, p. 5-36.

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terme et ensuite interprétés. Les données recueillies peuvent, par exemple, être sou-mises à un traitement statistique113. La technique d’analyse employant la statistique a pris un nouveau départ avec l’utilisation des ordinateurs (computers). Cependant les études de stylistique quantitatives se trouvent aux prises avec deux grandes difficultés: il y a d’un côté l’attitude prudente des critiques littéraires à l’égard de cette méthode basée sur des calculs et d’un autre côté, l’écart est encore important entre les programmes informatiques très sophistiqués employés, et la pauvreté des modèles et des résultats obtenus.114

Molino observe que l’analyste s’intéresse avant tout à la signification; c’est pourquoi il cherche d’abord à interpréter au point de vue sémantique les données recueillies. L’analyse du style structurale essaie de rester au plus près du texte dont la structure, l’organisation même serait signifiante. On peut prendre pour exemple la méthode exposée par Jakobson dans Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973. Selon ce linguiste les catégories linguistiques et rhétoriques sont distribuées dans un texte de façon systématique et sont en particulier couplées avec des places marquées115 – débuts et fins d’unités rythmiques. Le poème serait formé de sys-tèmes d’équivalences qui s’emboîteraient les uns dans les autres et qui offriraient dans leur ensemble l’aspect d’un système clos (v. Jakobson, op. cit., p. 415):

„Toute la difficulté est de savoir si les configurations dégagées dans l’analyse sont pertinentes.”116

Molino souligne que l’analyse stylistique ne se satisfait le plus souvent ni d’une description structurale, ni une d’étude quantitative, parce qu’elle veut inter-préter les phénomènes concernant le style en leur donnant un sens.

Il y a trois types d’expressivités qui montrent en quel sens on doit interpréter les faits stylistiques.

a) Expressivité mimétique

Par ce syntagme, Molino entend la valeur expressive des sons du langage; à son avis, il y a expressivité mimétique lorsque des éléments linguistiques ou rhé-toriques, sont censés représenter, peindre la réalité évoquée par le texte: par exemple, les [s] du vers de Racine „Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?” (Andromaque, V, 5) évoquent et peignent les serpents qui apparaissent. De même, l’alternance des vers courts et des vers longs dans les Fables de La Fontaine est souvent utilisée dans une intention descriptive. Molino souligne cependant que

113 v. P. Guiraud, Problèmes et méthodes de la stylistique linguistique, Paris, PUF,

1960. v. En hommage à Charles Muller. Méthodes quantitatives et informatiques dans l’étude des textes, Paris – Genève, Slatkine-Champion, 2 vol. 1986.

114 H. Béhar et R. Fayolle, éditeurs, L’histoire littéraire aujourd’hui, Paris, Colin, 1990. v. L. Milic, un article publié en Computers and the Humanities, 1992, no 25, p. 393-400.

115 v. S. Levin, Linguistic Structures in Poetry, La Haye, Mouton, 1962. 116 v. sur la querelle provoquée par l’étude des Chats de Baudelaire par Jakobson et

Lévi-Strauss, Delacroix (M) et Geerts (W) Les Chats de Baudelaire: une confrontation de méthodes, Paris, PUF, 1980 ; J-Cl. Gardin et alii, La logique du plausible.

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l’on est encore loin de savoir définir avec précision ce que c’est que la valeur ex-pressive d’une configuration phonétique ou ce qui pourrait être la musicalité des vers.

b) Expressivité subjective On étudie l’expressivité subjective lorsqu’on essaie de mettre en relation un

fait stylistique sur la personnalité de l’écrivain. Par exemple, lorsqu’un texte relève de la poésie lyrique ou de la confidence personnelle, les faits stylistiques doivent être mis en relation avec les états psychiques de l’écrivain (émotions, désirs, regrets, etc.). Dans une tragédie de Racine ou dans un roman de Balzac, il faut voir comment les faits stylistiques sont en harmonie avec la vie intérieure des person-nages. Il y a aussi des méthodes qui, en analysant le texte, le relient aux configura-tions de l’inconscient individuel et collectif.

c) Expressivité pragmatique

Un détail formel à effet stylistique sera interprété à la lumière des réactions qu’il est susceptible de produire sur le lecteur. Ce détail peut avoir été créé involontairement par l’écrivain ou bien encodé d’une façon préméditée par celui-ci; en ce dernier cas, on retrouve la perspective de la rhétorique traditionnelle ouverte vers le récepteur. Molino montre que pour Riffaterre c’est cet effet sur le lecteur qui permet de définir le fait de style. Sous l’influence de la pragmatique linguis-tique, la stylistique s’est efforcée d’intégrer dans son domaine des notions comme acte de langage et énonciation. Barbara Standing dans Stilistik Sprachpragmatik Grundlegung der Stilbeschreibung (Berlin, New-York, de Gruyter, 1978) a essayé de reconstruire théoriquement la stylistique à partir de fondements pragmatiques.

Dominique Combe

(Université d’Avignon) Dominique Combe dans l’étude intitulée Pensée et langage dans le style1

montre qu’une théorie du style comme pensée a été élaborée par Merleau – Ponty dans sa phénoménologie. Cette doctrine philosophique s’appuie sur de solides réfé-rences linguistiques et elle prend explicitement le style pour objet. Merleau-Ponty a été préoccupé par les problèmes de linguistique.

Dans l’année universitaire 1947-1948, il a donné un cours à l’Université de Lyon consacré au langage et à la communication (Langage et communication).

En 1948-1949, il a consacré un cours à Ferdinand de Saussure, à l’École Normale Supérieure. Il a donné ensuite plusieurs cours au Collège de France parmi lesquels il faut mentionner „Le problème de la parole” (1953-1954). Les derniers ouvrages de Merleau-Ponty sont consacrés aux problèmes du langage, en particu-lier l’ouvrage La prose du monde. Il y discute les thèses saussuriennes et il y fait l’analyse de l’ouvrage de Vendryes, Le langage. Merleau-Ponty est aussi un cri-tique littéraire avisé.

1. Qu’est-ce que le style? (éd. cit., p. 135).

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Il a attentivement étudié Stendhal, Proust, Valéry et d’autres auteurs en vue d’illustrer ses théories exposées dans la Phénoménologie de la perception. Ses vastes connaissances dans les domaines de la philosophie, de la critique littéraire et de la linguistique l’ont puissamment aidé à formuler sa théorie du style. Selon Merleau-Ponty il y a une unité indissoluble entre la pensée et la langue:

„Elles (la pensée et la parole) se substituent continuellement l’une à l’autre. Elles sont relais, stimulus l’une pour l’autre. Toute pensée vient des paroles et y retourne, toute parole est née dans les pensées et finit en elles” (Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 25).

La phénoménologie de Merleau-Ponty distingue soigneusement la parole „poétique” de la parole ordinaire, la parole poétique étant issue de la pensée au moyen de l’inspiration ou de l’intention:

„Il y a lieu ... de distinguer une parole authentique, qui formule pour la pre-mière fois, et une expression seconde, une parole sur des paroles, qui fait l’ordi-naire du langage. Seule la première est identique à la pensée” (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 114).

La description phénoménologique de l’écriture a une grande importance pour le stylisticien:

„Le langage n’est jamais le simple vêtement (Humboldt disait l’enveloppe) d’une pensée qui se posséderait elle-même en toute clarté. Le sens d’un livre est premièrement donné non tant par les idées que par une variation systématique et insolite des modes du langage et du récit ou des formes littéraires existantes...

Chez l’écrivain la pensée ne dirige pas le langage du dehors: l’écrivain est lui-même un nouvel idiome qui se construit, s’invente des moyens d’expression et se diversifie selon son propre sens. Ce qu’on appelle poésie n’est peut – être que la partie de la littérature où cette autonomie s’affirme avec ostentation...” (La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. III-IV).

Il y a selon Merleau – Ponty une „parole pensante” et une „pensée parlante”, qui sont à l’origine de l’expression stylistique:

„Les opérations expressives se passent entre parole pensante et une pensée parlante, et non pas, comme on le dit légèrement, entre pensée et langage” (Signes, éd. cit., p. 26).

Suivant Merleau – Ponty, „le style est ce qui rend possible toute significa-tion”. (La prose du monde, éd. cit., p. 81). Le concept de signification se trouve au centre de sa théorie philosophique concernant le style: „La signification, dit-il, anime la parole comme le monde anime mon corps par une sourde présence qui éveille mes intentions sans se déployer devant elles”. (Sur la phénoménologie du langage, p. 82).

Jean-Michel Adam

(Université de Lausanne) Dans l’introduction à son article intitulé Style et fait de style, un exemple

rimbaldien, Jean-Michel Adam, souligne que certains linguistes affirment que „la stylistique peut ne pas avoir pour objet le discours littéraire”. Charles Bally a cerné

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le champ de la stylistique linguistique et a montré qu’il y avait une différence importante entre le langage de l’art et le langage de la vie. Plus récemment J. Tamine et J.Molino dans l’Introduction à l’analyse linguistique de la poésie, Paris, PUF, 1982 ont même déclaré qu’ils ne croyaient pas qu’il existât une stylistique indépendante de la linguistique.

„Il n’y a qu’une linguistique, disent les auteurs mentionnés plus haut, qui peut s’appliquer à des objets divers: dialectes, langues littéraires ou oeuvres de langage”.

Suivant Jean-Michel Adam, ces auteurs placent la stylistique à l’intérieur d’une linguistique des variations discursives englobante. Ce stylisticien précise que la stylistique est une science qui possède son propre objet d’étude et que „la linguistique n’est qu’une des disciplines auxiliaires de l’analyse littéraire. De plus, le style, objet de la stylistique littéraire doit être considérée „dans la spécificité de son contexte artistique de production et de réception”. Cette discipline occupe un plan spécifique entre les études littéraires et la linguistique.

Après avoir montré que le mot style est employé dans beaucoup de domaines d’activités humaines (ce terme est utilisé en sociologie, en anthropologie, en sport, dans le domaine de la mode, etc.), Adam essaie de distinguer la notion de fait de style du style proprement dit, en s’appuyant sur les réflexions théoriques d’Émile Benveniste et de Gérald Antoine.

Afin de cerner le notion de fait de style, J.M.Adam remarque que dans un article de la Revue de l’enseignement supérieur de 1959 (vol. I, p. 49-60), G. Antoine étudiant „la validité et les limites d’une stylistique littéraire, place le fait de style dans ce qu’il appelle le „cycle de la création littéraire”:

„La sensibilité et la faculté créatrice de l’écrivain interviennent pour tirer de la langue (A), par un acte de style (B), un fait de style, son texte (C) qui, à son tour, doit être appréhendé par le sensibilité et la capacité réceptrice de l’auditeur ou du lecteur (D)”.

Selon G. Antonie le fait de style est issu d’un acte de style et il identifie (un peu rapidement, dit Adam) le fait de style et le texte en précisant que „Le texte sans doute représente pour des linguistes le donné sur lequel on doit travailler”. Adam précise que la notion de texte a le sens d’énoncé produit, de corpus, d’objet empirique. Le texte dont parle Antoine est une unité de mesure du fait de style et aussi le lieu ou ce fait se manifeste. Suivant cet auteur, on localise la perception du fait de style par le lecteur – interprétant (niveau (D) de G. Antoine) dans une dimension microlinguistique appelée par G.Genette (dans Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991, p. 143) texture; le fait de style est un fait de texture, c’est-à-dire un phénomène linguistique identifiable à un niveau microstructural. Le style est caractérisé par des faits de texture, par un ensemble de traits microlinguistiques; lorsqu’on parle du style d’une œuvre littéraire, d’un auteur particulier, d’une école (une famille d’œuvres), d’un genre littéraire, on indique qu’il s’agit d’une multitude de faits de texture, d’une répétition de faits de texture précis. Ces faits sont des traits linguistiques évidents ou bien difficiles à percevoir („Il y a des propriétés stylistiques tout à fait signifiantes qui sont si subtiles qu’elles ne sont découvertes qu’au terme d’un long effort”, dit N.Goodman dans Esthétique et

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connaissance, Paris, Éd. de L’éclat, 1990). En essayant de donner plus de précision à la définition du fait de style, Adam souligne que ce fait est „un fait ponctuel de texture attendu ou inattendu au regard du style d’une oeuvre, d’un auteur, d’un genre, ou d’une école donnés”. Selon Adam un fait de style est le produit perçu d’une récurrence ou d’un contraste, d’une différence par rapport à des régularités microlinguistiques observées et attendues d’un texte, d’un auteur, d’une école, d’un genre; la perception d’un fait de style est, à son avis, par définition, le produit d’une attente ou d’une rupture ponctuelle de cette attente.

Par conséquent, le fait de style a une dimension petite, locale et non pas globale. On peut, par comparaison, montrer que les historiens de l’art savent que pour attribuer une oeuvre à un auteur, à une école, il faut prêter attention plus aux détails qu’ à l’ensemble de l’œuvre.

Adam remarque que le style et les faits de style sont des éléments énonciatifs. Pour développer cette idée, il s’appuie sur une affirmation de G.Antonie selon laquelle „l’ouvrage accompli résulte d’un effort de l’écrivain aux prises avec ne donnée: la langue”.

Or dire que durant l’élaboration de son oeuvre l’écrivain est aux prises avec la langue c’est affirmer que l’acte de style est un fait énonciatif issu de „la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation”.117

Afin de montrer que l’„art de style” est pleinement sémantique et qu’il engage un sujet parlant dans un acte de référence et d’énonciation, Adam souligne que suivant la théorie de Benveniste la langue se caractérise par l’existence de deux dimensions, de deux domaines, la langue en tant que sémiotique et la langue en tant que sémantique118. Ces domaines délimités nettement ont engendré deux linguistiques distinctes: la linguistique décrite par Saussure est une linguistique sémiotique; elle se caractérise par son système „clos par définition”; la linguistique sémantique est une linguistique du discours, c’est un „mode spécifique de signifiance engendré par le discours”119. Citant Benveniste, Adam précise que la dimension sémiotique (le sémiotique) se caractérise comme une propriété de la langue, tandis que la dimension sémantique (le sémantique) „résulte d’une activité du locuteur qui met en action la langue”.

Suivant Benveniste, la phrase en général, production du discours, est une expression sémantique; c’est l’actualisation linguistique de la pensée du locuteur.2

Ainsi, la linguistique sémantique, que J.M. Adam appelle „une linguistique du texte – discours au projet résolument descriptif”, est de plein droit intéressée à étudier le style et le fait de style. Cette linguistique est une linguistique „externe” qui se propose de décrire des pratiques discursives singulières; elle essaie de dé-crire et d’expliquer la diversité des faits de langue produits durant le fonction-

117 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, t. II, p. 80. 118 „La langue est un système dont la signifiance s’articule sur deux dimensions”. 119 E.Benveniste, op. cit. p. 64.

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nement de la langue. Or c’est précisément par leur diversité que se caractérisent les faits de style.120

Pierre Larthomas

(Université Paris IV – Sorbonne) Selon Larthomas121 il y a toujours un petit nombre de problèmes qui se

posent, ayant trait à la stylistique; il s’agit des rapports de la pensée et du langage, de la validité de la distinction entre fond et forme, des valeurs opératoires de telle ou telle notion, etc. Il constate que les concepts d’écart et de choix qui étaient très employés dans les années 50 et, qu’on avait ensuite quelque peu délaissés redeviennent essentiels. Il remarque avec regret que les notions d’énonciation et de genre n’apparaissent pas dans les travaux récents consacrés à la stylistique: „Les conditions mêmes et les caractères de l’acte d’énonciation supposent chaque fois le choix d’un genre, choix qui, dans une grande mesure, détermine le style”. Il observe qu’il y a des auteurs qui affirment qu’ à partir du XIXe siècle, l’analyse rhétorico – stylistique de la poésie devient impossible, que la poésie moderne n’admet pas l’analyse stylistique. Larthomas pense que la poésie moderne est un genre qui pose des problèmes très difficiles parce que l’utilisation du langage y est la plus éloignée de l’usage courant. Cet auteur croit que l’évolution de la poésie à l’heure actuelle exige l’emploi des méthodes nouvelles d’analyse.

Les spécialistes se heurtent encore à des problèmes qui concernent la stylistique en tant que discipline; on se demande encore si la stylistique est une science et, si elle en est une, quels rapports on peut établir entre cette science et la linguistique. Larthomas montre que le stylisticien s’est dès le début trouvé dans une situation inconfortable, étant donné qu’il était coincé entre le linguiste et le littéraire. Le linguiste considérait que les analyses stylistiques étaient peu scientifiques, tandis que le littéraire estimait qu’elles étaient trop redevables de leurs démarches à la linguistique. Dans Le style et ses techniques, Marcel Cressot, à la fin de ses deux études de style (ou commentaires stylistiques: H. de Balzac, Le Père Goriot et G. Flaubert, Salammbô) qui suivent et complètent son exposé théorique, laisse voir qu’il se trouve sous l’emprise d’un sentiment de quasi culpabilité engendré par la pensée et la crainte qu’il pourrait mécontenter les littéraires par ses analyses („Aux littéraires, dit-il, de porter un jugement de valeur”).122

La conviction que la stylistique n’est pas une discipline indépendante, qu’elle ne possède pas d’objet déterminé et qu’elle n’a pas de méthode propre a fait croire, il y a une vingtaine d’années, que la stylistique ne pouvait pas aspirer au titre de science; aussi, dans la revue Langue française no 3, dans l’article „Postulats pour la description linguistique des textes littéraires”, 1969, Michel Arrivé soutenait-il que

120 L’article de Jean-Michel Adam a été publié dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que

le style? Paris, PUF, 1994. 121 Pierre Larthomas, Préface, in Qu’est-ce que le style? Paris, PUF, 1994, p. 2. 122 M. Cressot, Le style et ses techniques, Paris, PUF, 1956, p. 271.

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la stylistique semblait „à peu près morte”; il affirmait en guise de conclusion: „Nous ne voyons aucun inconvénient à utiliser le terme stylistique avec le sens de description linguistique du texte littéraire”123. Cette assertion n’a pas pu être étayée par des preuves solides d’autant plus que quelque temps auparavant l’analyse linguistique d’un texte littéraire effectuée par deux savants dans un but stylistique avait soulevé des réactions passionnées et provoqué des critiques sévères124:

„... ce que la plupart des critiques dénoncèrent, dit Larthomas, comme le constate Jakobson lui-même, dans sa réponse, c’était l’irruption des linguistes dans le sanctuaire de la poétique (v. Questions de poétique, Post-scriptum, p. 499), ou plutôt le caractère à la fois insuffisant et déformant de la description purement linguistique”. (op. cit., p.5). Michael Riffaterre a dénoncé lui aussi la méthode employée dans l’analyse du sonnet les Chats et a précisé qu’„aucune analyse grammaticale d’un poème ne peut nous donner plus que la grammaire du poème”. (v. Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971, p. 325). La conclusion qu’on peut déduire de ces remarques est qu’on doit éviter la confusion entre analyse linguistique et analyse stylistique. Larthomas croit fermement que la stylistique est une science indépendante ayant son propre champ d’action et ses propres méthodes d’analyse, qu’elle est capable de faire la synthèse des moyens utilisés et des résultats acquis. Il contredit Delas qui a écrit dans un article sur la stylistique que cette discipline n’était plus capable de se suffire à elle-même. Or si la stylistique est une science, elle peut faire appel comme toutes les autres sciences à des disciplines annexes, vu qu’aucune science, en général, ne peut se suffire à elle même: „c’est de ce point de vue, dit Larthomas, que doit être posé le problème des rapports de la linguistique et de la stylistique” (op. cit., p.7). Sans doute ces rapports sont-ils très étroits et tous les domaines de la linguistique (c’est-à-dire la phonétique, la phonologie, la morphosyntaxe, la sémantique, la pragmatique, la lexicologie, la sémiotique, etc.) peuvent être utiles durant les recherches entreprises par le stylisticien. En outre, la linguistique générale peut rendre service à la stylistique générale, de même que les linguistiques française, anglaise, allemande, etc. favorisent le développement des stylistiques particulières à chaque langue. Suivant Larthomas, l’étude proprement linguistique dans un but stylistique doit être dépassée: „Ce qui sépare les deux disciplines, dit-il, ce sont des différences à la fois d’objets et de points de vue. Pour le linguiste la phrase. Il vient de recevoir la croix d’honneur est parfaitement isolable: elle permet à elle seule de poser les problèmes des rapports sujet-verbe et verbe-complément et de l’expression de passé immédiat par une périphrase verbale. Il s’agit en stylistique de tout autre chose. Cette dernière phrase du roman est inséparable de la première; du point de vue de la critique génétique, on peut aussi se demander pourquoi Flaubert a choisi finalement de terminer ainsi son oeuvre. Ce choix pose enfin, en fonction du genre

123 „Langue française” no 3 „Postulats pour la description linguistique des textes litté-

raires”, p. 13. 124 Il s’agit du sonnet Les Chats de Baudelaire expliqué par R. Jakobson et C. Levi-

Strauss. Voir M. Delacroix et W. Geets, Les chats de Baudelaire. Une confrontation de méthodes, Paris, PUF, 1980.

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romanesque, un problème qui intéresse d’abord la narratologie.” (op. cit., p. 7). Larthomas montre que parmi les sciences humaines, la stylistique est une science critique car, le plus souvent, elle porte des jugements sur les oeuvres littéraires; d’ailleurs, une étude stylistique complète doit finir, en général, par un jugement de valeur: „Pourquoi nier, dit-il, comme le font certains sous prétexte de rigueur scientifique, cette fonction (= la fonction critique), fonction qui justifie souvent le choix de l’énoncé étudié ? Sinon pourquoi, au cours de ce siècle, tant d’études sur le style de Flaubert et aucune ou si peu sur le style d’Eugène Sue, de Ponson du Terrail?”

Faire ces choix, c’est admirer le premier et condamner les deux autres pour de solides raisons que la stylistique doit légitimer125. En ce domaine, les styliciens font preuve ordinairement d’une réserve injustifiée et dans le choix des textes et dans leur interprétation. Qui lit Racine doit aussi lire Pradon et tirer parti de la comparaison des deux Phèdre, les défauts de l’une permettant de mieux voir les mérites de l’autre ... ” (op. cit., p. 7). Après avoir souligné les mérites d’une démarche comparative qui élargirait le champ de la stylistique dite littéraire, Larthomas remarque que cette science ne doit pas négliger l’étude des niveaux de langue, et tout particulièrement l’étude du français parlé dans ses rapports avec le code écrit.

Georges Mounin et les problèmes de la stylistique

Dans une étude consacrée à la stylistique publiée dans Aencyclopedia univer-

salis, Georges Mounin a essayé d’esquisser les directions de développement de la stylistique en tant que science humaine. Il montre que les stylisticiens se divisent selon le but qu’ils poursuivent dans leurs recherches scientifiques.

Il distingue tout d’abord ce qu’il nomme des stylistiques génétiques. Il y des stylisticiens qui se proposent de découvrir d’où vient qu’un auteur ait un certain style. G. Mounin mentionne d’abord l’histoire littéraire lansonnienne et postlanson-nienne qui exige l’examen des manuscrits, des états successifs d’un texte, des variantes du texte, des suppressions et des additions faites par l’auteur afin de surprendre celui-ci en train de chercher „le bon écart” et de construire des phrases qui produisent sur le lecteur un certain effet. D’autres stylisticiens examinent la psychologie de l’auteur et cherchent dans l’inconscient de celui-ci d’où naissent les caractéristiques de son style.

Il s’agit des chercheurs tels que Leo Spitzer (la critique idéaliste), Marie Bonaparte (la critique psychanalytique) et Charles Mauron (la psychocritique). Gaston Bacheland a essayé d’expliquer les caractéristiques d’un style en faisant appel à l’étude de l’inconscient universel.

125 Suivant Larthomas si la stylistique est une science fondée sur la critique elle de-

vrait avoir des rapports très étroits avec l’esthétique et l’histoire de l’art: „Mallarmé n’a-t-il pas voulu donner à son Coup de dés tous les caractères d’une partition? La stylistique littéraire à tout à gagner à ses rapprochements entre la littérature d’une part, les arts plas-tiques et la musique d’autre part.” (op. cit., p. 8).

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Georges Mounin étudie ensuite les stylistiques descriptives. Les stylisticiens qui représentent ce courant ont mis plus fortement l’accent „sur la nécessité de décrire en quoi consiste le style”. Il remarque que la stylistique génétique a été depuis sa création la préoccupation des chercheurs littéraires, tandis que la stylistique descriptive a été créée par des linguistes. Un représentant célèbre de la stylistique descriptive a été Charles Bally qui a inventorié tous les moyens dont dispose la langue française pour exprimer l’affectivité du locuteur. Georges Mounin considère que Bally est aussi le fondateur de la stylistique comparée, domaine où se sont distingués J. P. Vinay et J. Darbenelet (Stylistique comparée du français et de l’anglais).

G. Mounin souligne que Jules Marouzeau, dans son Précis de stylistique française donne une moindre importance à l’expression de l’affectivité; en échange, il étudie tous les moyens linguistiques qui peuvent produire des écarts. Mounin précise qu’après 1950, tous les linguistes qui se sont occupés de stylistique (S. R. Levin, M. Riffaterre, R. Jakobson) „ont privilégié méthodologiquement le moment descriptif dans leurs analyses stylistiques.”

En étudiant les stylistiques signalétiques, Mounin considère que la stylistique statistique appelée aussi stylistique quantitative représente la pointe extrême du descriptivisme stylistique. L’un des fondateurs de la stylistique statistique a été Pierre Guirand qui a montré dans son ouvrage intitulé Les Caractères statistiques du vocabulaire l’intérêt constitué par des index du vocabulaire d’une oeuvre; il a indiqué aussi le profit qu’on peut tirer d’une étude des fréquences relatives des mots employés par un auteur.

Mounin montre que des chercheurs américains ont essayé de systématiser les matériaux analysés par la stylistique quantitative grâce aux calculatrices en créant une „stylistique computationnelle”. Cette espèce de stylistique permet de déter-miner l’ensemble des traits caractéristiques d’une œuvre, son signalement stylis-tique. Au moyen de ce signalement, on peut trouver la date de la composition d’une œuvre (par exemple l’Iphigénie de Racine) ou attribuer à un auteur une œuvre anonyme.

Georges Mounin analyse ensuite ce qu’il appelle „la stylistique esthétique126. Il remarque que dans le groupe de stylisticiens, on peut distinguer des „descripti-vistes purs » qui évitent au moins provisoirement de faire des spéculations sur les effets produits par l’emploi de certains procédés stylistique utilisés dans une œuvre littéraire et les esthéticiens, ceux qui pensent qu’ils doivent interpréter les relations existantes entre les moyens stylistiques utilisés et les fins que cette œuvre se propose d’atteindre. Ces stylisticiens expriment surtout des jugements esthétiques. La stylistique esthétique qui est une stylistique des effets concerne surtout le récepteur. Elle a été étudiée par certains formalistes comme Jakobson et Ruwet; ces linguistes pensent que les structures ou les formes qu’ils mettent en relief dans une oeuvre littéraire sont précisément celles qui en expliquent la beauté.

Mounin souligne que le plus grand des stylisticiens qui ont étudié la stylistique des effets centrée sur le décodeur a été Michael Riffaterre Ce dernier a 126 La stylistique des effets centrée sur le décodeur.

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conçu une procédure d’investigation stylistique nommée archilecteur (= la somme des réactions exprimées sur une œuvre pour analyser leurs divergences et leurs convergences).

Georges Mounin remarque que dans la plupart des travaux consacrés à la stylistique on trouve un dosage variable de stylistique génétique, de stylistique descriptive et de stylistique esthétique. En ce qui concerne les stylisticiens, Mounin distingue les traditionnels, les thématiciens, et les formalistes.

Les traditionnels sont représentés par Charles Bally, Jules Marouzeau et Marcel Cressot ; une place à part doit être faite à Maurice Grammont qui dans son Traité de phonétique a caractérisé d’une manière scientifique les propriétés articu-latoires et acoustiques des sons et a créé une phonétique impressive et une phoné-tique expressive. Les thématiciens en s’inspirant des travaux de Bachelard, ont voulu trouver un moyen de renouveler l’analyse stylistique en centrant l’étude d’une œuvre littéraire sur ses thèmes. Georges Poulet, Jean-Pierre Richard, Charles Mauron ont pratiqué de telles analyses, mais celles-ci se sont révélées subjectives. Cependant Charles Mauron qui a emprunté ses concepts à la psychanalyse a donné des interprétations de nature thématique avec une rigueur méthodologique plus grande que les autres thématiciens; les thèmes mis en évidence par celui-ci lui sont révélés par les récurrences de métaphores ou d’images obsédantes qui dessinent le mythe personnel de l’écrivain.

Georges Mounin montre que par formalistes il entend les stylisticiens qui ont essayé de dévoiler le secret de la composition de l’œuvre littéraire en étudiant seulement les formes et les structures de cette œuvre: Influencés par les théories linguistiques de Roman Jakobson, les linguistes Levin, Ruwet, J. Cohen, ont tenté d’établir des corrélations entre les propriétés formelles d’un texte (récurrences et symétries, parallélismes phoniques, lexicaux, grammaticaux, etc.) et sa beauté. Selon Mounin, les formalistes n’ont fait autre chose que redécouvrir les anciennes règles mnémotechniques qui sont à l’origine des structures de transmission orale de la littérature.

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Redactor: Janeta LUPU Tehnoredactare: Brînduşa DINESCU

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Table des matières Stylistique et rhétorique La stylistique expressive: Charles Bally (Charles Bally et la stylistique comparée ou externe) Jules Marouzeau Marcel Cressot La stylistique génétique Leo Spitzer Les écoles de linguistique d’où sont issus le structuralisme et la

stylistique structurale L’École de Prague L’École de Copenhague Le distributionnalisme Le générativisme Le fonctionnalisme et la stylistique fonctionnelle I. La communication II. Formes et fonctions: 1. Les embrayeurs 2. Le style direct, le style indirect et le style indirect libre 3. La métaphore et la métonymie Bernard Dupriez et la théorie de la commutation appliquée à la

stylistique. La théorie des stylèmes La stylistique structurale Pierre Barucco Lubomir Dolezel S.K. Levin Michael Riffaterre Georges Molinié Problèmes concernant le style et la stylistique (le colloque Qu’est-

ce que le style ?); Paris, Presses Universitaires de France, 1994) Jean Molino (Université de Lausanne) Dominique Combe (Université d’Avignon) Jean-Michel Adam (Université de Lausanne) Pierre Larthomas (Université Paris IV - Sorbonne)

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